Loxias | Loxias 17 Littérature à stéréotypes | I. Littérature à stéréotypes 

Matthieu Letourneux  : 

Répétition, variation… et autoplagiat

Les pratiques d’écriture de Jean de La Hire et la question des stéréotypes dans les genres populaires

Résumé

Depuis la seconde moitié du XIXe siècle et, de façon plus frappante encore, au XXe siècle, la littérature populaire propose généralement un système de classement qui joue un rôle fondamental dans les pratiques aussi bien des auteurs, des éditeurs et des lecteurs. Ce système de « genres populaires » – ou de « récits de genres », ou de « mauvais genres » – permet d’opérer des rapprochements thématiques, stylistiques, narratifs, entre les récits, sans qu’on puisse très clairement déterminer la pertinence d’une telle façon d’aborder les ouvrages. Approcher l’œuvre par le biais du genre, c’est privilégier le stéréotype au détriment de l’unicité d’une écriture. Ces traits de répétitions sont-ils toujours si importants dans l’œuvre ? Ne correspondent-ils pas à l’aspect le plus pauvre des ouvrages ? Le cas particulier de Jean de La Hire donne un élément de réponse à ces questions. Cet auteur prolifique s’est illustré, durant l’entre-deux guerres, dans tous les genres populaires : récits de cape et d’épée, d’aventures géographiques, romans sentimentaux, première science-fiction, etc. Or, des recherches passées ont montré que, pour répondre à ses trop nombreux contrats, l’auteur reprend textuellement des paragraphes, voire des chapitres complets d’un roman à l’autre, modifiant, en fonction des cadres et des genres, un faible nombre de propriétés du récit (costumes, décors, noms…). C’est bien la question de la stéréotypie générique, de son caractère superficiel ou fondamental, et des répétitions que l’on rencontre par-delà même les catégories, qui se pose ici. S’il est possible de glisser d’un genre à l’autre en modifiant quelques mots, c’est bien que ce que l’on identifie comme un genre repose parfois sur des traits extrêmement superficiels. Un tel procédé-limite d’écriture permet donc de penser tout à la fois le stéréotype, le genre et ses limites, et les pratiques de lecture sérielle.

Index

Mots-clés : genres populaires , Jean de La Hire, plagiat, roman d’aventures, stéréotypie lectoriale

Texte intégral

1L’un des traits spécifiques de la culture de masse contemporaine est de penser de façon sérielle. On a pu par exemple reprocher aux auteurs leur style et leurs canevas stéréotypés, parlant à leur propos de littérature industrielle, de recettes, de poncifs, etc. Or, comme l’a montré Paul Bleton, cette façon de procéder par stéréotypes, en reprenant du déjà-là, affecte l’ensemble de la chaîne de communication1 : tendance des auteurs à l’imitation et parfois au plagiat ; accent mis par l’éditeur sur la collection au détriment de l’auteur ; goût, chez le lecteur de certaines récurrences du narré au détriment du « style » – et donc bien souvent de ce qui fait la spécificité de l’auteur. C’est enfin dans cette perspective qu’il faut penser l’écriture des auteurs « de genre », ou la lecture par genre dans le domaine populaire (roman policier, science-fiction, littérature sentimentale, etc.). Les écrivains de genre jouent avec des règles du jeu en tentant d’apporter leur écot au genre ; quant aux lecteurs, ils tirent plaisir du texte en goûtant aux ressemblances et aux variations qui existent entre les œuvres2.

2Ces éléments de réflexion générale importent si l’on veut donner un cadre au questionnement que nous serons conduits à mener autour des romans, somme toute anecdotiques, de Jean de La Hire. Les Grandes aventures d’un boy-scout, Les Fiancés de l’aventure : ce ne sont certes pas là de grandes œuvres, pas même de grands récits populaires. Et si la spécificité des procédés d’écriture de Jean de La Hire tient un peu de la tératologie littéraire, elle me semble offrir des pistes réflexives intéressantes pour saisir la nature de cette stéréotypie générique quand on évoque les pratiques d’écriture et de lecture des récits de genre populaires.

3Deux mots sur Jean de La Hire, personnage peu recommandable qui mériterait qu’on écrive sur lui une biographie (avec épisode collaborationniste et déchéance d’après-guerre)3. Après quelques tentatives dans la première décennie du XXe siècle pour se faire une place dans la littérature légitimée4, Jean de La Hire, descendant du compagnon de Jeanne d’Arc, a trouvé plus facile de répondre aux exigences de son train de vie excentrique en se lançant à corps perdu dans la littérature populaire. Il a multiplié les pseudonymes (Cazal, Zorca, Lefort), n’hésitant pas à vanter sous un de ses noms les mérites d’un autre de ses pseudonymes5. La prolixité vertigineuse de cet écrivain, dont je ne pense pas qu’il existe une bibliographie qui puisse prétendre être tout à fait complète6, explique qu’il ait été contraint à certains expédients. Je ne sais pas s’il avait des nègres. Je sais en revanche qu’il dictait ses textes et qu’il se vantait d’avoir besoin de plusieurs sténographes car, selon lui, leur santé était rapidement affectée par le rythme effréné de sa pensée7. Jean de La Hire était en particulier l’auteur d’un grand nombre de séries en fascicules : Grandes aventures d’un boy-scout, L’as des boy-scouts, Les Trois boy-scouts, Le Roi des scouts8, etc. dans lesquels les héros partaient dans d’interminables tours du monde. Mais on lui doit des dizaines et des dizaines de romans d’aventures, de récits sentimentaux, de romans de cape et d’épée, de science-fiction archaïque, etc.

4Afin de fournir ses copies assez vite à des éditeurs populaires peu regardants (en particulier Tallandier, Ferenczi et Fayard), Jean de La Hire a trouvé une technique d’écriture efficace qui ne lui a semble-t-il jamais été reprochée de son vivant9 : il reprend des fascicules écrits autrefois par d’autres ou par lui-même et, plutôt que d’en proposer une variation, il se contente de les copier in-extenso en modifiant uniquement le nom des protagonistes, des éléments de décor, et quelques détails. Cette technique, qui annonce de façon visionnaire le principe du copier/coller auquel se livrent depuis peu certains de nos étudiants virtuoses d’Encarta et de Wikipédia, a l’avantage par rapport au plagiat traditionnel, de permettre à l’auteur de ne pas même se relire puisque la relecture a été faite auparavant par l’écrivain précédent. Cela lui permet de la sorte de livrer dans les temps son fascicule hebdomadaire, ou d’achever bien vite cinq ou six chapitres d’un roman de plus longue haleine10.

