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Marie-Pierre Rootering  : 

Edgar Allan Poe sur les scènes françaises entre 1900 et 1910

Edgar Poe on the French stage between 1900 and 1910

Résumé

Tout au long du XIXe siècle, l’adaptation sur les scènes parisiennes des œuvres romanesques parues à l’étranger est quasi immédiate et systématique, source d’inspiration et de régénération pour la littérature française. Révélées à partir de 1846 au public français, les nouvelles d’Edgar Poe devront attendre environ cinquante années pour être adaptées au théâtre. Pourquoi ce délai ? Quelles sont les caractéristiques de ces œuvres secondes tirées des œuvres de Poe ? Sont-elles fidèles aux œuvres premières ? Leur étude tant socio-critique que poétique, de leur genèse à leur réception par les spectateurs et la presse, permettra de mettre en évidence leur originalité par rapport à la production théâtrale française du début du XXe siècle et leur influence sur un genre littéraire en questionnement, bientôt relayé par le cinéma.

Abstract

All 19th century long, adapting foreign novels for the Parisian stages is very usual, immediate and almost systematic. This practice, introducing new ideas and literary forms, is a big factor of regeneration for the French literature. First translated in French in 1846, Poe’s short stories will be adapted to the stage only fifty years later. Why having wait so long? What are the characteristics of those plays inspired by Poe’s works? Do they respect the original writings? Their social-critical and poetical study, from the genesis to the reception (spectators and critics in the newspapers) will show their originality and their influence on the academic French theatre hardly questioned at the beginning of the 20th century, and soon taken over by the cinema.

Index

Mots-clés : adaptation , théâtre français, trangénérisation roman-théâtre

Géographique : France

Chronologique : 1900 , 1910

Texte intégral

1Tout au long du XIXe siècle, les dramaturges en quête d’inspiration et de succès, puisent sans vergogne dans les œuvres romanesques internationales pour offrir au public français des pièces aux histoires déjà lues et approuvées. Le procédé de l’adaptation théâtrale de romans s’inscrit dans une production sérielle à double but : littéraire et commercial. Littéraire car il permet d’imposer progressivement sur les scènes visées par la censure des thèmes et des langages nouveaux librement élaborés dans le roman. Commercial car il constitue un mode d’exploitation inépuisable garant de bonnes recettes. Les contes d’Edgar Poe sont connus des littérateurs français à partir de 1848.

2L’exploitation scénique des romans étrangers est généralement systématique et immédiate. Il faudra cependant attendre cinquante ans pour voir les contes de Poe transportés sur les scènes françaises. La Bibliothèque Nationale de France conserve quatre textes publiés de ces pièces de théâtre représentées à Paris entre 1903 et 1907. Il s’agit du Système du docteur Goudron et du professeur Plume1 d’André de Lorde (3 avril 1903 ‑ Grand-Guignol), du Cœur révélateur2 d’Hector Fleischman (1905), de La Mascarade interrompue3 d’Hélène de Zuylen de Nyevelt (tirée du Masque de la mort rouge, 19 juin 1905 – Grand-Guignol), enfin de Lady Madeline4 de MM. J. Joseph Renaud et Maurice Level (tirée de La Chute de la maison Usher – 20 décembre 1907 – Little Palace). Quatre drames en un acte dont la présente étude se propose d’analyser les conditions d’émergence et l’influence sur le théâtre français selon deux approches : une approche sociocritique s’intéressant au contexte de production et de réception des pièces, et une approche poétique, étude comparative des textes dramatiques et de leur source d’inspiration.

3Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Edgar Allan Poe jouit en France d’une réputation d’auteur novateur. Il est considéré dans l’hexagone comme l’inventeur de la littérature de la terreur psychologique. Toute création impliquant son imitation, l’œuvre originale d’Edgar Poe inspire, à des degrés divers, Baudelaire (les Fleurs du mal), mais aussi Mérimée (Carmen, Colomba, La Vénus d’Ille), Barbey d’Aurevilly (Les Diaboliques), Villiers de l’Isle-Adam (Les Contes cruels), Marcel Schwob (Sur les dents, l’Homme voilé), Jules Verne (Voyages extraordinaires) ou encore Jean Lorrain qui publie en 1895 les Contes d’un buveur d’éther. Pourtant son influence sur la littérature française est poétique, romanesque, mais pas dramaturgique. Pourquoi cette imperméabilité de la dramaturgie française à l’univers de Poe ? Le théâtre français a-t-il peur de représenter la peur ?

