Loxias | 63. Autour des programmes de concours 2019 |  Agrégation de Lettres 

Sylvie Ballestra-Puech  : 

Les balances de toile d’araignée du moderne Marivaux : du stéréotype critique à la métaphore heuristique

Résumé

L’image des balances de toile d’araignée de Marivaux fait partie des poncifs tenaces, inlassablement repris depuis le XVIIIe siècle et rarement interrogés. Un retour aux sources précises de l’image ainsi que la prise en compte de la symbolique qui lui est attachée dans le contexte de la querelle des Anciens et des Modernes permet de montrer qu’elle est susceptible d’être renversée, comme l’a été la figure de l’araignée, passant du statut d’anti-modèle à celui de modèle pour la création poétique. Elle pourrait dès lors cristalliser tout ce qui fait la modernité de l’écrivain dont témoigne l’intérêt constant que son théâtre a rencontré chez les metteurs en scène depuis le milieu du XXe siècle.

Index

Mots-clés : Arachné , La Dispute, La Double Inconstance, La Fausse Suivante, Marivaux, Querelle des Anciens et des Modernes

Géographique : France

Chronologique : XVIIIe siècle

Plan

Texte intégral

1« M. de Voltaire disait de [Marivaux] qu’il passait sa vie à peser des riens dans des balances de toile d’araignée ; aussi le marivaudage a passé en proverbe en France1 ». Cette phrase de Grimm dans sa nécrologie de Marivaux n’est que l’une des formulations d’une image qui a fait florès dès le XVIIIe siècle et qui continue à être régulièrement citée. Dans la première occurrence relevée, en 1734, ce sont des idées qu’il s’agit de peser : « Il y a longtemps que Voltaire a dit de lui qu’il pèse des idées dans des toiles d’araignées2 ». Pourtant le seul texte de Voltaire dans lequel apparaît ce persiflage ne mentionne pas Marivaux, sinon peut-être sous la forme d’un jeu de mots (« mes rivaux ») :

[…] je me souviens que mes rivaux et moi, quand j’étais à Paris, nous étions tous fort peu de chose, de pauvres écoliers du siècle de Louis XIV, les uns en vers, les autres en prose, quelques uns moitié prose, moitié vers, du nombre desquels j’avais l’honneur d’être ; infatigables auteurs de pièces médiocres, grands compositeurs de riens, pesant gravement des œufs de mouche dans des balances de toile d’araignée3.

2Selon Christophe Cave, « la formule réactive une image déjà formulée auparavant en des termes assez proches, et que tout lecteur était capable de décrypter4 » mais le retour de cette image dans une « lettre qui est en fait un règlement de comptes, où Voltaire règle à travers Trublet ses comptes à l’ensemble des Modernes, dont Marivaux, dans le même temps où il règle son compte à son propre passé5 » n’est certainement pas fortuit. Il révèle sans doute l’origine de l’image et permet ainsi d’en préciser la portée.

3En effet, le recours à la métaphore arachnéenne stigmatise en Marivaux un partisan résolu des Modernes. Ce n’est qu’avec Diderot puis surtout à partir du Romantisme que la toile d’araignée passera du statut d’anti-modèle à celui de modèle6, renversement qui n’est pas sans rapport avec celui qui s’opérera deux siècles plus tard dans la réception de Marivaux : ce qui était tourné en dérision comme défaut par ses contemporains et, dans leur sillage, par la critique du XIXe siècle, a pu devenir aux XXe et XXIe siècles un gage de modernité. Le stéréotype critique des « balances de toile d’araignée » peut alors servir de métaphore heuristique pour cerner ce qui fait précisément la modernité de Marivaux, telle qu’elle se manifeste notamment dans les trois pièces au programme de l’agrégation 2019 : La Double Inconstance, La Fausse Suivante et La Dispute7.

L’Araignée symbole des Modernes

4En 1704, dans sa Bataille des Livres8, Jonathan Swift a fait de l’araignée le porte-parole des Modernes face à l’abeille, porte-parole des Anciens. Il reprenait ainsi une ancienne opposition symbolique mais en justifiant avec virtuosité son application à la querelle en cours. Marc Fumaroli lui a rendu hommage en intitulant « Les abeilles et les araignées » l’essai introductif de son anthologie sur le sujet9. Voltaire, grand admirateur de Swift, emprunte peut-être à ce texte, traduit en français dès 172110, son usage polémique de l’araignée contre les Modernes. La toile d’araignée était d’ailleurs de longue date un anti-modèle de la création poétique, comme en témoigne, en 1621, la diatribe de Théophile de Viau contre les « vers à la moderne » :

J’en connais qui ne font des vers qu’à la moderne,
Qui cherchent à midi Phébus à la lanterne,
Grattent tant le français qu’ils le déchirent tout,
Blâmant tout ce qui n’est facile qu’à leur goût,
Sont un mois à connaître en tâtant la parole,
Lors que l’accent est rude, ou que la rime est molle ;
Veulent persuader que ce qu’ils font est beau,
Et que leur renommée est franche du tombeau,
Sans autre fondement sinon que tout leur âge
S’est laissé consommer en un petit ouvrage ;
Que leurs vers dureront au monde précieux,
Pource qu’en les faisant ils sont devenus vieux ;
De même l’araignée en filant son ordure,
Use toute sa vie et ne fait rien qui dure11.

5L’araignée et sa toile se trouvent associées à une expression jugée excessivement recherchée et à l’accusation de porter atteinte à la langue française, deux accusations dont Marivaux fera aussi les frais. Avec ses « balances de toile d’araignée » Voltaire recycle donc une image topique en un stéréotype critique visant plusieurs choix esthétiques qui résultent de l’engagement résolu de Marivaux dans le camp des Modernes.

Le refus de l’imitation

6L’araignée de Swift accuse l’abeille de « ne trouve[r] sa substance que dans un brigandage universel » et de n’être que « la flibustière des campagnes et des jardins12 », alors qu’elle-même tire tout ce qui lui est nécessaire de son propre corps. Ce faisant, elle développe, selon Esope, l’argument fondamental des Modernes :

For, pray, gentlemen, was ever anything so modern as the spider in his air, his turns, and his paradoxes ? He argues in the behalf of you his brethren and himself, with many boastings of his native stock and great genius, that he spins and spits wholly from himself, and scorns to own any obligation or assistance from without13.
Dites moi, Messieurs, je vous prie, peut-on imaginer quelque chose, qui représente mieux les modernes, que l’Araignée, et qui en attrape mieux les manières, le tour d’esprit et les paradoxes ; elle plaide pour elle-même et pour ses bons amis les modernes, en faisant une grande parade de ses trésors naturels, de son grand génie, et de son talent à tirer d’elle-même tout ce qui lui est nécessaire, sans être obligée du moindre secours à qui que ce soit ; […]14

7On retrouve cette représentation des Modernes sous la plume de ceux qui ne pardonnent pas à Marivaux d’avoir embrassé leur cause. D’Alembert le présente ainsi comme « se piqu[ant] de ne rien emprunter ni aux écrivains vivants ni aux morts15 » et précise en note :

Nous conviendrons pourtant que jamais Marivaux, dans sa conversation, ne citait les Anciens, comme il arrive presque nécessairement à tous les gens de lettres qui se sont nourris de cette excellente lecture ; mais il ne citait guère plus les Modernes, dont cependant les bons ouvrages ne lui étaient pas inconnus ; il aimait, disait-il, à parler d’après lui, bien ou mal, et non d’après les autres16.

8Si l’expression par laquelle Esope résume ce dont s’enorgueillit l’araignée et les modernes qu’elle représente, « trésors naturels et grand génie (native stock and great genius) », est évidemment chargée d’ironie, elle n’en met pas moins l’accent sur un rapport à la nature qui se trouve effectivement fortement valorisé par Marivaux, et ce dans tous les genres qu’il a pratiqués.

9Dans La Double Inconstance, Flaminia définit l’attrait exercé par Silvia sur le Prince en ces termes : « Eh voilà justement ce qui touche le Prince, voilà ce qu’il estime ; c’est cette ingénuité, cette beauté simple, ce sont ces grâces naturelles […]17 ». Le Prince le confirme au début du troisième acte : « […] les autres femmes qui aiment ont l’esprit cultivé, elles ont une certaine éducation, un certain usage, et tout cela chez elle falsifie la nature ; ici c’est le cœur tout pur qui me parle, comme ses sentiments viennent, il les montre18 ». Flaminia compare d’ailleurs implicitement le charme de Silvia à celui d’une « belle eau bien claire », à laquelle s’oppose le vin et l’eau de vie19 comme métaphore de la séduction des femmes de la cour qu’incarne Lisette, avec son emblématique mouche galante que son miroir lui a recommandée20. Habituée à « cour[ir] après un air jeune, galant et dissipé », Lisette échoue à attraper l’« air ingénu21 » qu’exige le rôle que Flaminia lui fait jouer auprès d’Arlequin. À la condamnation morale traditionnelle de la coquetterie s’ajoute une condamnation esthétique que résume la formule lapidaire d’Arlequin : « qu’une femme est laide quand elle est coquette » mais dont le dialogue entre Flaminia et Lisette suggère une analyse plus fine. La coquette qui vit à la cour22 est condamnée à une imitation permanente et donc incapable de s’adapter à une situation inédite. La fixité du personnage de Lisette contraste avec l’évolution de celui de Silvia dont le naturel, sous l’habile conduite du dramaturge qu’est Flaminia, se révèle apte à la métamorphose23. Si la dramaturgie de La Double inconstance se caractérise par « sa propension à exhiber ses propres codes24 », cela vaut aussi pour l’écriture de la pièce et le langage de ses personnages. Certaines adaptations filmiques récentes qui, tout en optant pour une actualisation radicale de la situation dramatique et du statut des personnages, ont choisi de conserver le texte de Marivaux dans les répliques de ces personnages25, provoquent sans doute un effet d’étrangeté mais non d’incongruité, ce qui suggère que le désir du dramaturge de s’affranchir des modèles hérités pour atteindre sinon « le cœur tout pur », du moins une dimension anthropologique du sentiment, n’était sans doute pas vain. Si pour Voltaire les Modernes « étaient devenus obsolètes par rapport à la modernité radicale du combat philosophique26 », force est de constater qu’en ce qui concerne la production théâtrale, la modernité est restée du côté de Marivaux.

