Loxias | Loxias 32 « Qu’il parle maintenant ou se taise à jamais… »: Les effets du silence dans le processus de la création (1) | I. Le sceau rompu du silence 

Yves Ouallet  : 

Le silence, l’écrit. Vie secrète, les silences de Pascal Quignard

Résumé

Pascal Quignard dans Vie secrète lie la recherche du silence à une triple expérience : choix existentiel originel, expérience musicale, activité littéraire. L’expérience du silence permet d’abord de comprendre un parcours de vie. Dans la mesure où cette vie se définit finalement dans la destination littéraire, la méditation sur le silence devient inséparable d’une réflexion sur la littérature. Mais cette réflexion est plus profondément une pensée de l’humain face au langage et à ses limites. L’opposition frontale de l’écriture et de l’oralité se révèle ici dans le vis-à-vis du regarder et de l’entendre. Manière de vivre autant qu’archéologie de l’espèce humaine, la littérature apparaît ainsi comme « la mise au silence du langage ».

Index

Mots-clés : écriture , Quignard (Pascal), secret, silence

Plan

Texte intégral

Ce que le langage oral ne peut dire, tel est le sujet de la littérature

Pascal Quignard

Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence

Ludwig Wittgenstein

Pour S.

1Deux choses – deux non-choses – n’existent plus sur notre Terre, ou sont presque disparues : le silence et la ténèbre. Nos nuits sont pleines de lumières et nos vies sont remplies de bruits. Ténèbre et silence sont l’origine. C’est pourquoi nous recherchons le silence et nous sommes fascinés par la ténèbre. Silence et ténèbre se sont réfugiés ailleurs que dans la vie et la nuit. La ténèbre, dans la mélancolie de la peinture (d’où la chambre noire de la photographie et la salle obscure du cinématographe), le silence dans la nostalgie de la musique. Les deux, dans l’encre muette de l’écriture.

2Parler du silence est une aberration. Écrire sur le silence sans doute déjà un peu moins. Peut-être même qu’écrire absolument est écrire du silence. La littérature comme la musique – moins que la musique – vont avec le silence. Cette expérience est peut-être d’abord existentielle, avant de devenir pensable. Les mystiques qui ont écrit ont tous désiré dire le silence, tout en ayant conscience de l’aberration de prétendre dire l’indicible – écouter l’inécoutable, entendre ce qui échappe à l’entendement. Lao-tseu, Plotin, Damascius, Eckhart… tous ont parlé et écrit du silence. « Celui qui sait ne parle pas, celui qui parle ne sait pas1 » dit le Tao. On est tellement habitué à rencontrer dans le silence de la lecture ceux qui ne parlent plus, ceux qui ayant écrit meurent mais demeurent – les Ombres qui sont souvent les vraies interlocutrices de toute pensée qui fuyant le bavardage se réfugie dans les Dialogues des morts (conversation tacite avec l’Ancien Monde devenu l’Autre monde : Tchouang-tseu, Héraclite, Marc Aurèle, Montaigne, Pascal…) – que la lecture d’un Vif (comme dit Dante, et comme le redit Artaud) si proche est un événement. Cet autre d’ici qui écrit du silence – à partir du silence, sur le silence, qui écrit le silence – c’est Pascal Quignard, lui qui écrit dans Vie secrète : « J’emporterai partout le silence qui n’est pourtant pas le perdu du langage. Le silence n’est que l’ombre que le langage porte2 ». Pascal Quignard est dans le monde du silence, ou plutôt dans le monde des silences : silences de la vie (aphasie, amour), silences de la musique, silences de la littérature – expérience originelle doublée d’expériences existentielles, choix de l’activité musicale, destin de l’écriture. Vie secrète montre ces trois approches.

Silences de la vie

L’aphasie, l’infans

3Vie secrète commence ainsi : « Les fleuves s’enfoncent perpétuellement dans la mer. Ma vie dans le silence. Tout âge est aspiré dans son passé 3 ». La suite ne dit pas ce que Les Ombres errantes écriront, avouant d’emblée le lien du silence au corps et au livre :

Je ne puis toucher la couverture colorée de certains livres sans que remonte en moi une sensation de douleur.
Un corps préférait leur lecture à moi-même. Une jeune Allemande s’occupa de moi jusqu’à l’âge de deux ans. Le fait qu’elle lût à mes côtés m’ôtait à la joie de me trouver près d’elle. Parce qu’il me semblait alors qu’elle ne se trouvait pas à mes côtés. Elle n’était pas là. Elle était déjà partie.
Elle était ailleurs.
Lisant, elle séjournait dans un autre royaume.
Ma gorge se serre soudain, évoquant ces heures où je ne parlais pas encore. Elles masquent un autre monde qui se dérobera toujours à ma quête. Une espèce de sanglot sec faisait suffoquer le haut du corps.
Je ne déglutis plus.
Je ne souffris plus qu’une fourchette ou une cuiller s’approchent de mes lèvres.
L’attraction qu’exercent sur moi les livres est d’une nature qui restera toute ma vie plus mystérieuse et plus impérieuse qu’elle peut le sembler à d’autres lecteurs4.

4L’anorexie est la sœur siamoise de l’aphasie. Le refus de manger et le refus de parler vont ensemble. La mère a donné la naissance : c’est-à-dire qu’elle a rejeté hors d’elle le nourrisson. Il cesse d’être en elle, elle va cesser de le nourrir de l’intérieur et de faire résonner dans le fœtus la langue maternelle. Une jeune femme d’une autre langue doit apprendre au petit de la femme à parler l’autre langue. Alors le nourrisson refuse de se nourrir et l’enfant refuse de parler. L’enfant reste celui qu’il était deux millénaires plus tôt : infans, le non-parlant. Le puer devenu parlant aimera les langues mortes : « c’est pourquoi toute littérature entretient un lien personnel avec les langues mortes, qu’on devrait appeler les expressions antérieures5 ». Pour Quignard le refus de parole chez l’enfant n’est pas seulement refus d’entrer dans le collectif du langage, mais retraite vers l’avant-naissance, retour en arrière vers un état non-oral : dans le liquide amniotique le fœtus ne respire ni ne mange par la bouche, et a fortiori est incapable d’émettre un son oral – mais cela ne l’empêche pas d’entendre, au contraire il est tout ouïe(s) : c’est le silence qui permet l’écoute et l’entente d’une compréhension qui est imprégnation interne du corps. L’anorexie est la première retraite hors du monde, dans le désert de l’abstinence de nourriture et de parole, dans la grotte interne an-orale dont la paroi va voir naître les premiers pictogrammes : « L’anorexie est l’anachorèse même6 ». La naissance commence par un cri qui accompagne la première respiration, et elle se continue par la succion, l’allaitement, la lallation et le babil : stade oral, pré-langage déjà. Le mutisme de l’autiste est la première retraite dans le corps écoutant désespérément en lui-même les souvenirs du monde perdu d’un silence primordial tout bruissant d’une entente cénesthésique. De là peut-être que les autres silences garderont toujours de ce silence premier la nostalgie (la souffrance du retour propre au marin parti au-delà de la mer) et la mélancolie (le désir d’obscur) du perdu.

