Loxias | Loxias 3 (févr. 2004) Eclipses et surgissements de constellations mythiques. Littératures et contexte culturel, champ francophone (2e partie) |  Constellation du bonheur 

Jean-Baptiste Pisano  : 

Altérité, mythe et bonheur

Résumé

L’intérêt des récits de voyage du XVIIIe siècle dépasse la seule thématique littéraire, le passionnant récit d’aventuriers ou celui pittoresque d’explorateurs. Abordant l’histoire ou l’économie coloniale, nombre d’ouvrages s’attachent surtout au concept problématique d’anthropologie historique. C’est ce pari que relève en particulier l’abbé Raynal qui, définissant l’homme à la fois comme être historique et comme production de la nature, offre la possibilité de mesurer les rapports d’altérité, dans le cadre d’une spatialisation de la pensée anthropo-historique. Le mode d'intelligibilité de l'altérité exotique, consistant à comparer systématiquement mœurs sauvages et mœurs policées, prend toute sa mesure dans une gradation sociale, anthropologique et géographique du bonheur.

Index

Mots-clés : Anthropologie historique , Canada, Hottentots, Indiens, Raynal, sauvages

Chronologique : XVIIIe siècle

Plan

Texte intégral

1L’intérêt des récits de voyage du XVIIIème siècle dépasse la seule thématique littéraire, le passionnant récit d’aventuriers ou celui pittoresque d’explorateurs. Abordant l’histoire ou l’économie coloniale, nombre d’ouvrages s’attachent surtout au concept problématique d’anthropologie-historique1. L’Histoire qui n’avait jusqu’alors d’autre objet qu’elle-même2 se mue en anthropologie lorsque cette nouvelle fonction, qu’elle même s’assigne, lui impose d’atteindre l’homme de tous les temps et de tous les lieux.

2C’est ce pari que relève en particulier l’abbé Raynal qui, définissant l’homme à la fois comme être historique et comme production de la nature, offre la possibilité de mesurer les rapports d’altérité, dans le cadre d’une spatialisation de la pensée anthropo-historique. Le mode d'intelligibilité de l'altérité exotique, consistant à comparer systématiquement mœurs sauvages et mœurs policées, prend toute sa mesure dans une gradation sociale, anthropologique et géographique du bonheur3.

3L’Histoire des Deux Indes4, en particulier, organise le débat autour de la notion de bonheur. Les peuples sauvages y sont dépeints comme les jouisseurs privilégiés d'une vie oisive mais heureuse, car en harmonie avec la nature, et en comparaison de laquelle, la vie policée des européens semble une aberration existentielle.

4Le regard porté sur le sauvage est donc révélateur du fonctionnement au XVIIIème siècle des notions d’altérité et de bonheur. Elles légitiment le caractère scientifique du portrait ethno-anthropologique5, encore accru par le positionnement distinct de l’humanité adopté par le narrateur. Cette mise en représentation du sauvage participe à la création du mythe dans lequel la perception de l’autre, qui se revendique neutre, n’aboutit en définitive qu’à l’exclusion de la mimesis.

5D’un point de vue historique, la représentation de l’indigène a toujours fait l’objet d’une construction mythique. Car la critique ou l’idéalisation sert avant tout à une représentation de soi, permise au travers du prisme de la marginalité lointaine. Pour Raynal et Diderot, deux peuples sauvages incarnent remarquablement ces vertus naturelles : il s'agit des Hottentots du Cap de Bonne espérance6 et des sauvages du Canada7.

6Si l'œuvre de Kolb ne lui est pas inconnue, Raynal tire l'essentiel de ses informations du Journal de l'Abbé de La Caille8. Chez les Hottentots, peuple de pasteurs, semblent régner la paix et la concorde ainsi qu'une absence certaine de propriété, preuve d'un pacifisme naturel que les turbulentes nations d'Europe peuvent leur envier. Cette absence de propriété, conséquence de leur absence de richesses, les désigne de prime abord comme un exemple de société fraternelle et égalitaire :

N'ayant ni richesses, ni signes de richesses, et leur moutons qui font tout leur bien, étant en commun, il doit y avoir parmi eux peu de division. Aussi sont-ils unis entre eux par les liens d'une concorde inaltérable. Jamais même ils n'auraient de guerre avec leurs voisins ; sans les querelles que le bétail égaré ou enlevé occasionne entre les bergers9.