Jeunesse, nouveauté et modernité

10Dans sa lettre à l’abbé Trublet, Voltaire ne s’inclut dans l’ensemble des Modernes avec leurs balances de toile d’araignée que pour mieux signifier que le choix de ce camp ne pouvait être qu’un péché de jeunesse, le fait de « pauvres écoliers du siècle de Louis XIV », que leur présomption conduisait à se prendre trop au sérieux, comme le souligne l’adverbe « gravement ». Cette posture du patriarche de Ferney contraste bien sûr en tout point avec celle du Trivelin de La Fausse Suivante qui associe, lui aussi, les Modernes à la jeunesse mais pour en faire une qualité, à la faveur d’un bon mot, lorsqu’il dit à Frontin : « Oui, vraiment, tu es un moderne, et des plus modernes ; il n’y a que l’enfant qui vient de naître qui l’est plus que toi, car il ne fait que d’arriver27 ». Avant que les Modernes soient ainsi associés à la naissance, les Anciens l’ont été à la mort, grâce à une antithèse comique avec le partisan des Anciens « qui passait sa vie à étudier des langues mortes ». La présentation de la querelle par Trivelin peut aussi s’entendre comme une célébration de la tradition théâtrale italienne et notamment de la commedia dell’arte comme source vive d’un théâtre qui n’a pas besoin d’imiter les modèles antiques pour faire entendre sur la scène la voix du corps vivant et du plaisir sensuel. Car si Trivelin veut bien, pour complaire à son maître, « admirer tout ce qui [lui] paraissait ancien », y compris « les vieilles espèces », c’est-à-dire les monnaies qui n’ont plus cours et ne peuvent donc plus remplir leur usage, c’est surtout « un certain vin vieux » qui reçoit ses hommages, sans qu’il néglige pour autant « le vin nouveau » de l’épouse, ainsi rangée dans le camp des Modernes. Quant à la question de Frontin, prompt à endosser son personnage de moderne, « Et pourquoi ton maître nous haïssait-il ? », elle soulève une question que la réponse « Parce qu’il voulait qu’on eût quatre mille ans sur la tête pour valoir quelque chose » ne referme pas, suggérant seulement quelque poids accablant du passé, apparemment plus supportable que l’angoisse du présent et de l’avenir.

11Sous la plume des détracteurs de Marivaux, cette haine du nouveau se cristallise dans les attaques répétées contre la « néologie » de l’écrivain, bien résumées par D’Alembert dans l’ouverture de son éloge : « Nous n’ignorons pas cependant qu’il nous sera bien difficile encore d’apprécier Marivaux au gré des inexorables zélateurs du bon goût ; ils ne nous pardonneraient pas de nous exprimer froidement sur l’étrange néologisme qui dépare même ses meilleures productions […]28 ». De fait, D’Alembert se livre ensuite à un réquisitoire d’autant plus virulent que l’Académicien qui écrit ce texte peu de temps avant de mourir, trouve chez ses contemporains des indices inquiétants d’une réévaluation présente et à venir de cette entorse au « bon goût » :

Peut-être, s’il eût vécu jusqu’au moment où nous sommes, aurait-il pu jouir d’une consolation plus douce encore pour son amour-propre. Peut-être la bizarrerie de son néologisme, si éloigné de la langue commune, lui aurait-elle procuré la satisfaction de s’entendre appeler homme de génie par les suprêmes aristarques, qui honorent si libéralement de ce nom les productions les plus opposées aux vrais principes des arts, les plus éloignées du vrai caractère propre à chaque genre, les plus discordantes avec les bons modèles, des chimères prétendues ingénieuses ou philosophiques, et des idées creuses soit-disant profondes, revêtues d’un style de rhéteur ou d’écolier, qu’on appelle de l’éloquence et quelquefois du sublime ; enfin le charlatanisme en tout genre, étalant avec un jargon bizarre, qu’on prend pour de l’imagination, la marchandise qu’il veut faire valoir ou pour son compte ou pour celui des autre29.

12On retrouve dans ces lignes l’ironie de Swift en ce qui concerne le génie revendiqué par les Modernes que D’Alembert oppose au respect des « vrais principes des arts ». Mais la critique se focalise ici sur le « néologisme » dont l’abbé Desfontaines donne, en 1735, la définition suivante : « C’est le tour affecté des phrases, c’est la jonction téméraire des mots, c’est la bizarrerie, la fadeur, la petitesse des figures30 ». Dans le Dictionnaire néologique à l’usage des beaux-esprits avec l’éloge de Pantalon-Phoebus, publié en 1726 par le même Desfontaines, Marivaux se voyait déjà reprocher des expressions telles que « mettre en valeur » ou « tomber amoureux31 » et bien d’autres qui, comme le souligne Frédéric Deloffre32, sont devenues courantes, si bien que ce qui a pu être perçu comme un effet d’étrangeté par les contemporains33 est au contraire susceptible de rapprocher la langue de Marivaux de la nôtre.

13Le grammairien Nicolas Beauzée reprend la définition de Desfontaines dans l’article « Néologisme » de l’Encyclopédie mais se montre moins intransigeant que lui en l’envisageant aussi comme « une figure qui est en quelque manière opposée à l’archaïsme », ce qui peut en justifier l’usage : « Le néologisme, envisagé comme le pendant de l’archaïsme, est une figure par laquelle on introduit un terme, un tour, ou une association de termes dont on n’a pas encore fait usage jusques-là ; ce qui ne doit se faire que par un principe réel ou très apparent de nécessité, et avec toute la retenue et la discrétion possibles34 ». Et c’est bien, en définitive, sur la question de cette nécessité que s’opposent le plus radicalement les Anciens et les Modernes car ces derniers se proposent d’« apporter en littérature un changement de paradigme à l’image de ce qui s’était fait dans les sciences à la suite de Descartes35 ».

« La conscience de l’éphémère »

14L’usage de la toile d’araignée comme métaphore dépréciative repose toujours sur sa fragilité36 : les Modernes sont comparés à l’araignée parce qu’en tissant sa toile celle-ci « use toute sa vie et ne fait rien qui dure ». A contrario, les Anciens se situent du côté de la permanence et de l’immuabilité du goût comme de la vérité. Contre les tenants de la fixité et de l’uniformité, Marivaux invoque l’inépuisable champ des possibles :

Et de même qu’on n’a pas encore trouvé toutes les formes dont la matière est susceptible, l’âme humaine n’a pas encore montré tout ce qu’elle peut être ; toutes ses façons possibles de penser et de sentir ne sont pas épuisées.
Et de ce que les hommes ont toujours les mêmes passions, il ne faut pas en conclure qu’ils ne font plus que se répéter.
Il en est de cela comme des visages ; il n’y en a pas un qui n’ait un nez, une bouche et des yeux ; mais aussi pas un qui n’ait tout ce que je dis là avec des différences et des singularités qui l’empêchent de ressembler exactement à tout autre visage37.

15Selon Sarah Benharrech, « voir et dire cette nature exigent de nouveaux outils, de nouvelles idées, ingrédients du marivaudage comme “poétique du savoir”38 ». En résulte une portée anthropologique de la fiction déjà soulignée par Georges Poulet : « l’humanité dans son ensemble n’est donc pas différente de Marianne ni de Silvia ; et Sésostris ou Alexandre ne jouent pas dans l’histoire des hommes un rôle différent de celui que joue l’amour dans l’existence d’un amant. Au hasard, au petit bonheur, ils enfantent le trouble et le neuf39 ». Arlequin et Silvia passent ainsi de la certitude que « cela ne branlera pas40 » à la reconnaissance du changement comme loi de l’existence. Alors que La Double Inconstance met en scène les étapes de cette prise de conscience, La Fausse Suivante se borne à suggérer le désarroi de la Comtesse lorsque le masque du Chevalier tombe pour révéler le visage de la demoiselle de Paris. Le divertissement final41 paraît dès lors moins anodin. L’éloge de l’inconstance du premier couplet y est paradoxal et ironique, si on le confronte aux deuxième et troisième couplets et plus encore à la leçon faite à la Comtesse : « Regardez le chagrin qui vous arrive comme une petite punition de votre inconstance42 ». Pourtant, le souvenir de La Double Inconstance affleurait dans la fausse confidence faite à Trivelin par le faux Chevalier devenu fausse suivante : « si elle vient à m’aimer, je la ferai rompre avec Lélio, il reviendra à Paris, on lui proposera ma maîtresse qui y est ; elle est aimable, il la connaît, et les noces seront bientôt faites43 ». Mais on passe de « l’inconstance blanche » à « l’inconstance noire », selon les termes de Jean Rousset44, car le deuxième couplet qui place la femme face au dilemme de risquer d’épouser un coureur de dot sans scrupule ou d’embrasser un « célibat bien austère » n’a rien de léger, pas plus que la promesse faite par le dernier couplet d’une peinture des femmes qui n’aurait rien à envier à celle des hommes, promesse tenue par La Dispute.

16Le reproche fait à Marivaux de récrire toujours la même pièce, outre qu’il néglige des différences décisives, ignore la visée même du dramaturge qui consiste à envisager toutes les « façons possibles de penser et de sentir ». La dimension expérimentale qui en résulte est particulièrement manifeste dans les trois pièces de notre corpus qui peuvent se lire comme trois tentatives d’exploration de l’inconstance inhérente au désir, chacune d’elle la mettant en scène dans des conditions différentes. Elles proposent autant de variations sur la « partie carrée », explicitement mentionnée dans La Double Inconstance45, dont les ressorts et les effets ont été analysés par Jean-Paul Sermain46 :

L’invention dramaturgique de Marivaux est d’avoir développé la partie carrée en confiant sa perception et sa compréhension au spectateur : cette expérience théâtrale spécifique le met au centre des complexités de la relation amoureuse, au contact de ses troubles, de ses perturbations – on serait tenté de dire ses perversions si le retrait comique et inquisiteur ne lui était pas normalement inhérent.

17Dans La Dispute, le spectacle qui prétend donner à voir « le monde et ses premières amours […] tels qu’ils étaient ou du moins tels qu’ils ont dû être » résulte d’une expérience conçue par le père du prince, « naturellement assez philosophe47 », qui croit avoir créé les conditions d’« une épreuve qui ne laissât rien à désirer » afin d’isoler ce qui relèverait de la seule nature (« c’est la nature elle-même que nous allons interroger48 »). Mais les conditions de l’expérience laissent beaucoup à désirer sur le plan épistémologique – pour ne rien dire du plan éthique – et la question posée ne reçoit pas de réponse, sinon le constat « des différences et des singularités ». Dans la scène 17, on semble d’abord s’acheminer vers un dénouement proche de celui de La Double Inconstance, avec cette différence cependant qu’Églé « ne veu[t] rien perdre49 ». Mais même l’hypothèse d’une inconstance inhérente au désir se trouve remise en question in extremis par l’arrivée inopinée d’un nouveau couple incarnant la constance. Ce dénouement aporétique révèle la contradiction inhérente au projet même d’enfermer l’inconstance dans un cadre prédéterminé alors qu’il n’est de vérité que de l’instant.

18Parce que la « science du cœur » exige une observation à l’échelle temporelle de la minute, la minutie qui caractérise le marivaudage, loin de s’opposer à un « souci tout moderne d’exactitude50 », en est la conséquence : non pas aversion pour la simplicité mais refus de la simplification.

Toile d’araignée et art d’Arachné : le procès de la subtilité

19« Concluez donc que les défauts qu’on remarque dans les œuvres dramatiques de M. de Marivaux ne viennent que d’une surabondance d’esprit, qui fait tort à la délicatesse de son goût51 ». Tel est le stéréotype critique qui s’attache à Marivaux : excès d’esprit, excès d’ingéniosité ou excès de subtilité sont toujours considérés comme autant d’atteintes au « goût ». Dans l’épître que le cardinal de Bernis consacre à cette notion si souvent invoquée, la toile d’araignée, emblème de ce coupable excès, est rattachée à la version ovidienne du mythe d’Arachné :

Fuyez encore les tours trop délicats,
Des Concetti l’inutile fracas,
Tous les faux jours des tournures nouvelles,
D’un fade auteur pénibles bagatelles.
En aiguisant, en limant de trop près,
L’art affaiblit la pointe de ses traits.
Trop de recherche avilit la peinture,
Et d’un tableau fait une mignature.
[…]
Par le succès Arachné pervertie,
Avec le goût perdit la modestie,
En défiant la rivale de Mars,
Lui disputa l’empire des beaux arts.
Mais son orgueil annonçait sa faiblesse :
Un seul regard lancé par la sagesse52,
Anéantit l’ouvrage et le talent :
Arachné change et son corps chancelant
Devient bientôt un insecte inutile,
D’un vain réseau réparateur subtil.
Que de trésors par Arachné perdus !
L’art seul lui reste, ou plutôt son abus.
De ses filets la trame déliée,
A nos lambris adroitement liée,
Offre un travail moins heureux que fini :
A force d’art, l’art lui-même est banni53.

