Loxias | Loxias 11 Programme d'agrégation 2006 |  Littérature comparée 

Philippe Marty  : 

« Poètes de l’amour »

Commentaire composé : Goethe, Divan

Résumé

Commentaire composé : Goethe, Divan, Poésie/Gallimard, traduction de Henri Lichtenberger, de p. 126 (« Amour pour amour… ») à p. 132 (« Et l’esprit c’est la vie de la vie. »)

Index

Mots-clés : chant amoureux , Divan, Goethe, métamorphose, poésie, préposition « um », réciprocité, symbole

Plan

Texte intégral

1Quelquefois, l’essentiel de l’invention poétique est placé dans un mot que le commentaire regarderait volontiers comme insignifiant, ou secondaire. C’est le cas, peut-être, de la préposition « um » (« pour ») dans les quatre premiers vers du poème « Amour pour amour… », le 17ème du « Livre de Souleika », le plus long des douze livres du Divan, le plus désireux de ne pas finir. Dans les formules « Amour pour amour », « heure pour heure », « parole pour parole », etc., la préposition se tient, ou bien va et vient entre chaque fois le même mot. Ces formules peuvent êtres retenues comme la matrice, ou maxime, du chant amoureux dans le recueil de Goethe. Le discours amoureux, dans le Divan, montre en effet la relation amoureuse comme une relation réciproque ou « de représailles » : les amants se reprennent sans relâche, ou échangent, toujours une même chose. Le « um », « pour », « à la place de », exprime aussi, ensuite, le retournement et la métamorphose, l’invention sans fin. Enfin, la préposition enveloppe l’idée que la relation amoureuse est la production perpétuelle de « l’un divisé » ; elle est le conducteur du désir, à chaque instant l’assouvissant et le relançant. Elle accomplit, ainsi, un travail qui, si on le décrit dans tous ses effets, permet de rendre compte de la séquence qui va de ce poème-ci (« Amour pour amour… ») au poème n°20, dans lequel se retrouvent des mots et formules semblables à ceux du n°17 : le verbe « erwidern », avec son sens de « répondre », « correspondre », « rendre la pareille » et « potentialiser », et les expressions des vers 18 et 24, ou un même mot (« amour », « vie ») est dédoublé.

2Nous lirons donc ces quatre poèmes (dont deux sont partagés entre Souleika et Hatem), en y étudiant, dans un premier temps, l’expression de la réciprocité. Nous y relèverons, dans un deuxième temps, les marques d’une poétique de la métamorphose. Enfin, dans un troisième temps, nous y chercherons la ou les figures de cet « un double » dont Goethe a vu le symbole frappant et tout naturel dans la feuille du gingo biloba.

3Notre premier point de vue est donc celui fourni par l’idée d’échange, de réciprocité.

4Notons, premièrement, que ces quatre poèmes sont « dialogués ». Le deuxième et le quatrième font dialoguer Hatem et Souleika. Dans le deuxième, Souleika commence, ou « entonne », et Hatem poursuit ; c’est l’inverse dans le n°4. Mais les deux pièces ont chacune 24 vers : 8 et 16, et 16 et 8, et ainsi le nombre de vers revenant aux deux amants et partenaires est le même. Le troisième poème de la séquence (le plus long des quatre) est aussi un dialogue, mais Souleika n’y est ni « je » ni « tu » : elle est l’objet des discours, la troisième personne, « elle ». Les partenaires de Hatem sont des jeunes filles, dans la rue. Il se prête aimablement au dialogue, et loue, galamment, d’abord une « brunette », ensuite une « blondine », et d’une troisième enfin (à qui reviennent deux strophes) il loue les yeux. La louange pourrait se poursuivre (« Ainsi je pourrais vous louer toutes ») et l’on croit comprendre que Hatem n’est pas accompagné de trois jeunes filles seulement, mais d’une nuée de jeunes filles. Mais la louange (le « blason ») s’arrête à trois, les trois représentent « toutes » les jeunes filles, parce que la multitude revient de toutes façon à « un », à la seule, à celle qui est appelée ici (ce qui est assez rare dans le Divan) « Herrin », c’est-à-dire « domina », ou « donna », ou « lord ». C’est avec elle seulement que l’échange dialogué est véritable. Elle est la maîtresse et souveraine, et l’échange dialogué représente l’effort, et le désir, de correspondre (« erwidern ») à celle devant qui le poète est « esclave ». Contrairement à ce que croient les jeunes filles (v. 41-42, p. 130), le poète ne se « fait pas esclave » (c’est-à-dire : ne se peint pas dans ses chansons, selon le poncif de la poésie amoureuse, comme esclave de sa reine) afin de mieux dominer (par la flatterie). Il est, par essence et originellement, « captif » (v. le premier vers du dernier poème) et par l’échange dialogué avec la bien-aimé, se libère, se rend égal à celle qui le domine. Mais dans tout chant dialogué s’entend la crainte, chez le poète, de ne pouvoir répondre à la beauté de l’aimée : c’est dans cette crainte que se termine le premier poème (« Amour pour amour… ») et que commence le dernier de la séquence (« Boucles, … »).