L’amour, le secret, le tacite

5L’amour est le Tu. Triplement tu : le tu du toi absolu, le tu du tuer, le tu du taire. L’amour est connaissance brute de l’Autre (autrui abstrait devient brusquement toi), risque de la mort (donnée et reçue), et silence contre la parole. Le toi cherché (trouvé ?) en dehors du dialogue, le don de vie au péril de la mort en-deçà du langage parlé dans le corps secret et la pensée cachée de ce tu, ont un rapport avec l’entente tacite. L’amour – et pas seulement la sidération et le désir qui désidère – est lié chez Quignard au silence. L’amour – et pas la fulguration du coup de foudre : si l’étonnement arrive à se poursuivre au-delà du tonnerre, quelque chose naît (renaît) d’avant (et non d’après) le langage. L’animal renaît en nous sous la face du dieu absent : le corps parle en silence à la place du langage. Il y a un chapitre entier dans Vie secrète qui s’appelle « Le silence ». Ou plutôt qui rappelle et qui appelle le silence – car ce chapitre est sans titre : seule la table des matières (comme assez souvent chez Quignard) donne le titre (chapitre VI). Ce chapitre raconte l’enfoncement d’un amour dans le silence. Dès le début il est question de la voix du narrateur : « Ma voix est sourde. Rien n’a jamais pu la poser depuis une mue désastreuse qui me fit être rejeté des deux chorales qui faisaient ma joie. Mue qui me bannit à jamais non seulement de tous les chants mais même de tous les fredonnements ». L’histoire de la liaison secrète s’accomplit dans la mutité de cette voix :

La solution la plus simple qui se présentait à moi depuis toujours consistait à m’abstenir de parler. Sa propre timidité ombrageuse m’y encourageait. Ce fut ainsi que j’en vins à recourir à une taciturnité systématique qui s’accorda à une véritable dévotion, qui existait déjà en elle, à l’endroit de l’authenticité du silence. Les silences, qui sont composés d’une substance plus privée et moins belliqueuse que le langage collectif, se fascinèrent. Ils s’emboîtèrent7.

6La privation du langage – sixième sens qui engloutit les cinq premiers – accroît les autres sens. Tout l’espace de l’écoute est occupé par le rythme respiratoire et l’arythmie cardiaque, les odeurs innommables affluent, les yeux s’allument et les bouches se tendent, les mains parlent. Les corps privés renaissent et résonnent, les choses redeviennent étranges, brutes et obscures sans leurs noms. « Nous perçûmes peu à peu ensemble des choses qui n’avaient pas de nom. Tout ce qui était étranger au langage, tout ce qui était rude, brut, indivisible, tenace, solide, imperceptible abordait, s’accroissait. Les odeurs étaient là beaucoup plus nombreuses, dans le silence8 ».

7Le langage peut s’oublier, il est le tiers qui occupe toute la place entre le Je et le Tu en les distinguant et les séparant, dans son oubli les amants s’oublient – à moins à l’inverse qu’ils ne retrouvent les sensations d’avant le langage et les signes d’avant la parole articulée, à moins que ce silence de l’amour ne permette de désoublier l’archaïque dont nous sommes fabriqués. Alors dans ce désoubli ce sont tous les pré-langages de la vie qui refluent : « Le silence cessa d’être un "se taire". Il devint un jargon de sensations et de signes qui parvenaient à traverser la peau par la complicité du silence9 ». Ce qui paraît neuf est l’ancien : « L’ancien amour faisait puiser la vie dans le dépôt agissant de l’avant-langage […] Cette aire non verbale est l’espace même du silence10 ». Dans le silence des amants la communion remplace la communication, « la pureté bestiale indicible » a pris la place refoulée par « le social humain, hypocrite, bavard, bavochissime11 ». Ce silence permet cette pureté insouciante de l’animal intime et cosmique que la verbalisation a souillée et vulgarisée : « le sexuel est l’innommable. Tout l’amour se voue à ce secret de l’innommable12 ».

8Le silence qui était d’abord amputation du sens supérieur du langage articulé a rendu une préhension plus profonde, plus archaïque, qui puise ses ressources vers la source du passé humain, au-delà de l’épuisement des paroles, en-deçà du puits si peu profond du langage. C’est toute la croyance moderne à la toute puissance – la toute puisance – du langage qui s’effondre ici. « Le silence devint une main qui entrait en contact avec quelque chose qui était bien en-deçà de ce que dissimulaient ou révélaient les mots […] C’est cette expérience, qu’il m’est si difficile d’exprimer, qui me pousse à écrire ces pages13 ». L’entente des corps est devenue accord tacite des êtres – puis écoute réciproque : « Le silence permet d’écouter et de ne pas occuper l’espace qu’il laisse nu dans l’âme de l’autre. Seul le silence permet de contempler l’autre […] si on l’écoute, on apprend l’autre14 ». Écoute que seul le silence permet – et écoute d’un être qui dans l’inouï cherche encore un nouveau silence : musique.

Silences de la musique

9À cet amour secret est donné le nom musicien de Némie Satler15. Son silence est d’abord musique avant d’être littérature. « Le langage devint mon adversaire personnel […] On ne fait pas de la musique puis de la littérature les passions de sa vie par caprice. Ce sont les paroles qui sont les choses suspectes, récentes, futiles si l’on songe à survivre16 ». Némie Satler est pianiste, et le silence est au cœur de son expérience de la musique. Le chapitre III s’intitule ainsi « le piano silencieux17 » :

J’ai assisté deux fois à cette expérience surprenante au cours de laquelle Némie croyait jouer du piano et où elle ne jouait pas […] exactement dans la même attitude que lorsque nous relisions intérieurement, dans le fond de notre corps, l’ensemble de la partition avant de la jouer […] Mais, dans ces cas-là, simplement, la seconde fois n’était pas plus sonore que la première18.

