Loxias | Loxias 33 « Qu’il parle maintenant ou se taise à jamais… »: Les effets du silence dans le processus de la création (2) | I. Mise en art du silence 

Simona Jişa  : 

Nathalie Sarraute et le silence (dramatisé) de la réception littéraire

Résumé

Notre centre d’intérêt vise la pièce Le silence qui privilégie le langage. Le drame apparaît lorsqu’un personnage refuse de communiquer avec les autres qui dépensent une gamme variée de stratégies pour le provoquer au dialogue. Il y a plusieurs formes de silence que les dialogues énoncent ou réalisent telles quelles et que nous analyserons en détail. Nous ferons une lecture de cette pièce comme art poétique du Nouveau Roman. Cette pièce pourrait être interprétée comme une interrogation sur le comportement (verbal) d’un auteur lorsqu’un lecteur/critique littéraire refuse de lui communiquer son opinion sur l’œuvre littéraire. Le processus littéraire semble être dans sa phase ultime, celle de la réception littéraire. Le silence est, en dernière ligne, le symbole de l’Artiste qui craint la valeur de son œuvre et seulement le public peut la lui confirmer.

Abstract

Our center of interest is the play Le silence that grants language a privileged position. The drama begins with a character’s refusal to communicate with the others who deploy a whole range of strategies in order to engage him into conversation. There are different forms of silence evoked or actually created through the dialogues and we shall analyze them in detail. We shall interpret the text as a Sarrautian art of poetry of the Nouveau Roman literary movement. The literary process seems to be in its ultimate phase, that of literary reception. The said play could therefore be interpreted as an interrogation regarding the (verbal) behavior of an author when a reader / literary critic refuse to share their opinion on his literary work. Ultimately, the silence is a symbol of the Artist who doubts the value of his work until confirmed by the public.

Index

Mots-clés : ars poetica , langage, Nouveau Roman, théâtre

Keywords : artistic principles , language, Nouveau Roman, theatre

Texte intégral

1Nathalie Sarraute (1900-1999) est un représentant très connu du Nouveau Roman. Bien qu’elle ait considéré le théâtre comme « une détente », ses réussites en tant que dramaturge ne sont pas négligeables. « Pendant très longtemps j’ai pensé qu’il ne me serait pas possible d’écrire pour le théâtre1. », soutenait l’auteure. Pour passer du roman au théâtre, il fallait « retourner un gant », faire que l’intérieur s’extériorise. La théorie des tropismes2 l’a rendue célèbre, ceux-ci étant des mouvements intérieurs « qui glissent très rapidement aux limites de notre consciences » et qui sont, dit Nathalie Sarraute, « à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver » et qui « paraissent constituer la source secrète de notre existence ».

2Au niveau général, tous les personnages de son théâtre agissent sous l’influence des « tropismes » qui les poussent à avoir des réactions spécifiques, explicables dans un contexte général qui intègre une fine analyse psychologique. Une façon de dire que le dedans est devenu le dehors, la sous-conversation la conversation. Les personnages se sont mis à dire ce qui est passé sous silence, « ce que d’ordinaire on ne dit pas », écrit l’écrivaine dans un essai précisément baptisé Le gant retourné : « Le dialogue a quitté la surface, est descendu et s’est développé au niveau des mouvements intérieurs qui sont la substance de mes romans3. »

3Les tropismes « théâtrales » devaient changer de forme de manifestation, les formes du silence telle la sous-conversation ou le pré-dialogue devaient passer dans le dialogue lui-même4.Le dialogue théâtral sarrautien est particulier, dit Arnaud Rykner, car « c’est un dialogue porté par le mouvement des tropismes, qui ne serait que la partie visible d’un iceberg, tout en étant la pointe extrême de celui-ci5. » Le même critique affirmait aussi que l’acteur lui-même peut être considéré comme un « perpétuel créateur de tropismes, qui se projette dans les profondeurs de son intériorité pour provoquer en lui ce bouillonnement de sensations primitives qui seules commandent l’action théâtrale6 ». Il va même jusqu’à dire que « l’acteur est, presque par essence, tropismique7 ».

4Notre centre d’intérêt vise donc la pièce de théâtre Le silence (1964)8. La pièce a été réalisée suite à une demande de la Radio de Stuttgart, comme l’avoue l’auteure :

L’idée m’est venue, quelque temps après, sans que je sache bien ce qui pourrait en sortir, d’un certain silence. Un de ces silences dont on dit qu’ils sont « pesants ». [...] Tiré par ce silence un dialogue a surgi, suscité, excité par ce silence. Ça s’est mis à parler, à s’agiter, à se démener, à se débattre... et je me suis dit : voilà donc quelque chose qui pourrait être écouté à la radio9.

5Conçue pour être « écoutée », la pièce appartient à un théâtre de parole, privilégiant le langage qui prime sur la fable.

6En ce sens même les six personnages portent des initiales numérotées, à simple indication sexuelle : H.1, F.1, etc., leur identité nominale minimale relevant, dès le début, une forme de silence identitaire, entraînant néanmoins une sensation de déshumanisation. Johanne Bénard s’interroge sur l’anonymat des personnages :

Il faut alors réfléchir sur le concept de matière anonyme. On débarrasse le personnage, et par-là même, le lecteur, de toute apparence, de toute facilité, forçant ainsi l’esprit à toujours se tenir sur le qui-vive : fin des indices, fin des personnages, fin des trompe-l’œil10.