20On trouve dans ces vers la représentation topique d’Arachné et de la toile d’araignée à l’âge classique. La figure mythologique, associée à tous les arts textiles par la tradition poétique, permet d’enrichir la métaphore arachnéenne, comme en témoigne le discours critique sur les pièces de Marivaux.

Canevas

21On lit ainsi sous la plume de l’abbé Desfontaines, au sujet de la « comédie intitulée Le Legs » :

Cette pièce regorge d’esprit. […] Au reste tout le canevas de la pièce est, pour ainsi dire, tracé sur une belle toile d’araignée. […] Au reste il faut convenir que cette comédie est agréablement écrite, et que le dialogue y est animé ; mais l’ouvrage en général peut s’appeler Ventus textilis54. La délicatesse, ou plutôt la subtilité métaphysique des écrits du même auteur, mérite plus ou moins l’application de cette ingénieuse expression de Pétrone55.

22La connotation péjorative que Desfontaine attache au ventus textilis56 (« du vent tissé ») de Pétrone ne fait aucun doute, et il en va de même pour la toile d’araignée et pour le mot subtilité, qui forme une figure étymologique avec l’adjectif textilis. Desfontaines ne file donc la métaphore topique du tissage textuel que pour suggérer le manque de matière voire l’inanité du sujet de la pièce, alors même qu’il reconnaît la maîtrise dramaturgique de Marivaux en concédant que « le dialogue y est animé ».

23Ce qui est stigmatisé comme défaut par Desfontaines peut apparaître a contrario comme une virtuosité dramaturgique et l’expression de Pétrone que Desfontaines utilise à des fins dépréciatives sert souvent, au XIXe siècle, à célébrer la séduction d’une robe qui laisse deviner les contours du corps qu’elle revêt57. L’image de la toile d’araignée cristallise la critique d’une action dramatique réduite à la sphère du langage. Or le marivaudage, comme le souligne Frédéric Deloffre, « n’est pas tant le secret d’un style que l’intuition du rôle joué par le langage dans le drame et dans la vie58 ». Le « canevas […] tracé sur une belle toile d’araignée » pourrait alors se lire comme la juste métaphore d’une dramaturgie fondée sur un tissage verbal d’une extrême précision.

24La deuxième scène du deuxième acte de La Fausse Suivante est révélatrice à cet égard. Sa fonction dramatique est claire pour le spectateur, prévenu du but poursuivi par Lélio — amener la Comtesse à rompre le dédit — et qui n’a pas oublié le conseil que lui a donné le faux Chevalier : « Je te recommande une chose : feins toujours de l’aimer. Si tu te montrais inconstant, cela intéresserait sa vanité, elle courrait après toi et me laisserait là59. » Il s’agit donc de montrer le fourbe en action, tout en confirmant la vanité de la Comtesse, ce que réussit parfaitement un dialogue emblématique du marivaudage :

La Comtesse. […] Vous m’avez dit vous-même que c’était un homme aimable, amusant, et effectivement j’ai jugé que vous aviez raison.
Lélio (répétant un mot). Effectivement ! Cela est donc bien effectif ? Eh bien, je ne sais que vous dire ; mais voilà un effectivement qui ne devrait pas se trouver là par exemple.
La Comtesse. Par malheur, il s’y trouve.
Lélio. Vous me raillez, Madame.
La Comtesse. Voulez-vous que je respecte votre antipathie pour effectivement ? Est-ce qu’il n’est pas bon français, l’a-t-on proscrit de la langue ?
Lélio. Non, Madame ; mais il marque que vous êtes un peu trop persuadée du mérite du Chevalier.
La Comtesse. Il marque cela ? Oh ! il a tort et le procès que vous lui faites est des plus raisonnable, mais vous m’avouerez qu’il n’y a pas de mal à sentir suffisamment le mérite d’un homme, quand le mérite est réel ; et c’est comme j’en use avec le Chevalier.
Lélio. Tenez, sentir est encore une expression qui ne vaut pas mieux, sentir est trop, c’est connaître qu’il faudrait dire60.

25Loin de manifester seulement un excès d’esprit chez les personnages, ce dialogue montre non seulement avec quelle habileté Lélio joue son rôle de jaloux61 mais aussi combien la Comtesse trahit malgré elle son engouement pour le faux Chevalier. Rien de gratuit donc, dans cet échange qui révèle dans l’attention apportée au langage ce que chacun des interlocuteurs prétend dissimuler et qui justifiera leur punition au dénouement : grande punition pour le fourbe qui a trouvé son maître dans la demoiselle de Paris avec ses masques successifs, petite punition de son inconstance pour la Comtesse.

26En faisant de la dynamique du dialogue le principal ressort de sa dramaturgie, Marivaux adapte la fiction théâtrale aux contraintes liées à la représentation scénique, en accord avec l’exigence de naturel qui est la sienne. Dans La Double Inconstance, l’action, d’ailleurs violente puisqu’il s’agit d’un rapt, a eu lieu avant que le rideau se lève, et il ne s’agit plus de mettre en scène que ce qui peut se percevoir par le langage : l’évolution des sentiments des personnages et de la représentation qu’ils se font d’eux-mêmes. Le personnage de Flaminia, à la fois dramaturge, metteur en scène, actrice et parfois spectatrice, permet d’exploiter le topos du theatrum mundi, qui se joue désormais à l’échelle du tissage verbal pour mettre en lumière la théâtralité inhérente à la vie sociale.

Broderie

27L’image de Desfontaines a donné lieu au XIXe siècle à une variation révélatrice : « Marivaux brode à petits points sur un canevas de toile d’araignée62 ». Il est vrai que le canevas appelle la broderie et qu’Arachné est souvent considérée comme une brodeuse63. La métaphore apparaît aussi fréquemment pour caractériser l’écriture dramaturgique de Marivaux : « Aussi le canevas de ses comédies n’est-il ordinairement qu’une petite toile fort légère, dont l’ingénieuse broderie ornée de traits plaisants, de pensées jolies, de situations neuves, de reparties agréables, de fines saillies, exprime ce que les replis du cœur ont de plus secret, ce que les raffinements de l’esprit ont de plus délicats64 ». La broderie deviendra une métaphore ouvertement laudative sous la plume de Jules Renard :

Comme, d’un mot, la pièce est posée : « Ni l’un ni l’autre de ces deux hommes n’est à sa place. C’est le sujet type du vaudeville, du quiproquo. Là-dessus on peut […], quand on est Marivaux, broder de la beauté. À peine un ou deux mots qui ne sont pas forts.
Le style de Marivaux, c’est de la soie65.

28Dans la langue du XVIIIe siècle la broderie fournit une métaphore presque lexicalisée lorsqu’il s’agit d’évoquer l’art d’écrire et il n’est pas anodin qu’elle figure dans la plus ancienne attestation connue à ce jour du mot marivaudage66 : « Voyons ta lettre. Hélas, quelle légèreté de style ! Tu ne touches pas terre. C’est un tissu de Sévigné rebrodé de marivaudage. J’en suis toute ébahie67 ». Madame De Graffigny complimente son correspondant sur son style et le compliment n’est pas mince venant d’une admiratrice avérée de Madame de Sévigné. Le marivaudage apparaît ici comme un ornement, en accord avec la fonction habituelle de la broderie, mais un ornement qui allège le style au lieu de l’alourdir. Cet usage laudatif de la métaphore est le fait d’une femme alors que la figure d’un Marivaux « brodant à petits points sur un canevas de toile d’araignée » est manifestement chargée de connotations misogynes, dans le sillage des stéréotypes qui se sont fixés au XVIIIe siècle. Comme le souligne Catherine Gallouët, « cette accusation répétée de féminité portée contre Marivaux, autant par Grimm que par Desfontaines et Voltaire, entre autres, […] nous force à supposer que la condamnation du marivaudage dépasse les simples questions de style et que, en visant Marivaux et son style, on vise en fait une pensée sous-jacente qui dérange68.

29La Fausse Suivante ouvre quelques perspectives sur ce qui peut déranger Desfontaines et tous ceux qui lui emboîtent le pas69 dans la mesure où la pièce illustre parfaitement la double dimension du marivaudage dramaturgique que Jean-Paul Sermain a mise en lumière : d’une part, « en imposant artificiellement [à ses personnages] des situations d’énonciation inédites, Marivaux les oblige à pratiquer une parole indirecte, voilée, ambiguë, susceptible d’interprétations multiples et il fait ainsi de ses pièces des expériences révélatrices des conditions d’usage du langage et du rapport du sujet à la langue » ; d’autre part, à « cette réception adhérant au moment vécu du personnage, à son émotion » s’associe pour le spectateur « une interprétation en écho, rétrospective, établissant des séries harmoniques entre les scènes et entre ce qui s’y est dit, entre les idées ou arguments qui y ont affleuré sans que le personnage les ait lui-même déjà pleinement perçus ou assumés et dont il est le lieu énonciatif plus que l’énonciateur70 ». La broderie, qui ajoute un motif sur un tissu, et la subtilité, qui consiste, selon son étymologie, à introduire un fil sous la toile (sub tela), peuvent être considérées comme deux figures complémentaires d’une polyphonie textuelle aux effets dialogiques. En l’occurrence, le discours du faux Chevalier interroge les stéréotypes de la virilité, notamment dans la scène de provocation en duel, avec l’opposition topique entre l’épée et la quenouille. La scène joue aussi avec la tradition des belles guerrières du poème héroïque, dont Bradamante est la figure emblématique, tout en retournant un topos du discours misogyne selon lequel « lorsqu’une femme fait bien, ce n’est pas en qualité de femme ou selon l’inclination de son sexe, mais comme ayant une âme masculine, un courage martial et un cœur d’homme71 ».

30La broderie est aussi la métaphore du mensonge, de la fiction voire du masque, comme l’atteste ce qu’écrit Marivaux au sujet d’un « seigneur qui presque en un même jour perdit son fils unique et la moitié de son bien » mais voulut soutenir en public sa réputation de « héros en fermeté d’âme » :

Je le vis le lendemain de ses infortunes, je regardai son visage : mais je ne vis qu’un masque, car la sérénité même n’a pas l’air plus paisible que l’avait ce visage-là. Oh ! je me dis à moi-même : la raison toute unie ne fait pas cet effet là, il y a ici de la broderie, et je devinais juste : car je sus, à n’en pouvoir douter, que seul dans son cabinet mon homme pleurait et se désolait comme une femme, et qu’il s’en donnait à cœur joie, si l’on peut parler ainsi72.

