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Deborah Bridle-Surprenant  : 

L’horizon de l’expérience: « Coming of Age » dans les contes The Princess and the Goblin et The Princess and Curdie de George MacDonald

Résumé

Cet article analyse le concept d’expérience et de passage à l’âge adulte, crucial au conte de fées, dans le diptyque de l’auteur écossais George MacDonald, The Princess and the Goblin et The Princess and Curdie. Le destin des deux personnages principaux nous amène à envisager le passage à l’âge adulte en termes d’acquisition d’une expérience, sexuelle d’un côté et spirituelle de l’autre, et nous permet de lire les deux contes à la lumière des convictions humanistes et chrétiennes de l’auteur.

Abstract

This article analyses the concept of experience and of coming of age, which is central to any fairy tale, in George MacDonald’s two tales: The Princess and the Goblin and The Princess and Curdie. The adventures of the two main characters and their evolution allow us to see this concept of coming of age as the gaining of experience – a sexual experience on the one hand, and a spiritual experience on the other – and to read the two tales as the expression of the author’s humanist and Christian beliefs.

Index

Mots-clés : conte de fées , George MacDonald, Grande-Bretagne, littérature pour enfants, merveilleux

Keywords : children’s literature , fairy tale, fantasy, George MacDonald, Great Britain

Géographique : Grande-Bretagne

Chronologique : XIXe siècle

Plan

Texte intégral

1Traditionnellement, le conte de fées, qui se destine en priorité à un public enfantin, comporte intrinsèquement une valeur éducative qui le place dans la lignée du Bildungsroman, du roman d’apprentissage. A l’époque victorienne, l’instruction relevait encore la plupart du temps du domaine privé (il faut attendre la Loi Forster en 1870 – Elementary Education Act – pour que l’instruction devienne obligatoire pour les enfants entre cinq et dix ans et que des écoles en partie subventionnées par le gouvernement ne soient construites), et le livre était un moyen sûr et aisé d’inculquer des valeurs morales et chrétiennes aux enfants au sein du foyer. Le dix-neuvième siècle vit ainsi l’émergence d’une littérature pour enfants qui sut allier plaisir de la lecture et apprentissage.

2Auteur et pasteur écossais, George MacDonald (1824-1905) a marqué l’époque victorienne et influencé de nombreux auteurs au cours des dix-neuvième et vingtième siècles. Sa théologie ainsi que son écriture puisent leurs racines dans le romantisme anglais de la fin du dix-huitième siècle (Coleridge et Wordsworth en particulier), qui permet à MacDonald de voir le monde comme une création dont la beauté est manifeste de la présence de Dieu. C’est grâce à cette observation du monde qui l’entoure qu’il élabore ainsi une écriture caractérisée par une imagination débordante et une vision spirituelle panthéiste. Reconnu et apprécié par ses contemporains, il a surtout fortement influencé des auteurs du fantastique et du merveilleux en Grande-Bretagne tels que J.R.R. Tolkien, Edith Nesbit, mais surtout C.S. Lewis, qui a toujours ouvertement considéré MacDonald comme son modèle et sa plus grande source d’inspiration. Ses œuvres majeures comprennent essentiellement des contes pour enfants ou encore des romans fantastiques tels que Phantastes (1858), At the Back of the North Wind (1871), The Princess and the Goblin (1872, suivi de The Princess and Curdie en 1883), et Lilith (1895).

3Dans les deux contes de George MacDonald étudiés ici, le lecteur s’identifie au héros et parcourt à ses côtés un chemin semé d’embûches dont il ressort plus instruit et plus sage face au monde. Il accompagne les deux personnages principaux, Irene et Curdie, au gré de leurs aventures qui les confrontent au danger des gobelins, dans un univers merveilleux permettant symboliquement de représenter le cheminement des personnages vers l’horizon de l’âge adulte. Nous n’allons pas ici évoquer la dimension classique et évidente du chemin initiatique sur un parcours semé d’obstacles : cela nous mènerait à une énumération des plus fastidieuses et à la symbolique somme toute flagrante. Il nous semble plus intéressant d’analyser l’acquisition de cette expérience à la lumière d’une dynamique du texte plus enfouie et qui comporte deux aspects fondamentaux : la découverte de la sexualité et les enjeux sous-jacents liés à l’innocence de la princesse Irene sont essentiels pour comprendre pleinement le sens du mot expérience. Dans un second temps, l’évolution morale et psychologique des deux héros se fonde également sur une notion de la foi particulière à l’auteur et qui repose essentiellement sur une vision chrétienne humaniste du monde primordiale au développement de l’enfant.