7La crise apparaît lorsque le septième personnage refuse de communiquer avec les six autres qui dépensent une gamme variée de stratégies pour provoquer Jean-Pierre au dialogue. Le silence entêté de l’autre fait que Nathalie Sarraute réalise une véritable « comédie » sociale, car malgré le drame de celui qui ne réussit pas à entrer en communication avec un autre, selon la forte nécessité humaine de « créer des contacts » (p. 158), l’humour s’infiltre discrètement dans la majorité des situations langagières.

8Tour à tour, les personnages traversent des états d’âmes différents, constituant une véritable spirale infernale, allant de la gentillesse et de la modestie, à l’orgueil, à la colère et aux injures. Ces cyclothymies ont comme cause le silence de Jean-Pierre et les « tropismes », les sensations que cette frustration provoque. La célèbre phrase de Goya devient chez Nathalie Sarraute « le silence de l’autre engendre des monstres ». La dramaturge se passionne pour décrire les drames intérieurs, plus que des situations ou des actes quotidiens. Elle préfère les mouvements intérieurs qu’elle qualifiait de « mouvements souterrains11» soutient la même Johanne Bénard. Hela Bahri s’intéresse elle aussi à la naissance des mots de ces personnages anonymes qui ne cessent pas de vivre leurs drames : « La dramaturge, munie d’une sorte de fibroscopie virtuelle, agrandit par-dessus la lamelle de ses méta-drames, ces mouvements psychiques qui naissent au cœur de notre sensibilité préverbale, puis se répercutent sur nos gestes et se traduisent dans nos mots, au contact et sous la menace potentielle de l’Autre. Ces mots, entourés par le pré-dialogue, se métamorphosent en une parole personnelle, délivrée des lois dominantes de la collectivité parce qu’elle est conditionnée par l’anxiété et l’appréhension ; faisant ainsi ressurgir des émotions offensives, inattendues et surprenantes d’intensité, qui libèrent et affirment le "je"12 ».

9Nous nous proposons de particulariser ces impressions avec des exemples concrets de la pièce en cause.

10Un simple regard nous fait constater que la parole se présente « déséquilibrée » : les deux personnages qui polarisent le dialogue sont Jean-Pierre – paradoxalement, par son absence verbale, qui fait de lui un interlocuteur de préférence, malgré son mutisme quasi total tout au long de la pièce – et H1 qui semble compenser cette absence, ayant les répliques les plus nombreuses. Les autres : H.2, F.1, F.2, F.3, F.4 constituent l’ancien chœur des tragédies ; leur fonction est de nuancer les affirmations de H.1, de le contredire, d’apporter des exemples et des opinions personnelles qui s’inscrivent surtout dans le domaine du bavardage et du cliché.

11Du point de vu graphique, le texte s’installe avec des multiples points de suspension, et il est à imaginer une autre coordonnée théâtrale affectée : les pauses au niveau de l’oralité.

12Nous faisons ensuite une lecture syntagmatique de la pièce, étant donné que nous y avons décelé beaucoup de types de silence et que nous avons voulu maintenir l’ordre décidé par l’auteure. Il ne nous semble pas qu’un sens s’impose par rapport aux autres, c’est pourquoi nous avons préféré la représentation de cette problématique sous forme de tableau. Nathalie Sarraute semble jouer avec le plurisémantisme de ce terme, réalisant un véritable article de dictionnaire et nous avons imaginé ses « entrées ».

13Résumant les tours de parole nous constatons que si d’abord c’est le personnage H1 qui joue avec les différents types de silence, les « attributs » du silence sont passés ensuite à Jean-Pierre, dès qu’il est nommé par F.1 (p. 153), puis H.1 sentira sur sa propre peau ce que signifie le silence de l’autre ; les autres H et F l’expérimentent à leur tour. Les personnages contribuent ainsi à montrer comment se fait et se défait le langage lorsqu’il tourne autour du silence.

14Le texte commence in media res avec « une négation de la négation » et avec une invitation à la continuation de l’histoire racontée : F.1 : Si, racontez… C’est donc un texte en « agonie », qui « lutte » dès le début avec la menace du silence. Jean-Pierre, par son silence, pourrait incarner le nouveau romancier qui veut en finir une fois pour toutes de « raconter des histoires ». L’incipit ex abrupto tourne autour d’un silence qui deviendra moins important : H.1 racontait quelque chose de « si joli », mais il s’est arrêté. Analysons donc, nuance par nuance, tropisme par tropisme, les causes et les effets des répliques les plus illustratives à notre avis :

Types du silence

Citations

Commentaires

le silence de la politesse

F.1 : Si, racontez… C’était si joli… Vous racontez si bien…

H.1 :Non, je vous en prie… (151)

H1 refuse de « raconter », et cela de manière très polie. L’incipit ex abrupto place le lecteur dans un « silence » sémantique quant au sujet de discussion de personnages. L’accent ne tombe pas ici sur ce qui est refusé, mais sur la manière de refuser. Est privilégiée la forme et non le sens, le message.

le silence de la honte

H.1 : Non, c’était idiot… je ne sais pas ce qui m’a pris… (151)

H.1 : Oh non, écoutez… vous me faites rougir… […] Je ne sais pas quel diable m’a poussé… (151)

Ainsi le « conteur » (l’Artiste) renie sa « création », il voudrait la mettre « sous silence », comme si l’acte de raconter appartenait aux bêtises de la vie.