31Il s’agit donc ici de cacher sous le masque d’une fermeté d’âme réputée masculine une sensibilité supposée féminine, tandis que, dans La Fausse Suivante, la « demoiselle de Paris » parvient à recouvrir d’un masque de résolution réputée virile son identité féminine, la « broderie » impliquant dans son cas aussi bien les ressources du langage que celles du geste puisque la réplique « Je vous regarde comme un lâche si vous hésitez davantage » est prononcée en serrant fortement la main de son interlocuteur73. La stratégie annoncée en aparté (« S’il me voit résolue, il sera peut-être poltron ») se voit couronnée de succès par le commentaire que Lélio fait de ce geste et de ces paroles (« Je me suis ma foi trompé ; c’est un chevalier et des plus résolus. »), succès souligné par la reprise en écho des mots de l’aparté lorsque le faux Chevalier s’offre le plaisir de rendre à son interlocuteur ses insultes (« Vous êtes plus poltron qu’une femme. »). La comédie révèle donc la complexité du masque qui ne se réduit pas à la fausseté. Outre le fait que le masque du faux Chevalier finit pas céder la place à un autre masque, celui de la fausse suivante, ce qui peut suggérer l’impossibilité d’atteindre un au-delà du masque, la « broderie » est placée sous le signe du plaisir et non de la contrainte car la demoiselle de Paris avoue sans détour, après avoir atteint le but qui justifiait initialement son travestissement – savoir qui est réellement Lélio –, qu’elle continue « pour [s]e divertir, et punir ce fourbe-là, et pour en débarrasser la Comtesse74 ». Au deuxième acte, elle reconnaît encore plus nettement : « Je prends trop de plaisir à mon projet pour l’abandonner75 » et, de fait, les scènes de séduction de la Comtesse par le faux Chevalier sont jubilatoires pour le spectateur comme pour le personnage qui peuvent savourer tous les plaisirs de l’équivoque, en toute bonne conscience puisque la demoiselle de Paris « brode » sa parole séductrice à destination de la Comtesse sur une parole littéralement vraie, qui l’exonère du reproche de mensonge voire de faux serment, tout en rappelant constamment au spectateur son identité féminine dissimulée sous un masque masculin. L’image de la broderie sur des toiles d’araignée, dont la transparence est un attribut, se révèle alors plus suggestive que ne le pensaient les épigones de Desfontaines, en adéquation avec la complexité d’un travestissement verbal qui dissimule et révèle à la fois, insinuant le trouble dans les rôles assignés à chacun par son genre et son rang.

Ravaudage

32Au dernier acte de L’Ile de la raison ou les petits hommes, Blaise, « pris » dans le raisonnement du Philosophe qui retourne contre lui l’argument qu’il avait adressé au Poète (« Quand un homme est fou, en sait-il queuque chose ? ») commente en ces termes sa mésaventure : « il a si bian ravaudé ça que je n’y connais pus rian76 ». Du sens propre de « raccommoder de méchantes hardes à l’aiguille », Marivaux passe au sens figuré de « raccommoder » un tissu argumentatif de manière à le rendre méconnaissable. Malgré toute la distance qui sépare les registres stylistiques de la broderie et du ravaudage77, les deux images, lorsqu’elles concernent le tissage verbal, se trouvent donc associées par l’idée de transformation d’un tissu initial, par ornement ou réparation. Si la broderie est liée à la figure d’Arachné par la tradition poétique, le ravaudage est, quant à lui, associé à l’araignée par la tradition naturaliste Sans surprise, on retrouve le ravaudage dans les variations, décidément nombreuses, que suscite au XIXe siècle l’image voltairienne des balances de toile d’araignée. Avant de citer celle-ci, Alexandre Vinet la prépare en filant des métaphores textiles de son cru :

Ce qui lui a nui, ce qui l’a perdu comme écrivain, c’est le goût d’une observation minutieuse qui n’est pas sans rapport avec l’espionnage. Il est l’espion et le délateur du cœur humain ; il en a les allures, il a sans cesse l’oreille appliquée à la serrure, et ses délations ou ses indiscrétions sont une sorte de parfilage, qui peut sembler quelquefois puéril mais qui enlève bien des fils d’or et de soie.
Depuis Marivaux, cela s’appelle marivauder ; c’est un plus joli mot que ravauder, mais c’est à peu près la même chose. C’est ramasser, c’est mettre à part des grains de poussière78.

33Vinet, critique littéraire mais aussi et surtout théologien protestant, commence donc par reprocher à Marivaux la « science du cœur » que celui-ci revendiquait. Sous l’image de l’espionnage, qui dérive peut-être d’une phrase attribuée à Marivaux par d’Alembert79, est visée la démystification du sentiment amoureux, particulièrement prégnante dans les trois pièces de notre corpus. Elle est pensée comme parfilage, c’est-à-dire comme l’activité qui consiste à défaire fil à fil un tissu précieux. Le marivaudage consisterait donc d’abord à découdre le discours amoureux, à lui « enleve[r] bien des fils d’or et de soie », pour en exhiber la trame. Si le parfilage correspond à l’« analyse minutieuse » – le mot analyse n’étant lui-même qu’une métaphore lexicalisée, celle du détissage80 –, le ravaudage désigne la reconstitution d’un tissu verbal fictif à partir des « grains de poussière » ramassés, cette dernière image préparant l’introduction de l’image voltairienne dans les lignes qui suivent, sous la forme « Marivaux pèse des œufs de mouche dans des toiles d’araignée ». L’abeille de Swift suggérait d’ailleurs que la poussière était l’un des ingrédients qui entrait dans la composition de la toile d’araignée.

34Ce double mouvement de « parfilage » et de « ravaudage », présent dans nos trois pièces, gagne en visibilité dans La Dispute, où la fiction d’un retour expérimental à l’origine rend manifeste la « dénudation anthropologique », selon les termes de Jean-Paul Sermain81. On peut, par exemple, suivre le motif de la vanité féminine dans les trois œuvres : dans La Double Inconstance il est introduit très tôt avec une valeur programmatique par la réplique de Flaminia : « Je connais mon sexe il n’a rien de prodigieux que sa coquetterie ; du côté de l’ambition, Silvia n’est point en prise, mais elle a un cœur, et par conséquent de la vanité […]82 » ; dans La Fausse Suivante, il apparaît avec le conseil donné à Lélio par le faux Chevalier83 et s’incarne en la Comtesse qui attend surtout des hommes qu’ils soient des miroirs complaisants, Lélio se mettant à lui « déplaire » dès lors qu’il se transforme en mauvais miroir84 ; enfin cette vanité trouve dans La Dispute son expression la plus directe lorsque Églé se console du départ d’Azor en se contemplant dans le miroir et va s’asseoir auprès du ruisseau car « c’est encore un miroir de plus85 ». Le peu de succès remporté par la pièce suggère que les contemporains n’ont pas plus apprécié que Vinet, un siècle plus tard, ce « parfilage » qui dévoilait sous le discours policé de la galanterie une trame dont on « n’av[ait] pas lieu de plaisanter », selon la réplique finale d’Hermiane86.

35Mais il ne faut pas négliger la présence du second mouvement dans cette pièce, celui du « ravaudage » en tant que collecte et reconstruction. Prévenu par les deux premières scènes des enjeux du spectacle qu’il découvre à partir de la troisième scène87, le spectateur est rendu particulièrement attentif au rôle qu’y jouent Carise et Mesrou, rôle comparable à celui de Flaminia auprès de Silvia et d’Arlequin dans La Double Inconstance. On retrouve dans La Dispute le même « implacable système de manipulation88 » si bien que « la nature parlante n’est qu’une machine truquée89 ». Aussi faut-il sans doute se garder d’« attribuer à Marivaux une idéologie de la différence des sexes face à la question du narcissisme90 ». En effet les personnages féminins qui en induisent la manifestation chez d’autres personnages féminins (Flaminia chez Silvia, la demoiselle de Paris chez la Comtesse, Carise chez Églé) ont en partage une fonction manipulatrice, dans la soumission à une autorité masculine : celle du Prince pour Flaminia et Carise, celle plus diffuse d’un ordre patriarcal auquel la demoiselle de Paris ne peut se soustraire que le temps de la comédie, à la faveur du travestissement masculin. La mise en perspective des trois pièces de notre corpus invite donc à ne pas négliger la dimension sociale de l’anthropologie de Marivaux, dont la dramaturgie est souvent l’instrument le plus efficace.

Peser l’impondérable

36Si la toile d’araignée et les métaphores textiles qui lui sont associées sont des images topiques qui renvoient à la querelle des Anciens et des Modernes, le succès immédiat de l’image voltairienne et sa fortune sur la longue durée résultent aussi de la combinaison ingénieuse qu’elle opère avec une autre image, elle aussi riche d’une longue tradition emblématique, celle de la balance. Or Marivaux lui-même témoigne d’une certaine prédilection pour le motif de la pesée, à l’origine du mot pensée comme aimait à le rappeler Paul Valéry91, si bien que, de nouveau, le persiflage voltairien révèle surtout la modernité de l’écrivain.

L’image de la balance sous la plume de Marivaux

37La pesée fait partie des métaphores lexicalisées92 dont Marivaux ravive le pouvoir de suggestion, par exemple pour évoquer plaisamment le poids de la subjectivité :

Il me fit un portrait de la manière d’aimer de son pays, et je lui peignis l’espèce d’amour qui régnait dans le nôtre. Ce sujet fut entre nous, une matière de dispute assez amusante. Nous examinions à qui des deux amours il fallait donner la préférence ; nous pesions nos raisons. Quand il tenait la balance, les siennes l’emportaient ; quand je la tenais, les miennes avaient leur revanche. Notre examen produisit cependant quelque chose ; c’est que nous nous retirâmes un peu plus éloignés de nous accorder que nous ne l’avions été d’abord93.

38Dans ce texte de 1721, l’image se trouve associée à une « dispute assez amusante » qui, loin de trancher le désaccord, l’aggrave, ce qui sera aussi le cas de celle qui donne son titre à la troisième pièce de notre corpus, le rapprochement invitant à ne pas sous-estimer la distance ironique de Marivaux à l’égard des disputeurs et surtout de la méthode mise en œuvre pour que la nature « puisse décider la question sans réplique94 ».

39Mais l’image de la balance n’est pas toujours teintée d’ironie et sert aussi à exprimer la nécessité d’un équilibre, fût-il impossible à atteindre :

Pour qu’un trait sublime puisse frapper également le gros des spectateurs dans les proportions de leur capacité, il ne suffit pas qu’ils soient susceptibles du même genre d’impressions, il faudrait encore que le hasard des organes ne rendît pas ces hommes plus dépendants d’une impression que d’une autre, et que la nature tînt là-dessus dans leur cerveau la balance égale ; il faudrait qu’allant à la tragédie comme amoureux d’impressions, ils y portassent une âme en disposition d’être également frappée de tels exemples ou de tels sentiments de vice et de vertu, et même de telle espèce de vice et de vertu95.

40Ce ne sont plus des « raisons » mais des « impressions » qui sont ici sur les plateaux de la balance, métaphore d’un psychisme que Marivaux envisage dans sa dimension physiologique, dépendant du « hasard des organes ». Trente ans plus tard, ce sont les « penchants de l’âme » qui doivent « se balance[r] » pour garantir « harmonie », « économie », « police intérieure » et seul un déséquilibre explique les différences apparentes car « toutes les âmes se valent, il n’y en a ni de différentes espèces ni d’originellement plus sottes, plus médiocres ou plus corrompues les unes que les autres par leur nature, ou par leur création96 ». En vertu de cette égalité hautement proclamée, le marivaudage fonctionne effectivement comme la balance qui permet de peser ces penchants, tels qu’ils s’expriment chez tous les personnages de la comédie. Si cette approche évoque la physique puisque l’équilibre de la balance est celui des forces s’exerçant sur chacun des plateaux, elle relève aussi de l’économie, significativement présente au centre du groupe ternaire, entre « harmonie » et « police intérieure ». Yves Citton a étudié cette « économie des amabilités97 » dans les Journaux et dans La Vie de Marianne mais on en décèle aussi la présence dans notre corpus.