Sexualité, expérience, prédation

4Les deux personnages principaux apparaissent dans les deux contes. Dans The Princess and the Goblin1, Irene est âgée de huit ans et Curdie de douze, tandis que, lorsque The Princess and Curdie débute, on apprend simplement que le jeune garçon a grandi, et que « he was gradually changing into a commonplace man » (p. 17). On découvre cependant vers le milieu du conte que la princesse a maintenant neuf ou dix ans (p. 129). L’évolution chronologique des deux personnages ne s’arrête pas là, puisque l’épilogue révèle au lecteur que les deux enfants se sont plus tard mariés et ont régné tous deux sur le royaume. Il s’agit là d’un destin de conte de fées bien classique, que l’on pressent dès la première rencontre des enfants, lorsque le petit mineur Curdie secourt Irene et sa nourrice d’une attaque de gobelins une nuit dans la forêt. La petite princesse se pique immédiatement d’intérêt pour son sauveur et lui pose mille questions sur le chemin du château, tout en tenant sa main dans la sienne. Enfin, lorsque Curdie les ramène toutes deux saines et sauves à la grille du château, Irene souhaite le remercier d’un baiser. La main serrée ainsi que ce baiser peuvent sembler bien innocents, notamment de la part d’une fillette de sept ans, et ils le sont très certainement dans l’esprit de la princesse, trop jeune et naïve pour y voir autre chose qu’une marque d’amitié. Le baiser contient pourtant une charge potentielle érotique puissante, puisque Lootie, la nourrice d’Irene, se fait immédiatement chaperon et interdit à la princesse d’embrasser le mineur, sous prétexte qu’une princesse ne peut embrasser quelqu’un d’aussi inférieur socialement. Le danger est momentanément écarté, puisque Curdie délivre la princesse de ses obligations, mais non sans ajouter qu’il viendra un jour réclamer son dû : « You mustn’t kiss me tonight. But you shan’t break your word. I will come another time. You may be sure I will » (p. 43). Curdie ne croit pas en effet si bien dire ! La menace sexuelle que représente ce nouveau venu est en tous les cas bien claire pour Lootie, qui s’exclame après avoir quitté le mineur « I should like to see him ! » (p. 44), et le narrateur d’ajouter: « Her carelessness had already doubled the danger she was in. Formerly the goblins were her only fear; now she had to protect her charge from Curdie as well » (p. 44).

5Et c’est en effet le danger que représentent les gobelins dont la princesse doit avant tout être protégée. Au début du premier conte, Irene est maintenue volontairement par son père et ses domestiques dans un état d’ignorance censé la protéger des assauts du monde extérieur, et notamment de ceux des gobelins. Créatures autrefois humaines condamnées il y a des siècles à se réfugier sous terre, ils sont présentés comme des être difformes, très intelligents mais dangereux car rongés par la rancœur qu’ils nourrissent contre leurs lointains cousins de la surface. Avant d’être attaquée par un gobelin en pleine nuit et d’être sauvée par Curdie, Irene n’avait même jamais entendu parler de ces créatures, et vivait recluse dans sa nurserie avec pour seule compagne Lootie. Dans cet état d’innocence et d’ignorance artificiel, la princesse découvre peu à peu un monde nouveau au-delà des limites qui lui sont autorisées, cette découverte progressive représentant le cheminement de l’enfant vers l’âge adulte : elle quitte très symboliquement la nurserie qui était son domaine pour de nouveaux espaces, tels que la forêt, comme nous venons de le voir, le grenier, où elle découvre l’existence d’une arrière-grand-mère aux pouvoirs magiques qui la rendent invisible aux autres, puis enfin les galeries souterraines des gobelins, dans lesquelles elle va s’aventurer pour sauver Curdie des griffes de ses ravisseurs. Tous les espaces qu’Irene parcourt peuvent être lus comme des espaces à la dimension érotique remarquable. Dans son étude critique The Fictional Role of Childhood in Victorian and Early Twentieth Century Children’s Literature, Fiona McCulloch note avec justesse que la description de la nurserie est immédiatement suivie d’une description des galeries souterraines :