5Un tel procédé explique une particularité sur laquelle je m’étais autrefois interrogé quand je travaillais sur une de ses séries scoutes11, le fait que de temps en temps un personnage surgi de nulle part se mette tout à coup à répondre aux héros comme s’il était un familier (alors même qu’on n’en avait jamais entendu parler auparavant), se contentant parfois d’une réplique unique, avant de retourner au néant : le copiste avait tout simplement oublié de supprimer ce personnage, apparu le temps d’un éclair d’un autre roman avant d’y retourner à jamais12.

6Je ne parlerai pas de ce qu’une telle méthode a de révélateur sur le soin avec lequel les éditeurs populaires lisaient et relisaient les œuvres de leurs auteurs. Je ne dirai rien non plus de ce que cela nous dit de l’attention des lecteurs, qui ne voient ni les emprunts que Jean de La Hire fait aux autres écrivains populaires, ni ceux qu’il se fait à lui-même13. mais je me concentrerai sur ce que cette façon d’écrire nous apprend des stéréotypes en littérature populaire. Je m’appuierai pour cela sur deux exemples, tirés respectivement du septième fascicule des Grandes aventures d’un boy scout (Ferenczi, 1926) et d’un volume de la « Bibliothèque des grandes aventures » de Tallandier intitulé Les Fiancés de l’aventure (1935). Selon la technique de l’auteur, ces deux récits sont en réalité un plagiat de plusieurs fascicules de Buffalo Bill, la série de romans de Prentiss Ingraham que l’éditeur Eichler a diffusé en France sous forme de fascicules à 25 centimes14. Loin d’être anecdotique, le plagiat s’étend sur plusieurs chapitres. Il ne s’agit pas de reprendre çà et là une description ou un dialogue, mais d’opérer un vrai travail de copiste sur des dizaines de pages. Un tel procédé témoigne d’abord que, dans le domaine de la littérature populaire, du moins dans les formes les plus dégradées de cette littérature, la question de l’écriture perd pour beaucoup de son acuité : il n’y a pas de style de Jean de La Hire, puisque celui-ci peut reprendre aussi bien d’autres de ses œuvres que des récits de Prentiss Ingraham (l’auteur des aventures de Buffalo Bill) et, ailleurs, des aventures de Texas Jack (du même Ingraham) ou des extraits du Tour du monde de deux gosses d’Arnould Galopin. Cela signifie également que ces auteurs que plagie Jean de La Hire sont eux-mêmes à peu près dépourvus de propriétés stylistiques, puisqu’ils peuvent être tour à tour repris par l’auteur, parfois dans la même série de fascicules, sans pour autant que le lecteur ne repère de solution de continuité entre les différentes parties de ce collage. Il ne s’agit pas de dire que tous les auteurs de littérature populaire se confondent dans une écriture collective – le jeu avec les codes, et le dialogue du style avec les conventions est, bien au contraire, particulièrement riche et varié dans ce domaine – mais que dans ses formes les plus sérielles et les plus dégradées, les spécificités d’un auteur ne tiennent guère aux propriétés stylistiques ou aux choix narratifs. Quand on lit une page de Jean de La Hire, non seulement on ne distingue pas, par la force des choses, l’écriture de cet auteur, mais on ne repère pas non plus celles d’Arnould Galopin ou de Prentiss Ingraham, parce que tous écrivent dans un style impersonnel, celui de la communauté – un style sériel. Cette sérialité ne tient pas seulement à la propension des auteurs à emprunter aux stéréotypes stylistiques ou narratifs, mais à leur façon d’offrir une écriture neutralisée, parce que l’intentionnalité des auteurs en est pour ainsi dire absente.

7En tout cas, si Jean de La Hire peut procéder de la sorte, c’est bien, dans une perspective de sérialité dégradée au point d’être réduite au ressassement, que ses romans (et dans une moindre mesure ceux des auteurs qu’il vampirise) ne sont que les parties d’un grand texte collectif, dans lequel les différents auteurs se fondent plus ou moins – architextes génériques, stéréotypie narrative et thématique, poncifs langagiers et idéologiques. Cette écriture populaire bas de gamme est certes liée à un moment et un lieu donné (les conventions varient en fonction des époques et des pays), mais elle est suffisamment souple pour qu’un écrivain français puisse reprendre, dans les années 1920 et 1930, des récits américains écrits au début du XXe siècle (entre 1906 et 1910) et pousser la logique stéréotypique jusqu’à son point extrême en offrant le même texte les deux fois (presque le même texte du moins) et en s’inscrivant en définitive au plus près des principes du clichage ou de la stéréotypie des imprimeurs.

8Certes, pour effectuer en toute impunité ses larcins, Jean de La Hire doit opérer quelques modifications de détail. Ainsi, dans Les Fiancés de l’aventure15, il reprend une série de trois fascicules de Buffalo Bill16, dans lesquels le célèbre chasseur de bisons doit affronter la communauté chinoise de San Francisco. Mais le récit de Jean de La Hire se déroulant en Turquie, les Chinois deviennent, par la force des choses, des Turcs, et l’opium se métamorphose en haschisch. Si l’on excepte ces modifications liées au changement d’univers de fiction ainsi que quelques altérations ponctuelles sur lesquelles nous reviendrons, le texte reste inchangé. De même, quand Jean de La Hire reprend en 1926 le texte de Parmi les Mormons, autre fascicule des aventures de Buffalo Bill publié chez Eichler avant la première guerre mondiale17, il en fait un épisode des Grandes aventures d’un boy scout. Rien de plus simple : Buffalo Bill s’appelle désormais Franc-Hardi (le Boy Scout en question, héros de la série), les méchants Mormons deviennent des vilains Topias et les paysages américains se transforment en paysages... martiens. Car, loin des plaines du Far West, ce récit de Jean de La Hire se déroule sur la planète Mars où vivent, comme au XVIIe siècle, des colons Français ayant tiré autrefois parti de l’invention de Cyrano de Bergerac pour visiter la Planète Rouge. Ainsi, en ne modifiant que quelques mots, Jean de La Hire convertit les décors américains en univers martien. L’atmosphère du western que l’on commençait à bien identifier en France à l’époque, grâce au succès grandissant des films et des romans de l’Ouest, est convertie en roman d’anticipation, autre genre qui s’est progressivement distingué du roman d’aventures géographiques et qui est également singularisé dans les années 20.