7Quelques pages plus loin Raynal ajoutera à ces vertus, la Santé physique et la liberté de satisfaire tous ses désirs. Cette dernière particularité traduit une forme de morale naturelle (ou amoralité) qui pose le principe du liberum veto, ou les caprices de la volonté individuelle.

8Ainsi, idéellement, en ce qui concerne la société hottentote, et par extension pour ce qui concerne toute société sans lois, l'idée de liberté naturelle s’assimile à celle de libre agir individuel. Si le Hottentot n'était pas naturellement vertueux – car n'étant pas soumis à un ordre moral le bon sauvage n'a point de vices – il faut bien croire qu'un tel système engendrerait une anarchie féroce. Mais lui retire de sa vertu naturelle, les conditions de son bonheur :

« Aimez-vous la liberté ? Il est libre ! Aimez vous la Santé ? Il ne connaît d'autre maladie que la vieillesse. Aimez vous la vertu ? il a des penchants qu'il satisfait sans remords, mais il n'a point de vices. »

9On peut néanmoins relever que les Hottentots, en tant qu'hommes de couleur noire (en fait jaune) – détail que l'auteur n'a pas jugé nécessaire de préciser – désignent malgré tout un modèle, effaçant d'emblée l'image diabolique que les Européens ont « collée » à tous les Noirs Africains. Sans doute un lecteur ignorant tout de ces régions pourrait penser avoir affaire à des blancs. Quoi qu'il en soit, l’image du Hottentot affirme l'existence d'un Bon Sauvage noir, qui ne s'inscrit pas complètement dans l'imagerie mentale du Nègre romantique ou du « Nouveau Spartacus » abondante dans la littérature de ce siècle anti-esclavagiste.

10Subsiste malgré tout une part d'animalité toute africaine qui ne compromet pas cependant son image de « Bon sauvage », même si elle ne manque pas de choquer l'auteur. Car si le Hottentot est heureux, il n'en est pas moins répugnant et stupide. Ces descriptions sont dépendantes d’un système de représentation qui intègre l’étrangeté à son profit.

11Un homme bien singulier au demeurant, dont « la tête ornée de coquillages, dont les cheveux collés ensemble par leur affreuse malpropreté, ressemble à la toison d'un mouton noir remplie de crottes », « emmailloté dans des entrailles séchées d'animaux », aussi « stupides que les bêtes qu'il mène dans ses pâturages », et doué d'un langage des plus limités – « une espèce de ramage composé de sifflements et de sons bizarres (le Khoisan) » – qui réduit à néant la possibilité de deviser avec lui, comme il a été possible de faire avec les sauvages Tupinambous du Brésil10. Et que dire de ces femmes stéatopyges11 et voluptueuses qui illustreront, un siècle plus tard, une littérature raciste qui inventera la caricature encore trop vivante de la « Vénus Hottentote »12.

12La conscience de l’altérité, jouant des deux registres de la condamnation et de l’idéalisation, conduit à l’exclusion du sauvage du Canada à peu près dans les mêmes termes. La vigueur physique dont jouit ce sauvage du Canada, qui, à l'instar de son homologue Hottentot, ne semble « souffrir que des maux de la Nature », s'accompagne d'une aussi bonne santé mentale, voire morale, que vient à exprimer une certaine Sagesse. Mais il est un homme qui « ne jouit pas des transports de l'Amour dans les bras de ses épouses13 », naturellement teint d'un rouge « obscur et sale », « désagréable », ce qui achève de le rendre « hideux » au regard de l'Européen14.

13Néanmoins, alors que le monde sauvage apparaissait comme un monde privé d'industrie, les Indiens du Canada n'ont rien des sauvages oisifs et paresseux tant méprisés par les esprits éclairés. Ils semblent, au contraire, remarquablement actifs, tant dans leur vie de chasseur que dans leur existence sédentaire.

14Raynal précise en outre qu'ils n'ont rien des doux et pacifiques Tahitiens de Bougainville15 : « […] De pareilles nations ne pouvaient pas être aussi douces, aussi faibles que celles du midi de l'Amérique […] elles avaient cette activité, cette énergie qu'on trouve chez les peuples du Nord16 ».

15Conscience de l’altérité qui fonctionne sur l’évaluation et la séparation : Raynal a déjà beaucoup insisté sur ce point en nous parlant du climat de l'Indostan, des Californiens ou des Noirs de Guinée. Sous les climats froids qui obligent les hommes à lutter pour survivre, ces derniers s'aguerrissent et déploient une énergie plus grande. Par contre, là où le soleil permet aux fruits de pousser en abondance, les hommes jouissant d'une vie facile – exemple constaté chez le Hottentot – deviennent paresseux et ne pensent plus qu'à satisfaire leurs plaisirs.

