Loxias | 75. Autour des programmes d'agrégation et concours 2022 | I. Autour des programmes 2022 

Francesca Romana Nocchi  : 

Exultas nimiumque gestis : les excès d’une âme ardente dans la poésie de Catulle

Résumé

Les Carmina de Catulle révèlent un tempérament aux émotions fortes, qui conduit souvent à des réactions autodestructrices et violentes. Le but de cette intervention est celui de présenter deux visages différents mais complémentaires du poète : d’une part, l’homme qui, atteint d’une faiblesse psychique, subit sa relation avec Lesbia comme une “maladie” de l’âme ; même si Catulle, par rapport à ce topos, datant de la tragédie grecque, prend conscience au c. 51 qu’il peut nier son consentement à la perturbatio animi de par sa propre voluntas. D’autre part, le critique littéraire impitoyable, qui s’insurge contre les écrivains qui cherchent à obtenir son approbation : contre eux, il utilise les mêmes imperfections stylistiques commises par ses adversaires, le c. 44, par exemple, peut être interprété de comme une parodie pleine d’esprit de la froide prose légaliste de Publius Sestius. Une personnalité, donc, aux tendances extrêmes, qui retrouve cependant son équilibre dans la composition harmonieuse et étudiée de ses écrits.

Abstract

Exultas nimiumque gestis: the excesses of an ardent soul in the poetry of Catullus
Catullus
carmina reveal a temperament of strong emotions, which often leads to self-destructive and violent reactions. With this intervention we intend to present two different, yet complementary faces of the poet: the man who, characterized by psychic weakness, suffers his relationship with Lesbia as a “disease” of the soul; with respect to this topos, dating back to Greek tragedy, however, Catullus becomes aware in c. 51 that he can deny assent to the perturbatio animi with his own voluntas. On the other hand, Catullus is also a ruthless literary critic, who rails against those writers who would like his consent: against them he makes use of the same stylistic imperfections as his adversaries, as occurs in c. 44, which can be understood as a witty parody of the cold legalistic prose of Publius Sestius. A personality, therefore, with extreme tendencies, which recovers, however, its balance in the harmonious and studied composition of his writings.

Index

Mots-clés : amour écrasant , parodie littéraire, revanche sociale, rhétorique, Sappho

Texte intégral

1L’image la plus répandue de Catulle est celle du poète enflammé de passion pour Lesbia : ses poèmes semblent se nourrir de l’excès et des tons véhéments qu’il utilise pour exprimer à la fois l’amour et la haine. Et pourtant, à certains moments, même dans sa façon tourmentée de vivre sa relation avec Lesbia, une lueur de conscience de soi et de rationalité semblerait venir offrir au poète la possibilité d’une rédemption. C’est le cas du c. 51, un poème déjà très étudié qui offre cependant de continuelles et nouvelles possibilités d’interprétation. Je voudrais m’appuyer sur l’une d’entre elles, récemment proposée par Franco Bellandi1, pour faire quelques considérations, notamment en ce qui concerne la relation qui lie le texte aux modèles grecs.

2Tout d’abord, il faut préciser que les carmina de Catulle offrent une vision diversifiée de l’amour : l’amour comme eros, l’amour parfois obscène, quelquefois encore caractérisé par le lepos et le lusus à la manière de l’amour callimaquéen. Vues sous cet angle, les relations amoureuses ne sont pas compromettantes, elles ne bouleversent pas l’âme, mais sont traversées par une subtile ironie, par le désenchantement, comme dans le cas d’Aufillena, une matrone qui n’appréciait pas sa monogamie (c. 111) ou d’Ipsitilla à laquelle le poète propose une sieste d’amour (c. 32). De ce groupe font également partie certains des poèmes dédiés à Lesbia : la femme est parfaitement intégrée dans le monde des sodales de Catulle, qui respectent un code de conduite fondé sur la venustas et le lepos : il s’agit notamment des poèmes 2-3, dédiés au moineau de Lesbia, où la critique de la femme, superficielle et incapable d’un amour profond, est exprimée avec l’élégance et le raffinement de l’ironie ; ou du c. 86, dans lequel la pulcherrima Lesbia l’emporte sur la gracieuse Quintia, précisément en raison du canon de la venustas.

3À côté de ces poèmes au ton léger, il y en a d’autres qui expriment une grande souffrance, mais celle-ci passe toujours à travers le filtre des modèles littéraires grecs. Dans la poésie du pathos, curieusement, il n’y a pas de place pour l’eros, à moins qu’il ne s’agisse d’une tentative de réaliser le discidium, auquel cas Lesbia est assimilée à une prostituée : tout le monde connaît l’image de la femme qui n’est jamais rassasiée d’amour et qui éreinte tous ses amants (c. 11, 20) ou qui revêt les traits d’une prostituée (c. 37 et 58). Dans le reste de la production de Catulle consacrée à Lesbia, en revanche, coexistent deux visions opposées de ce que l’on a défini comme l’“amour-passionˮ : l’amour comme force vitale, raison de vivre, sentiment gratifiant et motivant, ainsi qu’il est représenté au c. 5, connu comme le “carme des baisersˮ, bien que, comme nous allons le voir, il n’en soit pas tout à fait ainsi. Ici non plus, en effet, l’amour de Catulle n’est pas “sainˮ, mais caractérisé par des tons excessifs, qui révèlent un manque d’équilibre, une exultatio névrotique qui pousse le poète à une demande hyperbolique de baisers et à s’autoproclamer vesanus au c. 7, 10.

4D’autre part, il existe un amour destructeur, qui brise les défenses de l’ego, et c’est ce qui apparaît au c. 51. Il est bien connu que cette composition reprend le modèle du fragment 31 de Sappho aux éditions Voigt2 selon la technique du “renvoi initialˮ et, de fait, elle y est très fidèle, bien qu’elle contienne de légères innovations par ailleurs non négligeables : au vers 2, où Catulle va même jusqu’à reconnaître à son rival une supériorité sur les dieux, selon un module typique de l’épigramme hellénistique3 ; l’introduction de l’adjectif miser, typique du langage néotérique ; l’apostrophe à Lesbia et l’auto-apostrophe finale ; la dernière strophe, consacrée à la réflexion sur l’otium ; enfin, des “compressionsˮ significatives des strophes saphiques en une seule strophe (comme dans la troisième). Dans ce poème, l’amour est une force destructrice, qui fait vaciller l’équilibre du poète, éperdu, en proie au désespoir et au désordre psychologique.