5Le premier poème paraît n’être pas dialogué, mais il est peut-être celui qui l’est le plus, et où l’échange est le plus satisfaisant. Les quatre premiers vers pourraient se lire avec la ponctuation du dialogue (« -Amour ? –Amour ») où, chaque fois, la réplique correspond à la parole apportée par l’autre, fait la paire avec elle, fait écho ou rime. C’est justement parce que le dialogue est complet, assouvi (chant amébée parfait) qu’il n’a pas besoin de se présenter comme tel, de scinder les répliques ou le poème, d’attribuer telle partie à Hatem et telle autre à Souleika (leurs noms sont absents du poème, et leurs pronoms n’apparaissent qu’à partir du v.6). Et c’est aussi parce que l’échange est parfait, ici, que de l’inquiétude, ou un tourment secret, se fait jour, et s’exprime, dans les quatre derniers vers du poème : cela ne peut durer ainsi, dit Hatem, je peux te correspondre en tout, répondre à ton regard par un regard, à ton baiser par un baiser, mais je peux pas (moi qui suis vieillissant) répondre à ta beauté.

6Ici comme dans la première strophe du dernier poème de la séquence, l’inquiétude est peut-être feinte, elle enveloppe peut-être un trait de galanterie, mais elle exprime aussi une idée essentielle sur la relation amoureuse : elle ne vit que si elle a, toujours, quelque chose à échanger, à répliquer. Cela se dit en allemand par le verbe « erwidern » (dernier mot du poème 1, première strophe du poème 4, traduit une fois par « répondre », une autre fois par « opposer »), qui peut se comprendre, littéralement, comme « avoir quelque chose à mettre contre », à ajouter et à repartir. Ainsi, dans les poèmes 2 et 4, les deux « moitiés » (inégales) dont ils sont faits peuvent se comprendre comme un « Erwidern » : à la fois une façon de correspondre, et une façon de s’opposer, de se tourner contre. Dans le 2, Souleika exprime (ou : rapporte) l’opinion selon laquelle le « bien suprême » de la terre, et dont il ne faut surtout pas se dessaisir, c’est la « personnalité », le fait d’être ce qu’on est. Hatem répond, ou correspond, en « honorant », en « rendant hommage » (v. p. 45) à l’opinion que Souleika a exprimée, mais ensuite il s’en va « sur une autre piste ». Il reprend les mots de Souleika, en les variant, en modulant : « le bonheur des enfants de la terre » devient « le bonheur de la terre ». Mais c’est pour exprimer l’avis contraire : le bien suprême, ce n’est pas de se garder soi-même, mais c’est de garder l’autre, et, pour garder l’autre, de se perdre s’il le faut, de cesser d’être qui on fut. La façon qu’a Hatem de correspondre à Souleika, c’est ici de la contredire (mais il le fait sans doute parce qu’elle « rapporte » seulement une opinion, peut-être aussi le provoque-t-elle par jeu). Mais c’est en la contredisant qu’il exprime à quel point il désire lui correspondre (v. 11-12).