9Chacun des deux cas de figure est révélateur de certains mécanismes stéréotypiques en littérature populaire. Dans le second cas – la conversion d’un Buffalo Bill en récit martien – la question qui se pose est celle de la stéréotypie générique. Pour le dire de façon caricaturale, on peut se demander combien de mots il suffit de changer à un récit d’un genre donné (ici un western) pour qu’il devienne un récit d’un autre genre (dans notre cas, un récit de science-fiction) ; et à partir de cette première question, on peut se demander dans quelle mesure il est raisonnable de réfléchir en termes de genre, s’il suffit de procéder à une dizaine de transpositions pour passer d’un récit de l’Ouest à un roman de science-fiction. Dans le premier cas, les questions qui se posent sont légèrement différentes, mais me semblent intéressantes également. On pourrait les formuler de la façon suivante : s’il suffit ici encore de changer une poignée de mots pour glisser d’un roman évoquant les Chinois de San-Francisco à un roman d’aventures géographiques évoquant les Turcs et les Anglais en Turquie, alors cela signifie que ces caractéristiques géographiques sont à peu près nulles (puisque les mêmes mots peuvent désigner la communauté chinoise de Californie et la population de la Turquie) ; autrement dit, cela signifie que dans ces deux romans d’aventures géographiques, la géographie (dont on pourrait croire qu’elle figure le trait spécifiant des récits du genre) est neutralisée, voire absente. Dès lors, qu’est-ce qui caractérise un roman d’aventures géographiques, si ce n’est pas la géographie ? En outre, que reste-t-il de cette idée couramment admise selon laquelle le roman d’aventures géographiques servirait les stéréotypes les plus éculés de l’imaginaire raciste renvoyant aux différents pays du globe ? Si ces stéréotypes peuvent désigner indifféremment la race chinoise et la race turque, le moins qu’on puisse dire est qu’ils se nourrissent fort peu des spécificités de l’imaginaire raciste de l’époque...

10Quelques exemples, tirés du texte, peuvent illustrer ce cas d’école. Pour en prendre la mesure, il faut accepter de jouer le jeu du texte, et feindre qu’on lit le livre de Jean de La Hire en ignorant la supercherie littéraire. Autrement dit, il faut accepter de croire qu’on est en train de lire un roman d’aventures se déroulant en Turquie, sans avoir à l’esprit que le cadre est en réalité chinois. Ainsi en est-il de la description d’un restaurant, qui est également un lieu de consommation de haschisch typique de la Turquie :

Des lits de camp étaient rangés contre les murs, tapissés de papier à fond rouge et à hiéroglyphes d’or, avec des dessins représentant, comme d’ordinaire, des scènes de la vie des Turcs.

11La description paraît témoigner d’une connaissance de la décoration intérieure des salles de haschischins, évoquant la calligraphie arabe (les « hiéroglyphes »), des scènes pittoresques qu’on imagine enluminées, un certain raffinement qu’on associe à l’Orient, mais aussi la misère des êtres réduits à ce type d’addiction (ils sont couchés sur des lits de camp). Bien entendu, dans l’esprit des représentations des Musulmans à l’époque (par exemple dans Le Prophète au manteau vert de John Buchan), les apparences ne sont ici que les masques des conspirations qui s’ourdissent en secret : ce restaurant est en réalité l’antichambre d’un monde criminel et souterrain, tirant parti des propriétés de la ville turque :

La ville d’Adalia comptait plusieurs vieilles fabriques de teintures. Elles employaient la force motrice d’une prise d’eau faite à la rivière voisine et qui avait demandé la construction d’un long et large canal, dont l’eau, souillée d’impuretés chimiques, s’échappait ensuite par-dessous la ville. Il n’était pas douteux qu’en fouillant le terrain sous leur quartier, pour creuser leurs tanières secrètes, leurs mystérieux repères de joueurs, de mangeurs de haschisch et d’égorgeurs, les Turcs d’Adalia n’eussent découvert le canal18.

12Qu’elle soit réelle ou fantaisiste, la description ancre le récit dans une topographie précise de la ville.

13Sauf que, on l’aura compris, le discours de Jean de La Hire est repris mot à mot de la description de la fumerie d’opium dans le quartier chinois du Buffalo Bill de Prentiss Ingraham :

Des lits de camp étaient rangés contre les murs, tapissés de papier à fond rouge et à hiéroglyphes d’or, avec des dessins représentant, comme d’ordinaire, des scènes de la vie des Chinois.

14La calligraphie arabe renvoyait en fait aux idéogrammes chinois, et les scènes pittoresques évoquaient la Chine millénaire... Quant au monde des teinturiers, il est à peine modifié :

La ville de Cyanide devait son nom à la grande usine pour la fabrication de cyanure […] Elles employaient la force motrice d’une prise d’eau faite à la rivière voisine et qui avait demandé la construction d’un long et large canal dont l’eau, souillée d’impuretés chimiques, s’échappait ensuite par-dessous la ville. Il n’était pas douteux qu’en fouillant le terrain sous leur quartier, pour creuser leurs tanières secrètes, leurs mystérieux repères de joueurs, de fumeurs d’opium et d’égorgeurs, les Chinois de Cyanide n’eussent découvert le canal19.

15Il ne s’agit plus d’évoquer une Turquie gangrenée par des siècles de crimes dont l’opposition entre la surface et les dédales dit la sédimentation au fil du temps, mais des immigrés Chinois capables de tirer parti des caractéristiques de l’Amérique pour y importer leurs vices sous une apparence de bienséances – et les souterrains renvoient alors à la fameuse fourberie asiatique.

16Ces significations différentes n’existent évidemment que par la magie de notre regard de lecteur. En réalité, la suite du récit témoigne de la plasticité des stéréotypes : l’hypocrisie chinoise peut devenir facilement celle du Turc, tout comme l’obséquiosité et la rapacité s’acclimatent assez bien aux changements de longitude. La nourriture des uns et des autres est répugnante de la même façon (puisqu’ils se nourrissent indifféremment de riz et de ragoûts). De même, on reconnaîtra que leur physique est à chaque fois repoussant, malgré un certain raffinement dans leurs goûts (tensions propres à deux civilisations millénaires décadentes). Les uns comme les autres sont fourbes, ce qui explique la présence dans les arrière-salles de souterrains, ou de certains groupes de criminels masqués... etc.