5On pense généralement que la conception de l’amour de Catulle et celle de Sappho coïncidaient et que c’est la raison pour laquelle Catulle a choisi pour sa bien-aimée le pseudonyme de “Lesbiaˮ (du nom de l’île de la poétesse)4 précisément à l’occasion de cette traduction5. En réalité, la poétesse grecque connaît aussi la vision de l’amour comme force exaltante : elle l’exprime au fragment 16 Voigt, lorsque Hélène devient la nouvelle héroïne pour avoir eu le courage d’abandonner ses parents, sa fille et son mari afin de suivre son amant, en contradiction avec le cliché de la femme fidèle à ses devoirs, alors que Catulle condamne durement les femmes infidèles, non seulement Lesbia, mais aussi Hélène (c. 68, 103). La définition de l’amour selon Sappho, comme force “douce-amèreˮ est également célèbre (fr. 130 Voigt) : chez la poétesse, cependant, on ne trouve pas l’idée de l’amour “maladieˮ de l’âme, que l’on observe au contraire chez Catulle6, notamment aux derniers vers du c. 51. L’opération réalisée par Catulle a consisté à filtrer le texte saphique à travers la lecture qu’en ont faite des auteurs comme Euripide et Apollonios de Rhodes, pour qui l’amour est une force écrasante, à laquelle l’homme ne peut résister et doit céder parce qu’elle est plus forte que lui ; elle vient des dieux. Dans les chœurs tragiques, il y a une mise en garde constante contre le μηδὲν ἄγαν, que l’on retrouve notamment déjà dans la Médée et l’Hippolyte d’Euripide7, où les personnages sont poussés à des gestes extrêmes par un amour qui dépasse toute limite rationnelle8 et dont les symptômes sont inspirés du fr. 31 Voigt de Sappho : le sentiment démesuré ne mène qu’au malheur. Sappho exprime la symptomatologie de l’amour avec les termes médicaux d’une crise de panique : chez la poétesse grecque, en revanche, l’idée d’une passion destructrice n’apparaît pas. Le fragment 31 Voigt, qu’il soit interprété comme un épithalame, comme un moment d’égarement dû au détachement du maître de son élève ou, enfin, comme un “chemin paideutiqueˮ préparatoire à l’expérience de la douleur, se termine avec la conscience que ‘tout peut être toléré’ : pour mieux dire, Sappho ne sombre pas dans un désespoir morose, mais sait qu’elle s’en remettra. Cette vision somme toute positive de l’amour n’est pas celle que Catulle nous présente : en effet, le Véronèse commence son fragment par une reprise presque littérale de Sappho, mais il termine en éliminant la dernière strophe, celle où les symptômes sont les plus violents : malgré tout, le poète trahit nos attentes. Sa conception, en effet, n’est pas analogue à celle de Sappho, mais subit la réinterprétation pessimiste, négative et frileuse du fragment 31 Voigt donnée par Euripide. La dernière strophe, en effet, nous montre un Catulle perplexe : l’otium, comme choix de vie et de poétique, comme dévouement total à l’amour et à la femme, y est remis en question, le poète l’évoque avec crainte et perplexité, d’un ton sûrement plus sombre que celui de l’original de Sappho, il craint qu’il ne le conduise à sa fin. De la même manière, Lucrèce décrit les dangers de l’amor unius (4, 1066), probable source d’une fixation obsessionnelle dont l’objet devient notre unique raison de vivre : un phénomène similaire à la “cristallisationˮ de Stendhal, que l’on retrouve par exemple, chez Apollonios de Rhodes, dans la caractérisation de Médée pour laquelle personne ne peut égaler Jason (3, 457), et certainement aussi dans l’idéalisation de Lesbia par Catulle. On a souvent insisté sur le fait que le c. 51 est étroitement lié au c. 11 : tous deux en strophes saphiques, ils marqueraient respectivement le début et la fin de l’histoire avec Lesbia. En réalité, il n’est pas sûr que le c. 51 représente le moment initial de la relation avec Lesbia. Catulle semble plutôt décrire les effets que la vue de Lesbia produit sur lui à chaque fois qu’il la rencontre et son sentiment d’égarement et de perte de contrôle de soi, exprimé de façon emblématique par l’adjectif miser (v. 5). Cette condition est clairement définie à travers la comparaison avec l’autre soupirant, qui, au contraire, ne semble souffrir d’aucun trouble ; la similitude avec l’être divin ne dérive pas non plus de la jalousie éprouvée en voyant l’homme flirter avec Lesbia, mais précisément de la constatation de son imperturbabilité. En ce sens, l’utilisation de verbes indiquant l’acte de “contemplerˮ Lesbia est emblématique.

6Le regard devient, surtout dans l’épigramme de Meleager9, le principal vecteur de l’amour : tandis que le prétendant, dans une condition hiératique, regarde Lesbia et reste serein, dès que Catulle aspexit la femme, il éprouve le “syndrome saphiqueˮ, qui “lui arrache tous ses sensˮ, le jetant dans une condition d’impuissance et de perte de contrôle de soi. Le choix du fréquentatif specto, renforcé par l’adverbe identidem, qui souligne l’itération et la durée de l’action, montre que l’homme soutient le regard de Lesbia, en toute sérénité et semble même béat de cette condition ; le verbe de ponctuation aspicio, en revanche, met en évidence l’égarement soudain de Catulle, incapable de rester compos sui face à sa bien-aimée. Les effets produits par Lesbia sur Catulle sont plus négatifs qu’exaltants car ils perturbent le Moi du poète, qui souffre d’aphasie, de sueurs froides, de bourdonnements d’oreilles et d’une sensation d’évanouissement. Cette condition d’“inférioritéˮ émotionnelle incite le poète à réfléchir, et c’est ce qui se produit dans les derniers vers. C’est précisément à partir de cette comparaison qu’il redécouvre sa propre fragilité émotionnelle : en effet, la lecture de Sappho à travers l’interprétation des tragédiens et celle du personnage de Médée chez Apollonios de Rhodes le conduisent à cette considération. Pour Catulle, l’amour devient une force dévastatrice, il n’a plus d’implications positives : le carme est un moment de conscience bref mais lucide, dans lequel le poète comprend que c’est sa façon excessive d’aimer qui est malsaine, mais qu’il peut refuser de succomber à la voluntas et se détacher de cette relation, qui pour lui est néfaste, du moment que, otio exultat nimiumque gestit (c. 51, 14) : ces deux verbes à l’instar du verbe insanire au c. 8, évoquent généralement un comportement excessif, tout autant sur le plan émotionnel que du point de vue physique et relationnel. Le poète transgresse les canons du typique decorum romain. Cette considération suggère toutefois que le carme ne peut être situé dès les premiers moments de l’histoire d’amour. Catulle a déjà fait plusieurs fois l’expérience des effets dévastateurs de Lesbia sur lui, et il en reconnaît les signes précisément à travers sa réinterprétation du fragment saphique. Ce qui change, par rapport à la vision archaïque du bouleversement amoureux, et qui donne à la vision de Catulle une touche de modernité, c’est que le pathos n’est plus le produit d’une intervention divine, comme, par exemple, il l’avait été pour Hélène au fr. 16 Voigt de la poétesse de Lesbos, mais devient la conséquence d’une altération émotionnelle, d’une perturbatio animi liée à la fragilité de l’amant qui est, cependant, responsable de ses propres choix et peut faire marche arrière. Catulle ne le fait pas et il est donc tout aussi coupable que Lesbia, mais dans ce chant, il apparaît bien qu’il est conscient que l’excès de son modus amandi ne doit pas être attribué à l’objet de son amour, mais à ses propres besoins émotionnels. Cette considération, elle aussi, doit beaucoup à la tragédie d’Euripide : il est clair que Phèdre, dans l’Hippolyte, comprend qu’elle pourrait brider sa passion (v. 398-399), mais elle se rend compte que la force de sa détresse psychologique l’empêche d’y renoncer. C’est la même condition intérieure qui empêche Catulle de lui opposer sa propre voluntas.