7L’idée que Hatem développe dans la deuxième strophe de sa réponse (« Qu’elle se prodigue à moi, etc. ») est qu’il n’a quelque chose à répliquer, à « retourner » à Souleika que pour autant qu’elle-même se prodigue à lui. De même, dans le premier des quatre poèmes de la série, « amour », « heure », « parole », etc., ne peuvent être retournés que s’ils ont été lancés, prodigués. Dans ce poème-ci (le second de la série), ce sont les pronoms qui sont échangés : ils abondent et circulent dans la strophe 4 (« sie sich an mich », « Bin ich mir ein wertes Ich », etc.), et dans la suite du poème, Hatem semble ne plus parler que de lui, de son « moi ». Mais, étant donné qu’il a dit que son moi ne valait quelque chose que si « elle » (le « tu » n’apparaît pas dans ce poème) se prodiguait à lui, toutes les incarnations successives qu’il imagine ne sont qu’un moyen d’opposer et de renvoyer un « moi », peu importe lequel, au « moi » de Souleika. Peu importe la « personnalité » : l’important est d’avoir un « moi » à échanger, toujours.

8Le poème 4 est aussi un curieux dialogue : ce n’est pas un échange de « je » et « tu ». Le discours de Hatem est-il adressé à Souleika ? Elle est absente, semble-t-il. Seul à la taverne, il se représente sa beauté. Son exubérance solitaire se réfugie dans le vin, et il n’a à la fin pour lui correspondre « rien » (v. 4) que le « petit tas de cendres » auquel il se réduit. Souleika répond pourtant, comme si elle avait été présente (« jamais je ne veux te perdre »), mais – à part l’humour de l’hyperbole (le volcan changé en cendres) et de la métaphore prise au pied de la lettre (brûler d’amour) – ce qu’on peut retenir dans cet échange, c’est la peur de n’avoir rien à échanger d’autre, dans la relation amoureuse, que sa propre mort à laquelle la bien-aimée répondrait ultimement par le bref hommage funèbre : « der verbrannte mir », « celui-ci brûla pour moi ». On peut, bien sûr, lire aussi le troisième poème de la séquence, comme un échange à distance ou indirect, entre Hatem ou Souleika : chanter la beauté des jeunes filles, ce n’est pas être infidèle à Souleika. Car leur beauté rappelle Souleika, la rend présente et souveraine au milieu des jeunes filles, elle dont la beauté concentre aux yeux de Hatem toutes les beautés. Il poursuit donc dans la rue (ou à la taverne), et en son absence, le dialogue permanent qu’il a avec elle, mais la fausse situation dialogique (la troisième personne étant plus présente que la deuxième) montre à quel point cet échange (cette « correspondance ») est fragile, et de quelle façon les quatre premiers vers du premier poème figurent l’échange instantané idéal, où aucun nom ni aucun pronom n’apparaît.

9Ces formules pivotant autour de la préposition « um » indiquent aussi ce qui a à être échangé dans l’échange (et le chant) amoureux : c’est le même, la même chose. Dans ces locutions, ou « maximes » qui représentent un symbole formel (sont l’équivalent syntaxique de la feuille de gingo), le même mot, toujours au singulier (le pluriel n’arrive qu’au vers 6) va et vient par le truchement et le medium du conjonctif « um », comme la balle est échangée au jeu de balle entre les partenaires Souleika et Hatem (v. poème 16, p. 125) ou la rime entre les mêmes partenaires (v. poème 29, p. 138). Même le mot « bouche » (v. 3) reste au singulier : le couple n’en a qu’une, échange la même, tellement il les font correspondre (« erwidern »), tellement un baiser est une potentialisation ou spiritualisation de la bouche (v. le poème « Nuit de pleine lune »).