16Voici donc un peuple vaillant :

Ces sauvages, que n'arrêtaient ni les buissons, ni les ravins, ni les étangs, ni les rivières, et qui passaient à la course la plupart des animaux légers, faisaient rarement une chasse malheureuse […] dans l'intervalle d'une chasse à l'autre on réparait les arcs et les flèches, on confectionnait les raquettes, les canots […] on prenait la précaution de palissader, de défendre les cabanes […]17.

17Peuple dont « les mœurs, l'exemple, l'éducation, le respect des anciens, l'amour des parents » constituent un ciment social très fort. Surtout, la réglementation que s’imposent ces farouches Indiens, dont la société semble se caractériser par l'oralité et une « absence » certaine de propriété individuelle, ne manque pas de susciter un étonnement, vaguement mêlé d'admiration chez l'auteur :

Singulières sociétés que « ces sociétés sans lois (écrites) comme sans biens !18.

18Le sauvage du Canada est représenté comme un homme farouche mais libre19, et dont la sociabilité en temps de paix apparaît comme un modèle de civilité humaine et de vertu politique20, civique :

Les affaires publiques y sont maniées avec un désintéressement inconnu de nos gouvernements où le bien de l'État ne se fait presque jamais que par des vues personnelles ou par esprit de corps et il n'est pas rare de voir un orateur sauvage qui est en possession des suffrages, avertir ceux qui défèrent à ses conseils, qu'un autre est plus digne de leur confiance !21

19L’altérité permet en définitive la confrontation de l’idée d’un « bonheur par l’égalité » avec les principes d’une société d’ordres, fondée sur les privilèges et l'inégalité. Cela donne matière à un débat récursif :

L'inégalité des conditions, que nous croyons si nécessaires pour le maintien de nos sociétés, est à leurs yeux, le comble de la démence. Ils sont également scandalisés que chez nous, un homme ait plus de bien que plusieurs autres ; et que cette première injustice en entraîne une seconde qui est d'attacher plus de considération à plus de richesses. Mais ce qui semble une bassesse un avilissement au dessous de la stupidité des bêtes ; c'est que des hommes, qui sont égaux par nature, se dégradent jusqu'à dépendre des volontés ou des caprices d'un seul homme. Le respect que nous avons pour les titres, les dignités, et surtout la noblesse héréditaire, ils l'appellent insulte, outrage pour l'espèce humaine. Quand on sait conduire un canot, battre l'ennemi, construire une cabane, vivre de peu, faire cent lieues dans les forets, sans autres guide que le soleil et le vent, sans autre provision qu'un arc et des flèches : c'est alors qu'on est un homme.

20Conception de l'humanité à la façon de Kipling, que conforte un autre extrait du Dialogue de Lahontan, au cours duquel le Huron Adario répond : « J'appelle un homme celui qui a un penchant naturel à faire le bien et qui ne songe jamais à faire du mal. » Définition pleine de candeur artificielle, qui paraphrase celle de l'article « humanité » de l'Encyclopédie.

21Cette image idyllique d'une communauté d'hommes vivant dans le partage et l'amour du prochain sans aucune autre forme de lois, renvoie cependant de façon plus concrète au modèle chrétien des sociétés pastorales de la Primitive Église, image qui fut au cœur de la logique mentale de l'effort missionnaire.

22L’expérience de l’altérité sert de face-à-main à l’Histoire. Elle offre l’occasion de décentrer un point de vue européen, et d’exercer sur soi un jugement critique. Le regard sur l’autre renvoie au seul questionnement sur soi. La mise en écriture aboutit à un simple effet de miroir. L’appréhension de l’autre s’effectue autour du principe de différenciation.

23Cette expérience est à l’origine de la valorisation du bon sauvage. La perception de la marginalité permet de projeter un lieu mythique de la vérité, qui réfléchie au XVIIIème une image condamnable du monde européen.

24En tant que sujet proprement humain, le Hottentot est un homme virtuel, il n'existe que comme objet, c'est à dire comme victime de la perfidie des Européens, de la même façon que les esclaves marrons peuvent figurer les « Nouveaux Spartacus » des Antilles. L'humanité des Amérindiens n'est-elle plus à prouver ni à retrouver ? Elle s'affirme par son caractère sociétal et idéel.