7Cette conception ne résout cependant pas complètement le problème de la dernière strophe10 : en effet, Catulle, non seulement rompt le lien avec le poème saphique, mais encore, il en change l’apostrophe, qui ne s’adresse plus à Lesbia, mais à lui-même. La question de savoir si l’on doit la considérer comme faisant partie intégrante du poème a fait l’objet de nombreux débats : on a supposé qu’il s’agissait d’un ajout médiéval effectué par un interpolateur souhaitant réprimander le poète, ou par un Catulle plus mûr et désormais désabusé, qui commentait ses erreurs de jeunesse en se référant aux mores antiqui ; ou encore, on a supputé qu’il s’agissait d’un autre poème, fusionné ultérieurement avec la traduction saphique. Récemment, l’idée d’un chant amœbée a gagné en crédibilité : à Catulle, qui rend hommage à Lesbia par ses vers d’amour, Lesbia elle-même répondrait, toujours par la plume du poète, sous la forme d’une prosopopée, tentant de dissuader le poète dans une sorte de dialogue poétique. Alessandro Fo11, allant plus loin, a même émis l’hypothèse que la strophe avait été écrite par Lesbia elle-même, parfaitement intégrée dans le cercle des sodales de Catulle, comme docta puella, et donc capable d’apprécier la poésie de Sappho et de répondre à Catulle sous forme poétique. Un chant amœbée, donc, une note en réponse aux avances du poète, formulée de manière élégante et polie à travers une “traductionˮ, à laquelle la femme répond de manière tout aussi raffinée et allusive mais sans détours et “en rimesˮ. Il s’agirait d’une de ces situations typiques de la libéralité de Catulle où, entre le lepos et le sal, Catulle raconte un échange de vues entre des personnes qui partagent les mêmes idéaux12, mais dans ce cas, il faudrait situer le poème aux premiers stades de l’amour.

8Il existe de nombreuses hypothèses, dont aucune n’est définitive, mais l’idée qui se dégage certainement de ce poème est celle d’un homme aux émotions fortes qui, devant ses contemporains, n’avait pas peur de montrer sa propre fragilité, à une époque où cela n’était pas une caractéristique très répandue. L’opération réalisée par Catulle est celle d’avoir attribué une symptomatologie amoureuse typiquement féminine à un homme, habituellement caractérisé dans la société romaine, par la virilitas. Cette effeminatio13 ressort surtout dans la comparaison avec l’ille... par... deo (c. 51, 1) alors que Catulle est miser (c. 51, 5), malheureux, profondément troublé : sa réaction est probablement celle d’une personnalité fragile, dont l’identité masculine est mise à rude épreuve par une femme forte, bien loin des clichés conventionnels. Il ne s’agit donc certainement pas d’un carme de la jalousie, mais d’une auto-analyse qui bouleverse le poète se découvrant incapable de dominer ses pulsions.

9Il s’agit d’une caractéristique fortement émotive du poète qui l’utilise également pour exprimer son hostilité, en particulier envers tous ceux dont le comportement lui semble incivil (inurbani) et grossier (rustici). Cette agressivité du poète ne se manifeste cependant pas toujours à travers des tons virulents, elle peut quelquefois être plus subtile mais tout aussi acérée.

10Nous trouvons au chant 44 un exemple de cette subtilité lexicale de Catulle : le poète a été invité à dîner par l’orateur Sestius et il est probablement flatté de bénéficier de toutes les opportunités de cette occasion mondaine14, mais il y a une condition à remplir : l’amphitryon demande au préalable à ses invités de lire une de ses compositions, venimeuse et peu captivante. Catulle tombe malade et se retire dans sa maison de campagne dans la Sabine ou à Tivoli, où il va complètement se rétablir tout en souhaitant, pour le futur, le même sort à Sestius qui l’a rendu malade. Le poème “en énigmesˮ est construit sur le double-sens de frigidus : son discours est tellement “froidˮ qu’il a provoqué le rhume de Catulle, qui a dû se retirer à la campagne pour se soigner, manquant ainsi l’occasion du dîner, à contrecœur ou par un coup de chance15. Des thématiques diverses sont ici mêlées : l’invitation à dîner, l’aition (l’origine) de la maladie, la critique littéraire, l’hymne adressé à la maison de campagne, nouvelle divinité ou mère salvifique (v. 14 sinum). Les aspects dignes d’intérêt de cette composition sont donc nombreux, car elle représente la rencontre de genres différents, des iambes de Callimaque à l’hymne inspiré à Théocrite :

111/ la valeur amphibolique médico/littéraire de frigidus ;

122/ la parodie de la prose légaliste de Sestius, présente en particulier dans les cinq premiers vers : dans ce cas la forme même du chant, au-delà de son contenu, devient l’expression de l’invective (scomma) contre l’arrogant avocat ;

133/ le désir de revanche sociale de Catulle, souillé par son désir de participation au dîner et la revendication topographique du fundus à la campagne : en ce sens, le poème peut être également lu comme un cas de punition de l’arrivisme16.