10Lire silencieusement la partition, composer dans la caverne silencieuse de sa tête, sont habituels dans la musique savante occidentale. Mais interpréter à la muette métamorphose l’exercice en ascèse :

Il m’arrive de penser, du moins pour la plupart des pièces européennes qui ont été composées de la Renaissance à la Seconde Guerre mondiale, qu’on les a tellement entendues qu’on a peine à les entendre, et qu’elles ne devraient être interprétées en salle de concert qu’à la muette. Cela ferait de singulières messes. Toute la salle, dans le théâtre ou dans l’opéra, serait silencieuse19.

11Cette messe silencieuse est un mystère que seuls les initiés peuvent partager. Eleusis, Graal, le rituel du silence garantit le secret d’une scène dans laquelle la connaissance absolue voisine avec l’ignorance totale, le sens suprême avec l’absurde. Comment distinguer l’harmonie des sphères de l’absence de musique ? A-t-on le droit de dire que la surdité favorise l’entente intérieure (la souffrance du Beethoven encore jeune, la douleur du vieux Fauré) ? Quelle différence entre la surdité des dieux et l’absurdité du monde ? Entre l’Entendre absolu et l’écoute du vide ? Entre L’Art de la fugue et les 4’33’’ de John Cage ?

C’est la splendeur préparée de la musique occidentale. La source de la musique n’est pas dans la production sonore. Elle est dans cet Entendre absolu qui la précède dans la création, que composer entend, avec quoi composer compose, que l’interprétation doit faire surgir non pas comme entendu mais comme entendre ; ce n’est pas un vouloir dire ; ce n’est pas un se montrer.
C’est un Entendre pur20.

12Quignard ne parle pas des silences internes à la musique, qui la structurent et la creusent en soupirs, pauses, points d’orgue – ni du silence qui la borde dans l’avant de la première levée et l’après de la dernière note : il voudrait parler (c’est d’ailleurs plus le fantasme de Némie – féminin de nemo ? –, son fantôme qui est son porte-silence : « Notre amour à ses yeux – et je ne partage plus cette façon de figurer l’amour – se confondait à notre point de silence21 ») à travers cet Entendre pur du « cela impersonnel » qui « sort à sa source » : « Dans la musique, pour Némie, il n’y avait ni moi, ni corps, ni instrument. Ni même l’auteur22 ». Mais la porte-silence est réinterprétée en rapport avec la notation écrite caractéristique de la musique savante occidentale :

Lire en silence les notes de la musique, l’interpréter à la muette (sans pizzicati, sans archet), l’interpréter, tout cela est un même s’entendre. C’est la même sonnerie – mais qui se décale à jamais dans l’adieu quand la musique est notée. C’est ce qui fait l’étrangeté, la sublimité, l’altérité propre à l’autre monde de la musique savante : elle est décalée dans son souffle, dans le s’entendre, par sa notation et cela jusque dans sa réverbération sonore. Même pour celui qui la compose23.

13De la note à la notation, de la notation à l’écriture, de l’écriture au texte : c’est bien ce qui se passe dans le secret de la vie du musicien devenu écrivain24. Le calage de la musique dans la note sur une échelle (qui succède déjà au passage du pneuma au neume), puis le décalage de la notation vers l’écriture semble caractériser la musique savante occidentale, jusqu’à rendre possible la lecture silencieuse d’un texte. Que ce texte soit comme le tissu qui garde la trace d’une origine (le voile de Véronique transmué en Sainte Face), Quignard sait bien que c’est une illusion : la partition n’est pas une empreinte (l’image sonore de l’enregistrement sera une empreinte, copie codée de l’original, autre mythe dérivé de l’origine) mais sa décomposition permet paradoxalement de rendre visible l’acte abstrait de composer. Ainsi la musique écrite (composée dans le cerveau) se décale-t-elle de la musique chantée et instrumentale dans un retrait qui ressemble au retrait de la parole dans la lettre qui caractérise la littérature savante (les Lettres). C’est une impression d’origine : « Une bonne interprétation musicale donne l’impression d’un texte originaire25 ». Mais c’est peut-être ce signe d’une origine inexistante qui confine alors la musique écrite aux confins du silence – la négation du son se trouvant paradoxalement retournée en essence négative, provenance cachée. Ce que l’écriture rend manifeste, c’est que le silence est le négatif de la musique, son envers secret, le perdu de la positivité du son. L’acte de composer est le passage secret de l’un à l’autre – entre le silence et le son – passage souterrain ou aérien (orphique ou apollinien), transfert inouï de part et d’autre de la paroi du tympan qui sépare le cerveau du monde. Le silence de la partition est à la fois un passé (qui communique avec ce que Quignard appelle le Jadis) et un futur (celui de l’interprétation). Celui qui passe par l’écrit passe par ce silence et il passe ce silence à autrui – il est un passeur de silence. Ce nocher des ombres errantes, ce nautonier des âmes mortes, est par excellence bien sûr l’inter-prète, le tra-ducteur. « Y a-t-il une différence entre un lecteur, un écrivain, un interprète, un traducteur, un compositeur, etc. ? Je doute que ces mots veuillent dire quelque chose26 ».

Silences de la littérature

14La Vie secrète est avant tout – ou plutôt peut-être après tout – la vie au secret de la littérature. C’est une vie de Lettré, cachée (larvée) dans le recueil (cueillette et recel) de la lecture et épanchée (celée) dans la sécrétion silencieuse de l’écriture. Cette vie retirée dans la lettre est une anachorèse. Mais que l’on ne s’y trompe pas : l’écrivain n’est pas enfermé dans une tour d’ivoire, il fréquenterait plutôt la mine, la sape (Nietzsche), le tunnel, le terrier (Kafka), la grotte, la caverne, les Enfers – et s’il préfère l’air libre, il est juché sur un style, stylite qui tient du météore plus que styliste dans son atelier de modiste. C’est l’inverse d’une mode : c’est un mode de vie – une existence – mais qui dépend d’un mode d’être qui réclame une mise à mort : la mise à mort de la parlerie. Le langage est mis au tombeau – gravé, peint, écrit – et non plus parlé. Le parlé vient du cri, l’oral vient du chant (et non l’inverse), le langage provient du gosier avant de déboucher dans la bouche. Il reste dans l’oralité quelque chose de la rumeur barbare (le barbaros du chant d’oiseau), du murmure marmoréen d’un signifiant sans signifié, d’un référent sans signifiant, d’un vocalisme sans consonantisme, d’un presque pur bruit saluant la naissance de l’aube. « Il y a quelque chose dans le langage qui s’égosille – et que montrent bien les chants des oiseaux quand le soleil s’élève dans le ciel et le désassombrit27 ». S’égosiller signifie : s’époumoner dans l’absence de sens, s’étrangler dans le cri qui s’écrie. Il faut distinguer deux origines du langage et non pas une : le langage qui s’écrie et s’élève en bruissant dans la lumière irradiante de l’aurore ; le langage qui s’écrit et se plonge dans le silence tombant de la nuit (alors seule la paroi, la page, l’écran – éclaire). Deux origines, deux crépuscules. Le crépuscule du matin : la naissance, le cri, le bruit, la Préhistoire, la voix, la vie, l’ici, le maintenant, le monde. Le crépuscule du soir : la mort, l’écrit, le silence, l’Histoire, le livre, l’autre vie, le là-bas, l’autre-fois, l’autre monde.