4Jusqu’en 1864, le répertoire générique de chaque théâtre est déterminé par l’Etat qui tente notamment de contrôler la production anarchique des théâtres secondaires populaires par l’octroi de « privilèges ». Ces « privilèges » imposent aux directeurs des scènes parisiennes un répertoire déterminé, un moule dramatique (vaudeville, comédie, mélodrame…) conditionnant chaque pièce de théâtre produite. Après l’abolition des « privilèges » par Napoléon III en 1864, les dramaturges restent soumis au poids des conventions imposées par l’usage, aux attentes des publics de chaque théâtre et surtout à la censure.

5Comment faire entrer les contes d’Edgar Poe dans le cadre étroit et surtout inadéquat de la tragédie, de la comédie, du vaudeville, du mélodrame, du drame romantique ou plus simplement de la « pièce bien faite », chère à la critique bourgeoise incarnée au journal Le Temps par Francisque Sarcey (décédé en 1899) ? Quant aux thèmes abordés au théâtre, même si les adaptations théâtrales de romans naturalistes d’Emile Zola ou encore des frères Goncourt permettent progressivement leur évolution, comment imaginer que la censure accepte des sujets scientifiques et médicaux non encore attestés par la science ? Au XIXe siècle le théâtre est avant tout un commerce. Sa survie dépend du succès des pièces représentées. Quel directeur de théâtre, quel dramaturge aurait pris le risque d’introduire sur les scènes françaises un théâtre terrifiant inspiré d’Edgar Poe ? Aucun ! Jusqu’à la création du Grand-Guignol.

6Ce petit théâtre de l’espace Chaptal, en bas de la colline de Montmartre, est fondé en 1897 par Oscar Méténier. Ce naturaliste convaincu, disciple de Zola et d’André Antoine, désire créer un théâtre littéraire sans tabous, ouvert à tous les dramaturges, sans spécificité ni thématique ni générique. Seule contrainte : des pièces courtes, le Grand-Guignol pratiquant le principe des spectacles coupés déjà adopté par André Antoine au Théâtre-Libre. Chaque soirée est composée d’une mosaïque de pièces en un acte, alternant drame et comédie pour ménager un spectateur sous tension, le drame formant généralement le clou du spectacle. Malgré la diversité des sujets abordés, les pièces représentées sur la scène du Grand-Guignol ont un point commun : l’ancrage dans le quotidien des spectateurs, car elles traitent de sujets d’actualité. Nous pourrions parler de théâtre-reportage, le divertissement appelant la réflexion. La presse évoque un « théâtre d’avant-garde ». Enfin une scène ouverte aux adaptateurs potentiels des contes d’Edgar Poe !

7Mais pourquoi Edgar Poe plutôt qu’un autre auteur ? A la fin du XIXe siècle, le progrès des sciences, l’invention de la psychologie scientifique française, la constitution de la médecine aliéniste rattrapent l’œuvre fantastique et visionnaire de Poe. Bien avant la thèse de Pierre Janet (nommé à la chaire de psychologie du collège de France en 1902), Poe a évoqué dans ses contes le passage à l’acte en état de suggestion, les hallucinations, les idées fixes, les phobies. Bien avant Jean-Martin Charcot (fondateur avec Guillaume Duchenne de la neurologie moderne), il a questionné la folie. Plus d’un demi-siècle après sa création, en adéquation soudaine et totale avec les préoccupations d’une société qui s’interroge sur la nature humaine et ses mystères, l’œuvre de Poe acquiert une modernité au potentiel dramatique non encore exploité. Est-ce un hasard si le tome des Histoires extraordinaires attire l’attention d’André de Lorde, jeune dramaturge, fils de médecin, isolé dans une maison battue par le vent à Etretat, un soir d’orage ? Est-ce un hasard s’il lit Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume et rédige la même nuit son adaptation théâtrale ? Sans doute pas !