14Au vers 8 le poète déclare que la cause de son malaise est liée à l’estomac, mais on apprend par la suite qu’il s’agissait d’un vilain rhume. Quel est le lien entre ces deux affections ? Catulle a sûrement mal digéré quelque chose. On a supputé que la clé de lecture se trouvait dans l’adjectif frigidus. Le “scommaˮ (invective) adressé à la froideur de cette composition est pour la première fois codifié selon un contexte rhétorique : frigidus et frigere, ψυχρός et ψυχρότης sont des termes techniques de la critique littéraire, indiquant le mauvais goût manifeste de la pompe, de l’affectation, ou de la préciosité de certains écrits. Aristote17 indique quatre causes de froideur dans la prose : (1) l’usage de mots composés qui semblent poétiques ; (2) l’ajout de termes inusuels ; (3) l’emploi d’épithètes longues, inopportunes ou emphatiques, bonnes pour la poésie mais pas pour la prose ; (4) les métaphores inappropriées.

15Demetrios de Phalère, dans le De elocutione (IIIe s. av. J.-C.), rapporte la définition de la ψυχρότης selon Théophraste : « Théophraste définit ainsi le style “froidˮ : un style excessivement familier » (Θεόφραστος οὕτως· ψυχρόν ἐστι τὸ ὑπερβάλλον τὴν οἰκείαν ἀπαγγελίαν)18 et ajoute aux considérations stylistiques d’Aristote, celles concernant la pensée, qui peut être exagérée ou impossible, et celles concernant le rythme, qui peut varier par excès ou par défaut19. Quintilien20 souligne à son tour que le frigus est la conséquence de l’inexpérience, de la vulgarité ou de la répugnance et peut également se manifester à travers l’attitude, par exemple, lorsque dans l’épilogue, l’accusé contrairement à son propre défenseur, reste impassible au lieu de se sentir concerné ou angoissé dans l’attente du verdict. On disait de l’orateur Titus Iuventius qu’il était excessivement lent et froid dans son élocution (lentus in dicendo et paene frigidus) ; de même Pison, bien que possédant des qualités indéniables d’éloquence, devenait souvent stomachosus (“ennuyeuxˮ) et frigidus (“dépourvu d’effetsˮ)21. La ψυχρότης pouvait donc, se manifester en différentes circonstances de l’art oratoire, mais ce motif était déjà devenu topique auparavant, dans la poésie comique, où il avait pris le ton de la moquerie : dans Les Acharniens d’Aristophane, une tragédie de Théognis suffit à congeler tous les fleuves de Thrace22 ; les comédies de Diphile font refroidir le vin23 ; le rhéteur Sabineius, à force de pédanteries, congèle les thermes de Néron, célèbres pour leur chaleur24 ; Hégésias de Magnésie25, à la naissance d’Alexandre, prononça une phrase si froide et inopportune (nous dirions aujourd’hui en italien : freddura, calembour), qu’elle aurait pu éteindre l’incendie qui s’était déclaré dans le temple d’Artémis le même jour. En effet, le carme 44 contient à la fois des motifs rhétoriques et comiques, et comme nous allons le voir, il s’insère parfaitement dans les deux genres. L’oraison De Antium petitorem ne plaît donc pas à Catulle, qui, pétrifié par l’exécrable qualité du style de Sestius, attrape un bon rhume. Du reste Cicéron lui-même nourrissait des doutes sur les capacités rhétoriques de Sextus : ils étaient pourtant amis et s’étaient soutenus en différentes occasions. Publius Sestius vint en aide à Cicéron en 63 av. J.-C. lors de la répression contre la conjuration des Catilinaires, et il facilita plus tard son retour dans la mère patrie26. Cicéron, à son tour, prit sa défense en 56 dans la Pro Sestio et quatre années plus tard lors d’une cause de ambitu (corruption politique). Toutefois le natif d’Arpinum a souvent émis de nombreux doutes à propos du style de son ami : des écrits épistolaires de Cicéron, on peut même déduire que le nom Sestius était devenu synonyme de style médiocre : en 49, il déplore la décision de confier aux soins de Sestius la rédaction d’une importante lettre de Pompée à César (accusavi mecum ipse Pompeium qui, cum scriptor luculentus esset, tantas res atque eas quae in omnium manus venturae essent Sestio nostro scribendas dederit. Itaque nihil umquam legi scriptum Sestiodesteron)27, et dans l’une des Familiares l’orateur se plaint du fait qu’on lui attribue les épigrammes d’autres auteurs, notamment celles de Sestius (omnia omnium dicta, in his etiam Sestiana)28.

16Il est fort probable que la première partie de la composition représente une allusion parodique au style oratoire de Sestius : les cinq premiers vers sont en nette contradiction avec le jargon technique qui caractérise tout le reste du poème. Le ton soutenu utilisé par l’auteur n’est pas anodin, il contient en soi un message. Ce type de langage affecté, caractérisé par la présence d’archaïsmes, coïncide avec la définition de frigidus/ψυχρός fournie par Aristote et indiquant une erreur rhétorique. Il s’agit d’un mélange entre un style de nature juridique, comme l’a supposé pour la première fois Alessandro Ronconi29, et un style de nature typiquement religieuse30. C’est en ce sens que l’utilisation de autumo (v. 2), présente à cette époque-là dans le milieu juridique pour les réfutations ou dans la poésie, mais dans le contexte des discussions légales, est emblématique : dans les Satires31 d’Horace Stertinius défend le stoïcisme avec les tons parodiques d’une entrée en matière judiciaire. Un siècle plus tard, à l’époque de Quintilien32, ce terme fera déjà partie des archaïsmes : de par son appartenance aux tragiques – recommande le rhéteur – il n’est pas approprié au langage oratoire et n’est pas apprécié par le public, qui éprouve des difficultés à le comprendre33. On le retrouve en fait aussi bien chez Sénèque tragédien34 que dans les textes comiques. Le style de Sestius visait probablement à provoquer la stupeur à travers l’usage de termes archaïques, poétiques, mais l’objectif premier de l’orateur est celui de garantir la clarté de son discours : son public n’est pas toujours en mesure de saisir les nuances d’un discours juridique et encore moins celles d’un langage poétique, peu approprié à la prose, comme l’avait déjà spécifié Aristote. Ainsi quovis… pignore… contendunt (v. 4) relève de la même dimension juridique35 ; enfin, le verbe recepso (v. 19) est un archaïsme déjà présent dans les XII Tables36. Le langage de Catulle imite probablement sous forme de parodie le lexique de l’oraison que le poète avait lue. Par contre, l’invocation initiale au domaine suburbanus et l’anaphore seu… seu récupère une formule typique de l’hymne, avec une emphase qui se veut ironique : une expression rituelle analogue, même si elle n’est pas complètement identique, est présente dans le c. 36 de Catulle, une prière adressée à Vénus qui passe en revue tous les lieux de dévotion à la déesse ; dans le Carmen Saeculare d’Horace (v. 15-16) Diane est également apostrophée de la même manière : sive tu Lucina probas vocari / seu Genitalis. Ici le domaine suburbanus est évoqué tel un dieu guérisseur, et Catulle exprime sa gratitude, en choisissant encore une fois, un archaïsme, grates / ago (v. 15-16), à la place du plus usuel gratias tibi ago ; sans compter des termes appartenant clairement au lexique de la prière comme ulta, peccatum (v. 17) et deprecor (v. 18). Enfin, la revendication de l’emplacement du domaine trouve son inspiration dans les registres d’un litige juridique que nous qualifierions aujourd’hui de “cadastralˮ. Dans son c. 35, Catulle avait déjà fait recours au type de langage solennel utilisé pour cet incipit, afin de résoudre l’énigme de la composition au moyen d’un aprosdoketon : déjà dans ce cas, le poète formule une requête qui n’est pas adressée au principal intéressé (comme dans le c. 44 la prière s’adresse au fundus), mais au papyrus, qu’il charge de transmettre un message à l’ami/ennemi, de façon apparemment très solennelle, en réalité dans le but de poursuivre un plagiaire de ses carmina. L’amorce au style ampoulé, déjà inappropriée en soi, contenant l’apostrophe adressée au domaine, et dont les vers imitent les arguties typiques d’un avocat, est suivie de vers qui mélangent le langage médical aux termes légaux dans le reste du poème.