10Dans le quatrième poème de la série, alors que Hatem désespère de pouvoir « correspondre », Souleika répond d’abord que la « puissante passion » de son poète est ce par quoi il correspond à la jeunesse de sa bien-aimée. Mais cette correspondance, cet échange, n’est pas tout à fait satisfaisant : il n’est qu’un « ornement », et associe deux biens dissemblables. Ce par quoi ils correspondent vraiment, doit pouvoir se dire par et comme un seul mot. C’est le dernier du poème (dans l’original, pas dans la traduction) : « Geist », « esprit ». Souleika la spirituelle, dit Goethe dans le chapitre « Divan futur » de la partie en prose du Divan, sait « estimer l’esprit » qui « rajeunit le vieillard », et dans le chapitre « Suprême généralité », Goethe appelle du nom allemand « Geist » le « caractère le plus haut de la poésie orientale », dans lequel « se trouvent réunies toutes les autres qualités ». C’est dans l’esprit que beauté et ardeur, jeunesse, don poétique et ivresse se rassemblent et correspondent. Hatem et Souleika échangent l’esprit : voilà ce qu’elle a à lui dire pour le rassurer. Cet échange est ce qu’elle demande « instinctivement » (« Ach ! wie schmeichelt’s meinem Triebe », « comme cela flatte mon naturel, penchant, instinct » ; Lichtenberger dit : « quelle douceur pour ma tendresse »), dans l’esprit ils se réunissent, sont égaux. L’esprit arrive comme le sommet d’une pyramide, où de « grands mots » (vie, amour, esprit) sont entassés baroquement les uns sur les autres : il est un comble, un superlatif de l’amour, et le résultat d’une sorte de raisonnement logique : « Car la vie c’est l’amour, et la vie de la vie esprit ». Par ces paroles de Souleika (« je me sens flattée moi-même quand on loue mon poète »), le quatrième poème de la séquence se relie au précédent : Souleika n’est pas jalouse quand des jeunes filles demandent à son poète des chansons.

11En réalité, dans ce poème (le n°19), c’est Hatem qui loue la poétesse Souleika (c’est le premier poème du Divan où il est dit que Souleika est poétesse, chanteuse). Il la loue pour ceci, qui la met hors pair : c’est qu’elle chante ce qu’elle éprouve elle-même dans le tréfonds de son être (v. 49-52). Elle se donne elle-même dans son chant, donne sa vie (comme Souleika, dans la rime, incline sa vie vers son poète, v. p. 139), son « Selbst » (deux fois le mot, en anaphore, v. 51 et 52), son « même », « self ». Elle ne se garde pas, ne calcule pas. Chanter pour elle, c’est donner, dépenser (v. 55). Les jeunes filles au contraire, qui sont aussi poètes, chantent sans échanger, narcissiquement (v. 56) et proposent un échange, un « marché », où on ne sait pas très bien si c’est du même qui sera échangé : « Tu seras bien gentiment payé », v. 16 : payé en retour par un chant des jeunes filles, ou par une faveur (un baiser) ainsi achetée ?

12Dans l’échange amoureux et poétique, tel qu’il est représenté dans ces quatre poèmes, c’est toujours le même que les poètes-amants veulent garder, la seule et même chose qui se dit peut-être, de façon ultime et superlative, « esprit ». Mais elle ne peut être possédée : elle se dérobe toujours, voyage « d’heure en heure », de « baiser en baiser », etc. Ce qui est possédé à l’instant de l’échange est aussi ce qui doit être poursuivi et repris dans l’échange suivant. Du coup, le motif de la réciprocité se retourne (« um » exprime aussi le retournement et l’inversion) et fait place au motif complémentaire de la métamorphose perpétuelle, comme dans ces chansons de métamorphoses de la tradition populaire (« si tu étais oiseau, je me ferais oiseleur, si tu étais poisson, etc. »).

13Nous observerons d’abord les métamorphoses de l’amant. Dès les premier poème, il dit que, pour la beauté, il aimerait être Youssouf (Youssouf, ou Joseph, du couple mythique Youssouf et Souleika ; voir le poème « Modèles » dans le Livre III). Mais le poème le plus significatif de la séquence est, ici, le second. Chacun (esclave ou tyran) veut être et rester soi-même, dit Souleika dans les deux premières strophes de ce poème. Elle dit ce que Goethe dit aussi dans un passage de son Histoire de la théorie des couleurs : « il faut reconnaître au faible, au lâche, du caractère, puisqu’il renonce à ce que tous estiment par-dessus tout – honneur, gloire – pour conserver ce que la nature lui a donné : sa personnalité ». Hatem enseigne, ou éprouve, tout autre chose (il « renverse » la doctrine) : c’est que celui qui aime est capable d’endosser toutes les personnalités ; il est riche en expédients, agile et ondoyant, comme Amour dans le Banquet de Platon. C’est qu’il n’a qu’une personnalité, qu’un moi : le moi de celui vers qui s’inclinent la vie et les sentiments de la bien-aimée. Il serait, ainsi, capable, de devenir l’heureux nouvel amant (v. 20) de Souleika (il y a peut-être ici un souvenir du « donec gratus eram tibi » d’Horace). C’est-à-dire que si elle cesse de l’aimer, si elle se détourne de lui (v. 15), se détourne du face à face de l’échange, il mourra pour renaître sous les espèces de l’autre qu’elle aime. C’est le « meurs et deviens » qui est formulé ici à nouveau, mais de façon plus badine (v. l’adverbe « behende », v. 19, « en un tournemain »), et que l’amant n’est pas attaché à son nom, à son moi, à son destin (v. le verbe « umlosen », v. 18), c’est ce que les quatre premiers vers « anonymes » du poème 17 enseignaient déjà.