25Deux images opposées coexistent donc, chez ce Bon Sauvage du Cap de Bonne Espérance : une bête sale et stupide, en même temps qu'un modèle d'humanité heureuse voire vertueuse.

26Cette contradiction précise ici les limites d'un discours qui pose le principe d'égalité naturelle stipulant que tous les hommes ont le droit au bonheur22. La « bestialité », ou la condition désignée comme telle, d'une partie de l'humanité, apparaît comme une faculté débilitante et réduit considérablement, à l'échelle de l'homme sauvage, l'envergure du bonheur humain. Aussi, que le bonheur des Hottentots soit ou non une vue de l'esprit, il est avant tout une nécessaire imposture pour ce siècle qui appréhende l'aventure (pré)coloniale sous le couvert de la civilisation.

27La « pauvreté », par laquelle s'illustre la vertu du sauvage, excluant la notion de luxe ou de propriété individuelle, conditionne en même temps son bonheur naturel social. On s'éloigne alors de l'homme de pure nature de Rousseau – l'état sauvage est caractérisé par l'absence d'esprit communautaire, civique, en un mot par l'absence de considération de son prochain – qui vit une sorte d'existence animale, solitaire et égoïste.

28Le discours de Raynal s’apparente à celui de l'Abbé Marquet23 qui démontre que l'esprit de société est indispensable au bien public et au bonheur individuel. Il renvoie dos à dos le riche indolent et solitaire, jouissant d'un plaisir égoïste et le misanthrope, méditant inutilement dans la retraite. Tous deux sont à jamais exclus du Bonheur.

29L’image du féroce et hideux Peau-Rouge qui scalpe ses victimes24 laisse même place à celle du héros homérique, sachant accueillir la mort avec courage25. Il s'illustre, ici, en tant qu'être rationnel dont la vertu naturelle autorise une expérience sociale qui se déroule apparemment en dehors du contrôle d'une autorité « politique » formelle (comme le pouvoir monarchique d'un prince ou d'un cacique), voire d'une législation :

La raison qui n'avait pas été, comme parmi nous, dénaturée par les préjugés et violée par des actes de force, leur tenait lieu de préceptes, de morale, d'ordonnance et de police. La concorde et la sûreté se maintenaient sans l'entremise du gouvernement. Jamais l'autorité ne blessait ce puissant instinct de la nature, l'amour de l'indépendance, qui, éclairé par la raison, produit en nous celui de l'égalité26.

30L'invention du bonheur canadien, en somme sauvage, s'inscrit donc, dans une perspective philanthropique optimisante, tout en exprimant une critique des travers ou des manques de la sociabilité urbaine de l'Occident. Car, ce bonheur canadien est d'abord et surtout un bonheur à « l'état social ». L'homme privé de lois n'en est pas pour autant privé de société27.

31A une société d'ordre, fondée sur l'inégalité sociale et juridique, s'oppose une communauté égalitaire fondé sur l'intérêt collectif. En ces temps de frivolité où il est de bon ton d'alimenter le stéréotype « la simplicité fait la vertu », l’image du sauvage a pour fonction de redonner à l'Européen le sens de valeurs dont il a perdu l'usage et qui, quelque part, déterminent l'essence de son humaine civilité, pour ne pas dire sagesse ou vertu.

32Cette représentation idéalisée, inspirée directement d'une littérature orientée s'est imposée sur les récits plus objectifs mais peut-être plus frustres de certains explorateurs. Elle participe ici directement au Mythe du Bon Sauvage28, de ces sociétés privées de polis, incarnant une civilisation inférieure à celle des européens certes, mais jouissant du bonheur.

33Le bonheur ne se contente plus d'être suggéré, il est clamé, érigé en modèle de vertu. Le bonheur à l'état sauvage, que l'on transcende en « bonheur naturel » n'est donc pas une chimère. Il existe aussi certainement que les Hottentots ne sont pas une fable.

34Mais, dans une optique beaucoup plus polémique, le bonheur d'un peuple resté à l'état de nature, participe surtout au procès de la conquête coloniale et a fortiori, à la dénonciation de l'esclavagisme.

35En considérant cette logique, selon laquelle « l'Homme Naturel » est « tout pour lui-même » et ne vit qu'en lui-même, le fait colonial s'apprécie chez Raynal, comme chez Diderot, en premier lieu en rapport avec la suppression de l'autonomie, de la liberté naturelle du sauvage. Si le fait colonial accélère ainsi le processus naturel d'évolution des sociétés, en même temps il force un peuple heureux à s'intégrer dans une histoire (jugée) catastrophique, c'est à dire à faire « l'expérience du malheur29 ».