17C’est ce même mélange de styles qui, dans l’épigr. 44, constitue un ultérieur aspect du frigus, de l’incongruence, mais il s’agit également d’un trait typique des carmina d’invective (scommatici). À travers des mots comme venter (v. 7), urtica (v. 15)37 ou des mots-clés tels gravedo et tussis (v. 13)38, le ton légal laisse la place au ton médical, que l’on retrouve ponctuellement dans l’art du traité (« Le discours véritable ») de Celse. Enfin, il est possible d’identifier dans le poème une autre composante typique de la poésie de Catulle : les croyances et les superstitions, liées au folklore et à l’univers de la magie. On retrouve souvent chez Catulle le concept de malus/pessimus poeta (c. 14, 23 ; 36, 6), qui est à la fois celui du poète incapable, mais également envieux, maléfique, qui selon une conception remontant à Callimaque a sur les autres une influence maligne39. Ainsi, Catulle lance dans les flammes les vers exécrables de Volusius (36, 18), mais Lesbia à son tour fera subir le même sort aux vers diffamatoires de Catulle (36, 8). Le feu est en effet l’élément purificateur par excellence et il peut éloigner le miasma, en amendant les vers contaminés du poète maudit, tout en corrigeant les maladresses du mauvais poète. C’est cette même caractéristique qui, appliquée dans le c. 44, au malus liber (v. 21) de Sestius, déclenche comme par hasard chez Catulle, une mala tussis (v. 7), comme sous l’effet d’une magie sympathique. Ce n’est pas non plus un hasard si les œuvres de Sestius sont définies comme scripta nefaria (v. 18) : nefas est ce qui s’oppose au fas, à ce qui est sacré et cette signification magique et religieuse indique bien que la maladie de Catulle est le fruit maléfique d’une oraison toxique plenam veneni et pestilentiae (v. 12) ; la peste, en effet, est souvent le signe d’un châtiment divin pour un acte sacrilège et le venenum est le φάρμακον, le philtre qui conduit à la mort. De la même manière, dans son c. 14 Catulle exprime son désappointement pour le cadeau de mauvais goût de son ami Calvus : tous les pessimi poetae, réunis dans une anthologie, le mèneront à sa fin (v. 5 : cur me tot male perderes poetis ?) ou même à la mort en l’espace d’un seul jour (v. 14 : continuo… die periret). Le livre qui les contient est défini de manière tristement prophétique comme sacer, maudit, et les volumes que Catulle va collecter afin de rendre la pareille à l’auteur de ce don funeste sont à leur tour venena (v. 19). Le chant 44 présente donc une série de clés de lecture qui s’entrecroisent et convergent toutes vers la mise à l’index d’un usage impropre de l’art de l’écriture, fût-il en prose ou en vers : quiconque l’utilise pour diffamer, blesser ou tout simplement sans en avoir la capacité, agit de façon sacrilège, et répand la malam sortem en tout lieu.

18On peut à juste titre inscrire ce poème dans la lignée des compositions consacrées au topos de l’invitation à dîner liée à la quête de l’éloge : l’amphitryon est certain d’obtenir la consécration de ses écrits, de conquérir l’éloge de la critique en échange d’un dîner somptueux, sans grosses différences avec la théorie d’Horace exprimée dans l’Ars poetica à propos du poète qui, « riche de terres et de biens appâte les laquais qui, gratifiés par cet honneur, finissent par verser des larmes d’émotion et danser au rythme de ses vers, car le flatteur s’agite bien davantage que celui qui estime sincèrement une œuvre »40. C’est également dans le Satyricon de Pétrone que Trimalcion soumet les convives à la lecture de ses exécrables compositions pour obtenir leurs applaudissements41. Le dîner de Sestius est donc une sorte de “vernissageˮ42 d’une œuvre que ses invités avaient lue et annotée tranquillement, afin de pouvoir exprimer une opinion pondérée et bien entendu élogieuse. La vérité est que Catulle désirait participer à un dîner qui lui aurait offert l’opportunité de nouer de nouvelles relations sociales (v. 9 : dum sumptuosas appetocenas ; v. 10 : dum volo esse conviva) qui lui auraient permis d’accéder au cercle restreint des citoyens de prestige qui gravitaient autour de Sestius, mais l’ambition coûte cher.

19Du reste, Catulle connaissait bien ce genre de faiblesses, si l’on en croit le témoignage de Suétone, selon lequel, même si César fut la cible préférée des attaques du poète, « lorsque Valerius Catulle lui présenta ses excuses, pour l’avoir marqué à jamais de ses vers injurieux contre Mamurra, il le retint à dîner et continua à fréquenter à son habitude, la maison de son père »43. En vérité, Catulle dans le c. 44 éprouvait à son propre égard un sentiment de honte et d’indignation pour s’être montré aussi lâche : à cause de son ventre (v. 8) il est tombé malade. Il voulait participer à un dîner fastueux et il a été puni pour s’être soumis à une lecture exécrable ; à la manière de Plaute, on pourrait dire qu’il a accompli un officium parasiticum44. Le chant 44 représente l’un des premiers témoignages de l’usage des dîners “littérairesˮ suivis de lectures en public, qui se répandra de plus en plus45, en particulier à l’époque de Pline46, même si probablement cette coutume avait déjà fait son apparition dans les Origines de Caton, lorsque celui-ci évoque les convivae célébrant les gestes d’hommes illustres à travers un accompagnement musical47.