8André de Lorde va proposer sa pièce à Antoine. Dans une interview donnée à Jean Renouard dans l’Art du théâtre, André de Lorde raconte la méfiance de celui-ci : « La lecture terminée, Antoine stupéfait me regarda pendant cinq longues minutes sans parler, puis, brusquement, me prenant la main ; « Vous êtes bien portant ? – Mais oui ! – Vraiment, vous ne vous sentez pas… du tout… malade ? – Mais non, je vous assure, pas du tout : pourquoi ? – Vous m’effrayez : votre pièce est terrible ; je connaissais la nouvelle de Poe, mais vous la surpassez encore en horreur : méfiez-vous, mon cher, c’est dangereux. Il ne faut jamais jouer avec ces choses-là ». Directeur d’une salle avant-gardiste, Antoine hésite : le thème est dans l’air du temps. Il accepte le drame mais ne cesse d’en reporter la représentation.

9De Lorde reprend sa pièce et la présente à l’unique théâtre susceptible de la mettre à l’affiche : le Grand-Guignol. Le succès est immédiat et l’accueil de la critique très favorable. Dans les comptes-rendus, la référence à Poe est omniprésente, comme si elle justifiait à elle seule le mérite littéraire de l’œuvre dramatique seconde, qualifiée unanimement de « terrifiante ». Ce qui « terrifie » tant le public et les journalistes, c’est le questionnement de la folie au quotidien. « Fou, qui ne l’est pas ? » demande l’Intransigeant le 7 avril 1903. Félix Duquesnel va encore plus loin dans le Gaulois du 3 avril 1903, le jour même de la première de la pièce d’André de Lorde. Il rédige un article intitulé « Un dîner chez les fous ». « Peut-on vivre à côté d’un fou, fût-ce seulement pendant quelques heures, sans s’apercevoir de sa folie ? » s’interroge le journaliste qui rapporte dans ses colonnes une expérience menée par deux aliénistes français, les docteurs Blanche et Mirande. Le docteur Blanche avait convié le docteur Mirande dans sa maison de santé de Passy pour un dîner à six couverts. Un fou était mêlé aux invités. Mis au défi de l’identifier, le docteur Mirande avait désigné …Honoré de Balzac venu en voisin ! Et le docteur Blanche de conclure non sans humour : « Peut-être que le génie est une des formes de la folie humaine, c’est, en tout cas, la plus belle et la plus enviable de toutes ! ».

10Ainsi, au début du XXe siècle, la pièce d’André de Lorde inspirée d’Edgar Poe suscite-t-elle dans la presse un large débat autour de la folie. Il n’est plus question d’histoires fantastiques mais de faits bien réels. Transportés sur la scène parisienne du Grand-Guignol, tribune tant journalistique qu’artistique, les Contes extraordinaires d’Edgar Poe deviennent des « contes de la folie ordinaire » !

11L’adaptation théâtrale du Système du docteur Goudron et du professeur Plume d’Edgard Poe, première incursion d’André de Lorde dans le théâtre de la peur, ouvre la voie à une nouvelle littérature dramatique. Des auteurs comme Hector Fleischmann et Hélène de Zuylen de Nyevel, que rien ne prédisposait au théâtre terrifiant, font leurs débuts au théâtre avec l’adaptation d’un conte de Poe. Plusieurs scènes parisiennes programment ces pièces « terrifiantes », synonymes de bonnes recettes (le Little-Palace met en scène Lady Madeline en 1909). André de Lorde devient le « prince de la terreur ». Il fournit au Grand-Guignol un grand nombre de pièces originales, mais ne cessera dans ses écrits théoriques de rendre hommage à son inspirateur Edgar Poe. Dans « l’Avant-propos » de son Théâtre d’épouvante5 en 1909, il se positionne en disciple ayant dépassé son maître par la réalisation de son projet dramatique (Poe avait écrit un drame en vers, Politien, jamais représenté) : « Edgar Poe raconte qu’il rêvait d’écrire une pièce si effrayante que, quelques minutes après le lever du rideau, les spectateurs seraient contraints de s’en aller en poussant des cris d’épouvante, incapables d’entendre et de voir plus longtemps le drame horrible qui leur était présenté. […] J’ai eu la même ambition que Poe, avec cette différence, toutefois, que j’ai souhaité que l’attrait de la terreur poussât et retînt au théâtre le plus grand nombre possible de spectateurs […] ».