Ce sont les qualificatifs positifs qui semblent gêner le conteur, mais comment savoir si les mots ne sont pas choisis pour dissimuler le vrai plaisir de les entendre. L’Artiste passe « sous silence » cette nécessité de se nourrir de louanges. Ce serait alors une pudeur dissimulatrice, une fausse modestie.

le silence-oubli

H.2 : Comment déjà ? … Je voudrais me rappeler… (151)

Apparemment le « texte » est déjà oublié par les lecteurs. La cause peut être aussi naturelle, vu le peu d’informations que nous retenons d’un discours oral, mais cela suggère, au-delà d’un défaut de notre psychique, le danger de mort qui menace chaque création littéraire vouée à l’oubli, si elle n’est pas revisitée/relue.

le silence exigé par le manque de sens précis ou le vide des idées à communiquer

F.3 : C’était… il y a là… Vous avez su rendre… C’était vraiment… (152)

F.1 : Je suis comme vidée… Tout est aspiré…

F.2 : Une petite tache bue par un buvard… (170)

Le langage (de la critique) semble se désintégrer, la cohérence ne peut plus se réaliser. L’Autre est obligé de faire un effort supplémentaire pour combler les trous et pour compléter la pensée de son partenaire de dialogue.

La parole semble ancrer l’individu dans la réalité, elle lui donne du poids, elle le remplit (de sens).

le silence-cri

H.1, rage froide et désespérée : Ah. Ça y est. Voilà. Ça ne pouvait pas manquer. Vous pouvez être contents. Vous y êtes arrivés. Tout ce que je voulais éviter. (Gémissant.)… Je ne voulais à aucun prix… Mais (rageur) vous êtes donc aveugles. Vous êtes donc sourds. Vous êtes totalement insensibles. (Se lamentant.) J’ai fait ce que j’ai pu pourtant, je vous ai prévenus, j’ai essayé de vous retenir, mais il n’y a rien à faire, vous foncez… comme des brutes… Voilà. Soyez contents maintenant. (152)

Il s’agit d’une crise de furie qui est tellement puissante que l’homme n’est pas capable d’expliquer logiquement ce qui s’est passé. Même s’il parle/crie, l’effet est l’équivalent d’un véritable silence, car le message ne passe pas de lui aux autres.

En plus, il déclare avoir fait des choses qu’il n’a pas faites/dites : le silence est alors remplacé par le mensonge causé par le dépit.

le silence religieux (le pardon)

H.1 : Pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font, ne faites pas attention, ayez pitié… Je n’aurais jamais dû, c’est évident… Je suis le premier à m’en rendre compte. Mais vous devez comprendre… (154)

Comme à Dieu, on demande pardon pour les fautes personnelles et des autres, sans pour autant recevoir de réponse. C’est une réplique qui pourrait avoir une résonance commune avec l’appel de Jésus sur la croix. L’Artiste aime poser en victime. Mais les autres H et F se moquent de cet exaucement.

le silence comme blocage psychologique

H.1 : Vous êtes « emmuré dans votre silence » ? Je crois que c’est comme ça qu’on dit ?... On voudrait en sortir et on ne peut pas, hein ? quelque chose vous retient… C’est comme dans les rêves… (154-155)

H.1 est bien conscient de l’existence de ce silence et il joue le rôle du fin psychologue, du conseiller. Le texte parle du drame de l’homme prisonnier dans son langage inarticulé, devenu une sorte de mutisme.

le silence comme trait de caractère

F.3 : Il est timide, c’est tout. (155)

Mais cette « excuse » est vite rejetée, le personnage H.2 ne pouvant pas se contenter de cette interprétation banale et simplificatrice.

le silence démoniaque

H.1 : Votre silence… comme un vertige… j’ai été happé… un démon… comme on est tenté de prononcer pendant la messe des mots sacrilèges… (156)

C’est le silence de la chute luciférienne, une révolte contre les normes imposées, un silence dans lequel l’homme se perd. Le personnage silencieux, figure tour à tour christique (qui pardonne) et satanique (qui damne), devient le bouc émissaire du groupe.

Le silence pudique

H.1 : Oh, me cacher… Tant d’impudeur… Une telle indélicatesse… Vous voyez, je suis puni. Bien suffisamment. Pour en avoir manqué, moi aussi. C’est là ma faute, j’ai manqué de pudeur. (156)

Le langage a ses bonnes « manières », il y a des choses qui ne doivent pas être dites, le silence est alors « hygiénique », et il faut savoir taire et se taire.

le silence de l’ange qui passe

H.1 : Vous êtes, vous, si pur. D’une pureté d’ange. (156)

Par dérivation, cette expression appelle celle de « l’ange qui passe ». Serait-il question ici du mot qui « salit » ? D’une destruction de la forme pure « entamée » par une conversation ?

le silence du Critique

H.1 : Quand vous vous taisez ainsi et que vous nous regardez nous ébattre, comme des petits gosses, faire les imbéciles, rien ne vous échappe… Vous étiez gêné pour moi. C’est que j’y tiens, c’est vrai, à cela, à ces auvents de dentelle peinte… et voilà, j’ai été livrer… et de quelle façon… sous quelle forme… Quelle pacotille… Quelle « littérature »… hein ? n’est-ce pas, c’était ça ? hein ? C’était ça ? (156-157)

La critique n’est pas uniquement littéraire, elle peut côtoyer la moralité, la désapprobation de la valeur de l’autre (humaine ou artistique). « L’instance suprême » représentée par la voix du Critique est celle qui « juge » et méprise ceux qu’elle considère comme inférieurs.

le silence du trop-plein

H.1 : Vous n’avez jamais dit quelque chose de plat. Jamais rien de vague, de prétentieux. […] Un mot, vous le savez mieux qu’eux, c’est grave. (157)

Devant la surenchère des mots, l’homme peut refuser leur poids et la responsabilité que génère leur « gravité ».

le silence auto-biographique

– C’est un grand nerveux…

– Déjà son père… (157)

H.1 : ce sont des choses qu’on a trop tendance à dire… déjà quand ils ont parlé de timidité… Il suffit qu’ils se mettent à farfouiller là-dedans, comme on fait maintenant… […] Mais enfin, ils trouveront à coup sûr… L’orgueil pour commencer. Et de là à dire que vous êtes complexé… (158)

Les idées sont elliptiques, c’est le lecteur/spectateur qui doit imaginer le passé de H.1 qui aurait conduit à son comportement.