14À cette première métamorphose, Hatem en ajoute d’autres, comme pris à son propre jeu et comme oubliant Souleika et le motif qui avait déclenché ce mouvement : métamorphoses en poètes (Ferdusi, Motanabbi) ou en empereur. Mais ces nouvelles incarnations veulent dire aussi, à l’adresse de Souleika : si tu ne m’aimes plus, moi, je deviendrai un autre moi, plus désirable et plus prestigieux, « pour que tu m’aimes encore ». Ainsi, le moi amoureux, paraissant aller contre cette loi naturelle de la « personnalité que chacun préserve », révèle une loi naturelle plus profonde encore : chacun, dans l’instant partagé et par désir du partage amoureux, est capable de devenir tous, de se glisser en chacun, de comprendre toutes les personnalités. Autres métamorphoses, dans le quatrième poème de la séquence ; métamorphoses et hyperboles : le cœur du poète devient un Etna, l’Etna à son tour un tas de cendres. Mêmes renversements subits que dans la journée du démon Amour selon Platon (« dans la même journée il est en pleine fleur, puis meurt, puis renaît à nouveau »).

15C’est dans le désir de poursuivre le mouvement de réciprocité que l’amant-poète est capable d’incarnations successives. C’est aussi pour correspondre à l’être aimé. Car Souleika apparaît, dans les poèmes de la séquence, comme la « changeante », l’insaisissable. Ne ressemble-t-elle pas, à elle seule, à toutes les jeunes filles chantées par le poète (une brune, une blonde, une au « double regard ») ? Elle est brune, pourtant, dit le poème suivant (première strophe). Mais ce poème ne la montre que métonymiquement : la beauté de Souleika ne se dit que par ses boucles, et ses boucles se métaphorisent toute de suite en serpents. Si bien que ce n’est pas par méchanceté seulement que les jeunes filles soupçonnent Souleika d’être laide (v. 9 du poème 3) : Souleika est celle qu’on ne voit pas (poème 3, v. 48), qu’on ne voit pas tout entière. Elle est la lueur de l’aurore (poème 4, strophe 2) sur le flanc de l’Etna, et ainsi comme la rougeur au front du poète : à la fois la honte (honte d’un front si grave et ridé), et l’éclat de la jeunesse. Elle est finalement, comme elle l’indique elle-même à la fin du quatrième poème, la « spirituelle », et les jeunes filles n’ont pas tort de l’identifier à une « houri » (fin du poème 3). Pour les jeunes filles, c’est un soulagement : Souleika n’est pas une concurrente, elle n’existe pas, elle est un être poétique.

16Mais dans l’économie du Divan, l’assimilation de Souleika à une houri prépare la spritualisation et éternisation de la relation Hatem-Souleika dans le « Livre du paradis ». De même, l’apostrophe à l’échanson, dans le poème 4, au moment où Hatem est tout rempli de la pensée de Souleika, de sa beauté et de sa jeunesse, annonce le remplacement, au livre suivant (« Livre de l’échanson »), du couple Hatem et Souleika par le couple poète et échanson (sans qu’il soit bien sûr non plus que le poète, dans ce livre, soit la même personne qu’Hatem, même s’il est nommé Hatem dans deux poèmes). Tout le Divan est un livre des métamorphoses, et la Souleika de ces quatre poèmes, comparable aux nombreuses jeunes filles entourant le poète, elles-mêmes comparables à des « joyaux multicolores » (poème 3, v. 2), est déjà la bien-aimée du dernier poème du « Livre de Souleika » (« Sous mille formes tu peux te cacher »), partout présente et anonyme parce que tous les noms peuvent la nommer tour à tour.