Les « penchants de l’âme » sur les plateaux de la balance dramaturgique

41Dans La Fausse Suivante, Lélio avoue sans détour au faux chevalier la logique arithmétique qui détermine son inconstance : la demoiselle de Paris avec ses douze mille livres de rente l’emporte nécessairement sur la Comtesse qui n’en a que six. Croyant toucher au but, il s’exclame d’ailleurs : « Allons, allons, cela va très rondement ; j’épouserai les douze mille livres de rente98 ». Pour ce personnage sans scrupule, la valeur de la femme qu’il courtise se mesure en espèces sonnantes et trébuchantes et la cupidité fait toujours pencher la balance en faveur de la plus riche. La demoiselle de Paris, qui envisageait d’abord son bien, sa main et son cœur comme « de grands présents99 », entre ironiquement dans la logique comptable de Lélio pour évoquer le piège auquel son stratagème lui a permis d’échapper : « Donner douze mille livres de rente pour acheter le séjour d’un désert ! Oh ! vous êtes trop cher, Monsieur Lélio, et j’aurai mieux que cela au même prix100 ». Le passage du don à l’achat fait écho au motif récurrent du dédit qui lie indissolublement promesse de mariage et reconnaissance de dette et dans lequel la Comtesse se trouve autant impliquée que Lélio. Dans cette pièce où l’économie monétaire règne, tout a un prix, tel l’honneur que la fausse suivante « fournira » à Lélio dans son compte rendu101. Au dénouement, la demoiselle de Paris suggère même que le déficit amoureux dont la Comtesse fait les frais est compensé par le gain financier : « voilà bien de l’amour de perdu, mais en revanche, voilà une bonne somme de sauvée ». Et lorsque la Comtesse exprime sa tristesse, celle qui l’a séduite sous un masque masculin substitue à l’équilibre de la perte et du gain, celui de la faute et du châtiment, l’invitant à considérer « le petit chagrin qui [lui] arrive comme une petite punition de [son] inconstance102 ». N’échappe à cette comptabilité généralisée que le plaisir que la protagoniste a pris à son travestissement physique et verbal, supplément irréductible à l’économie monétaire mais circonscrit au jeu théâtral, parenthèse récréative dans une comédie dont le dénouement n’arrive à sauver que l’argent du dédit pour la Comtesse et la récompense offerte aux serviteurs. Si l’omniprésence de l’argent dans l’intrigue et le discours des personnages donne à la pièce sa spécificité, elle fonctionne aussi comme un miroir grossissant qui met en lumière la « pesée » comme élément constitutif du discours sur l’inconstance dans le théâtre de Marivaux. La mise en balance des pertes et des gains n’apparaît, en effet, pas seulement dans les répliques de Lélio et de la demoiselle de Paris. La parfaite symétrie instaurée au deuxième acte entre les conversations de la Comtesse avec chacun des supposés rivaux et en réalité comparses, montre que leurs stratégies complémentaires aboutissent à faire perdre à Lélio toute valeur pour la Comtesse dès lors qu’il lui renvoie une image d’elle-même totalement dépréciative (« capricieuse, ridicule, visionnaire et de mauvaise foi103 ») tandis que le faux Chevalier en fait le miroir de toutes les perfections, auquel seul le soleil peut servir de comparant (« faut-il vous voir plus d’un moment pour vous adorer104 »). Si la cupidité est le penchant qui détermine le poids respectif de la demoiselle de Paris et de la Comtesse sur la balance de Lélio, ce rôle revient explicitement à la vanité sur celle de la Comtesse.

42Cette vanité constitue aussi le ressort dont se flatte d’user Flaminia pour provoquer l’inconstance de Silvia, celui de l’intérêt manié par Trivelin dans la première scène de La Double Inconstance (« Qu’est-ce qu’Arlequin au prix d’un Prince […] ?105 » s’étant révélé inefficace pour faire pencher la balance en faveur du Prince. Dès l’ouverture du deuxième acte, la blessure d’amour-propre infligée à Silvia par les moqueries des femmes de la cour est déjà mise en balance avec l’amour de Silvia pour Arlequin : « Hum elles sont bien heureuses que j’aime Arlequin, sans cela j’aurai grand plaisir à les faire mentir, ces babillardes-là106 ». Les propos méprisants de Lisette dans la scène suivante atteignent le but recherché, et le retour du mot « prix » atteste la permanence d’une logique de l’évaluation : « […] chacun a son prix, ne semble-t-il pas que je ne vaille pas bien ces femmes-là107 ? »). Cette logique préside aussi aux relations de Silvia et du Prince sous le masque de l’officier :

Et moi je voudrais qu’il ne m’aimât pas, car j’ai du chagrin de ne pouvoir lui rendre le change ; encore si c’était un homme comme tant d’autres, à qui on dit ce qu’on veut ; mais il est trop agréable pour qu’on le maltraite, lui, et il a toujours été comme vous le voyez108.

43Le chagrin de Silvia résulterait donc d’un déséquilibre qui n’est pas tant celui de l’amour non payé de retour, qu’elle avait pu écarter sans difficulté à l’ouverture de la pièce (« Force-t-on les gens à recevoir des présents malgré eux ?109 » ) que celui entre l’agrément de l’officier et le mauvais traitement qu’elle se voit contrainte de lui infliger par sa fidélité envers Arlequin, seule l’antériorité de la rencontre faisant pencher la balance en sa faveur : « Arlequin est venu le premier, voilà tout ce qui vous nuit ; si j’avais deviné que vous viendriez après lui, en bonne fois, je vous aurais attendu ; mais vous avez du malheur, et moi je ne suis pas heureuse110 ». Sans doute la fidélité envers Arlequin continue-t-elle à l’emporter dans la balance de l’amour-propre comme dans celle de l’amour mais si les deux venaient à se confondre, le Prince pourrait bien l’emporter comme le suggère le dernier échange entre Silvia et le prétendu officier : « Croyez-moi, tentez de m’aimer tranquillement, et vengez-moi de cette femme qui m’a injuriée111 ». De fait, dans la huitième scène, après l’offense redoublée de Lisette, Arlequin n’est plus qu’un obstacle (« c’est Arlequin qui m’embarrasse112 »), à la satisfaction de son amour-propre comme à celle de son désir pour l’officier (« je dois aimer Arlequin113 »). Tandis que Flaminia s’attarde sur le supposé déséquilibre entre les qualités de Silvia et les défauts d’Arlequin, Silvia se plaît à rêver d’une inconstance d’Arlequin qui légitimerait la sienne, souhait que le troisième acte vient exaucer. L’évolution d’Arlequin qui s’y manifeste, fait largement écho à celle de Silvia en ce qui concerne l’obstacle qu’oppose à la reconnaissance du changement d’objet d’amour le devoir de rester fidèle. Mais au ressort de la vanité se substitue celui de la compassion pour le Prince (« parce que je suis tendre à la peine d’autrui114 »). La double inconstance qui donne son titre à la pièce apparaît donc comme l’effet de l’exacte évaluation par Flaminia de la force respective des « différents penchants de l’âme », l’intrigue progressant grâce leur pesée minutieuse par les protagonistes eux-mêmes, jusqu’à ce qu’un nouvel équilibre soit atteint au dénouement.

44Enfin La Dispute nous renvoie, par son titre, à la manière dont Marivaux filait la métaphore de la balance en 1721 pour évoquer une « dispute assez amusante ». Celle qui a opposé Hermiane à toute la cour du Prince présente le même caractère duel que celle évoquée dans Le Spectateur français puisqu’il s’agit de déterminer lequel des deux sexes a « le premier donné l’exemple de l’inconstance et de l’infidélité en amour », question à laquelle ni La Double Inconstance ni La Fausse Suivante n’apportent de réponse, les deux pièces mettant en scène une inconstance non seulement double mais quasi concomitante, situation qui se répète dans La Dispute. Dans la scène 15, le dialogue entre Églé et Carise se donne pour objet l’élucidation des causes de la mauvaise humeur d’Églé et révèle la proximité de sa situation avec celle de la Comtesse dans La Fausse Suivante : de même que celle-ci reprochait à Lélio une jalousie qui le conduisait à exiger le départ du faux Chevalier, Églé se plaint qu’Azor n’ait permis à Mesrin « ni [s]a main, ni [s]a compagnie » mais Carise n’a pas besoin de recourir à une analyse aussi fine de son discours que celle à laquelle Lélio soumettait celui de la Comtesse pour lui faire avouer qu’elle « aime mieux à présent son camarade que lui ». Pour justifier son inconstance, Églé « pèse » la valeur respective d’Azor et Mesrin (« le camarade vaut mieux qu’Azor ») avant de concéder à Carise qu’« il a l’avantage d’être nouveau venu » tout en soulignant que « cet avantage-là est considérable ». La condamnation de l’inconstance suggérée par Carise se heurte alors à l’équilibre absolu ressenti par Églé : « Mon bon cœur le condamne, mon bon cœur l’approuve ; il dit oui, il dit non ; il est de deux avis : il n’y a donc qu’à choisir le plus commode115 ». Du côté des personnages masculins, l’inconstance ne donne lieu à aucune « pesée » mais les deux « camarades » se réjouissent d’une réciprocité qui éloigne le spectre du « désespoir » brandi par Carise, comme le souligne la courte scène 17 qui voit Azor passer de la tristesse à la gaieté lorsqu’il apprend qu’Églé aime désormais Mesrin. La nature censée répondre à la question initiale la déclare donc sans objet et répète ce que disaient déjà les personnages de La Double Inconstance : dès lors qu’« on n’est pas le maître de son cœur116 », l’inconstance ne saurait entrer dans la catégorie des « vices de cœur », comme l’a soutenu Hermiane. Le retour à la sphère du jugement moral à la fin de la pièce fait cependant obstacle à l’issue pacifiée proposée par le Prince : « les deux sexes n’ont rien à se reprocher, Madame : vices et vertus, tout est égal entre eux », et relance la querelle :

Hermiane : Ah ! je vous prie, mettez-y quelque différence : votre sexe est d’une perfidie horrible ; il change à propos de rien, sans chercher même de prétexte.
Le Prince : Je l’avoue, le procédé du vôtre est du moins plus hypocrite, et par là plus décent ; il fait plus de façon avec sa conscience que le nôtre117.

45En refusant de reconnaître un état d’équilibre, Hermiane alourdit le plateau des vices féminins de la mauvaise foi, ce trait qui parachevait « le portrait » de la Comtesse que celle-ci dégageait des propos de Lélio dans La Fausse Suivante. Mais surtout, alors que le dénouement de La Double Inconstance semblait donner corps au fantasme d’un mariage heureux entre puissance et innocence, La Dispute, prend acte, y compris par la dualité de sa construction dramaturgique, de leur incompatibilité. Car la manipulation à laquelle sont soumis les jeunes gens n’a plus l’amour pour excuse et ne révèle plus qu’« une pulsion d’emprise du puissant sur le faible118 ». Si Hermiane juge « cette Adine et cette Églé insupportables119 », le spectateur peut éprouver les mêmes sentiments envers le Prince et Hermiane que la dramaturgie expérimentale de Marivaux soumet à son appréciation.