36Ce dynamisme noir, qui traduit la conception du temps historique selon Rousseau, vient contrebalancer les vues mercantilistes et paternalistes des promoteurs du système « colonial », voulant donner de la conquête, l’image d’un ordinaire échange de richesses, et de l'indigène, celle d’un simple partenaire des progrès du capitalisme.

37Parce que le Hottentot est heureux dans sa condition, il ne renoncera que très difficilement à « cette vie oisive et indépendante30 », ce qui interdit tout espoir de le conformer aux mœurs « civilisées ». Peuple heureux, qui n’a nul besoin autre que ce que pourrait exiger sa propre nature :

« Vous êtes fiers de vos Lumières ; mais à quoi vous servent-elles ? de quelle utilité seraient elles à l'Hottentot ? Est-il donc si important de savoir parler de la vertu sans la pratiquer ? »

38 s'écrie l'auteur, dans une harangue passionnée31.

39On constate en fait que par « l'éloge de la société sauvage », l'auteur tend à stigmatiser son aversion profonde vis à vis des conquérants qui se sont appropriés le sol et la liberté des indigènes. Raynal défend au contraire l’idée d’un compromis consistant à élaborer un modèle de colonisation, que Duchet qualifie de « fondement moral d'un humanisme de la conquête ». Dans son discours, la conquête est assimilée à l'exportation du despotisme européen outre mer, privant ces peuples heureux de leur liberté naturelle et leur imposant un mode de vie artificiel.

40Si le sauvage est en droit d'attendre que l'on respecte son intégrité, en quelque sorte, c'est qu'il se considère, au regard de sa « dignité humaine », comme l'égal de l'Européen. C'est ce qu'avait affirmé deux siècles plus tôt Las Casas dans son Apologia32. Qu'il s'agisse des Indiens de Nouvelle Espagne, des Africains du Cap ou de toute autre population « colonisée », le principe d'égalité donc de « liberté naturelle de tous les hommes », associé au droit naturel de vivre heureux, rejette dans la barbarie la plus abjecte toute tentative « esclavagiste » de la part des colonisateurs.

41Les Hottentots sont donc mis en scène de la même manière que les Tahitiens du Supplément et la harangue célèbre qui leur est adressée vise également une nation colonisatrice imaginaire, générique, dont l'archétype semble se ramener à l'Espagne de Cortès et de Pizarro. Opportunité littéraire d'un Diderot, donc, qui ne cesse de rappeler à l'Europe que ces siècles d'abondance furent les siècles de la cruauté esclavagiste.

42La prise de parole du sauvage marque un moment privilégié dans le récit. Par le Verbe, le sauvage gagne en humanité et témoigne de son existence. Au moyen du logos, par la Ratio, il prétend à une certaine égalité vis à vis de l'Européen. Mais le dialogue33 entre le sauvage et l'Européen est appréhendé seulement pour permettre de comparer les vices de l'un par rapport aux vertus de l'autre.

43Or Raynal a déjà dénoncé l'inégalité des conditions et l'injustice de la Société d'Ordres. Aussi le parti du sauvage heureux s’en trouve-t-il renforcé. A travers le discours fictif de l'indigène gagné à la joute verbale de salon, la définition d'un bonheur naturel se nourrit de l'idée que l'égalité naturelle entre les hommes n'a pas été corrompue par la sociabilité.

44Plus encore la fièvre de la conquête se retrouve sous les feux de la critique du sage Amérindien raillant chez l'Européen l'effet de son manque de richesses naturelles, là où ce dernier ne voit que la consécration de son Génie et la perfection de sa civilisation34. Le sentiment de supériorité au nom duquel l'Europe prétend asservir les peuples sauvages se mue sournoisement en sentiment d'infériorité et de dépendance matérielle. Et le ton évolue imperceptiblement vers le mépris, voire l'hostilité, du (bon) sauvage envers le fourbe Européen.

45De quelle utilité serait le génie européen pour ces heureux sauvages ? Surtout quand les conclusions de Rousseau assimilent le « refus » de la civilisation à la sauvegarde du « bonheur naturel » :

Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques […] tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature…35.

46Comment le philosophe définit-il le bonheur ?

C'est la conformité habituelle des pensées et des actions aux lois de la Nature36.