17Pourtant, il faut bien convenir que le même texte exactement ne dit pas la même chose. Dans un cas, il s’agit d’évoquer la rébellion turque devant l’impérialisme britannique (et la volonté de restaurer par tous les moyens une puissance passée), dans l’autre, de parler du « péril jaune », et le sentiment qu’ont pu un temps avoir les Américains de courir le risque d’être un jour noyé sous le nombre des colons Chinois... Ainsi, la même trame narrative, formulée dans les mêmes termes exactement, s’adapte aux préoccupations de l’époque et du pays de chacun des auteurs : abandon progressif, au début du siècle, de la politique américaine d’ouverture à l’immigration massive – et distinction entre une bonne immigration blanche et les immigrations de seconde zone ; reflux, à l’époque de Jean de La Hire, du roman d’aventures de la conquête coloniale (celui de Boussenard, de Jules Gros, de Louis Noir, ou du Journal des voyages), au profit d’un roman d’aventures de la consolidation, avec l’évocation toujours plus obsessionnelle des colonies menacées, des sociétés secrètes et des révoltes indigènes... Mais cet arrière-plan idéologique n’est pas à proprement parler dans le texte, c’est le lecteur qui va l’inférer, à partir du contexte de lecture et d’écriture, parce que, face au récit, le lecteur suppose la présence d’un auteur, d’un point de vue, d’un discours implicite et ce, même dans le cas d’une œuvre sérielle. Cette possibilité de dégager une dimension discursive dans les textes de fiction vient de ce que, comme l’a montré Ruth Amossy, « c’est la construction de lecture qui met en place l’argumentation en coulant les éléments narratifs dans un schéma argumentatif »20. C’est parce qu’il reformule les oppositions du texte en termes de discours, parce qu’il réfère l’univers de fiction à l’actualité et aux préoccupations du temps, que le lecteur donne sens au récit.

18En réalité, la portée politique du texte de Jean de La Hire est évidemment moindre que celle du Buffalo Bill : les conflits entre les Anglais et les Turcs ne nous touchent pas autant que ce péril jaune qui avait conduit les Américains à décréter toute une série de lois ségrégationnistes. Pour Jean de La Hire, il s’agit de détacher un texte premier de son contexte de production (les inquiétudes réelles d’une frange de l’opinion américaine devant les nouvelles vagues de colons, et la crainte du mélange des races, dont les récits de Jack London seront par exemple un témoignage), pour lui substituer un autre contexte, plus vague, celui de la Turquie, dont l’auteur se préoccupe fort peu en réalité : la Turquie des Turcs et des Anglais, c’est un peu les confins de l’aventure merveilleuse.

19Une telle indifférence explique qu’il suffise d’un minimum de transpositions pour opérer la conversion de l’univers de fiction. Le texte ne propose pratiquement aucun ajout ; si l’on excepte quelques paragraphes de cadrage évoquant la situation de la Turquie à l’époque, Jean de La Hire se contente pour l’essentiel d’ôter les termes ou les remarques trop chinoises ou trop américaines dans un mouvement qui va toujours vers davantage de décontextualisation – substituant par exemple de vague « dessins baroques » aux « dragons » décorant le restaurant (en revanche, négligence ou non, il laisse les tables laquées, pourtant assez peu liées au pittoresque turc). En général, il ne prend pas la peine d’ajouter le moindre élément visant à ancrer le récit dans un cadre turc.

20Reste que les stéréotypes racistes développés volontairement à l’origine pour évoquer le péril jaune (fumerie d’opium perdant la jeunesse dorée américaine, lingots d’or entassés par des Chinois obséquieux, souterrains et hommes masqués révélant les sombres projets de la race céleste...), peuvent être transposés dans un cadre turc sans que personne ne le remarque. Cela ne veut pas pour autant dire que les stéréotypes turcs et les stéréotypes chinois étaient les mêmes à l’époque (la preuve, nous ne lisons pas les deux textes de la même façon) ; cela signifie que la spécificité de ces stéréotypes racistes n’est pas déterminée par ce qui est présent dans le texte. Or, si ces stéréotypes racistes propres au peuple évoqué sont absents du texte, c’est bien que ce qui caractérise la Turquie se situe ailleurs, dans ce que déduit le lecteur des informations offertes par le récit. Autrement dit, c’est le lecteur qui opère l’essentiel du travail de stéréotypie.

21Sans même évoquer les poncifs strictement racistes, on peut s’attacher aux seules indications pittoresques. Ainsi, voici comment Jean de La Hire présente son restaurant turc (en reprenant mot à mot la description du restaurant chinois) :

Le rouge, le jaune et le vert étaient les couleurs dominantes dans la décoration de la pièce, dont les fenêtres, ouvertes sur la rue, étaient tendues de rideaux de perles de verroterie. Les lustres étaient merveilleusement frangés de glands multicolores, et tout semblait respirer un air de fête.

22Certes, sa description peut évoquer un restaurant turc aussi bien qu’un restaurant chinois ; mais cela vient du fait qu’il nous propose en réalité de la « verroterie » (ces « rideaux de perles »), des « lustres » aux « franges » passe-partout, et quelques couleurs primaires qui, par définition se retrouvent n’importe où. C’est nous, lecteurs, qui turquisons cette verroterie afin d’en faire un décor typique, comme les lecteurs de Prentiss Ingraham sinisaient les mêmes perles, les mêmes lustres ; c’est nous, lecteurs, qui stéréotypons dans les deux cas un texte neutre. Si, comme le souligne Ruth Amossy, le stéréotype est « une construction de lecture »21, dans notre cas, cette construction n’a besoin que d’un mot – « Chinois », « Turc » – pour susciter une stéréotypie qui tient davantage des représentations collectives que du texte lui-même, dans lequel les clichés ne sont pas matériellement présents.