Lire

15La lecture est le recueil du logos dans le silence des signifiés qui se débattent désormais sans bruit. Le logos s’assagit lorsqu’il est couché dans le lit (lectus) du livre. Il y repose comme dans une couche géologique, comme tout au fond du lit du fleuve bouillonnant du temps et de la vie. Il n’est plus debout dans le duel du dialogue oratoire (auquel il oppose le monos solitaire du monachisme). Les fleurs (bleues ?) de la rhétorique poussent dans cette boue féconde, pleine de coquilles et de fossiles. Ce lisier fertile de l’imaginaire est le ferment de la lecture. Ce qu’essaie de retrouver Pascal Quignard, dans « l’angle mort » de la lecture, c’est une sorte de lectique sans la violence de la dialectique, la rumination silencieuse et la méditation tacite d’un recueillement à l’écart du bruit et de la fureur qui ne signifient rien. Lire est plonger dans le profond d’un en-deçà qui est aussi au-delà – plongeon à jamais suspendu du plongeur de Paestum – mais c’est le seul autre monde possible (il n’y a pas d’arrière-monde ni d’avant-monde, il n’y a que l’envers, l’intérieur, l’intime, de ce monde) :

En lisant les vieux livres […] je plonge le tout dans l’abîme du silence qui précéda et qui suivra.
Je doute d’avoir autant aimé le silence que je n’ai été entièrement enivré par la musique. Mais je suis de plus en plus attiré par le silence […]
Musicien, j’ornais peut-être ce qui ne s’était pas assagi en langage.
Enfin je suis revenu au silence comme les saumons viennent mourir dans leur aube28.

16La lecture est comme le seul non-être-là pour l’être-là de l’homme. La lecture renvoie forcément au pas du passé. Le lecteur rencontre dans la lecture le silence d’un déjà-dit, le jà-dit qui a pour autre nom le Jadis. La lettre est le lit – le lu – de ce jà-dit. Ce qui reste, le vestige, la laisse, la relique, seul cela peut-être lu. La lecture est une libre profanation, silencieuse, de ce sacré de la relique. Lire est un acte secret, une effraction de l’empreinte muette, presque un délit (d’où le rapport avec l’amour, délicieux, délictueux). La lecture n’est pas un dit mais un interdit. C’est l’étreinte symbolique (amoureuse) d’un corps mutique (étranger : extraneus), d’un corpus tacite (il vient d’ailleurs : étrange car inscrit, déjà là avant nous, donc empreinte à toujours tra-verser et tra-duire) parce que le langage y a été réduit au silence, devenu aphone par son transport dans la trace :

L’étreinte n’a qu’une lettre où s’accrocher. L’âme n’avait pas en elle-même de littera où s’accrocher. L’en-arrière des yeux fascinés par le rêve que la vision et le langage y répercutent dans l’espace que leurs présences distendent dans le cerveau n’avait pas de litteratura où rejouer en silence l’inscription due à l’empreinte […]
De là lire.

                               *

Dans l’Enfer de Dante (V, 131) Paolo et Francesca lisent ensemble Lancelot. L’amour est défini comme une double étreinte : l’étreinte de langage et l’étreinte de silence.
C’est l’étreinte du langage mis au silence.
Là est le nœud entre l’expérience de l’amour comme il est celui de la lecture.
C’est une des surprises de cette méditation sur l’amour que cette correspondance essentielle que j’entraperçois entre expérience de l’amour et expérience de la lecture.
Une même privation de l’oralité.
Un même langage privé29.

17La référence à Paolo et Francesca superpose l’amour et la lecture dans l’étreinte du silence. Que veut dire « l’étreinte du langage mis au silence » ? L’amour interdit comme la lecture sont la découverte qu’un autre langage précède et succède de tout temps le langage (comme langue, linguistique et oral, il n’est pas du tout unique) : pré-langage du corps, après-langage de l’écrit. Le corps amoureux et le corpus écrit sont des langages privés : cela signifie à la fois qu’ils sont sans paroles (prononcées), et intimes (le superlatif de interne comme opposé de public). Pourtant – dira-t-on – comment le texte pourrait-il être non-linguistique ? C’est que pour Pascal Quignard l’écriture est sans doute plus que la privation de l’oralité, sa « mise au silence du langage » porte atteinte au langage (linguistique) lui-même. On ne peut écrire véritablement que contre le langage (public, social, politique, totalitaire).

Écrire

18La musique s’est éloignée. Sa place était celle du silence. L’écriture prend la place. « Mais je suis de plus en plus attiré par le silence. Ce n’est pas que tous les musiciens s’éloignent de moi : ils suivent je ne sais quel carrosse au loin. Il est vrai que quelque chose en moi dès l’aube n’a pas pu s’éprendre du langage du groupe30 ». L’attirance pour le silence devient l’écriture. La lecture est un recueillement du silence. L’écriture est la fabrication de ce silence. Mais surtout la déprise du langage collectif laisse aphasique celui qui refuse le groupe, et son mutisme pour survivre se mue en significations muettes, cryptées abstraitement par l’écriture. Cette crypte secrète des lettres permet de dire en cachette, intérieurement, comme les marranes disant en leur for intérieur le contraire de ce que le discours dictatorial de l’Inquisition les forçait à prononcer. Confié à la lettre et confiné au secret de l’écrit, face au dictat du langage imposé par le groupe depuis la naissance, écrire permet un dire sans parole : « Plus tard écrire me permit de dire sans parler31 ». Parlant du refus initial de parler de l’enfant qu’il était, Pascal Quignard confie : « Ce silence, c'est sans doute ce qui m'a décidé à écrire, à faire cette transaction : être dans le langage en me taisant. Ce que le langage oral ne peut dire, voilà le sujet de la littérature ». Il revient sans cesse sur cette signification existentielle du passage à l’écriture : « J'ai écrit parce que c'était la seule façon de parler en se taisant ».