17Ce qu’on entend, donc, dans les ritournelles ouvrant le premier poème de la séquence, c’est bien le mouvement de l’échange, mais aussi l’échappée perpétuelle, et le renversement : est-elle brune, est-elle blonde ? Est-elle une, est-elle plusieurs, absente, présente ? Le poète est-il valet, ou souverain, valet se métamorphosant en souverain (voir poème 3, v. 41-42) ? Est-il florissant, ou consumé (poème 4) ? Ces retournements, ces alternances, ne sont pas à comprendre seulement dans le sens de l’incertain, de la perte. Goethe fait du motif du renversement (du « um ») un des traits de sa poétique, dans ces quatre poèmes-ci, et plus largement, dans le Divan. Il s’agit surtout du renversement du grave en léger. Dans le quatrième poème, par exemple, l’image du papillon brûlé, discrètement présente dans la quatrième strophe, introduit la thématique grave de « Bienheureux désir » (« Selige Sehnsucht », du premier livre du Divan). Mais cette gravité est allégée, et moquée, par le contexte (la taverne, le toast), par le caractère excessif de l’image macabre (le « petit tas ») et drolatique des paroles mises dans la bouche de Souleika : « Celui-ci – masculin, en allemand, reprenant le neutre « Häufchen » - brûla pour moi ». La réponse de Souleika, à partir du v. 17, réintroduit la gravité, semble-t-il (v. 17-22), mais le jeu des répétitions et l’accumulation des substantifs se bousculant secoue à nouveau la gravité dans les deux derniers vers, et elle la parodie.

18De même, comme on l’a vu, la réflexion sérieuse qui occupe la première moitié du poème 2, se poursuit sur un ton plus plaisant à partir du vers 17 (là aussi donnant une version badine du grave « meurs et deviens ») et se termine par une pirouette. Ce qui de toute façon apporte de la légèreté dans ces poèmes-ci, c’est qu’ils se tiennent, tous les quatre, dans la cadence alerte des tétramètres trochaïques (le plus souvent rimés abab) : vers caractéristiquement allemand, mètre et disposition rimique « aisés » (comme dit Goethe dans l’introduction de la partie en prose). Cela peut se dire en termes de métamorphoses : le ton et le medium germaniques se trouvent étrangement, ou plaisamment, transportés dans l’ambiance orientale (celle du « bazar »), ou bien, à l’inverse : les mœurs, le décor et les noms orientaux se présentent déguisés à l’allemande au lecteur occidental. Goethe ne craint pas, de toute façon, les rencontres ou les inventions incongrues : Hatem, dans le quatrième poème, va chercher sa comparaison en occident (l’Etna). Il est vrai que sous Hatem perce Goethe, puisque Goethe, dans la troisième strophe, joue avec son nom propre qui, mis à la place de « Hatem » au vers 11, rimerait avec « Morgenröte » (c’est-à-dire avec Aurore, Jeunesse, ou Souleika). Qui est qui, au moment de l’échange amoureux ? N’importe quel nom peut venir de toute façon à la place de n’importe quel autre, puisque le modèle, tel que le proposent les quatre premiers vers du poème 1, est l’absence totale des noms et pronoms. On pourrait encore citer, comme invention curieuse, certaines rimes, comme la rime, ou la métamorphose, de « nette » en « Minarette » (poème 3, strophe 6) (aussi insolite que la métamorphose de la brunette en coupole de mosquée, et de la blondine en minaret). Mais l’invention la plus curieuse est le verbe que Goethe forge ad hoc au v. 30 du poème 3 : c’est « bewhelmen » (rimant avec « Schelmen »), de l’anglais « whelm », « surmonter d’une arche, d’une voûte » (inspiré peut-être d’un passage de Roméo et Juliette : V, 1, v. 39). L’anglais doit pouvoir parler dans l’allemand, comme Goethe dans Hafiz, ou Hatem en Souleika : l’amour, la bienveillance ou l’inclination universelle fait se métamorphoser chaque fois l’un en l’autre.

19Le motif de la métamorphose et du renversement, de toute façon, tel qu’il peut être figuré par la préposition « um », n’est ni heureux ou malheureux, ni grave ni léger : c’est une nécessité de la vie et du discours amoureux, et qui lui est aussi consubstantielle que le motif de l’échange, que nous avons étudié d’abord. Car ce que l’on entend de plus essentiel, peut-être, dans la formulation « amour pour amour, heure pour heure, etc. », c’est la création perpétuelle du « un en deux », du « un » sans relâche partagé. C’est cette figure, dans laquelle l’un désirant se métamorphoser en l’autre échange avec l’autre quelque chose, une chose, la même, qui toujours échappe – c’est cette figure donc que nous voulons relever maintenant, dans une troisième partie.