À la recherche des causes de ce silence obstiné, les problèmes d’ordre psychologiques sont des excuses possibles.

le silence-solitude

F.1 : Oh ! j’ai envie de partir, à la fin. Je voudrais m’en aller. L’angoisse me prend…

F.2 : Une sensation… moi aussi…

F.3 : Oh, comme un solitude…

F.4 : Je me sentirais plus en sécurité, moins abandonnée, même sur une île déserte… (170)

Ne pas avoir à qui parler équivaut à la prise de conscience de la solitude humaine, vécue comme une angoisse par l’homo loquens.

le silence paralysant

H.1 : Non (pleurnichant) je ne peux pas… Vous m’en demandez trop, c’est impossible. Vous voulez que je coure et je ne peux pas me traîner, ça pèse cent tonnes… Je suis écrasé, j’étouffe… (158)

F.3 : Il y a des gens… leur seule présence paralyse et les voix et les cœurs… (166)

Utilisant la métaphore et l’hyperbole, l’état d’esprit est survalorisé et il semble que, cette fois, des problèmes d’ordre physiologique risquent d’empêcher l’articulation des mots.

Cette phrase que F.3 attribue à Balzacdans Louis Lambert est considérée comme une autre explication possible pour le silence de Jean-Pierre.

le silence méprisant

H.1 : Monsieur nous méprise. Nos cancans. Nos pépiements. Notre mauvaise littérature. Notre poésie de pacotille. Lui, jamais. Il ne veut pas s’encanailler. (159)

Utilisant la litote (la réduction volontaire de la valeur de soi et des productions personnelles) et l’anaphore des possessifs (« nos », « notre ») il y a une sorte de réaction d’autoprotection qui se déclenche : on accuse l’autre de mépris et on fait dévier ainsi le véritable problème – celui de la valeur littéraire.

le silence-peur (des mots)

H.1 : Notre opinion vous fait peur. Et si vous disiez une bêtise ? C’est que ça pourrait arriver, hein ? Une grosse bêtise comme tout le monde. Alors […] quelle horreur… Que diront-ils ? Moi, songez donc, passer pour un pauvre type, pour un imbécile. Oh, ce serait insupportable… (159)

C’est un silence protecteur qui assure « l’irresponsabilité » linguistique. Sortir de ce silence reposant et sûr équivaut à s’exposer à des risques, être évalué et jugé en permanence. Le regard « sartrien » de l’Autre, figeant le pour-soi en un en-soi, est redouté.

le silence sacré

H.1 : Ce sont des choses auxquelles il ne faut pas toucher. C’est sacré pour vous ces auvents. C’est l’intouchable. C’est ce qu’il ne faut manipuler que comme les objets de culte, revêtu des habits sacerdotaux. Cette profanation vous indigne. (163)

Il y a parfois cette peur chez le lecteur de détruire le bel édifice de l’œuvre, en l’analysant, c’est-à-dire, on détachant des morceaux de son entier soudé pour les mettre en discussion. Ce silence intransigeant serait une manière de se désolidariser de ces atteintes à l’unité de l’œuvre.

le silence-prison

H.2 : Emprisonnés. Il nous a capturés. Ce silence, c’est comme un filet. (164)

Le sentiment le plus redouté est le silence éternel qui nous prive de la liberté de la parole. C’est un silence « huis clos » où « le filet » rappelle l’accessoire beckettien de la pièce En attendant Godot.

15En conclusion, l’agonie de la parole s’avère paradoxale, et Michael de Cock saisit justement la dualité parole-non parole de la dramaturge :

Comme tout artiste, elle est tiraillée entre deux tendances contradictoires : le silence – représentant la perfection, l’idéal, mais courant le risque de devenir stérile – et la parole – seul moyen dont elle dispose pour assouvir son désir de communication, mais courant le risque de devenir bavardage13.

16Une place à part doit être accordée aux mots déclencheurs d’un changement inattendu de l’état d’esprit ou des choses, un type de tropismes très puissants.Le premier virage du texte a lieu au moment où H.1 subit un changement inattendu d’humeur. Un mot des autres a déclenché en lui un état de colère qu’il ne maîtrise plus, l’homme poli, pudique et timide devenant une brute qui insulte les autres. Il fait figure d’être ingrat, et les autres reprennent son rôle poli, s’inquiétant sur les raisons de sa colère. Il semble que le mot déclencheur est « poésie », catégorie que notre conteur refuse à ses textes, malgré son adéquation. Serait-il le cas d’une furie d’auteur qui se voit incompris par le public, ou d’un auteur qui aimerait imposer son jugement personnel sur sa propre création au détriment de la liberté interprétative des autres ? Les autres sont devenus « aveugles », « sourds », « insensibles », « brutes » ou ils se nomment eux-mêmes « pauvres demeurés », « crétins ». On constate donc que ces tropismes puissants renvoient à la poïesis du texte et à la manière dans laquelle se réalise la réception artistique.

17 Devant la menace d’être dépossédé non seulement de la conversation de Jean-Pierre, mais aussi de sa présence physique, H.1 se met à raconter, dans un dernier essai pour le retenir et de le provoquer. Il craint le départ de l’autre qui aurait pu instaurer un silence éternel. Il renonce à ces descriptions antérieures, tentant l’anecdote, c’est-à-dire le divertissement, sans succès, car il s’agit d’un tropisme faible ou au moins inefficace pour Jean-Pierre.