12Si la peur est un sentiment nouveau au théâtre en France au début du XXe siècle, existe-t-il une poétique dramatique de la terreur inspirée d’Edgar Poe ? Edgar Poe est-il servilement copié ou offre-t-il un pré-texte à de véritables innovations dramaturgiques ?

13Au plan linguistique, force est de constater dans les drames de notre corpus l’emprunt littéral de mots, de phrases, voire de passages entiers à la traduction des contes de Poe par Baudelaire. Dans la pièce Le cœur révélateur, « je suis nerveux, très nerveux » ou encore « je ne suis pas fou », phrases essentielles et structurantes du drame, proviennent directement du conte de Poe traduit par Baudelaire. Dans Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume, André de Lorde reprend textuellement l’exposé du « système de la douceur » préconisé par Poe pour traiter les malades mentaux, ainsi que la revendication de la liberté de circulation des malades et le refus des mauvais traitements. La dénonciation par Poe des pouvoirs autoritaires s’entend au théâtre à travers les propos du prince Prospero retranscrits par Hélène de Zuylen de Nyevelt dans La Mascarade interrompue. C’est toute la pensée humaniste de Poe qui fait son entrée sur les tréteaux français importée littéralement par ses adaptateurs.

14Au plan structurel, les pièces tirées des contes de Poe doivent aussi beaucoup à leur modèle. Evoquons tout d’abord la poétique de la suggestion. Dans les drames, comme dans les contes, l’action est avant tout verbale. C’est par le discours que l’action avance. Les adaptateurs empruntent également à Poe sa poétique de l’attente, source de tension. Une poétique basée sur la suggestion que théorise André de Lorde : « Elle ne montre pas directement le fait, elle l’annonce, le fait prévoir, le fait attendre. Elle est plus adroite pour cette raison que ce qu’on ne voit pas, ce qu’on suppose et imagine est, le plus souvent, bien plus impressionnant que ce qu’on voit6 ».

15Au plan socio-littéraire, conteur et dramaturge se rejoignent lorsqu’ils apostrophent leur destinataire, pris à témoin, conférant à la littérature une mission de questionnement critique de l’homme et de la société.

16Si l’essence même de la poétique des contes d’Edgar Poe se retrouve dans leur adaptation scénique, les différences entre hypotextes et hypertextes sont cependant nombreuses. Le passage du livresque au spectaculaire entraîne des modifications inévitables. Première constatation : une pièce en un acte implique le resserrement de l’action en un seul lieu. Les quatre adaptations inscrivent les contes de Poe dans un lieu clos, l’enfermement étant propice à la réflexion, à la remise en question, à la folie. Généralement, une porte est ouverte sur l’extérieur, lieu de passage, pouvant être symboliquement le théâtre, porte ouverte sur la compréhension du monde. Deuxième constatation : l’œuvre dramatique s’inscrit directement dans le quotidien de son destinataire. Tous les lieux décrits sont susceptibles d’être connus, voire reconnus du public. La « vérité » des accessoires, lampes, carafes, livres… participe à la crédibilité du lieu. Les personnages sont typés, dotés d’informations minimales (sexe, âge et statut social), afin de faciliter l’identification du spectateur. Dans Le système du docteur Goudron et du professeur Plume, André de Lorde précise les âges des personnages (ce que Poe ne fait pas dans le conte) : le docteur Goudron a 45 ans, le professeur Plume 60 ans, les journalistes Henry et Jean, respectivement 30 et 28 ans, Robert a 25 ans, le gardien chef 40 ans, Madame Joyeuse 45 ans, et mademoiselle Eugénie 18 ans : un véritable microcosme social. Dans le Cœur révélateur, Hector Fleischmann, sans doute pour tenir compte du public féminin, ajoute deux personnages au récit de Poe : l’épouse du héros (seulement évoquée, on ne la voit pas) appelée « Madame », et « la servante ». Les personnages n’ont pas de nom. Le héros est « l’Homme » (avec un grand H) et la victime le « vieux bonhomme », comme si son âge avancé et l’absence de majuscule justifiaient sa mort.