Marivaux peseur de mots 

46À la pesée des « raisons » et des « penchants de l’âme », il faut ajouter celle des mots, image que l’on rencontre à plusieurs reprises au cours du XIXe siècle avec des connotations péjoratives120 mais que Valéry Larbaud a réhabilitée en filant la métaphore des « balances du traducteur121 ». Après lui, l’usage de l’image dans la critique littéraire devient presque toujours laudatif, Albert Béguin caractérisant, par exemple, Gérard de Nerval comme « peseur de mots, amoureux des mots, de leurs nuances, de leurs qualités », formule qui pourrait aussi s’appliquer à Marivaux, dont la réflexion sur la traduction est d’ailleurs d’une grande modernité122. On s’en tiendra ici à l’exploitation dramaturgique particulièrement efficace que celui-ci fait de la pesée des mots, notamment dans La Fausse Suivante.

47Dans la scène II du deuxième acte, Lélio commente successivement deux termes employés par La Comtesse et finit par s’attirer la raillerie de son interlocutrice : « Je suis d’avis de ne dire plus mot, et d’attendre que vous m’ayez donné la liste des termes sans reproches que je dois employer […]123 ». Après l’adverbe « effectivement », qui « marque », selon Lélio, que la Comtesse est « un peu trop persuadée du mérite du Chevalier124 », c’est au tour du verbe « sentir » d’être mis en balance avec « connaître » :

La Comtesse. Supportez donc mon ignorance : je ne savais pas la différence qu’il y avait entre connaître et sentir.
Lélio. Sentir, Madame, c’est le style du cœur, et ce n’est pas dans ce style-là que vous devez parler du Chevalier.

48Lélio excelle donc à peser les connotations des mots autant que le registre dont ils relèvent, ce qui lui permet de déceler les manifestations d’un amour naissant pour le Chevalier que la Comtesse refuse d’avouer et peut-être de s’avouer à elle-même, si bien que la stratégie de Lélio est doublement efficace : il se rend importun tout en faisant prendre conscience à son interlocutrice de son penchant pour le faux Chevalier. Dans ce contexte, la pesée de mots, en ce qu’elle manifeste une écoute soupçonneuse125 (« vous soupçonnez injurieusement ») relève de l’impolitesse délibérée126 et Marivaux a pris soin de lui opposer en miroir l’échange entre la Comtesse et le Chevalier où le même arrêt sur un mot conduit au contraire à un accord harmonieux :

La Comtesse. Fiez-vous à moi ; je suis généreuse, je vous ferai peut-être grâce.
Le Chevalier. Rayez le peut-être, ce que vous dires en sera plus doux.
La Comtesse. Laissons-le, il n’est peut-être là que par bienséance.
Le Chevalier. Le voilà un peu mieux placé, par exemple.
La Comtesse. C’est que j’ai voulu vous raccommoder avec lui127.

49La pesée de mots participe clairement ici du badinage amoureux : le coefficient d’incertitude introduit par « peut-être » et que le Chevalier voudrait voir disparaître se trouve atténué par l’ajout dans la balance d’une seconde occurrence du mot qui suggère de ne pas lui accorder une signification littérale mais de n’y voir qu’une litote exigée par la bienséance. Le faux Chevalier prend acte du progrès accompli et la Comtesse le remercie d’un trait d’esprit qui fait de la réconciliation supposée avec l’expression la métaphore transparente d’un rapprochement entre les interlocuteurs.

50La Fausse Suivante exploite aussi les potentialités comiques de la pesée de mots dans l’échange entre Trivelin, qui sait qu’il s’adresse à une femme, et le faux Chevalier qui ignore que son secret a été trahi :

Le Chevalier. Laissez là vos politesses, un maître ne demande à son valet que l’attention dans ce à quoi il l’emploie.
Trivelin. Son valet ! le terme est dur, il frappe mes oreilles d’un son disgracieux ; ne purgera-t-on jamais le discours de tous ces noms odieux ?
Le Chevalier. La délicatesse est singulière !
Trivelin. De grâce, ajustons-nous, convenons d’une formule plus douce128.

51En plaçant dans la bouche de Trivelin une « pesée de mots » analogue à celles qui émaillent le discours de Lélio et du faux Chevalier, Marivaux crée un effet de superposition entre la relation convenue du maître et du serviteur dans la tradition théâtrale et une relation amoureuse que revendique Trivelin à mots couverts avant d’en donner l’expression la plus directe dans la réplique qui conclut la scène : « tu me donneras des ordres en public, et des sentiments dans le tête-à-tête129 ». Or si, comme le souligne Jean Goldzink, « ces ombrageuses délicatesses du moi sont privilèges de maîtres », en vertu d’une « loi du genre joyeusement assumée », la première scène de la comédie a justement fait de Trivelin « un maître déchu, un valet sans emploi, un soldat de la vie bourré de coups, un amer et indigent philosophe qui, à l’inverse de son camarade de 1727 […], n’a pas renoncé au monde, dont il guette le moindre signe favorable pour se refaire130 ». Ce n’est dès lors pas seulement le mot mais bien aussi la condition de valet qui se trouve pesée dans cet échange de répliques et Anne Deneys-Tunney131 rapproche le commentaire de Trivelin du refus que Marianne oppose à l’offre que lui fait Monsieur de Climal de devenir servante : « Il me semble que j’aimerai mieux mourir que d’être chez quelqu’un en qualité de domestique, je préfère le plus petit métier qu’il y ait, le plus pénible, pourvu que je sois libre ». Sans doute la comédie ne fait-elle qu’esquisser des potentialités qu’elle n’exploitera pas vraiment et il y a encore loin de Trivelin à Figaro ; pourtant, à la faveur d’un trait d’esprit, le mot « valet » aura été dépouillé, ne serait-ce qu’un instant, du masque que lui attache la tradition comique pour entrer dans la catégorie des « noms odieux » dont il faudrait « purger le discours » et donc la société. Quant à la réplique du faux Chevalier qui réduit le valet au statut d’instrument de la satisfaction du maître, elle révèle une immoralité foncière si on la confronte à l’une des formulations que Kant donnera de l’impératif catégorique en 1785 : « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen132 ».

52 

53L’image des balances de toile d’araignée a sans aucun doute été inventée comme un cruel persiflage pour stigmatiser les principaux défauts de Marivaux aux yeux de ses détracteurs : l’engagement en faveur des Modernes et la subtilité dans l’analyse des sentiments comme dans leur expression. Mais la valorisation par la modernité des métaphores arachnéennes de l’écriture autant que des balances du traducteur permettent désormais d’y lire l’alliance de légèreté et de précision qui fait du marivaudage un instrument dramaturgique remarquablement efficace, au service de cette « science du cœur humain » que Marivaux a théorisée avec une indéniable modernité133.

Notes de bas de page numériques

1 Friedrich Melchior Grimm, Correspondance littéraire, 15 février 1763, éd. critique Ulla Kölvin et Françoise Tilquin, Ferney-Voltaire, Centre International d’étude du XVIIIe siècle, tome X, 2016, p. 68.

2 [Antoine Auguste Bruzen de la Martinière], Anecdotes ou lettres secretes sur divers sujets de litterature et de politique, 1er février 1734 [s.l.n.d.], p. 11.

3 Voltaire, lettre à l’abbé Trublet du 27 avril 1761 [D 9757], Correspondance VI, octobre 1760-décembre 1762, éd. Théodore Besterman, trad. des notes par Frédéric Deloffre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980.

4 Christophe Cave, « Marivaux revu par Voltaire. L’image de Marivaux dans la Correspondance de Voltaire », dans Marivaux et les Lumières. L’homme de théâtre et son temps, actes du colloque international d’Aix-en-Provence (4-6 juin 1992), Publications de l’Université de Provence, 1996, p. 206.

5 Christophe Cave, « Marivaux revu par Voltaire. […], p. 205.

6 Voir Sylvie Ballestra-Puech, Métamorphoses d’Arachné. L’artiste en araignée dans la littérature occidentale, Genève, Droz, 2006, p. 218-250.

7 Les références seront données dans les éditions au programme : La Double Inconstance, éd. Christophe Martin, Paris, GF-Flammarion, 1996 ; La Fausse Suivante, éd. Pierre Malandain, Paris, Le Livre de Poche, 1999, rééd. 2018 ; La Dispute, éd. Sylvie Dervaux-Bourdon, Paris, Gallimard, « Folioplus classiques », 2009.

8 Jonathan Swift, An Account of a Battle between the Antient and Modern Books in St. Jame’s Library [écrit en 1696-1697, première publication en 1704 à la suite de A Tale of a Tub], The Writings of Jonathan Swift, éd. Robert A. Greenberg et William Bowman Piper, New York, Londres, Norton Critical Edition, 1973.

9 La Querelle des Anciens et des Modernes : XVIIe-XVIIIe siècles, éd. Anne-Marie Lecoq, précédé de « Les abeilles et les araignées », essai de Marc Fumaroli, postface de Jean-Robert Armogathe, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2001.

10 Récit véritable et exact d’une bataille entre les livres anciens et modernes, donnée vendredi passée dans la bibliothèque de St James, dans Le Conte du Tonneau […] avec plusieurs autres pièces très curieuses par le fameux Dr Swift. Traduit de l’anglais, La Haye, H. Scheurleer, 1721, 2 vol. , t. 2, p. 51-125. Le débat entre l’abeille et l’araignée et son commentaire par Esope se trouve p. 75-87. Disponible sur Gallica : https://catalogue.bnf.fr/ark :/12148/cb31424237g

11 Théophile de Viau, « Élégie à une Dame » [1621], v. 89-102, Œuvres poétiques, éd. Guido Saba, Paris, Classiques Garnier, 1990, p. 104-105. Le même Théophile affirme pourtant qu’« il faut écrire à la moderne ». Voir Daniel Riou, « Théophile de Viau et les paradoxes de l’affirmation poétique de soi : “il faut écrire à la moderne” », dans Lectures de Théophile de Viau. Les Poésies, éd. Guillaume Peureux, Rennes, P.U.R., 2008, p. 43-62.

12 Swift, Récit véritable […], trad. 1721, p. 80.

13 Jonathan Swift, An Account of a Battle between the Antient and Modern Books in St. Jame’s Library, p. 384.

14 Swift, Récit véritable […], trad. 1721, p. 85.

15 D’Alembert, « Éloge de Marivaux », Histoire des membres de l’Académie française morts depuis 1700 jusqu’en 1771 […], Paris, Moutard, tome VI, 1787, p. 56-57.