18 Au moment où tout risque de s’immobiliser, les H et les F ayant épuisé toutes leurs ressources communicatives, lorsqu’ils ont touché le fin fond du silence qui risquait de tout faire comprendre, c’est H.1 qui se remet à raconter :

Je vous disais donc qu’il y a là-bas de ces maisons comme dans les contes de fées. Avec ces auvents comme des dentelles peintes. Et des jardins pleins d’acacias… Oui, là-bas, tout est intact. Tout est comme gonflé d’enfance… Il y a partout répandue une candeur… Et dans les petites églises, les chapelles… Pour elles seules, voyez-vous, rien que pour les voir, il faut y aller… La plus chétive contient des trésors… des fresques… elles sont étonnantes… (plus fort) d’inspiration byzantine (articulant de plus en plus), comme celles de cette partie de la Macédoine (un peu mécanique), du côté de Gracanica et de Décani… Nulle part ailleurs, même à Mistra, vous ne pourrez en voir d’aussi parfaites. Il y a un village notamment, son nom m’échappe, mais je vous le retrouverai sur une carte… où on en voit d’admirables… d’une richesse incomparable… C’est un art byzantin libéré qui explose… (avec assurance) il y a là-dessus, d’ailleurs, un livre remarquablement documenté avec des reproductions superbes… de Labovic… (pp. 170-171) (n. s.)

19C’est le mot déclencheur, il a été capable d’éveiller l’intérêt de Jean-Pierre : « Labovic, vous avez dit ? C’est édité chez qui ? » (p. 171) Cet échange entre les deux hommes se situe dans le domaine de l’érudition, Jean-Pierre demandant ensuite des précisions sur l’éditeur. On se demande si Jean-Pierre, qui est resté sourd au lyrisme du récit de son interlocuteur et s’y est finalement intéressé pour relever une référence savante, ne constitue tout de même un stéréotype de l’intellectuel (philologue).

20Qu’est-ce qu’il y a de différent qui a poussé Jean-Pierre à sortir de son silence ? Peut-être le fait que la narration dont nous avons entendu quelques bribes de phrases au début de la pièce a pris contour finalement par l’enchaînement des idées de l’argumentation. Peut-être parce qu’il y est question d’art (byzantin), et cette pièce n’est pas loin de la solution proustienne : l’art nous sauve de notre ontologie limitée, autrement dit, la parole mérite d’être dite si elle contourne le domaine artistique, le seul qui vaille la peine d’être mis en valeur par les mots.

21 Le tableau suivant nous aidera à mieux déceler les principes esthétiques qui gouvernent l’ars poetica de H.1 et à donner des réponses (jamais finales) aux questions que nous venons de nous poser. Il faut mentionner que Nathalie Sarraute transfère au texte dramatique les idées qui visaient le Nouveau Roman, tant que cela s’y prête : le statut du personnage, la fonction de la description. Elle est marquée, comme tous les nouveaux romanciers, par un esprit contestataire ; il n’est donc pas étonnant que nous construisions ce tableau avec des entrées commençant par un sème négatif. Dans le doute de sa valeur comme Artiste et angoissé par le silence entêté de Jean-Pierre, H.1, alter ego de la dramaturge, passe également en revue les principes esthétiques du Nouveau Roman, qu’il énonce, dénonce et nuance à l’aide des autres H et F. Sont remis en discussion le lyrisme, la sentimentalité, la forme, le cliché, la littérature de pacotille, la description, l’anecdote, l’originalité, l’intellectualité, le bavardage…

Principes esthétiques

Citations

Argumentation-interprétation

Refus de la « belle » description

F.1 : C’était si joli… Vous racontez si bien… (151)

F.2 : C’était si beau, ces petites maisons… Il me semble que je les vois… avec leurs fenêtres surmontées de petits auvents de bois découpé… comme des dentelles de toutes les couleurs… Et ces palissades autour des jardins où, le soir, le jasmin, les acacias…

H.2 : c’était ravissant… Comment vous avez dit ça ?... Toutes ces enfances captées dans ces… dans tant… dans cette douceur… C’était merveilleux la façon dont vous l’avez dit… (151)

Des couples de termes caractérisant l’histoire racontée existent dès le début du texte. Si les « écouteurs » F.1, H.2, F.3 utilisent une valorisation positive « joli », « beau », « ravissant », « merveilleux », « émouvant », leur auteur, H1, utilise des termes presque antonymiques : « idiot », « ridicule », « enfantin ». Il faut reconnaître que ces épithètes sont, en général, évitées par la critique littéraire qui les considère comme inexactes, générales, banales, ou trop subjectives, ne dépassant pas le niveau de l’impression. On pourrait même dire, que ces termes sont « vidés » de sens pour la critique, ou qu’ils sont caractérisés par un silence « sémantique ». Ainsi a lieu une dévalorisation faite justement par les mots qui jugent la valeur artistique d’un texte en termes appréciatifs/dépréciatifs

Refus du lyrisme

H.1 : Je suis ridicule quand je me laisse emporter par ces élans… Ce lyrisme qui me prend parfois… (151)

La description littéraire est prise en dérision si elle est trop subjective (élans, lyrisme).

Rejet de la « poésie »

F.3 : C’est d’une poésie… (152)

F.1 : Vous allez nous faire un beau poème sur ces fenêtres.

H.2 : Impossible. On ne peut pas. Trop fait. Banal à mourir. Matière épuisée. C’était bon… (195)

Le mot poésie est pris ici comme synonyme de « lyrisme ».