47Ainsi, le bonheur naturel apparaît-il comme une condamnation sans appel d'un quotidien placé sous le signe de la négation de la liberté et de l'égalité.

48Le bonheur des Hottentots et celui des Canadiens n’a pas les mêmes fondements. L’un est fondé sur la libre jouissance individuelle quand l’autre l’est sur l'organisation sociale. Mais bonheur de chacun comme le bonheur de tous sont articulés autour de la même notion de « Liberté naturelle ».

49Le fait colonial, impliquant l'aliénation de cette liberté, offre à Raynal, à Diderot et aux autres philosophes des Lumières, l'opportunité de combattre idéologiquement cette forme achevée du despotisme. Ainsi le Bonheur, à l'instar de la citoyenneté est revendiqué comme un droit autant que comme un devoir. Singulièrement sensibilisé aux maux de la société établie, le discours utopique perçoit très souvent la société contemporaine sur le mode de l'angoisse. Il la voit en pleine crise, dominée par l'injustice et l'inégalité.

50L'anthropologie du « Bon sauvage » traduit en quelque sorte la confiance de l'homme à l'égard de sa « propre nature ». Elle participe d'un investissement affectif sur la bonté naturelle, et s'emploie à redéfinir le champ d'expérience d'une humanité retrouvée. Le mythe du « Bon Sauvage » fonctionne ici comme un rite de conjuration, une catharsis. Effaçant l'image négative, il permet le retour à une morale naturelle et la réconciliation du monde sauvage et du monde civilisé sur les bases d'un nouveau contrat.

51La thématique du bonheur vient alors renforcer, voire orienter, cet optimisme anthropologique vers une définition historique. Si l'on considère l'Histoire comme la somme des tentatives d'institutionnalisation de la félicité publique, le siècle du Bon sauvage prépare la régénération de l'humanité, par l'institution de l'ordre Naturel dans l'ordre social. L'homme est fait pour la société, et même si cette dernière semble « faite d'avantage pour le bonheur de l'homme méchant, elle est essentiellement bonne ».

52Au travers de son discours sur le bonheur, Raynal déborde complètement son projet initial : compter les richesses des Deux Indes, rabrouer les méchants colons, sauver l’impérialisme européen de la crise du système esclavagiste. En effet, parler de bonheur c’est envisager des réformes, et pour cela il faut des artefacts, des modèles, un champ des possibles dans lequel, despotes, législateurs, citoyens et bon sauvages redoublent de sagesse pour nous inspirer, après Thomas More et avant Aldous Huxley, le meilleur des mondes.

53En ce sens, le discours sur le bonheur se place aux frontières de l’Histoire et de l’Utopie. Au travers de la matérialisation de l’Histoire dans l’espace se fonde un rapport dialectique entre mythe et Bonheur qui s’apprécie de deux façons : d’une part la transformation de l’indigène en Bon sauvage – c’est à dire en homme naturel – procède d’une historicisation globale du savoir ethno-anthropologique qui enferme l’humanité exotique dans la nostalgie d’un Bonheur originel ; de l’autre, la recherche de paradigmes nouveaux engage l’Utopie et l’Histoire à se réconcilier dans leur finalité commune qui est la quête du Bonheur sur terre. Au carrefour de l’Histoire et de la Nature, le « rêve américain37 » vient en ces temps matérialiser cette réconciliation, en même temps qu’il amorce une nouvelle historicité. Dans ce cadre conceptuel le passage de « l’appropriation d’un espace » à la « possession d’un passé » matérialise les contours d’une frontière du bonheur où s’interpellent Ancien et Nouveau Monde, monde sauvage et monde policé.