In this controlled, clearly demarcated environment Irene can be tended and nurtured – the nursery is an artificial construction like the innocent seed which it houses – but the uncontrolled constantly lurks beneath, threatening to burst through. It is significant to note that immediately adjacent to the description of Irene’s nursery stands a wildly erotic portrayal of the goblin homeland2.

6La lecture psychanalytique du paysage est ici plus qu’évidente : les tunnels sombres et profonds ont, en effet, une forte dimension sexuelle, et la découverte de ces galeries par Irene, lorsqu’elle part sauver Curdie, évoque la découverte d’une sexualité que la protection et le confinement dont elle faisait l’objet jusqu’alors avaient su éviter. Il est également évident que la description de ces galeries accolée à celle de la nurserie indique que le danger est bien plus proche qu’il n’y paraît, et que toute tentative de contrôle de l’environnement de la princesse est illusoire. Car, si Curdie apparaît comme un séducteur potentiel d’Irene et donc un agent sexuel perturbateur, il n’est pas le seul prédateur de la princesse, puisque le projet secret des gobelins n’est autre que d’enlever la princesse et de la marier de force au prince héritier des gobelins, Harelip, afin de la faire régner plus tard à ses côtés, telle Perséphone kidnappée par Hadès et devenue reine des Enfers. Ainsi, le lecteur découvre que le danger des gobelins qui guette dès les premières pages du conte et dont la princesse doit à tout prix être protégée n’est pas un danger de mort, mais bien un danger d’atteinte à l’innocence de la princesse, qui dès lors n’est plus vue comme une fillette de sept ans, mais comme une petite fille s’approchant de l’adolescence et au développement sexuel inéluctable. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’au tout début du conte, lors de la première description d’Irene, le narrateur la présente en ces termes : « The princess was a sweet little creature, and at the time my story begins was about eight years old, I think, but she got older very fast3 » (pp. 1-2). Plus étonnant encore, dans The Princess and Curdie, lorsque le mineur la retrouve pour la première fois après ces deux années, l’on peut lire: « She was only between nine and ten, though indeed she looked several years older, and her eyes almost those of a grown woman. » (p. 129).

7Concernant les gobelins, le lecteur découvre que la mère de Harelip, première épouse du roi gobelin actuel, était elle aussi humaine, ce qui rend le projet des gobelins plus concret et plus menaçant que jamais en le transposant dans le domaine du possible.

8Le plan sera cependant déjoué, et la virginité d’Irene sera protégée mais, lors des derniers chapitres du conte, la princesse honore sa promesse et embrasse Curdie, concrétisant ainsi l’attirance réciproque que les deux enfants avaient ressentie lors de leur première rencontre. La petite Irene, bien qu’encore bien jeune, emprunte ainsi le chemin de l’âge adulte par le biais de cette découverte de la sensualité qui annonce d’ores et déjà l’horizon du mariage de Curdie et Irene. Toutes les tentatives de contrôle de la princesse afin de préserver son innocence et sa pureté se voient les une après les autres mises en déroute devant l’inéluctable cheminement d’Irene vers l’âge adulte. Le jardin par exemple, seul espace ouvert qui lui est autorisé à toute heure car protégé par les grilles du château, est bien trompeur. En effet, loin d’être entièrement maîtrisé par l’homme, il est envahi par endroits par une végétation sauvage incontrôlable :

Being upon a mountainside there were parts in it where the rocks came through in great masses, and all immediately about them remained quite wild. Tufts of heather grew upon them and other hardy mountain plants and flowers, while near them would be lovely roses and lilies and all pleasant garden flowers. (p. 79)