La poésie est devenue une « camelote » qui ne vaut plus rien.

Les ressources de la poésie comme genre littéraire seraient-elles vraiment épuisées ?

Refus du langage banalisé

H.1 : Vous voyez les platitudes que vous me faites dire. Je suis ridicule. Dès que je suis avec vous, je deviens emphatique… (156)

Il s’agit de la crainte de surcharger les mots d’une valeur simplement rhétorique subjective ou, au contraire, de leur enlever toute originalité.

Refus de la littérature-pacotille

H.1 : Quelle pacotille… Quelle « littérature » (157)

Ce serait un type de « mauvaise littérature ».

Éloge du talent

H1 : On n’a pas besoin d’avoir beaucoup lu pour être très sensible, pour s’y connaître… C’est un don, un talent. On l’a ou on ne l’a pas. (157)

Être critique littéraire n’est pas un métier qui s’apprend à force d’exercice (de la lecture), mais il s’agit d’une vocation (comme celle d’Écrivain)

Langage spécial

H.1 : Vous n’avez jamais dit quelque chose de plat. Jamais rien de vague, de prétentieux. (157)

H.1 : Un mot, vous le savez mieux qu’eux, c’est grave. (157)

H.1 : Et si vous disiez une bêtise ? C’est que ça pourrait arriver, hein ? Une grosse bêtise comme tout le monde. Alors […] quelle horreur… Que diront-ils ? Moi, songez donc, passer pour un pauvre type, pour un imbécile. Oh, ce serait insupportable… (159)

Il y a une différence entre les langages quotidien et artistique et c’est ce que craint tout auteur. Prononcer une parole comporte des risques qu’il faut assumer. Être écrivain signifie être conscient de la gravité du mot dit/écrit, de son poids, de sa valeur.

La littérature-moyen de communication entre les individus

H.1 : On fait un effort, quoi, on ne se porte pas en écharpe, on se commet, oui, par charité, par gentillesse, pour créer des contacts oui, oui, vous pouvez me mépriser, me détruire, égorgez-moi, je le hurlerai jusqu’à mon dernier souffle : des contacts… (158)

L’Artiste est toujours sous la menace de la « corne acérée » comme disait Leiris, l’écriture se sert et de l’esthétique et de l’ontologique, les deux parties de l’homme ne peuvent pas être séparées.

Rejet des « intellos »

H.1 : Ils sont insensibles, ils sont en bois. (160)

Il s’agit plutôt des faux intellectuels. L’une des raisons pour les détester c’est qu’ils parlent trop, ce qui est, au fond, le contraire du silence. Mais il peut s’agir tout simplement d’un préjugé, d’une haine contre eux incomprise.

Se faire à la mode littéraire

H1 : Nous suivons la mode. En ce moment, le bois, je ne sais pas pourquoi… il met les gens dans un état de transe… (161)

H.1 : il faut être de son temps. Moi-même, je me répète toujours ça, chaque fois que je vois un tracteur remplacer une belle charrette… vous savez, ces charrettes… si belles… d’un bleu… ineffable… » (161)

Il paraît que suivre la mode est une exigence dans le milieu artistique, mais H1 choisit un mauvais exemple : la passion actuelle pour le travail en bois, expliquée par H2 comme une réaction contre l’invasion de la tôle et du ciment. Mais cela pourrait être aussi une « fuite » de l’expression « langue de bois »…

On a affaire de nouveau à un mauvais exemple qui soutient en fin de compte le contraire ; ainsi il trahit encore une fois son penchant pour la sentimentalité.

Critiquer l’esthétisme

H.1 : C’était grotesque… vous savez, je n’ai jamais pu me défaire de cette sentimentalité. Ce côté fleur bleue… (161)

H.1 : J’ai dû rater mon bonheur avec ça. […] On prenait le frais au bord de la Seine, au Vert Galant. Nous préparions nos examens. On se posait des questions sur le report et le déport. Et je lui ai dit : (il pouffe) : regardez ce saule, cette lumière … je ne sais quel genre de bêtise de ce genre… ces reflets, là-bas, sur l’eau… Elle n’a pas tourné la tête, toujours le nez dans ses cours polycopiés… J’ai répété encore une fois… Et elle m’a posé une question d’un air sévère, sur le report… Eh bien, j’ai senti que tout craquait… (162)

La sentimentalité est rejetée par le Nouveau Roman parce qu’il soutient la disparition de l’auteur et la mise en première ligne du Texte. Donc toute marque personnelle est à bannir.

Il s’agit de ne plus savoir délimiter la vie de l’art, et cela est étiqueté comme « pathologique ».

Rejet de la forme superficielle

H.1 : Il aurait fallu, pour que vous les acceptiez, ces petits auvents, que je vous les présente avec politesse, comme il se doit, sur un plateau d’argent, et ganté de blanc. Dans un livre. À belle couverture. Joliment imprimé. Dans un style bien travaillé. (165)

Le sens dans lequel le mot forme est pris ici est superficiel, péritextuel – ce qui renvoie de nouveau à l’esthétisme inutile. Le Nouveau Roman, s’intéressait à l’autre sens de la « forme ».

Refus du bavardage

H.1 : Je suis un paresseux, […], un propre à rien, je suis un resquilleur, j’ai voulu à bon compte, sans effort, vous toucher, j’ai voulu vous épater, me tailler un petit succès, comme ça, en bavardant. (165)

Le bavardage est quelque chose de facile, le langage n’est pas travaillé artistiquement. La valeur littéraire doit intégrer un travail dur sur le langage pour éloigner tout ce qui est inutile. Et cela est fait par Nathalie Sarraute par un contre-exemple, c’est-à-dire par une pièce où l’on bavarde faute de ne rien pouvoir contre le silence de Jean-Pierre.