Notes de bas de page numériques

1 M. Duchet, Le partage des savoirs, discours ethnologique et discours historique, Paris, La Découverte, 1984.
2 Pétrarque à ce sujet parle de « chanter la louange de Rome ».
3 L. Prioref (s.d.), Le Bonheur, Mainsonneuve et Larose, 2000.
4 G.T. Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des européens dans les Deux Indes, 10 volumes in 8°, Genève, 1780.
5 Pour F. Lestringant « l’exclusion par la différenciation avec pour corollaire la célébration de la figure ainsi mise à distance » semble constituer le fondement de la pratique ethnologique, dans L’expérience huguenote au nouveau monde, Droz, Genève, 1996.
6 C'est avec la fondation de la colonie hollandaise du Cap en 1652 par Van Riebeek que débute, en occident, l'histoire de ce peuple d'Afrique australe. Les premières relations relatives à cette expérience font mention de la présence dans la région, de sauvages pacifiques, à la peau jaune, dont la singularité du parler leur a valu le sobriquet de « Hottentots ». En 1741 Peter Kolb, compile l'ensemble de ces informations dans sa Description du Cap de Bonne espérance […], ouvrage consacrant l'image d’une Hottentote « couverte d'un tablier de chair, depuis le milieu du ventre, jusqu'au parties naturelles », et qui allait susciter la passion des français pour ces singuliers sauvages. C'est avec le Journal historique du voyage fait au Cap, de l'Abbé de La Caille que le Hottentot est dépeint sous les traits du Bon Sauvage.
7 Pour Michèle Duchet, l’aspect « bon sauvage » des Indiens du Canada était en grande partie, directement inspiré du journal de campagne de Bougainville paru en 1762-1768, qui relate la campagne militaire au cours de laquelle il accompagne le Marquis de Montcalm sur les bords du lac Saint-Sacrement, envoyé en renfort de la garnison du Baron de Dieskau, dans « Raynal, Diderot, Bougainville et les sauvages du Canada », RHLF, avril-juin 1963, pp.228-236. La richesse des informations collectées grâce à l'effort missionnaire auprès des tribus canadiennes contribue à une nette amélioration de la connaissance scientifique, donc de la compréhension, de ces peuples, même si cette dernière reste relativement obtuse.
8 Chargé d’observations astronomiques, l’abbé de La Caille avait séjourné au Cap de 1751 à 1753, et son journal contient de nombreuses observations sur les Hottentots, qui viennent heureusement corriger les erreurs de Kolb.
9 Tome I, p. 393.
10 Cf. Tome V, pp. 38-39. A l’instar de Montaigne, Jean de Lery a fait l’expérience du dialogue avec l’indigène de la France Antarctique, épisode relaté dans Jean de Lery, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, texte établi et annoté par F. Lestringant, Le livre de Poche, LGF, 1994.
11 Tome I, p. 394. Cette conformation physique se retrouve chez tous les Bochimans. On parle d’ailleurs de tablier hottentot pour désigner la macronymphie des femmes. L’auteur, qui se borne aux conclusions de La Caille, considère ces extravagances comme une pure invention de la part de Kolb.
12 La Vénus hottentote est même présentée comme animal de foire en Angleterre, dans François-Xavier Fauvelle-Aymar, Cahier d’Etudes africaines, n° 155-156.
13 Pp. 36 et 39 à 41. Ces passages sont directement empruntés à Cornélius de Paüw, qui voyait dans le manque d’ardeur sexuelle des amérindiens une preuve de leur dégénérescence naturelle et de leur « génie abruti ». Ce dernier déplorait également la condition des femmes « harassées de fatigue, enlaidies par leur dur labeur physique ». (C. de Paüw, Recherches philosophiques sur les Américains, 1768-1769).
14 P. 20.
15 « Leurs guerres ou leurs hostilité passagères, mais causées par des haines éternelles étaient très destructrices. » (p. 24).
16 L’opposition entre un Nord laborieux et énergique et un Sud paresseux et nonchalant tend à correspondre à la vision énoncée par Bodin dans La méthode de l’Histoire, dont s’inspirera Montesquieu dans L’esprit des Lois : « Vous trouverez dans les climats du nord des peuples qui ont peu de vices, assez de vertus, beaucoup de sincérité et de franchise. Approchez des pays du midi vous croirez vous éloigner de la morale même : des passions plus vives multiplieront les crimes… la chaleur du climat peut être si excessive que le corps y sera absolument sans force. Pour lors, l’abattement passera à l’esprit même ; aucune curiosité, aucune noble entreprise. » (t. 2, p. 562)
17 Tome VIII, pp. 19 et 20. L’auteur ajoute : « ils s'abandonnaient alors dans une sécurité profonde, à la plus entière inaction. Ce sentiment inquiet de sa propre faiblesse ; cette lassitude de tout et de soi-même, qu'on appelle ennui ; ce besoin de fuir la solitude et de se décharger sur autrui du fardeau de sa vie, étaient inconnus à ce peuple content de la nature et de la destinée. » Leur inaction n’est donc en rien assimilable à l’oisiveté et à la paresse génératrices d’ennui ou de lassitude. C’est la jouissance d’un repos bien mérité, heureux.
18 Tome VIII, p. 28.
19 Il rejoint là le modèle antique du Scythe, représenté comme un guerrier libre et farouche, sans roi, sans lois, sans prêtres, symbole même d’une humanité abandonnée à sa nature, qui sera repris par Diderot dans l’Encyclopédie et L’Essai sur la peinture. François Hartog reprend par ailleurs l’élaboration du modèle Scythe par les auteurs anciens, dans Le miroir d’Hérodote, Paris, Gallimard, 1980.
20 Rousseau écrivait à ce propos : « Ceux qui voudront traiter séparément la morale et la politique, n’entendront jamais rien à aucun des deux. », dans l’Emile.
21 Tome VIII, p. 28.
22 Chez Thomas More ce bonheur s’appelle l’égalité.
23 Abbé Marquet : Discours sur l’esprit de société… 1735, cité dans R. Mauzi, Le bonheur dans la littérature et la pensée française du XVIIIème siècle, Paris, A. Michel, 1992, p. 593.
24 Tome VIII, p. 62.
25 Tome VIII, pp. 66-67.
26 Tome VIII, p. 29.
27 A ce sujet voir Yves Touchefeu, « Rousseau, l’homme primitif et le citoyen » dans Primitivisme et mythe des origines dans la France des Lumières, 1680-1820, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 1989, pp. 178-179. L’Homme de la nature est donc antérieur à l’état social, le défi étant de repenser l’individu par rapport à deux idées majeures : d’une part l’individu et les conditions d’un bonheur naturel, de l’autre l’individu et sa participation à la société en tant que citoyen.
28 Mythe récurrent créé à partir d'une littérature apostolique qui fut en grande partie favorisée par les conjonctures politico-religieuses du XVIIème siècle, et notamment par la querelle janséniste.
29 Cf. Basile Muntero, Solitude et contradictions de J.J. Rousseau, Nizet, Paris, 1975, ainsi que Bernard Groethuysen, Rousseau, une dualité d’idéals, Gallimard, Paris, 1949.
30 Tome I, p. 412, anecdote à propos d’un Hottentot qui retourne à son état sauvage.
31 Tome I, p. 412.
32 Cette thèse célèbre disputée à Valladolid qui prolongeait la critique de Fray Antonio de Montesinos (sermon de 1511), s’opposait à la théorie d’inspiration aristotélicienne - soutenant que la « barbarie des indiens en faisait les esclaves par nature des nations civilisées » - et affirmait la liberté naturelle de tous les hommes.
33 La barrière des langues a pu être surmontée grâce à l’effort missionnaire jésuite.
34 Tome VIII, p. 103.
35 Rousseau, L'origine de l'inégalité…, IIème partie, GF, p. 213.
36 Diderot, Essai sur les règnes de Claude et Néron, tome III, p. 314, 1778.
37 J. Moreau-Zanelli, Gallipolis, Histoire d'un mirage américain au XVIIIème, L'Harmattan 2000.