19Ce n’est qu’ensuite que l’opposition de la parole et de l’écriture est pensée de manière conceptuelle à partir du silence. Dire sans parler est le premier pas de l’écrivant. Ne plus pérorer à tous vents comme l’oiseau, ne plus crier (alerter le congénère, hurler avec les loups, aboyer au passage de l’étranger), ne plus rajouter un bruit à la rumeur ambiante, renoncer à se faire entendre en haussant la voix : le premier pas consiste à s’asseoir à l’écart pour dessiner les mots, peindre le langage, graver des signes cryptés. Puis le second pas est : transformer ce non-dire en acte signifiant à nouveau. Ne-pas-dire doit devenir positif dans le repos de l’écriture, afin de redevenir une manière de penser. C’est ce second pas qui décide de l’écrivain. Il n’est plus question seulement de dessiner un langage au lieu de le parler, il s’agit de creuser le silence, d’approfondir le vertige, de sonder le vide. Car la plupart utilisent l’écriture uniquement pour bavarder plus à l’aise sous couvert de la lettre, la logorrhée remplace le verbiage, on sature le vide au lieu de l’éprouver. Il ne faut pas écrire pour être fameux. L’écriture est l’opposé de la rumeur. Écrire est le contraire de la fama : l’écriture appartient à l’infâme (Bataille). Écrire est aussi une manière de vivre : l’isolement contre la foule, la solitude contre le groupe, l’individuel contre le social, le singulier contre le pluriel, la marge contre le centre. Le silence de l’écriture n’est pas seulement un observatoire et un guet, c’est un écart, un éloignement, un exil.

Le secret et le livre s’opposent au langage oral de la même façon que le solitaire vit à la périphérie des meutes qui entourent les laies.
Corollaire. Le secret, le silence, la littera, la haine du mythe, l’asocialité, la perte d’identité, la nuit, l’amour sont liés.

                                     *

La littérature est cet engagement de plus en plus profond, depuis sa source jusqu’à sa fin, dans le silence. L’invention de l’écriture est la mise au silence du langage. C’est une seule et même aventure dont on ignore l’issue. Ce que le langage oral ne peut dire, tel est le sujet de la littérature. Et quel est le silence ? Le langage en écho, l’ombre de la langue naturelle32.

20« L’écriture est la mise au silence du langage » ne signifie pas uniquement que l’écrit est une trace muette et un vestige tacite : cela veut dire que le solitaire (le non-social, le solitaire de Port-Royal, comme le sanglier dit Quignard – singularis : singulier) profite de ce que l’écriture est un acte d’enfouissement du langage (qui était oral depuis plus de cent mille ans) dans un matériau non sonore, de confinement sur une surface visuelle, pour s’isoler et maintenir au secret son travail de pensée. La paroi, la tablette, le papyrus, le livre sont des cryptes où se réfugient les interdits (les tabous, le sexe, le sacrifice originel, le sacré qui est secret à profaner et non idole publique à adorer). La littérature s’est engagée dans ce passage secret qui remonte en amont vers les autres langages non-oraux, vers les avant-langages (les gestes), vers les après-langages (les pensées), vers le non-langage – l’intime du corps, le sublime du cosmos.

Penser

21L’écriture est une mise au tombeau. Son silence comme signe est le vieux soma/sèma qui hante la philosophie dès avant Platon – que Platon reprend pour le nier dans la réminiscence des Idées. L’assumer, c’est comprendre que le tombeau de l’écriture est vide : c’est un cénotaphe. Ce qui lui donne son unique sens, c’est l’épitaphe. Toute écriture est une épitaphe mise à la place du cénotaphe vide du corps. Son silence est le silence des morts qui ont écrit et qui ne sont plus, et qui signifient désormais sans parler quand nous lisons. Il n’y a pas d’arrière-monde muet des Idées, mais un autre monde qui est là, silencieux, dans l’écrit, et que penser réveille. C’est un monde imaginaire car il se loge dans la fabrique d’images du cerveau, mais il a la réalité palpable des rêves éveillés, il a le visage des figures habitant sous le langage. Ce monde pensant est dans le langage, mais comme la statue est dans le marbre. Il est le langage non-parlé, mais sculpté.

22Écrivant, essayant d’être nous-mêmes, nous faisons renaître du silence ceux qui y demeurent. Écrire est une manière – apparemment étrange – d’être soi authentiquement en sortant dans le silence, et de penser à partir du passé. L’avenir n’existe pas pour Quignard, c’est une illusion, un effet d’optique, au nom duquel les religions et les idéologies nous aliènent : il refuse d’employer le futur car c’est le temps grammatical de la tyrannie (Quignard va ici à l’encontre de toute une descendance philosophique issue de Heidegger qui inféode le temps au futur, comme il contredit également par l’idée du silence tout le « tournant linguistique » qui prétend tout expliquer par le primat du langage). C’est sans doute aussi la raison qui, dirait-il, fait que les temps du passé sont les plus riches (le présent étant le temps du passage) : ce sont les temps de la fiction. Nous existons au passé, comme nous ne pensons qu’à travers ce qui est passé par nous. Le passé gît en nous comme écrit, le passé est l’inconscient. Le passé revient en silence chaque nuit dans le rêve. Écrire est une veille qui rêve et fait pareillement défiler en silence les images (les imagines – effigies, fantômes des morts – dit Quignard reprenant Marc Aurèle). Écrire est la nuit au sein du jour, le silence au cœur du bruit – parce qu’écrire fait repasser le passé (consciemment ou non). Se plonger consciemment dans ce silence écrit par les autres, c’est le premier pas de la pensée. Le pas du passé (son pas n’est pas négatif au départ, il est vraiment le pas du marcher, du faire un pas, du passage – le ne…plus du passé est l’opposé du ne…pas, c’est un avoir été) reste marqué dans la marque de l’écrit qui est l’empreinte du pas comme marque du passage. Ce pas silencieux qui procède du passé est le pas primitif de penser. Tout penser provient du silence de la conversation muette qui passe par l’écrit, conversation avec les absents, dialogue avec les morts.