9L’image de la bruyère en particulier évoque une végétation sauvage qui n’a nul besoin de la main de l’homme. Le jardin est ainsi en même temps construction de l’homme, délicate et raffinée, censée protéger la princesse des assauts extérieurs, et image d’une nature ancestrale que l’homme n’a su plier à sa volonté : « This mingling of the wild mountain with the civilized garden was very quaint, and it was impossible for any number of gardeners to make such a garden look formal and stiff » (p. 79). C’est presque une résurgence du jardin d’Eden que MacDonald nous offre ici, avec tous les paradoxes que cette image peut comprendre : une végétation qui semble précéder l’arrivée de l’homme et qui n’obéit pas à sa volonté, mais dont la luxuriance évoque également un érotisme incontrôlé. Ce dernier va à l’encontre des velléités protectrices du roi envers sa fille et montre que la petite Irene ne saurait, elle non plus, rester indéfiniment sous son contrôle. Tout comme Eve tentée par la pomme, emblème de cette végétation primale, Irene ne succombe pas aux gobelins mais au mineur Curdie. C’est d’ailleurs la bruyère et les autres plantes de la montagne qui envahissent le jardin, la montagne étant bien davantage le domaine du mineur que celui des gobelins. Le baiser qu’Irene donne à Curdie à la fin du premier conte est d’ailleurs échangé avec l’autorisation du roi, qui signe ainsi tacitement l’union future des deux enfants.

10Les deux personnages se voient ainsi liés par un destin qui semble les prédestiner l’un à l’autre et qui les fait évoluer vers l’âge adulte. C’est Curdie qui y amène Irene en la faisant femme, et Irene contribue à son tour à l’évolution de Curdie en lui offrant la foi.

Foi, christianisme, humanisme 

11Dès le début du premier conte, la petite Irene fait une découverte étrange lorsqu’elle s’aventure une nuit hors de sa chambre : elle trouve un vieil escalier caché qui l’amène dans différents coins et recoins dans les soupentes du château, jusqu’à ce que ce dédale aboutisse à une chambre mansardée dans laquelle vit une vieille dame qui ne serait autre que l’aïeule d’Irene. La princesse rend visite à cette incarnation de la bonne fée traditionnelle à de nombreuses reprises, mais se heurte à l’incrédulité de Lootie tout d’abord, qui la traite de menteuse, puis de Curdie, qui a bien du mal à croire en l’existence de cette vieille dame magique cachée dans un vieux grenier. Deux conceptions de personnages s’opposent alors : ceux qui n’ont pas besoin de voir pour croire et qui décident de faire confiance à Irene (son père et la mère de Curdie) et ceux qui adhèrent à un pragmatisme allant à l’encontre de la foi, à savoir Curdie et Lootie. La comparaison avec la nourrice bornée n’est bien évidemment pas flatteuse pour le mineur. Même les exhortations de sa mère à croire une personne aussi digne et innocente que la princesse ne parviennent pas à convaincre Curdie : son esprit fermé aux possibles que peut ouvrir la foi refuse même de voir les mêmes choses qu’Irene lorsqu’elle l’amène dans le grenier pour lui prouver ses dires. Lorsque les deux enfants se retrouvent dans la chambre de la grand-mère, ce sont deux endroits bien différents qu’ils découvrent : l’une voit une chambre magnifiquement décorée habitée par son aïeule, l’autre ne voit qu’un grenier vide et poussiéreux. À aucun moment le narrateur ne semble remettre en question les visions d’Irene, car la question ne se situe pas au niveau de la véracité de ce qu’elle voit, mais plutôt au niveau du sujet voyant et croyant : est-il prêt ou non à croire sans réserves ? Les deux contes peuvent dès lors être vus comme le cheminement du petit Curdie vers cette foi aveugle et irraisonnée qui n’a besoin d’aucun fondement pragmatique pour exister. Ainsi, même s’il voit enfin la grand-mère d’Irene, la vision s’impose à lui dans un état à mi-chemin entre le rêve et l’éveil, et Curdie s’empresse de la ranger dans la catégorie des songes. Même la vision mystique du globe de lumière, qui s’échappe du grenier du château lorsque les eaux envahissent la demeure et du pigeon blanc, manifestation du Saint-Esprit, ne suffisent pas à convaincre Curdie, et nous retrouvons au début du deuxième conte un personnage qui grandit dans la compagnie de mineurs certes fort sympathiques mais peu enclins à discuter de manifestations magiques :