17Troisième constatation : importer la terreur au théâtre implique un resserrement et une simplification de l’action. André de Lorde développe ce principe de concision : « Pour que le sentiment de peur soit violent chez le spectateur, il ne faut pas écrire des pièces où l’intérêt puisse s’éparpiller sur plusieurs incidents, au lieu de se fixer sur un seul. […] il faut écrire des pièces courtes, ramassées, où le malaise de la peur s’empare du spectateur dès le lever du rideau pour aller toujours en croissant jusqu’à l’ébranlement de tout le système nerveux7 ». Une méthode adoptée par Hector Fleischmann : dans le Cœur révélateur, il inverse l’ordre du récit de Poe. Contrairement au conte, l’aveu du crime ne se situe pas au début mais à la fin. Cela augmente le malaise du spectateur qui se doute de la culpabilité du héros mais ne peut la prouver, comme il ne peut prouver sa folie avant l’aveu final du crime.

18Quatrième constatation : le temps gagné par la concision profite à un autre élément moteur du suspense : la répétition, qui fait monter la tension dans toutes les pièces de notre corpus. Il peut s’agir de répétitions de phrases, leitmotiv obsessionnel, signe de folie, ou d’effets scéniques, notamment sonores : le bruit du battement du cœur, déjà présent dans le conte le cœur révélateur de Poe, prend une nouvelle dimension dans la pièce, chaque manifestation du cœur dévoilant davantage la folie du personnage principal. Le grondement du tonnerre met les fous du Système du docteur Goudron dans un état de transe (une invention du dramaturge qui, ne l’oublions pas, a écrit la pièce un soir d’orage !). Le carillon de l’horloge d’ébène dans la Mascarade interrompue sonne le glas des personnages aux douze coups de minuit. La confusion habilement entretenue entre délire et vérité entraîne le spectateur victime de ses sens dans la représentation d’un monde indécidable, entre fiction et réalité.

19Dernière constatation : la transposition théâtrale noircit l’univers de Poe. Les multiples modifications apportées à la psychologie des personnages intensifient leur cruauté. Ainsi, le tueur du Cœur révélateur aimait sa victime dans le conte, il ne l’aime pas dans le drame. Dans le conte, au moment du crime, il poussait un grand cri ; dans la pièce il ne dit mot, ce qui exclut toute poussée instinctive et rend sa folie plus angoissante. Les dénouements sont également révélateurs. A la fin du conte Le système du docteur Goudron et du professeur Plume, le directeur devenu fou était maîtrisé, et le « système de la douceur » remis en vigueur. Dans la pièce, le directeur est retrouvé dans un bain de sang et traîné devant le public, le visage lacéré. Le tueur est mis sous camisole de force. La cruauté, la violence, le caractère macabre appartiennent en propre au dramaturge, André de Lorde. Pourtant ils semblent moins des traits de style que de civilisation. La mise en scène de l’horreur psychologique et des perversions mentales était-elle annonciatrice de la boucherie de la Grande Guerre ? Il n’est pas interdit de le penser.

20De tous temps, les hommes ont représenté les objets de leur peur au théâtre. L’adaptation théâtrale des contes d’Edgar Poe au début du XXe siècle, soit plus de cinquante ans après leur création et leur traduction en français, régénère un monde dramatique sclérosé par un siècle de censure et de conventions, tant sur le plan thématique que structurel, en prenant la peur non plus comme but, mais comme moyen d’action.