16 D’Alembert, « Éloge de Marivaux », p. 121, note a.

17 Marivaux, La Double Inconstance, II, 1, p. 55.

18 Marivaux, La Double Inconstance, III, 1, p. 81.

19 Marivaux, La Double Inconstance, I, 3, p. 33.

20 Marivaux, La Double Inconstance, I, 3, p. 31.

21 Marivaux, La Double Inconstance, I, 3, p. 32 et 33.

22 On ne saurait évidemment réduire la représentation de la coquette chez Marivaux à la seule Lisette. Voir Karine Bénac-Giroux, « La coquetterie chez Marivaux ou “l’indécision de la vie” », Malice 5 (2015), disponible sur : http://cielam.univ-amu.fr/node/1503 et Laurence Sieuzac, « Le corps de la coquette : une automate inquiète », Malice n° 5 (2015), disponible sur : http://cielam.univ-amu.fr/node/1424

23 Voir Sarah Benharrech, « Les métamorphoses de l’éphémère : les aléas de l’identité dans quatre comédies de Marivaux », Coulisses. Revue de théâtre 40 (hiver 2010), p. 29-41. Disponible sur : http://coulisses.revues.org/653

24 Christophe Martin, introduction de l’édition au programme, p. 11.

25 Voir, par exemple, l’adaptation de Carla Giacobbi avec Jean-Hugues Anglade et Elsa Zylberstein, juillet 2011 : http://www.ina.fr/video/4488250001

26 Christophe Cave, « Marivaux revu par Voltaire », p. 207.

27 Marivaux, La Fausse Suivante, I, 1, p. 31.

28 D’Alembert, « Éloge de Marivaux », p. 59.

29 D’Alembert, « Éloge de Marivaux », p. 76-77.

30 [Pierre-François Guyot Desfontaines], Observations sur les écrits modernes, I, Paris, Chaubert, 1735, lettre VI, p. 122.

31 Sur cette expression, attestée avant Marivaux, voir Françoise Rubellin, « Sur l’apparition du mot “marivaudage” et de l’expression “tomber amoureux”, dans Marivaudage : théories et pratiques d’un discours, éd. Catherine Gallouët et Yolande G. Schutter, Oxford, Voltaire Foundation, 2014, p. 11-18.

32 Frédéric Deloffre, Une préciosité nouvelle : Marivaux et le marivaudage, Paris, Les Belles Lettres, 1955, rééd. Genève, Slatkine, 1993, p. 68.

33 Comme le souligne Henri Lagrave (Marivaux et sa fortune littéraire, Saint-Médard-en-Jalles, G. Ducros, 1970, p. 19), « grand succès de librairie, plusieurs fois réédité avec des compléments divers, le Dictionnaire néologique imposa définitivement l’image d’un Marivaux “affecté”, “bel-esprit moderne”, “néologue” et “précieux” ».

34 Nicolas Beauzée, « Néologisme », Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, XI, Neuchâtel, Samuel Faulche, 1765, p. 95.

35 Sarah Benharrech, « L’union du renard et de la cigogne : hybridité et préciosité moderne chez Marivaux », dans Marivaudage : théories et pratiques d’un discours, p. 33-34.

36 La formule « la conscience de l’éphémère » est empruntée au chapitre que Georges Poulet consacre à Marivaux dans ses Études sur le temps humain II : La distance intérieure, Paris, Plon, 1950, p. 18.

37 Marivaux, « Le Miroir », Mercure de France, janvier 1755, p. 100 ; Journaux et œuvres diverses, éd. Frédéric Deloffre et Michel Gilot, Paris, Garnier, 1969, p. 548.

38 Sarah Benharrech, « L’union du renard et de la cigogne […] », p. 38.

39 Georges Poulet, « Marivaux », La distance intérieure, p. 17.

40 Marivaux, La Double Inconstance, I, 8, p. 50.

41 Marivaux, La Fausse Suivante, p. 104-105.

42 Marivaux, La Fausse Suivante, III, 9, p. 103.

43 Marivaux, La Fausse Suivante, I, 5, p. 38.

44 Jean Rousset, L’Intérieur et l’extérieur, Paris, Corti, 1976, p. 30.

45 Marivaux, La Double Inconstance, II, 6, p. 71 : Arlequin : « Mettons encore Flaminia, elle se soucie de nous, et nous serons en partie carrée ».

46 Jean-Paul Sermain, Marivaux et la mise en scène, Paris, Desjonquères, 2013, ch. VIII : « Parties carrées », p. 174.

47 Marivaux, La Dispute, sc. 2, p. 10.

48 Marivaux, La Dispute, sc. 1, p. 8-9.

49 Marivaux, La Dispute, sc. 18, p. 40.

50 Pour un exemple de cette opposition fréquente au tournant du XIXe et du XXe siècle, voir Francisque Vial, introduction à Pages choisies des Grands Écrivains. Marivaux, Paris, Armand Colin, 1906, p. xxxix : « Marivaudage, c’est esprit, finesse, grâce maniérée, coquetterie ininterrompue du style, et recherche un peu puérile de l’originalité à tout prix ; c’est répugnance invincible à être simple et à se tenir aux grandes lignes, aux larges vues ; c’est délicatesse et minutie, mignardise et ciselure ; c’est aussi poésie d’élégance et de rêve, poésie légère, ailée, qui semble glisser « entre ciel et terre ». Et tout cela est Marivaux. Mais c’est lui aussi ce goût de la réflexion philosophique, cette sincérité, ce sérieux dans la pensée, ce souci tout moderne d’exactitude et de précision, cette probité d’écrivain fidèle à sa conception de l’art envers et contre toutes les railleries et les échecs ; ce sens si pénétrant, presque divinatoire des choses du sentiment ; – et c’est lui enfin, cette sympathie, intellectuelle si l’on veut, mais d’un si grand prix encore et si neuve à sa date, pour les humbles gens et les humbles choses, et cette indulgence aimable qui sourit aux petitesses humaines. »

51 Abbé De La Porte, « Nouvelle édition du Théâtre de M. de Marivaux », L’observateur littéraire, 1759, t. I, lettre IV, p. 93.

52 Minerve (Athéna) a dans ses attributions à la fois la guerre (« rivale de Mars »), les arts du tissage et la sagesse. Dans la tradition issue de l’Ovide moralisé médiéval, elle représente notamment la « sapience divine ».

53 François Joachim de Pierre de Bernis, Épitre sur le goût dans Œuvres mêlées de Mr. Le Cardinal de Bernis, en prose et en vers, Amsterdam, aux Dépens de la Compagnie, 1759, p. 14-15.

54 Dans le dictionnaire latin-français de Pierre Danet, composé ad usum delphini en 1691 et régulièrement réédité au XVIIIe siècle, l’expression ventus textilis est traduite par « une gaze, ou une toile fort claire » avec cette indication : « Il l’appelle ailleurs, Nebula linea » (Magnum Dictionarium latinum et gallicum […] Lyon, Deville frères, 1737, p. 1110).

55 [Pierre-François Guyot Desfontaines], Observations sur les écrits modernes, VII, Paris, Chaubert, 1736, lettre XCVII, p. 164-166.

56 Le bon mot de l’abbé Desfontaines semble avoir séduit ses lecteurs, si l’on en juge par la correspondance du président Jean Bouhier (1673-1746) qui demande, dans une lettre à Mathieu Marais (1665-1737) du 14 janvier 1737 : « Avez-vous vu comme [Marivaux] est joliment peloté dans la lettre 97 de l’abbé Desfontaines ? », ce qui lui vaut cette réponse : « Vous me parlez de bien des ouvrages que je ne sais guère. Je connais seulement le Ventus textilis […]. mais on est toujours plus étonné de voir que ce mouvement l’endort et ne le corrige pas d’avoir de l’esprit. » (Correspondance littéraire du président Bouhier n° 14 : lettres de Mathieu Marais VII (1735-1737), éd. Henri Duranton, Presses de l’Université de Saint-Etienne, 1987, lettres 937 et 938, p. 228-229.

57 Dans « Une nuit de Cléopâtre » (1838), Théophile Gautier évoque « […] une robe de lin à côtes diagonales — un brouillard d’étoffe, de l’air tramé, ventus textilis, comme dit Pétrone — [qui] ondulait en blanche vapeur autour d’un beau corps dont elle estompait mollement les contours ». L’image est souvent reprise dans les descriptions de peintures et de sculptures antiques : « On dirait que les caresses de l’air ont formé autour d’elles ces étoffes légères auxquelles Pétrone donnait le nom si souvent rappelé de ventus textilis, « un vent tissu » (François Lenormant, Chefs d’œuvre de l’art antique […], deuxième série Monuments de la peinture et de la sculpture, Paris, A. Lévy, 1867, p. 24).

58 Frédéric Deloffre, Une préciosité nouvelle […], p. 216.

59 Marivaux, La Fausse Suivante, I, 7, p. 46.

60 Marivaux, La Fausse Suivante, II, 2, p. 51-52.

61 À la fin de l’acte, dans la scène 10, il demande en riant au faux Chevalier : « Qu’en dis-tu, ai-je bonne grâce à faire le jaloux ? » (p. 76).

62 Auguste Vidalin, Études et portraits, Paris, Féret, 1852, p. 74 : « [Marivaux] ne sera pas moins l’observateur n’entrant dans l’étude du cœur humain qu’avec un microscope pour y découvrir les petites passions, les petits ridicules, les petits sentiments, les petits travers. C’est de lui qu’un de nos plus éminents critiques aura dit : Marivaux brode à petits points sur un canevas de toile d’araignée. » Il est probable que l’auteur emprunte sa citation, moyennant une légère variante, à J. B. Maigrot, Illustrations littéraires de la France, Paris, Lehuby, 1837, p. 40 : » Marivaux, disait l’abbé Desfontaines, Marivaux brode à petits points sur des toiles d’araignée ». Le livre de Maigrot fut régulièrement réédité jusqu’en 1860. Sa prétendue citation de Desfontaines se retrouve aussi dans un article de Léon Monnier consacré à Marivaux dans le Journal pour tous. Magasin hebdomadaire illustré, 232 (10 septembre 1839).

63 Arachné est présentée comme une « brodeuse qui osa un jour défier Minerve dans cet art » par l’abbé de Favre (Les quatre heures de la toilette des Dames. Poème érotique en quatre chants, Paris, Jean-François Bastien, 1779, p. 83).

64 Abbé De La Porte, « Nouvelle édition du Théâtre de M. de Marivaux », L’observateur littéraire, 1759, t. I, p. 92. Le passage est repris dans l’« Essai sur la vie et les ouvrages de M. de Marivaux » qui ouvre l’édition des Œuvres complètes, Paris, Veuve Duchêne, 1781, t. I, p. 3.

65 Jules Renard, Le Journal de Jules Renard (1902-1905), Paris, F. Bernouard, 1927, p. 778.

66 Voir la présentation claire et concise de l’état de la question par Françoise Rubellin : https://gallica.bnf.fr/essentiels/marivaux/marivaudage

67 Françoise de Graffigny, lettre à François Devaux du 12 mais 1739, Correspondance de Madame de Graffigny, tome I, 1716-17 juin 1739, lettres 1-144, éd. English Showalter, Oxford, Voltaire Foundation, 1985, lettre 129, p. 487-488.

68 Catherine Gallouët, « “Voilà bien des riens pour un véritable rien” : les enjeux du marivaudage », dans Marivaudage : théories et pratiques d’un discours, p. 50-51.

69 Comme l’a fait Voltaire lui-même avant de devenir son ennemi acharné : voir Alexis Lévrier, « Voltaire et Desfontaines lecteurs de Marivaux, ou les ambivalences d’un stéréotype », dans Le Livre du monde, le monde des livres : mélanges en l’honneur de François Moureau, éd. Gérard Ferreyrolles et Laurent Versini, Paris, P.U.P.S., 2012, p. 1109-1119.