20Mais ce n’est pas tout, on y narre également l’usage de l’échange réciproque de ses propres œuvres afin de les améliorer à travers une lecture attentive, comme le font Tacite et Pline48. On peut interpréter de la même manière le jugement porté par Furius Bibaculus sur Valerius Caton : Cato grammaticus, Latina Siren, / qui solus legit ac facit poetas (« le grammairien Caton, le seul qui lit et rend poète »)49, mais juste avant, il est dit qu’il docuit multos et nobiles, visusque est peridoneus praeceptor, maxime ad poeticam tendendibus (« en instruit beaucoup, des nobles aussi, il fut un maître au grand charisme, surtout pour ceux qui aspiraient à l’art de la poésie »), ce qui pourrait laisser entendre qu’il offrait sa critique constructive aux jeunes poètes pour les former et perfectionner leur style50. Au fil du temps, Martial admettra que plus qu’aux lectures individuelles, une part du succès de ses chants était due aux recitationes publiques, effectuées devant un cercle choisi, avant la publication de ses épigrammes, ce qui lui offrait la possibilité d’améliorer ses productions (si quid est enim, quod in libellis meis placeat, dictavit auditor)51. Il est probable que Sestius, à l’occasion de son somptueux banquet, s’attendait à un jugement absolument positif, et pour cette raison, Catulle, s’étant aperçu de la médiocrité de cette œuvre, se trouvait fort embarrassé. Sestius ressemble beaucoup à Suffène dans le c. 22 : ses livres ont une belle couverture, ils sont rédigés sur carta regia et dotés d’un parchemin de couleur pourpre, mais ils ne sont que le reflet de l’âme d’un vulgaire gardien de chèvres.

21Le poème n’est donc pas uniquement la rébellion d’un défenseur de la poésie raffinée, contre les petits poètes et les écrivains arrogants, mais il se présente également comme un important témoignage des habitudes naissantes du milieu littéraire, qui allaient se poursuivre à l’époque impériale. Cette “révolutionˮ est issue d’une nouvelle conception de la poésie comme lusus, un moment de partage et de maturité, à la fois artistique et éthique. La correspondance de Cicéron atteste que les hommes de lettres de l’époque de Catulle faisaient circuler leurs travaux parmi leur entourage afin d’obtenir leurs conseils avant leur publication52. Le c. 50 de type essentiellement “symposialˮ est en ce sens emblématique : c’est-à-dire qu’il voit le jour au sein d’un cénacle d’intellectuels pour qui la poésie est un pur divertissement. Le poète et son ami Calvus s’affrontent dans une improvisation pour la composition de versiculi : Catulle est tellement absorbé par cette compétition qu’il n’en dort pas la nuit, et pour trouver le repos il écrit le c. 50. Il s’agit donc d’une poésie métapoétique, mais il est évident que Catulle recherche l’approbation de son ami Calvus (v. 18-20) et il se mesure avec lui dans un certamen poétique afin de conquérir son estime. Les objectifs de cet échange en vers étaient par conséquent exemplaires, mais dans le c. 44, l’oraison que doit lire Catulle ne lui apporte rien. Il est en outre probable, comme le suggère Alessandro Fo53, que l’amphitryon était convaincu qu’une discussion sur les thèmes contenus dans l’oraison s’engagerait au cours du dîner, d’autant plus que la cible de Sestius était un certain Antius Restius, tribun en 68 av. J.-C. : celui-ci, en effet, avait présenté la loi Antia54, par laquelle il limitait non seulement les dépenses pour les banquets mais en interdisait également la fréquentation aux magistrats ou aux candidats à la magistrature afin d’éviter la corruption à but propagandiste ; lui-même donna le bon exemple en évitant de se présenter aux dîners toute sa vie durant. Il semble en outre qu’il fut politiquement proche de personnalités comme Favonius et Caton, à leur tour irréprochables55. Dans ce cas, l’allusion à Antius Restius pourrait acquérir une ultérieure veine satirique : désobéissant de manière opportune aux mesures du rival, Sestius a organisé un dîner dans le but précis d’entraver l’éventuelle candidature de son adversaire. Tout dépend de la signification que nous attribuerons au terme petitor : il pourrait s’agir de “l’avocat généralˮ, et donc de “l’accusateurˮ ou plus simplement de l’adversaire, du candidat56. Quoi qu’il en soit, Sestius semble déterminé à saper la crédibilité d’Antius. Catulle, ayant reçu au préalable l’oraison, comprend qu’il risque d’être mêlé à une situation embarrassante et se trouve bien aise de ne pouvoir y participer en invoquant des motifs de santé. Du reste, Macrobe57, se souvenant plus tard de cette loi qui avait de toute évidence causé des remous dans une Rome où régnait la corruption, admettra également bien qu’à contrecœur qu’elle n’avait pas été respectée.

22Le thème de l’ascension sociale, présent dans le désir ambitieux de participer à un dîner prestigieux, se précise dans la querelle concernant la localisation du domaine : Catulle situe avec insistance son domaine en terre tiburtine et non pas en Sabine, car il aspire à la propriété d’une demeure suburbana (v. 6), un lieu fréquenté par la bonne société romaine, de plus grand prestige qu’une demeure localisée dans la campagne sabine, décidément beaucoup plus rustique58. De toute évidence, la propriété se trouvait aux confins des deux localités, et cela alimentait les commérages des détracteurs de Catulle ; selon une savoureuse hypothèse d’Alessandro Fo59, l’un des plus acharnés fut certainement Egnatius, raillé par le poète pour la dentition éblouissante qu’il ne manquait jamais d’exhiber en public même dans des circonstances peu opportunes. Dans le c. 39, Catulle se vengerait donc de la médisance d’Egnatius, qui lui attribuait une propriété sabine, en affirmant que même si celui-ci n’avait pas été un véritable urbanus, citoyen de Rome, mais originaire des alentours et n’avait donc été qu’un “paysanˮ (v. 10 : esses aut Sabinus aut Tiburs), et même s’il avait été habitué à se laver les dents, son sourire irrévérencieux aurait été inacceptable (39, 10-14). Il existe en réalité bien d’autres questions qui gravitent autour de ce domaine et sont présentes dans un autre poème du corpus catullien, le c. 26. Celles-ci sont probablement liées à l’image que Catulle renvoyait de soi dans certains chants (cf. c. 13) : celle du poète sans le sou, au portefeuille poussiéreux (garni de toiles d’araignées). Dans le c. 26 Catulle, s’adressant à Furius, évoque une villula, propriété d’un quidam, qui n’est pas exposée aux vents ordinaires mais à ceux bien plus pestilentiels d’une hypothèque. Les manuscrits présentent à la fois les lectionesnostraˮ et “vestraˮ en référence à la villula : dans le premier cas (nostra), selon une interprétation tout aussi suggestive que complexe de Francesco Della Corte60, la villa appartiendrait à Catulle et correspondrait nécessairement à la propriété évoquée au c. 44. La requête d’un prêt de la part de Furius, (comme déjà évoqué dans le c. 23) essuie un refus de la part du poète, fauché comme les blés. Furius, alors, insinue que Catulle, riche propriétaire d’un fundus, seu Sabinus seu Tiburs pourrait hypothéquer sa demeure pour l’aider économiquement ; le c. 26 représenterait une recusatio en vers, où le poète affirme qu’une hypothèque pèse déjà sur sa propriété. Dans le second cas (vestra), par contre, la villula appartiendrait à Furius, qui, pauvre et criblé de dettes, a dû l’hypothéquer ; cette composition ferait partie du “cycle de Juventiusˮ, si l’on s’appuie sur le c. 23, fondé sur la vituperatio économique de Furius, rival en amour de Catulle. L’hypothèse de Della Corte nous contraint cependant à réduire le fundus à une simple villula (même pas une villa !), ce qui nous semble improbable et fort éloigné des revendications sociales exprimées par Catulle dans le c. 44, lorsqu’il évoque précisément son fundus suburbanus.