23La Vie secrète est surtout, par-dessus tous les autres silences, le silence de la pensée. Le silence de la vie spéculative qui travaille le langage en le refigurant sans cesse dans des images (c’est la rhétorique), le silence de l’invention poétique qui lutte de toutes ses forces contre la tyrannie du langage (le langage est aliénant, despotique, cruel, cannibale, parlant, totalitaire : social), le silence d’une tentative angoissante de pensée. La pensée – les pensées sont des après-langages (et non des avant-langages comme on le croit en général). Penser est réfléchir, réfléchir nécessite de se recueillir, recueillir est se taire. La réflexion est déjà un écho du langage qui s’est tu, la pensée naît dans le silence qui suit l’écho : « Et quel est le silence ? Le langage en écho, l’ombre de la langue naturelle ». Pour Quignard, la pensée est silencieuse car elle est rhétorique, c’est-à-dire métamorphose des figures du langage (les icônes grecques, imagines latines : images), fiction. Ce n’est pas un hasard si Platon chasse les Poètes de la République : ils pensent par figures, par images, par fictions. La Rhétorique spéculative selon Quignard a à voir avec la tradition lettrée de la Chine, de l’Inde, de la Mésopotamie : la philosophie n’y existe pas. La pensée y règne dans les Lettres : par apologues, paraboles, symboles, métaphores. Le penseur est graphiste, calligraphe, scribe, secrétaire – Platon d’ailleurs n’y échappe pas, lui qui se faisant passer pour le secrétaire de Socrate devient avant tout écrivain et met au silence de l’invention écrite tous les Dialogues.

24La pensée est silence car écrite et non parlée. L’agonistique muette des images, de la fiction, s’oppose au duel oral du dialogisme dialectique inventé par Socrate. La lutte des figures et des effigies qui troublent, fermentent, transportent, meuvent le sous-langage originel à travers le sur-langage en travail dans l’écriture – n’est pas le combat clinquant et sonore de la controverse parlante. Quignard cite pour terminer le « Premier Traité » qui ouvre sa Rhétorique spéculative, consacré à Fronton (le Maître rhéteur de Marc Aurèle qui s’oppose à ses deux maîtres philosophes Apollonios et Rusticus), un fragment de lettre de Fronto à Marcus Aurelius, qui lui enjoint de ne surtout pas confondre le discours écrit (paradoxalement oratio) avec le discours oral (dictio) : « Efface un mot [verbum] dans ton discours et, je t’en supplie, ne te sers jamais de dictio pour oratio ». Quignard commente : « Oratio, c’est le langage humain. Dictio, c’est le fait de prendre la parole. Un discours écrit n’est pas une parole en l’air33 ». Il interprète ainsi le choix de la langue grecque par Marc Aurèle pour ses pensées comme le choix du silence de la pensée écrite contre la parole de l’imperator :

Je suppose que Marcus Aurelius imperator décida de faire en langue grecque ses Excerpta afin que l’imago sévère de Fronto s’éloignât enfin, à jamais, dans les enfers, y trouvât sa paix au bord de l’eau sombre, et ne fît plus jamais retour, inopinément, dans la goutte de mort latine du sommeil34.

25La « goutte de mort latine du sommeil » est le rêve, image de la mort. Fronton mort revenait silencieusement dans les rêves. Il reviendra désormais secrètement dans la lettre grecque un peu comme il venait de son vivant dans ses épîtres latines, en absent – mais plus silencieusement encore, dans l’écrit doublement silencieux de la langue passée. Alors son ombre apaisée cessera peut-être d’errer dans les rêves de Marcus.

26Toujours une langue qui n’est plus parlée, une langue passée, une langue silencieuse, une langue morte disent-ils souvent, est le langage mis au secret : ainsi le sanskrit, le zend, l’hébreu, le grec, le latin, les runes, le slavon, l’arabe classique, le mandarin. Chacun emprunte alors pour écrire la langue de l’Autre qui n’est plus là pour la parler : pour les Latins le grec, pour les Francs le latin, pour ceux qui viendront bientôt le français. Toujours le Livre est écrit dans la langue la plus silencieuse. Dans sa propre langue celui qui veut écrire cherche une autre langue qu’il creuse sous la langue maternelle : cela s’appelle la littérature. Ainsi Dante. Ainsi Montaigne. Ainsi Shakespeare. Ainsi Pouchkine. Ainsi Proust. « Les livres sont les signifiants de la langue qui sont absolument silencieux35 ». Mais ne nous y trompons pas : le livre n’est pas exactement un aboli bibelot d’inanité sonore. C’est l’inverse. Les livres sont des signifiants vides de son et pleins de pensées. Ce sont des signifiants silencieux car signifiants de pensées. Les pensées sont silencieuses. Elles circulent dans la grotte du crâne, à l’abri des os pariétaux. Les livres aussi sont des boîtes noires. Les livres sont les caveaux des sonorités. Là-bas, plus d’entente. Là-dedans, plus d’auscultation. Qui colle son oreille contre la page ? Qui plaque l’ouïe sur l’écran ? L’écoute y cède la place à la vision. L’oreille voit. Le cerveau décrypte les signes muets puis développe les images. La spéculation commence. La pensée naît.

27Cette pensée est bien spéculaire avant d’être spéculative. Elle vient du passé. Elle provient des fantômes et naît dans les fantasmes. Séculaire, spéculaire, spectrale est la pensée selon Quignard. Triple silence : silence de l’imagination, silence du passé, silence de la mort. On comprend que cette pensée soit anti-philosophique : elle réfute l’entendement. A moins que l’entendement ne soit la fabrique muette du sens : l’entendement ne s’adresse pas même à une oreille interne. Mais l’entendement n’est plus une image. Il est le silence d’une pensée sans images, sans intuition, sans regard. La pensée selon Quignard ne cesse de garder, de regarder, de sauvegarder. L’écrit maintient en sa garde le regard aveugle de ceux qui ne sont plus, il sauvegarde en silence leur secret. Tel est le littéraire. Mais il se pourrait bien que le silence ait une sœur en pensée : la cécité du voyant (le non-voyeur – Tirésias, Homère, Borges, L’Immortel) qui empêche que l’icône ne devienne idole, qui maintient l’image en arrière des paupières afin qu’elle demeure interne.