70 Jean-Paul Sermain, « Le “marivaudage”, essai de définition dramaturgique », Coulisses, 34 (2006), p. 109-110.

71 Jacques Olivier, Alphabet de l’imperfection et malice des femmes, Rouen, Robert Feron, 1630, p. 331-332.

72 Cf. Marivaux, L’Indigent Philosophe, première feuille, 1727, Journaux et œuvres diverses, éd Frédéric Deloffre et Michel Gilot, Paris, Garnier, 1969, p. 279-280.

73 Marivaux, La Fausse Suivante, III, 3, p. 86.

74 Marivaux, La Fausse Suivante, I, 8, p. 46.

75 Marivaux, La Fausse Suivante, II, 8, p. 68.

76 Marivaux, L’Ile de la raison ou les petits hommes [1727], III, 4. Le piètre philosophe de la pièce de Marivaux qui « ravaude » les arguments pourrait être l’héritier des dialecticiens et des sophistes dont les raisonnements sont comparés aux toiles d’araignée. Voir, par exemple, l’emblème « In Sophistas » dans le recueil de Florentius Schoonius [Florens Schoohoven], Emblemata, Gouda, 1618, n° 64, disponible sur le site de l’Université de Kiel : https://dibiki.ub.uni-kiel.de/viewer/image/PPN722288352/206/LOG_0072/

77 On lit dans la sixième édition (1771) du Dictionnaire de Trévoux, à propos de « ravauder » : « Dans toutes ses acceptions, c’est un terme populaire, à peine supportable dans le style familier ».

78 Alexandre Vinet, Histoire de la littérature française au XVIIIe siècle, Paris, Les Éditeurs,1853, t. I, p. 254-255.

79 D’Alembert, « Éloge de Marivaux », p. 148 : « J’ai guetté, disait-il, qu’on nous permette de le faire parler encore un moment, j’ai guetté dans le cœur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l’amour lorsqu’il craint de se montrer, et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d’une de ses niches ».

80 La première occurrence du verbe grec analueïn se trouve dans l’Odyssée (II, v. 109) pour évoquer Pénélope qui détisse la nuit la toile qu’elle tisse le jour.

81 Jean-Paul Sermain, Marivaux et la mise en scène, p. 299, note 26.

82 Marivaux, La Double Inconstance, I, 2, p. 30.

83 Voir supra note 59.

84 Marivaux, La Fausse Suivante, II, 2, p. 54 : « Oh, je n’y saurais tenir ; capricieuse, ridicule, visionnaire et de mauvaise foi, le portrait est flatteur ! ».

85 Marivaux, La Dispute, sc. 8, p. 22.

86 Marivaux, La Dispute, sc. 20, p. 43.

87 Voir Christophe Martin, « “Voir la nature en elle-même” : le dispositif expérimental dans La Dispute », Coulisses, 34 (octobre 2006), p. 139-152.

88 Jean Rousset, « Une dramaturge dans la comédie : la Flaminia de La Double Inconstance », Rivista di letterature moderne e comparate, 91/2 (1988), p. 123.

89 Walter Moser, « Le Prince, le philosophe et la femme-statue. Une lecture de La Dispute », Études littéraires, 24/1 (1991), p. 72.

90 Christophe Martin, Éducations négatives : fictions d’expérimentation pédagogique au XVIIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 324.

91 Paul Valéry, « Inspirations méditerranéennes » [1933], Œuvres, éd. J. Hytier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », I, 1957, p. 1093-1094.

92 Montaigne, par exemple, y recourt fréquemment : « Ce n’est pas assez, de compter les expériences, il les faut peser et assortir, et les avoir digérées et alambiquées, pour en tirer les raisons et les conclusions qu’elles portent » (Essais, III, 8 » De l’art de conférer », éd. Jean Céard, Paris, Librairie Générale Française, 2002, p. 244).

93 Marivaux, Le Spectateur français, troisième feuille [27 janvier 1722], Journaux et œuvres diverses, p. 127.

94 Marivaux, La Dispute, sc. 1, p. 9.

95 Marivaux, « Sur la pensée sublime », Mercure, mars 1719, Journaux et œuvres diverses, p. 68.

96 Marivaux, « Suite des réflexions sur l’esprit humain à l’occasion de Corneille et de Racine », lu à l’Académie Française le 24 septembre 1749, Journaux et œuvres diverses, p. 485.

97 Voir Yves Citton, « Amabilités économiques. Science des cœurs et communauté d’affects chez Marivaux », Corpus, 69 (2016), p. 195-221. Disponible sur : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01373140/document

98 Marivaux, La Fausse Suivante, II, 3, p. 56.

99 Marivaux, La Fausse Suivante, I, 3, p. 35.

100 Marivaux, La Fausse Suivante, I, 8, p. 46.

101 Marivaux, La Fausse Suivante, III, 5, p. 92.

102 Marivaux, La Fausse Suivante, III, 9, p. 103.

103 Marivaux, La Fausse Suivante, II, 2, p. 54.

104 Marivaux, La Fausse Suivante, II, 8, p. 72.

105 Marivaux, La Double Inconstance, I, 1, p. 27.

106 Marivaux, La Double Inconstance, II, 1, p. 56.

107 Marivaux, La Double Inconstance, II, 2, p. 58.

108 Marivaux, La Double Inconstance, II, 2, p. 59.

109 Marivaux, La Double Inconstance, I, 1, p. 26.

110 Marivaux, La Double Inconstance, II, 2, p. 59.

111 Marivaux, La Double Inconstance, II, 2, p. 60.

112 Marivaux, La Double Inconstance, II, 8, p. 74.

113 Marivaux, La Double Inconstance, II, 8, p. 76.

114 Marivaux, La Double Inconstance, III, 5, p. 94.

115 Marivaux, La Dispute, sc. 15, p. 37.

116 Marivaux, La Double Inconstance, III, 8, p. 99.

117 Marivaux, La Dispute, sc. 20, p. 43.

118 Christophe Martin, « “Voir la nature en elle-même” : le dispositif expérimental dans La Dispute », Coulisses, 34 (octobre 2006), p. 152.

119 Marivaux, La Dispute, sc. 20, p. 41.

120 Par exemple, dans le Salon de 1831 (Paris, Pinard, 1831), évoquant le tableau d’Eugène Isabey Le cabinet d’un alchimiste (Lille, Musée des Beaux-Arts), Gustave Planche demande s’il convient « de chicaner M. Isabey sur la vraisemblance de sa composition » et répond : « il nous traiterait de littérateur, de peseur de mots ». À la fin du siècle, la valeur péjorative de l’image reste la même sous la plume de Petit de Juleville lorsque, saluant en Chateaubriand le précurseur de la critique contemporaine, il affirme : « Auparavant, le critique n’était qu’un peseur de mots, un vérificateur de détails, un abstracteur de riens littéraires » (Histoire de la langue et de la littérature française, VII, Paris, Armand Colin, 1899, p. 28). L’expression reste aussi marquée d’autodérision dans l’apostrophe du poète symboliste Charles Guérin : « O poète ! peseur de mots, orfèvre vain » (Le Semeur de cendres (1898-1900), XLIV, Paris, Mercure de France, 1901, p. 150).

121 Valéry Larbaud, Sous l’invocation de saint Jérôme, Paris, Gallimard, 1946, rééd. 1986, p. 82-85 : « Chacun de nous a près de soi, sur la table ou sur son bureau, un jeu d’invisibles, d’intellectuelles balances aux plateaux d’argent, au fléau d’or, à l’arbre de platine, à l’aiguille de diamant, capables de marquer des écarts de fractions de milligrammes, capables de peser les impondérables ! Auprès de ces Balances, les autres instruments de notre travail, matériels et visibles, – Dictionnaires, Lexiques, Grammaires – simples dépôts de matériaux en ordre, boîtes de mots rangés à leur place alphabétique et numérotés selon leurs sens et leurs nuances : boîtes de pastels. L’essentiel est la Balance où nous pesons ces mots, car tout le travail de la Traduction est une pesée de mots ».

122 Dans ses « Réflexions sur Thucydide » [lu à l’Académie le 25 août 1744], Marivaux, commentant la traduction de Perrot d’Ablancourt, développe une argumentation qui préfigure à certains égards celle d’Antoine Berman (voir notamment La Traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Paris, Le Seuil, 1999) : « […] s’il est vrai qu’il y ait un rapport entre les événements, les mœurs, les coutumes d’un certain temps et la manière de penser, de sentir et de s’exprimer de ce temps-là ; ce rapport que je crois indubitable se trouve assurément dans ce que Thucydide a pensé, a senti, a exprimé. Vous ne pouvez donc altérer sa façon de raconter sans nuire à ce rapport, sans altérer ces faits même, sans changer un peu la sorte d’impression qu’ils nous feraient. Je serais tenté de croire qu’ils perdent quelque chose de leur air étranger, et que vos tours modernes en affaiblissent le caractère ».

123 Marivaux, La Fausse Suivante, II, 2, p. 52.

124 Voir citation note 60.

125 Comme la Comtesse en fait le reproche à Lélio dans la suite de la scène : « vous soupçonnez injurieusement » (p. 55).

126 Cet échange fait partie des exemples analysés par Olivier Simonin dans « (Im)politesse, coopération et principe d’inférence », Lexis, hors série 2 (2010) : « Theoretical Approaches to Linguistic (Im)politeness ». Disponible sur : https://journals.openedition.org/lexis/788

127 Marivaux, La Fausse Suivante, II, 8, p. 72.

128 Marivaux, La Fausse Suivante, I, 5.

129 Marivaux, La Fausse Suivante, I, 5, p. 39.

130 Jean Goldzink, présentation de La Fausse Suivante, L’École des mères, La Mère confidente, Paris, Flammarion GF, 1992, édition mise à jour 2015

131 Anne Deneys-Tunney, « Marivaux et la pensée du plaisir », Dix-huitième Siècle, 35 (2003), p. 216.

132 Emmanuel Kant, Fondation de la métaphysique des mœurs [Grundlegung zur Metaphysik der Sitten, 1785] dans Métaphysique des mœurs I, trad. Alain Renaut, Paris, Garnier Flammarion, 1994, p. 97.

133 Notamment dans ses « Réflexions sur l’esprit humain à l’occasion de Corneille et de Racine », Journaux et œuvres diverses, p. 471-492. Sur ce texte, voir l’article cité d’Yves Citton, « Amabilités économiques. Science des cœurs et communauté d’affects chez Marivaux ».

Pour citer cet article

Sylvie Ballestra-Puech, « Les balances de toile d’araignée du moderne Marivaux : du stéréotype critique à la métaphore heuristique », paru dans Loxias, 63., mis en ligne le 09 décembre 2018, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=9059.


Auteurs

Sylvie Ballestra-Puech

Sylvie Ballestra-Puech est professeur de littérature comparée à l’Université Nice Sophia Antipolis (Université Côte d’Azur) et membre du Centre Transdisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature et des Arts vivants (C.T.E.L.). Elle a notamment publié Lecture de La Jeune Parque (Klincksieck, 1993), Les Parques. Essai sur les figures féminines du destin dans la littérature occidentale (Editions Universitaires du Sud, 1999), Métamorphoses d’Arachné. L’artiste en araignée dans la littérature occidentale (Droz, 2006) et Templa Serena : Lucrèce au miroir de Francis Ponge (Droz, 2013).

Université Côte d'Azur, CTEL