They were not companions to give the best of help toward progress, and as Curdie grew, he grew at this time faster in body than in mind – with the usual consequence, that he was getting rather stupid – one of the chief signs of which was that he believed less and less in things he had never seen. (p. 17)

12Selon le narrateur, la capacité d’un homme à croire aveuglément à certaines choses et à savoir apprécier ce que la nature et Dieu lui offrent est primordiale dans son développement moral et spirituel, quelle que soit son éducation : « There is this difference between the growth of some human beings and that of others : in the one case it is a continuous dying, in the other a continuous resurrection » (p. 17). Curdie est sauvé de justesse d’une existence aveugle aux merveilles de la foi quelques pages plus loin, lorsqu’il trouve dans la forêt un pigeon blanc qu’il blesse d’une de ses flèches. Le pigeon, attribut privilégié de la grand-mère d’Irene et manifestation christique, devient objet de révélation pour Curdie, et permet de provoquer une épiphanie qui éveille enfin Curdie aux mystères qui l’entourent. Le passage est d’ailleurs empreint d’un symbolisme chromatique fort, le pigeon étant décrit en ces termes : « there was a snow-white pigeon settling on a rock in front of him, in the red light of the level sun » (p. 18). Plus loin, l’auteur précise: « its whiteness stained with another red than that of the sunset flood in which it had been revelling » (p. 19). Le soleil couchant d’un rouge flamboyant préfigure le sang de cette victime sacrificielle, dont le statut est renforcé par sa couleur blanche. Le regard du pigeon agonisant ouvre les yeux de Curdie à la gratuité de son geste, et à tout ce que ce pigeon peut représenter pour celui qui sait voir au-delà des apparences, au-delà du voile de la perception jeté sur le monde. Curdie sera dès lors capable de retrouver la grand-mère d’Irene, et de croire enfin sans conditions à son existence, à ses multiples apparences, à ses pouvoirs. L’aventure de Curdie commence alors, et sa croisade a pour but de purger le royaume de ceux qui ne sont intéressés que par leur propre profit et qui causent la perte du pays en tentant d’empoisonner le roi. Il est d’ailleurs très significatif que la grand-mère d’Irene confère à Curdie, pour l’aider dans sa tâche, le pouvoir de lire le cœur des hommes en leur tenant la main et de découvrir ainsi quel animal se cache en eux (serpent, loup, araignée ou vrai cœur d’homme) : Curdie est dès lors prêt à voir réellement, pas seulement avec ses yeux, mais avec son cœur, comme la princesse Irene l’avait exhorté à le faire sans succès dans le premier conte.

13On retrouve dans les deux contes une conception très particulière du christianisme propre à MacDonald, qui a, toute sa vie, prêché une forme de foi profondément humaniste et débarrassée de toutes sortes de dogmatismes. Ses idées non-conformistes du christianisme, et en particulier son refus de la doctrine calviniste de la prédestination et sa conviction profonde que tout homme pouvait être aimé de Dieu et s’unir à lui, lui ont d’ailleurs valu les reproches de la congrégation dans laquelle il a débuté sa carrière religieuse. Profondément optimiste et confiant en la nature de tout homme et dans sa capacité à s’élever moralement au-dessus de sa situation et à embrasser les feux de la lumière divine, MacDonald fait de Curdie l’exemple même du développement que chacun peut accomplir. C’est dans les moindres merveilles de la nature et du spectacle qu’elle offre que l’homme peut également accéder à cette foi universelle, comme le montre ce passage, qui a lieu juste avant l’épisode du pigeon : « On his way to and from the mine, he took less and less notice of bees and butterflies, moths and dragonflies, the flowers and the brooks and the clouds » (p. 17).