Bibliographie

Textes

Raynal G.T., Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des européens dans les Deux Indes, 10 volumes in 8°, Genève, 1780

Lery Jean de, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, texte établi et annoté par F. Lestringant, Le livre de Poche, LGF, 1994

Études

Duchet Michèle, Le partage des savoirs, discours ethnologique et discours historique, Paris, La Découverte, 1984

GANNIER Odile, Les derniers Indiens des Caraïbes. Image, mythe et réalité, Ibis Rouge, 2003

Hartog François, Le miroir d’Hérodote, Paris, Gallimard, 1980

Lestringant Frank, L’expérience huguenote au nouveau monde, Genève, Droz, 1996

Mauzi Robert., Le bonheur dans la littérature et la pensée française du XVIIIème siècle, Paris, A. Michel, 1992

Moreau-Zanelli J., Gallipolis, Histoire d'un mirage américain au XVIIIème, L'Harmattan 2000

Muntero Basile, Solitude et contradictions de J.J. Rousseau, Nizet, Paris, 1975

Touchefeu Yves, « Rousseau, l’homme primitif et le citoyen » dans Primitivisme et mythe des origines dans la France des Lumières, 1680-1820, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 1989, pp. 178-179

Pour citer cet article

Jean-Baptiste Pisano, « Altérité, mythe et bonheur », paru dans Loxias, Loxias 3 (févr. 2004), mis en ligne le 15 janvier 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=1833.


Auteurs

Jean-Baptiste Pisano

Cmmc, Université de Nice-Sophia Antipolis