20Tous ce que les amants (le couple) font est un, se dit au singulier, ne doit pas pouvoir se mettre au pluriel : c’est ce qu’enseignent les maximes-ritournelles du premier poème de la séquence. Aussi doit-on pouvoir considérer comme un seul ces quatre poèmes, et examiner comment ils se lient, et s’appellent. Le mot « Glück » (« bonheur »), qui termine dans le premier poème la ronde des formulations du toujours même, devient dans le poème suivant le thème, la question proposée : « tout le monde professe que le bonheur le plus haut, c’est… ». Les deux poèmes se trouvent ainsi reliés. Mais le premier poème se rattache aussi aux poèmes 3 et 4 par le motif du « souci » rongeant Hatem, la pensée torturante de n’avoir pas la jeunesse et la beauté comme Souleika. L’arabesque du verbe « schmeicheln » rapproche, également, les poèmes 3 et 4 par leurs fins (dernier mot du poème 3 ; v. 21 du poème 4). C’est comme si Souleika faisait écho aux jeunes filles et confirmait, d’une certaine façon, ce qu’elles croient : l’amour de Hatem est plus spirituel (« Geist ») que terrestre. « Et à nouveau tu chantes Souleika encore », disent les jeunes filles (v. 5) : c’est toujours la même et seule chanson, que chante le poète, et toujours pour la seule et même, qui s’appelle Souleika, ou peut-être « Houri », ou peut-être encore « Vie-Esprit-Amour ». Le malheur, les tourments, arrivent avec le pluriel, comme le font voir les vers 6 et 7 du premier poème : « Tu sens dans mes chansons toujours des soucis secrets ». Pourquoi n’y a-t-il pas une seule chanson d’amour (« qui toujours recommence »), comme il y a un seul baiser, un seul souffle, un seul bonheur ? Et dans le dernier poème du « Livre des maximes », le poète suggère qu’il vaudrait mieux qu’il y ait au monde un seul poète, plutôt qu’une myriade.

21La figure du « seul » poème, du poème non coupé, non interrompu (non strophique), elle est représentée, dans les quatre poèmes (non titrés) qui nous occupent, par le premier (un neuvain), et, dans le dernier des quatre, par la réponse de Souleika faite de deux quatrains (ababcdcd) soudés. Les poèmes 2 et 4 sont aussi, on l’a vu, des poèmes « feuilles de gingo » devant lesquels on doit se demander : « est-ce un seul être ou deux ? ». Un mot encore sur la composition du neuvain « Amour pour amour » : de même que chacune des maximes formant collier de perles pivote autour du « um », de même le poème tout entier pivote autour du vers central, le vers 5 (« Ainsi le soir, ainsi le matin »). Mais après le vers 5, le ton a changé : les « soucis » se réintroduisent. Le vers central, la césure, soude le poème, fait son unité, mais indique aussi qu’il est fait de deux parties et, comme tout couple, toute « cobla », pourrait se scinder, et vit sous cette menace.

22C’est que l’un, c’est-à-dire ce que les amants veulent faire ensemble, est toujours sans relâche scindé. C’est la loi de la vie et de la poésie amoureuses : ce que les amants font est un, est unique (« Nous échangerons un éclair unique », dit Baudelaire, de même qu’ils échangent dans le neuvain de Goethe, un « regard » unique, un « souffle unique », etc.). Ce que les amants font, produisent sans relâche, est « univers ». Le vers 5 du neuvain peut se comprendre par référence à Genèse (la litanie « il y eut un soir, il y eut un matin »), et de même que Dieu acheva le monde le septième jour, au nombre de 7 aussi sont les perles, ou les prières composant la litanie des amants (amour, heure, parole, regard, baiser, souffle, bonheur). Les quatre premiers vers du neuvain proposent donc une expansion complète, ou « cosmique » (et l’on sait que, dans le Divan, la poésie s’élève d’un coup sans peine du point de vue particulier du couple, de ses séparations, retrouvailles, brouilles, etc. – au point de vue total de la cosmogonie ; v. le poème « Retrouvailles »). Mais cette expansion se restreint d’un coup aussi dans les quatre derniers vers : c’est la diastole et systole de la vie amoureuse, dilatation, contraction, et le resserrement anxieux est introduit par la réapparition des pronoms dans le discours : « toi » (v. 6), « moi » (v. 8). Le pronom scindé, le « je-tu », celui-là même qui permet le chant amoureux alterné, confirme du même coup que les amants sont deux, séparés, et doivent sans cesse se réunir (se réunir dans le « nous », comme dans « La Mort des amants » de Baudelaire).