23Or, il est possible que le racisme du roman d’aventures repose plus généralement sur une reformulation du texte par le lecteur similaire à ce « pittoresque générique » que nous turquisons ou sinisons. Dans le fond, l’essentiel du racisme du roman d’aventures géographiques tient à la concordance du schéma actantiel manichéen et des oppositions de races – les races pures (françaises pour les Français, blanches américaines pour les Américains) et toutes les autres. Peu importe dès lors ce qu’on dit du Chinois ou du Turc ; l’important est que les traits qui leurs sont associés viennent confirmer le fait que ce sont des méchants, et que les Français sont gentils. Turcs ou Chinois, les adversaires des héros pourront être aussi bien viles, fourbes, lâches, brutaux, dissimulateurs, sales, répugnants, etc. parce qu’ils sont en puissance tout cela à la fois, dans les logiques manichéennes du récit. C’est retrouver, poussée à l’extrême, la notion de frame, de scénario, développée par Umberto Eco22, qui suppose que, dès lors que dans un roman d’aventures géographiques les héros devront se rendre en Turquie, toute indication présentée comme exotique, apparaîtra comme typique du pittoresque turc ; et si, ce qui est probable, ils affrontent des Turcs, toute remarque péjorative, quelle qu’elle soit, apparaîtra comme un trait de la race. Les motivations racistes interviennent a posteriori, par un travail de recontextualisation : ce travail est souvent fait par l’auteur (à travers des remarques de portée générale et des vérités gnomiques23) ; à défaut, il sera opéré par le lecteur, qui retrouvera dans ses propres présupposés de quoi justifier le récit.

24Il ne faut pas caricaturer cependant : il est évident qu’il existe des traits stéréotypiques plus volontiers rapportés à une race qu’à une autre. Jean de La Hire n’aurait pas pu faire de ces Chinois de San Francisco des Africains d’Afrique. Mais il peut en faire des Turcs et, aurait probablement pu les présenter comme des Hindous, des Arabes, ou des Incas d’Amérique du Sud – autant de civilisations décadentes aspirant à la reconquête... Le lecteur aurait comblé les brèches, ajouté quelques turbans ici, quelques burnous là, quelques sombreros ailleurs. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’existe pas de stéréotypes racistes spécifiques à ces différentes régions (coup d’Etats sud-américains, fatalisme arabe, bigotisme hindou...) et des traits de pittoresque régional à chaque fois (haciendas mexicaines, déserts et chameaux arabes, fakirs et maharajahs...) ; mais on peut supposer, à travers les exemples étudiés, que bien souvent, dans les romans populaires, les mécanismes du récit suffisent à assurer l’effet d’exotisme. Si l’auteur est raciste, c’est par souci de respect du genre, mais il reste très largement indifférent aux spécificités du peuple sur lequel tombe son racisme. D’ailleurs, les auteurs populaires qui ne connaissent pas toujours le monde dans lequel ils situent l’action, n’ont pas vraiment le temps de se documenter, et ils se contentent de reprendre quelques éléments de décor, à la façon de ces toiles peintes exotiques devant lesquelles on pouvait autrefois être photographié. Le caractère convaincant de ces quelques traits caractéristiques dépendra de la capacité qu’aura le lecteur à combler les brèches, à enrichir le récit de ses propres stéréotypes pittoresques, racistes ou génériques.

25Cette importance du lecteur dans la motivation des stéréotypes excède en réalité la seule question de l’exotisme. Les mêmes analyses pourraient être proposées d’une façon générale pour les mécanismes stéréotypiques des récits de genre populaires – ceux-là mêmes qui expliquent qu’on a le sentiment de lire un récit de genre (par exemple un roman de science-fiction) plutôt qu’un autre (par exemple un roman d’aventures). C’est du moins ce que nous invite à penser le second exemple, le plagiat de Parmi les Mormons, cent quarante-quatrième fascicule de la série des Buffalo Bill, qu’opère Jean de La Hire dans le septième fascicule des Grandes aventures d’un boy-scout. Un tel texte tend en effet à nous indiquer que le sentiment que nous avons d’être face à un genre ne tient cette fois encore qu’à une poignée de mots. Si l’on regarde de plus près les textes, Jean de La Hire ne fait que peu d’efforts pour opérer cette conversion de l’univers de fiction : pour franchir les millions de kilomètres qui séparent le désert de Buffalo Bill et rejoindre le sol martien, il se contente de modifications mineures. L’essentiel de son travail consiste à effacer la plupart des marques d’ancrage spatio-temporel. Le sombrero, le trappeur, l’évocation des quakers et des Mormons, disparaissent purement et simplement, et Jean de La Hire leur substitue des termes plus neutres (« l’homme » plutôt que « le trappeur »), ou des termes sans référent extralinguistique (le Topias plutôt que le Mormon). Rares sont en définitive les termes qui participent à l’ancrage du récit de Jean de La Hire dans un cadre spatio-temporel déterminé : on trouve ici une évocation des « hommes de Mars », là, une référence aux « appareils respiratoires », ailleurs, une évocation des « deux lunes », mais il faut reconnaître que l’auteur ne se donne pas vraiment la peine d’imaginer un univers de fiction précis. Il se contente de tirer parti du décor sauvage du premier récit – déserts et montagnes qui, par leur caractère atopique, peuvent aussi bien être martiens qu’américains. Autrement dit, pour Jean de La Hire, Mars est avant tout un non-lieu, un espace utopique et uchronique, comme celui des contes, qui offre les conditions de la vraisemblance la plus large possible.

26Notons ici qu’à d’autres endroits du texte – en particulier dans d’autres fascicules de la série – les possibilités offertes par l’espace martien sont davantage thématisées, et l’univers de fiction est alors singularisé, avec faune et flore fantastiques. Si l’espace paraît ici si neutre, c’est aussi parce que ces pages sont isolées du contexte des fascicules précédents : pour le lecteur de la série complète, ce décor est nourri des descriptions passées – celle des arbres métalliques et géants, des possibilités offertes par la gravité moindre, etc.24 Dès lors, nul besoin pour Jean de La Hire de réassurer l’ancrage spatio-temporel en ajoutant des éléments caractérisants au texte de Buffalo Bill. Il lui suffit de soustraire toute caractéristique de l’Ouest pour que le lecteur des fascicules précédents ait le sentiment de cet ancrage en affectant au décor passe-partout des souvenirs de certaines descriptions passées.