28La pensée est silencieuse. La biographie secrète. La vie n’est pas parlable, elle est scriptible. Le secrétaire écrit, il met au secret. De même la pensée est non-parlante. Elle est écrivante. Ici tout se renverse en son contraire : notre vraie vie nous est inconnue avant de l’écrire, la vérité est figurée, la pensée est absente de la parlerie habituelle du langage. Vie secrète, c’est cela : une pensée de l’écriture comme silence – et une exigence de l’écriture comme pensée silencieuse : pensée anti-communicationnelle, anti-parlante, anti-discursive, anti-dialogique, anti-philosophique.

Approches du silence

29Je me suis contenté de copier et de paraphraser Pascal Quignard. Copie et paraphrase sont toujours en peinture et en musique le début du travail. Pourquoi pas dans l’écriture et dans la pensée ? C’est une manière de se taire et d’écouter avant de commencer soi-même à parler. Après, il faut bien essayer de penser seul – ce qui n’est bien entendu possible que si l’on a déjà commencé avant. On pense dans les trous entre deux autres pensées. On peut aussi appeler cela le silence. L’acheminement vers la parole qui essaie de penser passe par ces vides. Le silence est un des noms du vide. On essaie de trouver une autre pensée, un autre silence, une autre parole. Puis, de nouveau, le vide.

30Pour finir – ne pas finir – je voudrais simplement mettre vis-à-vis Pascal Quignard et Ludwig Wittgenstein. Il faudrait essayer de penser dans le trou entre eux deux36.

Dialogue

31– Quignard :
« Ce que le langage oral ne peut dire, tel est le sujet de la littérature »
– Wittgenstein :
« Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence37 »
– Quignard :
« C’est l’étreinte du langage mis au silence […] Une même privation de l’oralité. Un même langage privé »
– Wittgenstein :
« Il n’y a pas de langage privé »
– Quignard :
« La littérature est une anti-éthique38 »
– Wittgenstein :
« Il est clair que l’éthique ne se laisse pas énoncer […] Du vouloir comme porteur de l’éthique on ne peut rien dire39 »
– Quignard :
« Ce fut d’abord un jeu d’inhibition psychique, un jeu de stupeur sexuelle. Cela tourna à la mystique sans oser avancer jamais un mot si prétentieux. Pourquoi ce mot est-il devenu si gênant ? En grec, mysticos, ce petit adjectif veut dire silencieux. Il ne présente pas une nuance beaucoup plus profonde que le mot latin, si simple lui aussi, et si bouleversant de infans40.
– Wittgenstein :
« Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le Mystique41 ».
– Quignard :
« L’invention de l’écriture est la mise au silence du langage »
– Wittgenstein :
« En bref, je pense : toutes les choses sur lesquelles beaucoup tiennent aujourd’hui des discours creux, je les ai établies dans mon livre, en me taisant à leur sujet42 ».
[…]
– Moi : « Ce dont on ne peut parler, il faut quand même essayer de le dire43 ».

32Théologie négative et athéologie positive se rejoignent dans la posture mystique du silence par rapport au langage.

L’écrit, le silence, le secret

33L’écriture sort, elle est exprimée par le corps, elle est sécrétée et recueillie sur un support externe où elle va se déposer et durcir. Cette sécrétion est comme une soie – ou un miel –, elle se solidifie à l’extérieur et se métamorphose en coquille, carapace, corail, squelette externe où celui qui a écrit demeure déjà silencieusement de son vivant, et demeurera dans l’absolu du silence après sa mort. Écrire ? Sécréter, secréter le langage. Voici le dur et durable secret de l’écrit. Message solidifié par rapport au message oral – l’oral est plus libre, il a la liberté de ce qui est léger comme l’air, éphémère, fluide, évanescent, aussitôt évaporé, dilué, disséminé, perdu : inhabitable, sauf à être sans cesse nomade, intermittent, en suspension dans le flux incessant de la vie. Le flux et le reflux de l’existence ouverte, exposée, à l’air libre, implique-t-il le non-secret ? L’absence de silence ? Et le message écrit est-il une sorte d’habitation à l’abri du ressac de l’être à découvert, de l’être-dans-le-bruit de la parole orale ? Coquillage, buccin, où l’on n’entendrait que le bruit de fond d’une mer d’origine – un souffle assourdi qui serait la vraie guise du silence humain ? Mais en même temps la demeure est non seulement fragile, mais pauvre, misérable, menacée par un double oubli : oubli du bruit de la vie qui couvre tout ce qui n’est pas cri, oubli du silence éternel des espaces infinis. Le risque de l’écrit est d’être laissé là, coque vide, conque abandonnée sur un rivage déserté – voué au silence, délaissé dans le silence. Quand la mer s’est retirée et qu’il reste sur le sable des empreintes de pas, il faut un autre marcheur sur la grève, un autre marqueur qui remarque les traces des signes autrefois gravés et les décrypte, ou ramasse les coquillages et les porte à son oreille pour écouter ce qui murmure, extrait du silence : cueillir des yeux, recueillir de l’ouïe : lire. L’écrit a le silence du secret. Qu’est-ce qu’un secret qui demeure éternellement caché, un secret que personne ne découvre ? Pour que l’on sache que c’est un secret, il faut que quelqu’un en prenne connaissance, il faut le découvrir pour le recouvrir ensuite – il est nécessaire que quelqu’un dise le secret, avant de re-garder ensuite le silence. L’écrit est secret : il est fait pour être lu – mais en même temps tu. Ou plutôt, sans doute, dans l’ordre inverse : tu, puis lu. Ainsi le secret : caché, découvert. Puis de nouveau recouvert : recaché – au secret, en secret – pour demeurer secret. Et donc l’écrit : tu, lu – peu compris, un peu uniquement, restant dans l’écrit, hors de la lecture – demeurant de nouveau dans le silence pour quelqu’un d’autre, ailleurs, pour une autre fois, un autre lieu, un autre temps. Re-tu, re-lu. L’écrit, le secret : écrit – silence – lu – silence – relu – silence – récrit – silence…

34Écrire est faire le silence avec le langage, contre le langage – contre la naissance du langage dans le cri. Car la parole est née du cri – du grognement animal vociféré par la gorge, vibrant et résonnant dans l’arrière-gorge, modulé par la langue, adouci par les lèvres, oralisé. Écrire fait retour, depuis le bruit brusque qui fait vibrer l’air en ondes sonores, depuis l’intérieur de la bouche, depuis les poumons, depuis le cœur – vers le cerveau. Écrire, c’est mâcher et remâcher les mots, écrire avale la parole et ravale le langage jusqu’à ce que les images renaissent en arrière des yeux, paupières fermées, dans la chambre noire du cerveau – sous une forme nouvelle, méditante, pensante. La caverne obscure, secrète, angoissée, préhistorique, est revenue, devenue interne, grotte et non glotte, avec ses effigies pariétales, fictions, fantasmes, fantômes. La nuit est tombée. Au-dehors tout s’est tu. Une image pensante se lève très doucement. L’écrit : le silence.