23Il n’empêche que l’ironie du poète serait tout de même capable de prendre pour cible cette propriété si chère à son cœur : l’emphase de départ et les tons hiératiques utilisés dans l’invocation du domaine s’estompent vers la fin du poème à travers la révélation du rôle plutôt dérisoire qui fut le sien et qui consista à héberger Catulle durant sa maladie. Un schéma identique se profile dans le c. 11 lorsque le poète semble tout d’abord demander une grosse faveur à Furius et à Aurelius, faveur qui se révèle être la remise d’un message de sa part à Lesbia pour l’envoyer au diable. On ne relève pas dans ce poème la trace d’une critique féroce : malgré la désapprobation de Catulle envers Sestius, c’est son ironie acérée qui prévaut envers les turpicula, ces mesquineries qui ne méritent même pas la véhémence du dédain, ainsi que l’affirme Cicéron dans le De oratore61. En effet le poème se conclut par un dernier aprosdoketon (outre la référence à la frigida oratio) tout à fait inattendu, entre le ton persifleur et l’ironie : Catulle ne dit pas clairement qu’il ne lira plus les discours de Sestius, mais il souhaite que la prochaine fois le terrible orateur tombe malade à sa place. Ce schéma reprend celui d’une ἀποπομπή, où celui qui craint le maléfice d’un adversaire demande qu’il se retourne contre son auteur. Le poète, qui semblait donc avoir compris où conduisent les péchés mignons de “ventreˮ (l’ambition du dîner), fait encore une fois retomber toute la faute sur l’opportunisme de son hôte.

24En réalité, toutefois, le paradoxe de cette conclusion n’est clair que si l’on se souvient du début : ici, le poète déclare que, finalement, peu importe que sa propriété se trouve sur le territoire de Tibur ou de Sabine, et qu’au fond, même s’il a cédé l’espace d’un instant à l’importance du statut social, il préfère invectiver quiconque l’oblige à une mauvaise lecture et renoncer ainsi à un dîner de gala. Pour Catulle l’habileté littéraire a plus de valeur que la reconnaissance sociale. Derrière cette satire poétique, se profile donc l’affirmation d’un idéal.

25Ces deux exemples (mais on en trouverait bien d’autres) mettent en évidence les tendances extrêmes de la personnalité de Catulle, qui parvient cependant à trouver son équilibre dans la composition harmonieuse de ses productions.

Notes de bas de page numériques

1 Franco Bellandi, « Lepos » e « pathos » : Studi su Catullo, Bologna, Pàtron, 2007, p. 165-253 ; Id., « “Amour passion” e amore coniugale nella poesia di Catullo : qualche considerazione », dans Alfredo M. Morelli (éd.), « Lepos » e « mores » : una giornata su Catullo. Atti del Convegno Internazionale. Cassino, 27 maggio 2010, Cassino, Università di Cassino, 2012, p. 13-71.

2 Eva M. Voigt (éd.), Sappho et Alcaeus. Fragmenta, Amsterdam, Athenaeum, 1971.

3 Alfredo M. Morelli, L’epigramma latino prima di Catullo, Cassino, Università di Cassino, 2000, p. 149-150 ; 154-155.

4 Le monnayage de ce cryptonyme, cependant, objecte Alessandro Fo (Gaio Valerio Catullo. Le poesie, Torino, Einaudi, 2018, p. 651), fait plus de sens si le carmen est placé au début de la production de Catulle sur Lesbia.

5 Alex Agnesini, « Osservazioni su un recente saggio su Catullo », Paideia 65, 2010, p. 628.

6 Cf. aussi c. 76, 25.

7 Euripide, Médée 627-631 ; Hippolyte 529 ; Iphigénie en Aulide 543-557.

8 Franco Bellandi, « Amour passion », op. cit., p. 19-21.

9 Alfredo M. Morelli, L’epigramma latino, op. cit., p. 190-193 ; 216.

10 Pour un résumé des différentes théories et la bibliographie correspondante, cf. Fo, Gaio Valerio Catullo, op. cit., p. 653-655.

11 Fo, Gaio Valerio Catullo, op. cit., p. 645-647.

12 Cf. c. 50.

13 Franco Bellandi, « Lepos » e « pathos », op. cit., p. 245.

14 David B. George, « Catullus 44: The Vulnerability of Wanting to Be Included », The American Journal of Philology 112, 1991, p. 247-250.

15 Wells S. Hansen, « Catullus 44 : The Invulnerability of Not Caring to Be Included », The Classical World 104, 2011, p. 537-540.

16 Marylin B. Skinner, « Among Those Present: Catullus 44 and 10 », Helios 28, 2001, 1, p. 57-75.

17 Aristote, Rhétorique 1406a-1406b.

18 Demetrios de Phalère, De l’élocution 114, 4-6.

19 Demetrios de Phalère, De l’élocution 114-127.

20 Quintilien, Institution oratoire 6, 1, 37.

21 Cicéron, Brutus 178 ; 236, 9-12.

22 Aristophane, Les Acharniens 139-140 ; Thesmophories 170. Ultérieurs exemples chez Scevola Mariotti, Horret et alget, dans Lanx Satura Nicolao Terzaghi oblata, Genova, Università di Genova. Istituto di Filologia Classica e Medievale, 1963, p. 256-258.