27Le travail de Jean de La Hire est facilité par le fait que le monde de Buffalo Bill est également peu caractérisé, pour les mêmes raisons de sérialité : au numéro 144 de la série, on peut imaginer que le lecteur est suffisamment familier de cet univers pour que l’auteur n’ait plus besoin de le lui présenter en détails25. Bien plus, l’illustration de couverture des fascicules (directement reprise des livraisons américaines) lui offre de façon synthétique les éléments stéréotypiques du cadre du western, présentant Buffalo Bill à cheval, son costume identifiable, quelques bandits ou Indiens, un colt à six coups, etc. Or, s’il suffit de ces informations en couverture, à peine relayées par les expressions à connotation architextuelle dans le corps du texte (le « sombrero », les « alliés rouges », les « raiders », etc.), c’est bien que la lecture procède à un travail de stéréotypie beaucoup plus large que celui permis par les seuls termes renvoyant directement au genre, qui apparaissent dès lors comme les catalyseurs d’un processus encyclopédique. Il y a bien ici réseau stéréotypique qui rayonne à partir d’un tout petit nombre d’éléments renvoyant au genre : derrière le sombrero, le lecteur devine le cheval, les bottes, le six coups, le désert, etc. Ce processus encyclopédique se met en marche, en amont du texte, dès l’illustration de couverture, dès le titre. La cohésion de l’univers de fiction procède moins du contenu de l’œuvre elle-même que du travail de stéréotypie opéré par le lecteur de genre à partir des informations offertes par la série, par les illustrations, par quelques éléments de texte, tous renvoyant à des conventions génériques. Autrement dit, dans les récits comme ceux qui sont proposés dans la série des Buffalo Bill, qui possèdent peu d’ancrage spatio-temporel, peu de passages descriptifs ou d’éléments indiciels, la logique générique vient se substituer à ces traits caractérisants pour offrir de l’épaisseur à l’univers figuré. Dès lors, la densité imaginaire de ce monde servant d’arrière-plan au récit dépend du lecteur et de ses compétences génériques : l’amateur habitué à ce type de récit y trouvera du sens, parce que ce sera lui qui en mettra ; à l’inverse, un lecteur d’une autre génération ou aux pratiques culturelles différentes, peu accoutumé à la logique générique, ne verra plus que le vide du récit, parce qu’il sera incapable de procéder à ce travail d’extension encyclopédique, fondamental à l’impression de cohésion de l’univers de fiction et à la vraisemblance du récit ; quant au lecteur élitiste, il refusera probablement le jeu de la lecture générique, s’arrêtant à la pauvreté des stéréotypes sans accepter de lire, dans chacun d’entre eux, un nœud de signification à partir duquel doivent rayonner les conventions architextuelles assurant la solidité de l’univers de fiction.

28C’est pour cette raison que Jean de La Hire peut proposer un récit n’offrant pour ainsi dire aucun détail sur Mars : l’amateur de récits fantastiques et d’aventures spatiales (récits d’Arnould Galopin, de Gustave Le Rouge, de Wells, de Jean de La Hire ailleurs, mais aussi les illustrations et les récits en images, etc.), pourra combler les failles du texte, faire exister ce cadre martien qui n’a, on l’a compris, rien de martien : sol rouge, ciel étoilé et canaux se substitueront au désert et aux cactus américains par la magie de la lecture. En réalité, la sélection qu’opère le lecteur procède de ces encyclopédies limitées au seul univers de fiction décrites par Thomas Pavel ou Peirce26 : dans un roman, et en particulier dans un roman de genre fondé sur des conventions intertextuelles et architextuelles, les mots ne renvoient pas à l’ensemble de leurs définitions, mais seulement à celles qui sont pertinentes dans la perspective du genre. Dire « montagne », ce n’est pas renvoyer aux mêmes images sur Mars et en Amérique – et le mot ne sera pas associé, par la lecture, aux mêmes définitions.

29Pour se singulariser du roman de Buffalo Bill qu’il plagie, c’est donc une fois encore à des mécanismes intertextuels que recourt Jean de La Hire puisque ce sont les autres récits martiens qui donnent forme à son monde. En ce sens, c’est par d’autres emprunts intertextuels que Jean de La Hire peut donner l’impression qu’il propose un autre récit que celui qu’il offre : ce sont cette fois les récits « du même genre », avec les représentations d’extra-terrestres qui commencent à fleurir à l’époque, qui nous font voir un cadre martien dans ce récit de l’Ouest. Certes, il ne s’agit pas dans ce cas d’un plagiat, puisque l’auteur ne reprend ici rien à proprement parler, mais il n’empêche que le sentiment d’être dans un récit martien est une construction du lecteur à partir d’un hors-texte implicite.

30Tous les récits de genre ne constituent pas cependant leurs univers de fiction par emprunts architextuels comme le font ici le roman de Buffalo Bill et plus encore celui de Jean de La Hire. Mais ils sont nombreux à convoquer, d’une façon ou d’une autre, ces imaginaires architextuels – jusqu’à Stevenson, qui décrit L’Ile au trésor comme une réécriture des œuvres du même genre (mais selon des modalités extrêmement différentes de celles de Jean de La Hire bien entendu)27. Les plus grands auteurs ne procèdent de toute façon jamais uniquement par emprunts : ils réinventent les stéréotypes génériques, les remotivent, les hybrident et, souvent, les mettent à mal. Dans le cas des récits les plus populaires, une telle logique, si elle ne prend pas des formes aussi grossières que chez Jean de La Hire, se retrouve le plus souvent. Les auteurs ne développent pas vraiment un univers de fiction, mais se contentent de reprendre quelques éléments signifiants des récits du même genre et dans le même univers : traits associés au peuple et à la région décrite, événements et structure narrative attendus dans le cadre ou le type de récit privilégié, etc. Il n’y a pas dans bien des œuvres de mise en scène d’un monde, mais un renvoi, à travers quelques termes clés, à un univers générique purement intertextuel.