Se rapporter aux classiques

F.2 : Jean-Pierre a du goût. Il connaît ses classiques par cœur.

H.1, se lamentant : Mais moi, comment… Comment voulez-vous… Comment pourrais-je rivaliser… Je n’ai aucun nom. Et il ne s’incline… Monsieur est snob. Il lui faut la renommée. (166)

Baudelaire,Balzac, George Sand apparaissent dans le texte comme de « bons exemples » de littérature. L’aura qui entoure le nom littéraire peut nuire ou non, grâce à des préjugés. Mais se rapporter aux classiques équivaut aussi à une négation de cette tradition littéraire, qui n’est plus « de mode ».

Rejet des genres simplistes (l’anecdote)

H.1 : Je vais vous raconter quelque chose de très drôle. Une anecdote. J’en connais des tas. J’adore les raconter, les entendre. (168)

H.1 : Est-ce que j’ai besoin de les raconter mes histoires ? Je les connais… je n’ai aucune envie de briller, je vous assure… […] C’est pour distraire monsieur. Qu’il daigne me pardonner. Mais que ne ferait-on pas ? Mais on est prêt à tout : se couvrir de ridicule, s’humilier… (169)

L’art du divertissement n’a pas le succès escompté, Jean-Pierre ne sort pas de son mutisme.

L’artiste est considéré par certains comme appartenant au domaine du divertissement.

22L’esthétique se bâtit donc difficilement, selon la technique de la faute expérimentée pour être corrigée, améliorée ou du contre-exemple que le lecteur/spectateur doit trouver lui-même. La discussion sur les principes artistiques est suspendue à la fin de la pièce, car une analyse poétique n’est jamais exhaustive.

23Quel est le sens à attribuer au personnage de Jean-Pierre, ce témoin des drames des autres, artistes ou non ? Michael de Cock a une vision très intéressante sur le couple Jean-Pierre-H.1 soutenant leur complémentarité :

H.l et Jean-Pierre se concrétisent l’un par l’autre, au lieu de s’opposer. H.l est le côté verbal de Jean-Pierre, qui se laisse tenter par la communication. Jean-Pierre est la réalisation muette de Hl, qui se laisse séduire par la perfection dans le silence. Ainsi on pourrait dire que Jean-Pierre est une sorte de dédoublement de H.l14.

24Mais le portrait nous paraît beaucoup plus riche et nous proposons d’appliquer sur lui le complexe d’Argos, car, selon les opinions des autres personnages, Jean-Pierre est un Protée qui change de forme selon leurs états d’esprits, fonctionnant pour eux comme un miroir magique leur renvoyant, tour à tour des facettes qui sont propres à l’être humain. Sa pluralité formelle englobe aussi les visages des multiples lecteurs et critiques. Voilà la liste que nous avons recueillie à la lecture de la pièce : « paisible », « gentil », « le vilain sournois », « l’horreur », « l’homme terrible qui fait peur », « modeste », « sage », « Jean-Pierre-la terreur », « le redoutable bandit », « pauvre garçon », « patient », « timide », « pur », « le grand connaisseur », « droit », « dur », « intransigeant », « un vrai poète », « un boétien », « Baudelaire », « pratique », « destructeur », « snob », « imposteur ».

25Ce texte démontre aussi avec quelle facilité on peut mettre des idées et des comportements à la charge des personnes et comment montent l’irrationnel et la furie qui détruisent les rapports sociaux entre les individus. À la fin, lorsque Jean-Pierre se met à parler, les personnages oublient les tracas causés par son silence, un apaisement s’installe, une catharsis a lieu. La parole pardonne au silence, même si les apories du langage restent.

26Pièce sur le silence, on pourrait donc dire qu’elle est aussi une pièce sur rien, dans la chère tradition flaubertienne reprise par les Nouveaux romanciers. Pourtant l’impression de « silence lourd » dont parlait Nathalie Sarraute reste jusqu’à la fin « heureuse », car la dramaturge a su comment imprégner les silences d’une densité langagière particulière.

27Nous imaginons le message de cette pièce si Jean-Pierre ne se mettait pas à parler : cela aurait été une pièce très « ionescienne » ou « beckettienne » où l’Instance suprême » aurait refusé à tout jamais de « se prononcer » ; la pièce aurait fait partie du théâtre de l’absurde, relevant uniquement le drame du langage, drame irrémédiable, malgré tout essai humain. En choisissant de faire parler Jean-Pierre à la fin, Nathalie Sarraute sort partiellement du théâtre de l’absurde et déplace l’accent vers les principes de l’esthétique, sur les particularités d’un certain courant littéraire, faisant ainsi une pièce de type ars poetica. Le théâtre de l’absurde finit par détruire, par emprisonner les personnages et leur langage (voir les excipit qui ressemblent aux incipit) ; Nathalie Sarraute sauve ses personnages, revalorise le personnage de l’Artiste et celui du Critique/Lecteur, déplace l’accent sur l’importance de la réception d’une œuvre artistique. Elle bâtit une esthétique par le rejet, par la négation ou par le refus de certains principes. Suivant une via négativa, elle réussit pourtant à sauver son texte de l’annulation, du « silence » sémantique. L’Artiste se sauve grâce à ce qu’il est capable de raconter, à sa passion pour l’art, à sa persévérance d’engendrer des mots. Il s’avère être courageux, bien qu’il passe à travers une série d’émotions qui auraient pu le réduire « au silence », c’est-à-dire le décourager à tout jamais. Ses faiblesses en tant qu’être humain soumis au changement cyclothymique des humeurs sont effacées en finale, lorsqu’il est capable d’oublier les tracas et de poursuivre une conversation sur les thèmes littéraires qui lui sont chers. La dramaturge affirme à ce propos : « Mes véritables personnages, mes seuls personnages, ce sont les mots. Mais investis, mais pleins15. »

Notes de bas de page numériques

1  C’est ce qu’elle affirmait dans une conférence sur son théâtre, soutenue en 1974, aux États-Unis, conférence, qui sera reprise dans les Cahiers Renaud-Barrault, n° 89, 1975.