23 Athénée 579e.

24 Martial 3, 25.

25 Plutarque, Alexander 3, 3.

26 Cicéron, Lettres à Atticus 3, 20, 3.

27 Cicéron, Lettres à Atticus 7, 17, 2 ; cf. Plutarque, Cicéron 26, 8 : Ποπλίου δέ Σηστίου συνήγοϱον μέν αὐτòν ἔν τινι δίκη παϱαλαβόντος μεϑ’ ἐτέϱων, αὐτού δέ πάντα βουλομένου λέγειν καὶ μηδενὶ παϱιέντος εἰπεῖν, ώς δῆλος ἦν ἀφιέμενος ὑπὸ τῶν δικαστῶν ἢδη τῆς ψήφου φεϱομένης, ‘χϱῶ σήμεϱον’ ἔφη ‘τῷ καιϱῷ Σήστιε’ μέλλεις γὰϱ αὔϱιον ἰδιώτης εἶναι’.

28 Cicéron, Lettres aux familiers 7, 32, 1.

29 Alessandro Ronconi, Studi Catulliani, Bari, Adriatica, 1953, p. 202 ss.

30 Heinrich Heusch, Das Archaische in der Sprache Catulls, Bonn, Hanstein, 1954, p. 47 ; Christopher P. Jones, « Parody in Catullus 44 », Hermes 3, 1968, p. 380.

31 Horace, Satires 2, 3, 45.

32 Quintilien, Institution oratoire 8, 3, 26.

33 Quintilien, Institution oratoire 1, 6, 39-40.

34 Sénèque, œdipe 765 ; Hercule sur l’œta 916 ; Phèdre 257.

35 Sergio Ingallina, « La tosse di Catullo : Carme 44 », FuturAntico 2, 2005, p. 127 ; Cicéron, De l’orateur 3, 4 ; Philippiques 1, 12 ; Quintilien, Institution oratoire 7, 8, 4 ; Gaius, Digeste 13, 7, 12 ; Papinien, Digeste 20, 4, 1, 1 ; Ulpien Digeste 42, 1, 15, 2.

36 Fo, Gaio Valerio Catullo, op. cit., p. 611-612.

37 Celse, 4, 10, 4 : utilis… in omni tussi… cibus interdum mollis, ut malva ut urtica.

38 Celse, 4, 5, 2 : nares claudit, vocem obtundit, tussim siccam movet ; Suétone, Auguste 81 : austrinis autem tempestatibus gravedine.

39 Dans le poème 14, 23 les pessimi poetae (exécrables poètes) sont de fait le fléau qui s’abat sur le siècle tout entier. Alessandro Ronconi, « “Malum carmen” e “malus poeta” », dans Antonio Guarino & Luigi Labruna (éds), Synteleia Vincenzo Arangio Ruiz, Napoli, 1964, p. 958-971.

40 Horace, Ars Poetica 419-425.

41 Pétrone 34, 10 ; 35, 3.

42 Bellandi, « Lepos » e « pathos », op. cit., p. 386.

43 Suétone, Divus Iulius 73.

44 Gerald N. Sandy, « Indebtedness, Scurrilitas, and Composition in Catullus (Cat. 44, 1, 68) », Phoenix 32, 1978, p. 69.

45 Cf. Pétrone 10, 2 ; Perse 1, 54-55 ; Martial 8, 76 ; Juvénal 7, 43-44 ; mais aussi, avec une attitude moins critique, Martial 12 praef. 9-10 ; Pline le Jeune, Lettres 5, 12, 1 ; Cicéron, Lettres à Atticus 16, 3, 1.

46 Pline le Jeune, Lettres 5, 12.

47 Cicéron, Les Tusculanes 1, 3.

48 Pline le Jeune, Lettres 1, 2 ; 1, 8 ; 2, 5 ; 3, 13 ; 4, 14 ; 5, 12 ; 7, 20 ; 8, 19.

49 Suétone, Grammairiens 11 (FPL2 17 Morel, 6 Blänsdorf).

50 Marie-Claude Vacher (éd.), Suétone. Grammairiens et rhéteurs, Paris, Belles Lettres, 1993, p. 116.

51 Martial 12 praef. 9.

52 Cicéron, Lettres aux familiers 1, 9, 23 ; Lettres à Quintus 2, 15, 5 ; Lettres à Atticus 2, 1, 11 ; 13, 19, 2 ; 15, 2, 4 ; 15, 27, 2 ; 16, 3, 1 ; 16, 11, 1.

53 Fo, Gaio Valerio Catullo, op. cit., p. 606.

54 Aulu-Gelle 2, 24, 14. Francis X. Ryan, « Two Persons in Catullus », Giornale Italiano di Filologia 48, 1996, p. 88. Il existe également un Sextius monetalis du 47 av. J.C. qui n’a rien à voir avec ce poème. Ronald Syme, « Ten Tribunes », The Journal of Roman Studies 53, 1963, p. 59.

55 Cicéron, Lettres à Atticus 4, 17, 4.

56 Ryan, « Two Persons in Catullus », op. cit., p. 87.

57 Macrobe, Saturnales 2, 17, 13.

58 Ingallina, « La tosse di Catullo : Carme 44 », op. cit., p. 124.

59 Fo, Gaio Valerio Catullo, op. cit., p. 592.

60 Francesco Della Corte, Catullo. Le poesie, Milano, Lorenzo Valla, 1977, p. 257 ; cf. Fo, Gaio Valerio Catullo, op. cit., p. 525-526.

61 Cicéron, De l’orateur 2, 248.

Bibliographie

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Pour citer cet article

Francesca Romana Nocchi, « Exultas nimiumque gestis : les excès d’une âme ardente dans la poésie de Catulle », paru dans Loxias, 75., mis en ligne le 02 janvier 2022, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=9876.


Auteurs

Francesca Romana Nocchi

Enseignant la langue et la littérature latines à ‘La Sapienza’, Université de Rome (Faculté des Lettres et Philosophie), Francesca Romana Nocchi travaille sur l’histoire de l’école et de l’éducation dans le monde antique, en particulier sur l’influence des techniques théâtrales dans la formation de l’orateur (Techniques théâtrales et formation de l’orateur chez Quintilien, De Gruyter, 2013) et l’Institution oratoire : Quintilien. Modèles pédagogiques et pratiques didactiques, éd. Morcelliana, 2020). Elle s’intéresse aussi à la production épigrammatique de l’Antiquité Tardive, en particulier les Epigrammata Bobiensia (Commentaire des Epigrammata Bobiensia avec traduction italienne du recueil, De Gruyter, 2016), et la poésie épigrammatique du Pape Damase, dont elle prépare actuellement le Commentaire, pour la collection Testi Latini a fronte, aux éditions Bompiani.