Notes de bas de page numériques

1  Lao-tseu, Tao-tö king, LVI, trad. Liou Khia-hway, Paris, Gallimard, « La Pléiade », p. 59.

2  Pascal Quignard, Vie secrète, Paris, Gallimard, 1998, coll. « Folio », p. 151.

3  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 9.

4  Les Ombres errantes, Dernier royaume, I, Paris, Gallimard, 2002, coll. « Folio » pp. 9-10.

5  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 59.

6  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 450.

7  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 71.

8  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 73.

9  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 84.

10  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 84.

11  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 81.

12  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 81.

13  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 87.

14  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 86.

15  « Le nom de Némie Satler est faux », Vie secrète, p. 15. « Antonio Vivaldi mourut à la fin du mois de juillet 1741 chez Herr Satler, à Vienne », Vie secrète, p. 68.

16  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 77-78.

17  Pascal Quignard, Vie secrète, pp. 54-67.

18  Pascal Quignard, Vie secrète, pp. 55-56.

19  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 56.

20  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 59.

21  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 61.

22  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 58.

23  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 59.

24  Il est impossible ici de faire autre chose qu’effleurer la place de la musique, la multiplicité de ses silences et l’absolu de son silence – puisqu’il s’agit de se limiter à la littérature.

25  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 58.

26  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 57.

27  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 61.

28  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 361.

29  Pascal Quignard, Vie secrète, pp. 148-149. C’est Quignard qui souligne.

30  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 361.

31  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 307.

32  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 222.

33  Pascal Quignard, Rhétorique spéculative, Gallimard, 1995, « Folio », p. 88.

34  Pascal Quignard, Rhétorique spéculative, Gallimard, 1995, « Folio », p. 88.

35  Pascal Quignard, Rhétorique spéculative, Gallimard, 1995, « Folio », p. 99.

36  J’aimerais tenter de penser dans le vide de cet entre-deux, je n’en ai pas la place ici.

37  Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, trad. Gilles-Gaston Granger, Paris, Gallimard, coll. « Tel », p. 112 (édition originale en allemand : 1922), proposition 7 (dernière proposition).

38  Pascal Quignard, Rhétorique spéculative, Gallimard, 1995, « Folio », p. 59.

39  Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, propositions 6.421 (début) et 6.423 (début), éd. cit., p. 110.

40  Pascal Quignard, Vie secrète, p. 84.

41  Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, proposition 6.522, éd. cit., p. 112.

42  Wittgenstein, Briefe an Ludwig von Ficker, G.H. von Wright éd., Salzburg, 1969, p. 35. Citée par Gottfried Gabriel, « La Logique comme littérature ? », dans Pierre Hadot, Wittgenstein et les limites du langage, Paris, Vrin, 2004, pp. 117-118. C’est Wittgenstein qui souligne.

43  Et évidemment déjà d’autres avant moi – « Sur ce dont on ne peut parler, il est temps de cesser de se taire » (Christa Wolf, Kindheitsmuster, Berlin, Aufbau-Verlag, 1976, réédité Francfort/Main, Suhrkamp Taschenbuch, 2007. Traduction française : Trame d’enfance, traduit par Ghislain Riccardi, Aix-en-Provence, Alinea, 1987) – et tant d’autres après…

Bibliographie

Quignard Pascal, Le vœu de silence, Paris, Fata Morgana, 1985

Quignard Pascal, La Leçon de musique, Paris, Hachette, 1987

Quignard Pascal, Petits Traités, tomes I à VIII, Paris, Maeght Éditeur, 1990, coll. « Folio », n°2976-2977

Quignard Pascal, Rhétorique spéculative, Paris, Calmann-Lévy, 1995, coll. « Folio », n°3007

Quignard Pascal, La Haine de la musique, Paris, Calmann-Lévy, 1996, coll. « Folio », n°3008

Quignard Pascal, Vie secrète, Paris, Gallimard, 1998, coll. « Folio »

Quignard Pascal, Les Ombres errantes, Dernier royaume, I, Paris, Grasset, 2002, coll. « Folio », n°4078

Quignard Pascal, Sur le jadis, Dernier royaume II, Paris, Grasset, 2002, coll. « Folio », n°4137

Quignard Pascal, Abîmes, Dernier royaume III, Paris, Grasset, 2002, coll. « Folio », n°4138

Quignard Pascal, Lycophron et Zétès, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2010

Wittgenstein Ludwig, Tractatus logico-philosophicus [1922], trad. Gilles-Gaston Granger, Paris, Gallimard, 2001, coll. « Tel »

Wittgenstein Ludwig, Carnets (1914-1916), trad. Gilles-Gaston Granger, Paris, Gallimard, 1997, coll. « Tel »

Wittgenstein Ludwig, Leçons et conversations sur l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse suivi de Conférence sur l’éthique, trad. de l’anglais par Jacques Fauve, Gallimard, 1992, coll. « Tel »

Wittgenstein Ludwig, De la certitude, trad. Jacques Fauve, Paris, Gallimard, 1987, coll. « Tel »

Hadot Pierre, Wittgenstein et les limites du langage, Paris, Vrin, 2004

Pour citer cet article

Yves Ouallet, « Le silence, l’écrit. Vie secrète, les silences de Pascal Quignard », paru dans Loxias, Loxias 32, mis en ligne le 28 février 2011, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=6577.


Auteurs

Yves Ouallet

Yves Ouallet est Maître de Conférences en Littérature comparée à l’Université du Havre. Il a d’abord essayé de réfléchir sur la figuration du temps dans la fiction (Temps et fiction, Presses Universitaires du Septentrion, Lille, 2001). Il s’intéresse aux rapports que la littérature entretient avec la philosophie, la musique, la peinture. Il s’interroge plus particulièrement en ce moment sur les enjeux éthiques de l’écriture.