14Il est également très important pour MacDonald que l’enfant, qui représente au mieux cette faculté d’imagination et de croyance sans bornes, ne quitte jamais le cœur de l’homme, car il est un outil indispensable à une vision du monde transcendantale : « The boy should enclose and keep, as his life, the old child at the heart of him, and never let it go » (p. 18).

15En écrivant pour les enfants, et en faisant des enfants, princesse et mineur confondus, ses héros, MacDonald décrit le cheminement que chacun devrait avoir, selon lui : un développement moral vers l’horizon d’une foi profondément humaniste qui laisse sa chance à chacun et qui permet à tous de toucher la lumière divine, si tant est que l’on accepte de voir véritablement et d’embrasser sans réserves cette lumière.

Conclusion

16Il transparaît, dans les deux contes de MacDonald, une foi en l’homme incommensurable, une conviction en son potentiel qui permet à l’auteur d’imaginer une société meilleure. Il y a, en effet, une dimension sociale indéniable dans les deux volumes de The Princess, qui véhicule les élans socialistes et égalitaires de l’auteur, qui envisage à l’horizon une société plus égale, plus juste.

17L’épilogue du deuxième conte pourtant est profondément pessimiste : après avoir purgé le royaume de ses éléments les plus nocifs, Curdie grandit puis épouse Irene et tous deux règnent de manière exemplaire sur le pays. Ils n’ont cependant jamais d’enfants et, après leur mort, le royaume sombre de nouveau dans les travers de la cupidité, de l’avidité et de l’aveuglement, causant sa perte. Une vision apocalyptique conclut le conte :

One day at noon, when life was at its highest, the whole city fell with a roaring crash. The cries of men and the shrieks of women went up with its dust, and then there was a great silence. Where the mighty rock once towered, crowded with homes and crowned with a palace, now rushes and raves a stone-obstructed rapid of the river. All around spreads a wilderness of wild deer, and the very name of Gwyntystorm had ceased from the lips of men. (p. 221)

18Les eaux purificatrices de la rivière permettent à une Nature toute puissante, manifestation divine, de reprendre ses droits là où les hommes n’ont pas su ouvrir les yeux et sont restés à l’état de bêtes sauvages.

Notes de bas de page numériques

1  Nous employons les éditions suivantes : George MacDonald, The Princess and the Goblin (London, Puffin Classics, 1996) et George MacDonald, The Princess and Curdie (Harmondsworth, Puffin Books, 1966). Les citations seront suivies d’une parenthèse indiquant la page de ces éditions.

2  Fiona McCulloch, The Fictional Role of Childhood in Victorian and Early Twentieth Century Children’s Literature, Lewiston, Edwin Mellen Press, 2004, p. 95.

3  Nous soulignons.

Bibliographie

MacDONALD George, The Princess and the Goblin [1872], London, Puffin Classics, 1996.

MacDONALD George, The Princess and Curdie [1883], Harmondsworth, Puffin Books, 1966.

HUNT Peter, An Introduction to Children’s Literature, Oxford, Oxford University Press, 1994, « Opus ».

McCULLOCH Fiona, The Fictional Role of Childhood in Victorian and Early Twentieth Century Children’s Literature, Lewiston, Edwin Mellen Press, 2004, « Mellen Studies in Children’s Literature ».

Pour citer cet article

Deborah Bridle-Surprenant, « L’horizon de l’expérience: « Coming of Age » dans les contes The Princess and the Goblin et The Princess and Curdie de George MacDonald », paru dans Loxias, Loxias 34, mis en ligne le 14 septembre 2011, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=6805.


Auteurs

Deborah Bridle-Surprenant

Deborah Bridle-Surprenant est actuellement ATER à l’Université de Nice-Sophia Antipolis au département d’anglais. Professeur agrégé, elle a soutenu en 2010 une thèse de doctorat intitulée « Le miroir dans les contes victoriens : seuils, faux-semblants et paradoxes » et écrit des articles consacrés à Lewis Carroll, Oscar Wilde, Charles Kingsley et George MacDonald. Ses recherches se consacrent au genre du merveilleux et du fantastique dans les littératures anglophones des XIXe et XXe siècles.