31Dans ce cas, le genre n’est qu’une panoplie préexistante que l’auteur peut enfiler à son gré sur le squelette d’une structure narrative éprouvée en se contentant tout au plus d’insister sur quelques « lieux » de la narration (dans les récits qui nous intéressent, que l’on associe au vaste champ du roman d’aventures, ces lieux seront ceux de l’initiation héroïque, de la geste du héros solaire, du défi lancé, etc.). Aventures historiques, géographiques, urbaines ou fantastiques, les récits peuvent s’adapter à tous les cadres et, au gré de son voyage autour du monde, le héros peut tour à tour vivre une aventure maritime, les épisodes d’une robinsonnade, ou s’élancer pour quelques chapitres dans les airs à bord d’une machine imaginaire28. Cela signifie que, pour bien des genres populaires, il n’existe pas de structure narrative nécessaire, et que l’on peut donner l’impression de genre avec quelques éléments thématiques limités. C’est ce qui avait conduit le critique espagnol Juan Ignacio Ferreras à associer au roman d’aventures la notion de parasitisme29. Pour celui-ci, les genres populaires expriment des problèmes fondamentaux : ainsi, la science-fiction et le roman historique formuleraient chacun à leur façon la tension entre l’individu et la société, l’un en recherchant dans le passé une clé de lecture du présent, l’autre extrapolant dans le futur les angoisses présentes. Mais pour Ferreras, on trouverait, face à ces récits « purs », des récits qu’il appelle parasites, lesquels correspondraient à la dégradation des thèmes et des stéréotypes des genres dans de simples intrigues d’aventure : les récits de cape et d’épée ou le space opera correspondraient à ces formes issues d’un roman d’aventure parasitant les récits de genre pur en se contentant de saupoudrer l’aventure de quelques éléments donnant l’impression du genre : le mousquetaire pour le récit de cape et d’épée ou le rayon laser pour le space opera30.

32Il faut reconnaître tout à la fois la grande pertinence de cette analyse et ses limites. Sa pertinence, parce qu’une telle description permet d’éviter l’écueil qui consiste à confondre toutes les œuvres populaires de genre en considérant qu’elles ne font toujours que reformuler à l’infini les mêmes stéréotypes, les mêmes trames. De la sorte, on peut mettre en évidence les auteurs qui, loin de penser le genre comme une simple panoplie à endosser, dialoguent avec les stéréotypes génériques, se les approprient pour développer un discours personnel sur le monde. Ferreras distingue les grands auteurs de genre en évacuant le tout-venant des auteurs sériels sans originalité, ceux qui n’existent que pour faire masse.

33Les limites d’une telle analyse, c’est qu’en insistant, au sein du genre, sur les œuvres de valeur – celles qui tentent de développer, à partir des canevas et des stéréotypes du genre, un discours personnel sur le monde – Ferreras paraît expulser la plupart des œuvres sérielles de son champ d’étude, sous prétexte que ces récits d’aventures n’apportent rien, et se contentent de reprendre clé en main les conventions que d’autres inventent. Autrement dit, il repousse la quasi-totalité des récits en ne s’intéressant qu’aux œuvres qui, en dialoguant avec le genre, le mettent à distance, et adoptent par là-même une position marginale.

34Certes, Jean de La Hire, en poussant à l’extrême la logique du parasitisme, vient confirmer la pertinence de l’analyse de Ferreras, en témoignant que l’effet de genre repose parfois sur des traits génériques étonnamment superficiels. Mais on pourrait dire qu’il met également en évidence les limites d’une telle analyse : s’il est possible de donner au lecteur le sentiment de basculer d’un genre à l’autre en ne modifiant que quelques mots, c’est qu’il existe une cohésion du genre que le lecteur ne peut repérer que parce qu’il est confronté à cette masse de récits reprenant les mêmes stéréotypes ; c’est donc bien la quantité des récits sériels qui crée l’effet de genre autant, sinon plus, que les auteurs originaux. Dès lors, le sentiment d’un genre unifié naît de la multiplication de récits similaires, de leur répétition au point de devenir une vox populi. C’est à ce concert des récits génériques que la voix de Jean de La Hire se mêle, et ce sont eux qui permettent l’enrichissement par stéréotypie générique.

35En ce sens, l’unité du genre repose sur les mêmes mécanismes que l’unité des stéréotypes pittoresques et racistes des aventures chinoises et turques. L’un comme l’autre sont le résultat d’une collaboration entre l’auteur et le lecteur dont le résultat est une plus grande cohérence, une plus grande vraisemblance et, en définitive, une plus grande séduction du récit. Dans le cas de Jean de La Hire, la cohésion stéréotypique repose moins sur les spécificités du récit raconté (puisqu’il n’y en a pas) que sur les autres récits diffus, images et imaginaires collectifs, vox populi que le lecteur va inconsciemment convoquer pour donner de la matière à l’œuvre. Plus généralement, ce cas extrême nous éclaire sur les mécanismes sériels de la lecture et de la production populaires : dans le récit de genre, parce que l’œuvre suppose la mise en perspective de la série, elle excède ses propres limites, et est nourrie de l’expérience sérielle du lecteur. Chaque image renvoie non seulement aux images similaires (par stéréotypie simple), mais, par métonymie, à un si grand nombre d’autres images auxquelles on l’a associée auparavant qu’elle finit par constituer un monde ; de même, la structure et les « lieux » narratifs, les oppositions, les éléments discursifs s’inscrivent en série, proposant un récit et une idéologie qui sont toujours déjà là parce qu’ils ne figurent pas tant dans le texte que dans les attentes du lecteur, dans sa tendance à toujours anticiper. La spécificité de Jean de La Hire est de pousser à l’extrême cette logique, jusqu’à générer un monstre littéraire, dans lequel le lecteur est davantage auctor que celui qui inscrit son nom en couverture. C’est parce qu’il existe une multiplicité de récits reprenant les mêmes thèmes et les mêmes images, de façon superficielle et préconstruite, que de tels romans ont pu séduire le lecteur de l’époque, qui ajoute du contenu là où il n’y a, pour ainsi dire, rien.