2  Nathalie Sarraute dans la Préface de L’Ère du soupçon, Paris, Éditions Gallimard, 1964, p. 8.

3  Nathalie Sarraute, « Le gant retourné », dans les Cahiers Renaud-Barrault, p. 70.

4  C’est ce que soutient aussi Hela Bahri dans « De l’expérience romanesque à celle théâtrale : La transposition des Tropismes sur le devant de la scène », publié le 2 octobre 2009,http://www.e-torpedo.net/article.php3?id_article=3073.Nous mentionnons également que les pièces radiophoniques ont été écrites après Les fruits d’Or, où les dialogues occupent une place très importante.

5  Arnaud Rykner, Nathalie Sarraute, Paris, Éditions du Seuil, 1991, p. 110.

6  Arnaud Rykner dans la Revue des sciences humaines,dossier « Nathalie Sarraute », sous la direction de Alan J. Clayton et Bernard Alazet no 217, 1990, pp. 141-142.

7  Arnaud Rykner dans la Revue des sciences humaines, p. 142

8  La pièce, parue la même année aux Éditions du Mercure de France, a été portée à la scène par Jean-Louis Barrault en 1967. Toutes les citations de notre article sont extraites de Nathalie Sarraute, Théâtre, Paris, Éditions Gallimard, 1993, coll. « Blanche ».

9  Nathalie Sarraute, « Le gant retourné », dans les Cahiers Renaud-Barrault, p. 71.

10  Johanne Bénard dans L’Annuaire théâtral : revue québécoise d’études théâtrales, n° 33, 2003, pp. 78-90, sur http://www.erudit.org/revue/annuaire/2003/v/n33/041523ar.pdf

11  Johanne Bénard dans L’Annuaire théâtral : revue québécoise d’études théâtrales, pp. 78-90.

12  Voir aussi Hela Bahri, « De l’expérience romanesque à celle théâtrale : La transposition des Tropismes sur le devant de la scène », publié le 2 octobre 2009, http://www.e-torpedo.net/article.php3?id_article=3073

13  Michael de Cock, « La parole et ce qu’elle cache – étude de deux pièces de Nathalie Sarraute » in Revue Romane, n° 30, 1995), consulté à l’adresse . http://www.tidsskrift.dk/visning.jsp?markup=&print=no&id=99471

14  Michael de Cock, « La parole et ce qu’elle cache – étude de deux pièces de Nathalie Sarraute » in Revue Romane.

15  Nathalie Sarraute, La Quinzaine littéraire, 16-30, septembre 1970. Cité dans Gaëtan Brulotte, « Tropismes et sous conversation », in L’Arc n° 95, 1984, p. 48.

Bibliographie

SARRAUTE Nathalie, Le silence [1964], Théâtre, Paris, Éditions Gallimard, 1993, coll. « Blanche »

Sarraute Nathalie, « Le gant retourné », in Cahiers Renaud-Barrault, n° 89, 1975

Sarraute Nathalie, in Préface de L’Ère du soupçon, Paris, Éditions Gallimard, 1964

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Bahri Hela, « De l’expérience romanesque à celle théâtrale : La transposition des Tropismes sur le devant de la scène », publié le 2 octobre 2009par http://www.e-torpedo.net/article.php3 ?id_article =3073

BÉnardJohanne, in L’Annuaire théâtral : revue québécoise d’études théâtrales, n° 33, 2003, sur http://www.erudit.org/revue/annuaire/2003/v/n33/041523ar.pdf

Brulotte Gaëtan, « Tropismes et sous conversation », in L’Arc n° 95, 1984

de Cock Michael, « La parole et ce qu’elle cache – étude de deux pièces de Nathalie Sarraute » in Revue Romane, n° 30, 1995), cons. http://www.tidsskrift.dk/visning.jsp ?markup =&print =no&id =99471

Rykner Arnaud, Nathalie Sarraute, Paris, Éditions du Seuil, 1991

Rykner Arnaud, in Revue des sciences humaines, dossier « Nathalie Sarraute », sous la direction de Alan J. Clayton et Bernard Alazet n° 217, 1990

Pour citer cet article

Simona Jişa, « Nathalie Sarraute et le silence (dramatisé) de la réception littéraire », paru dans Loxias, Loxias 33, mis en ligne le 15 juin 2011, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=6754.


Auteurs

Simona Jişa

Maître-assistante à l’Université Babeş-Bolyai, Faculté des Lettres, Cluj-Napoca, Roumanie. Elle donne des cours de Littérature française moderne et contemporaine. Elle a publié Quête baroque de Dominique Fernandez (2005) et La Figure de l’Artiste chez Jean Rouaud I. L’Autobiographe (2007), Microlectures. Etudes sur les problèmes de l’art (2010) et des articles sur : Dominique Fernandez, Jean Rouaud, Paul Valéry, Jean Giraudoux, Marguerite Yourcenar, Eugène Ionesco, René Char, Pascale Roze, Julien Gracq.