21L’œuvre d’Edgard Poe, par son questionnement de la nature humaine et de ses mystères, constitue un pré- texte idéal pour le théâtre de la terreur qui se veut théâtre militant. Comme l’analyse André de Lorde dans Les Maîtres de la peur : « Le théâtre de la peur constitue, je le crois du moins, une formule nouvelle qui gardera dans l’histoire de la littérature dramatique sa petite place à côté du théâtre réaliste, du théâtre libre. Et cette formule aura peut-être contribué à introduire dans le théâtre en général d’heureux changements : la simplicité de l’action, qui n’est plus délayée comme autrefois et l’étude précise, presque scientifique, de certains milieux dédaignés jusque-là par les dramaturges ; enfin, la mise à la scène des cas physiologiques et médicaux qui tiennent en haleine le public, tout comme les problèmes d’introspection, les débats d’âme. La vie, la vraie vie, avec sa douleur et sa vérité émouvante, la vie portée sur les planches comme une malade étendue sur la table d’opérations […]8 ». Ce « théâtre-laboratoire », comme l’appellent Jean-Marie Pradier et Jean-Marie Thomasseau dans le numéro de la revue Europe9 consacré au « Grand-Guignol », se bat pour ouvrir les yeux de ses contemporains sur une humanité en quête de connaissance et de reconnaissance. « J’ai fait un grand reportage, dit André de Lorde, dans sa préface à la Galerie des monstres en 1928, « […] j’ai vu des choses plus terribles car je suis descendu au fond de l’âme humaine. […] tous, ou presque, nous avons un monstre en nous, un monstre virtuel, tout au moins. […] cette galerie des monstres pourrait s’intituler tout simplement la galerie des hommes […]10. »

Notes de bas de page numériques

1 André De Lorde, Le système du docteur Goudron et du professeur Plume, Paris, Librairie théâtrale, 1904, p. 39.

2 ÉHector Fleischmann, Le Cœur révélateur, Paris, Édition de la « Revue moderne », 1905, p. 32.

3 Hélène De Zuylen de Nyevelt, La Mascarade interrompue, Paris, P.V. Stock, 1906, p. 35.

4 J. Joseph-Renaud & Maurice Level, Lady Madeline, Paris, P.V. Stock, 1908, p. 22.

5 André De Lorde, Théâtre d’épouvante, Paris, Librairie Charpentier et Fasquelle, 1909, p. 1316.

6 André De Lorde, Théâtre d’épouvante, Paris, Librairie Charpentier et Fasquelle, 1909, p. 1317.

7 André De Lorde, Théâtre d’épouvante, Paris, Librairie Charpentier et Fasquelle, 1909, p. 1319.

8 André De Lorde, & Albert Dubeux, Les Maîtres de la peur, Paris, Librairie Delagrave, 1927, pp. 20-21.

9 Jean-Marie Pradier & Jean-Marie Thomasseau, « Bon sang ! mais ça crève les yeux ! », Revue Europe, n°836, décembre 1998, pp. 98-100.

10 André De Lorde, La Galerie des monstres, Paris, Eugène Figuière, 1928, pp. 1338-1339.

Pour citer cet article

Marie-Pierre Rootering, « Edgar Allan Poe sur les scènes françaises entre 1900 et 1910 », paru dans Loxias, 68., mis en ligne le 08 mars 2020, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=9335.


Auteurs

Marie-Pierre Rootering

Comédienne et doubleuse recherchée, et également chercheur en littérature. Elle a soutenu à Paris 3 et publié en 2007 (Nouveau monde éditions) une thèse de doctorat « Les adaptations théâtrales de romans français au XIXe siècle ». Ses recherches portent sur les adaptations théâtrales de romans français et étrangers du XIXe siècle. Elle a publié « Alexandre Dumas et le Théâtre-Historique » dans D. Compère, Dumas et le théâtre, Le Rocambole, n° 36, 2006, et « La réception dans la presse des adaptations théâtrales de Paul de Cock » dans L. Fix, Lectures de Paul de Cock, PUD, 2011.