Notes de bas de page numériques

1 Paul Bleton, Ca se lit comme un roman policier, Québec, Nota Bene, 1999.
2 Jacques Dubois, Le roman policier ou la modernité, Paris, Nathan, 1992.
3 On trouve des éléments de biographie sur cet auteur dans Anne-Marie Thiesse, Le Roman du quotidien, Paris, Le Chemin Vert, 1984, et dans Alain Woodrow, La Femme bilboquet, Paris, Editions du Félin, 1993. Pour l’épisode collaborationniste, on peut lire les pages que consacre à l’homme Pascal Fouché dans son L’édition française sous l’occupation, Paris, Bibliothèque de littérature française contemporaine, 1987.
4 Jacques Van Herp, « Jean de La Hire, auteur populaire malgré lui », Cahiers de l’imaginaire, n° 13, 1984.
5 Jean de La Hire, réponse à Maurice Hamel, « Enquête sur le roman populaire », ABC artistique et littéraire, mai et juin 1929.
6 On en découvrira toutefois une liste impressionnante dans Le Chasseur d’illustrés, hors-série spécial Jean de La Hire, s. d.
7 Cf. Maurice de Bare, « Le roman “ littéraire ”, le roman “ populaire ” et les romans de Jean de La Hire », préface à Jean de La Hire, Le Zankador (premier volume des éditions complètes de l’auteur... elles n’ont compris qu’un volume), Paris, Ferenczi, 1927.
8 Respectivement 28 livraisons (Paris, Ferenczi, 1926), 52 livraisons (Ferenczi, 1932), 43, 108 et 75 livraisons (dans trois séries successives, en 1913, 1919 et 1935, chez Ferenczi) et 40 livraisons (Fayard, 1931).
9 Elle a été repérée par Marcel Lagneau : « A propos des “ boy-scouts ” de Jean de La Hire », Le Chasseur d’illustrés, n° 16, juillet 1970. Mais Marcel Lagneau reprend en partie les découvertes de Leclercq dans Désiré n° 7, octobre 1966.
10 Le fascicule n° 20 des Trois boy-scouts est ainsi la version condensée de La Captive du Dragon Noir, roman pourtant publié chez un concurrent, Tallandier, qui n’a très probablement jamais eu vent du larcin.
11 « Jeu et sérialité dans L’As des boy-scouts, ou le tour du genre en 52 fascicules », Le Livre pour les enfants, regards critiques offerts à Isabelle Nières Chevrel, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006.
12 Par exemple dans le fascicule 13 l’apparition incompréhensible d’un certain Yahi, avec lequel les protagonistes semblent pourtant familiers.
13 Toute une partie des Grandes aventures d’un boy-scout est une reprise du Mystère des XV de l’auteur, publié chez le même éditeur.
14 Pour le destin étonnant en Europe des aventures de ce fameux tueur de bisons, on peut consulter les nombreuses pages que lui consacrent Franco Cristofori et Alberto Menarini dans Eroi del racconto popolare, volume deux, Bologne, Edizioni Edison, 1987.
15 Paris, Tallandier, 1935.
16 Les numéros 224 et suivants de la série.
17 Buffalo Bill, n° 144.
18 Buffalo Bill, op. cit., pp. 118-119.
19 Buffalo Bill, op. cit., p. 6.
20 Ruth Amossy, « Les récits médiatiques de grande diffusion au prisme de l’argumentation dans le discours : le cas des romans-feuilletons », Belphégor, 2006.
21 Ruth Amossy, Les idées reçues, Paris, Nathan, 1991.
22 Umberto Eco, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985.
23 Comme cette célèbre définition proposée par Louis Boussenard des Chinois, « Fourbes, vindicatifs, menteurs, et par-dessus tout féroces, les Chinois sont de dangereux ennemis », Voyages et aventures de Mademoiselle Friquette, Paris, Flammarion, 1897, chapitre IV. On n’a peut-être pas assez remarqué combien la pensée gnomique, en convoquant la vox populi, cherche moins à s’imposer par l’évidence qu’à retrouver, dans le domaine des idées, les mécanismes sériels de l’écriture et de la lecture populaire
24 Mais ces autres descriptions extraordinaires s’expliquent parfois encore par un plagiat hâtif : si, comme l’a montré Jacques Van Herp, la population souterraine de Saturne abuse dans le roman d’hispanismes, c’est simplement que l’épisode est repris des Trois boy-scouts (« Jean de La Hire, auteur populaire malgré lui », Cahiers de l’imaginaire, n° 13, op. cit.).
25 Rappelons que cette série, lancée par Street and Smith en 1901 a compris 591 livraisons d’un roman complet avant son remplacement en 1912 par une seconde série. En France, l’éditeur allemand Eichler lance la collection le 12 janvier 1907. Lorsqu’elle s’arrête le premier août 1914 (avec la disparition de l’éditeur du fait de la guerre), elle comprend 394 livraisons.
26 T. Pavel, Univers de la fiction, Paris, Seuil, 1988 ; Peirce, Ecrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978.
27 R. L. Stevenson, « Mon premier livre, L’île au trésor », Essais sur l’art de la fiction, Paris, La Table Ronde, 1988.
28 Matthieu Letourneux,  « Jeu et sérialité dans L’As des boy-scouts, ou le tour du genre en 52 fascicules », Le Livre pour les enfants, regards critiques offerts à Isabelle Nières Chevrel, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006.
29Juan Ignacio Ferreras, El triunfo del liberalismo y de la novela histórica (1830-1870), Madrid, Taurus Ediciones, 1976 et Juan Ignacio Ferreras, La novela de Ciencia Ficción, Madrid, Siglo veintiuno de España, 1972.
30 Les possibilités de transposition superficielle sont sans doute plus faciles avec des genres populaires dont la logique architextuelle repose avant tout sur des traits thématiques, mais même dans les genres que l’on associe à des structures narratives fortes (comme dans le récit policier, qu’Umberto Eco prend comme exemple de « fabula préfabriquée », mais dont certaines séries policières télévisées nous montrent qu’un détective et un pistolet suffisent à créer l’impression de genre), on peut trouver ce type de récits d’aventures à panoplie.

Pour citer cet article

Matthieu Letourneux, « Répétition, variation… et autoplagiat », paru dans Loxias, Loxias 17, mis en ligne le 07 juin 2007, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=1699.


Auteurs

Matthieu Letourneux

Matthieu Letourneux est maître de conférences en littérature à l’Université Paris X. Ses travaux portent sur les cultures populaires et les cultures de jeunesse auxquelles il a consacré un grand nombre d’articles. Il a réalisé chez Robert Laffont (Bouquins) les éditions des œuvres d’Emilio Salgari et de Gustave Aimard, ainsi que le premier volume des Mystères du peuple d’Eugène Sue. Il a codirigé avec Pierre Brunel et Frédéric Mancier le Dictionnaire des mythes d’aujourd’hui et prépare avec Jean-Yves Mollier une étude consacrée à la maison d’édition Jules Tallandier.