23On comprend de cette façon peut-être comment le second poème de la séquence se rattache au précédent, en posant la question du « moi », et pourquoi Souleika n’est peut-être nulle part autant présente que dans le poème 3, où elle apparaît comme faite de la beauté et de la louange de toutes les autres jeunes filles ensemble : v. 37-40. Cette strophe ne dit pas que Souleika est la plus belle (v. à ce propos le premier poème du « Livre des réflexions » où il est recommandé au poète néophyte de ne pas chanter « la plus belle », mais de vouloir « ce qu’il y a de plus beau »). La strophe dit que Hatem pourrait aimer et louer toutes les jeunes filles, parce que la louange et l’amour seraient une « sublimation » (« erheben », « élever » ; « porter aux nues », dit Lichtenberger), c’est-à-dire feraient apparaître ce pour quoi Hatem aime Souleika et la place au-dessus de toutes : l’esprit, la quintessence de tous les autres biens (la séquence se termine en indiquant cette quintessenciation : l’esprit est l’amour de l’amour, c’est-à-dire l’amour maximum et l’essence de l’amour). La répétition de « alle », « toutes » (v. 37 et 38 du poème 3), annonce ce que dira, dans une sorte de prière, le dernier poème du « Livre de Souleika » : Souleika est le « tout » (la « toute présente », « toute séduisante », « toute multiple », etc.) et c’est en l’élevant (« erheben ») de manière panthéiste et spiritualiste qu’elle devient reconnaissable, nommable et adorable.

24Quelque chose de Souleika apparaît dans toutes les jeunes filles comme elle apparaît, dans la prière finale, dans tous les phénomènes de la nature (déjà, dans le quatrième poème de la séquence, elle se manifeste comme Aurore : cf strophe 5 du poème p. 151), et comme la beauté irreprésentable des houris (poème 6 du « Livre du paradis ») se compose des quatre éléments. En revanche, le face à face du poète, et de Souleika ramenée à sa beauté particulière, à son individualité (strophe 1 du poème 4) peut être éprouvé comme une souffrance, une fascination malheureuse tenant le poète captif dans le « cercle du visage » (au lieu de l’élever dans l’orbe entier de l’univers). Face à la beauté de l’aimée, l’amant a besoin d’un interprète, d’un truchement, sinon la beauté se propose comme ce qui ne pourra jamais être échangé (« Je n’ai rien à opposer ») et elle interdit l’unification réciproque, l’échange instantané et la spiritualisation du couple. La chanson échangée, épanchée (notons le singulier au v. 50 du poème 3) peut être un tel truchement. Et, dans le premier poème, c’est comme un truchement aussi qu’on peut voir agir la préposition « um » sur laquelle nous revenons maintenant pour finir.

25« Um » disjoint le même d’avec le même. Mais il ne le disjoint pas pour faire sentir à quel point l’un serait différent de l’autre, incomparable, comme sont incomparables les boucles, le visage, la jeunesse de Souleika, de sorte que Hatem n’aurait rien à leur « opposer », et noierait dans l’ivresse le tourment que lui cause cette inégalité. « Um » indique un excès, mais cet excès ne jette pas un des amants dans la position de l’esclave, n’élève pas l’autre au rang de souveraine, et la poésie, la louange amoureuse, n’a pas pour fonction de renverser cette inégalité (cf poème 3, v. 41-42). « Um » exprime que quelque chose de l’amour sera toujours en surcroît, ne sera jamais atteint, et le désir jamais éteint, parce que la préposition ne fait chaque fois que s’enfoncer comme un coin ou une pointe entre le même et le même, et relancer la question : comment est-il possible que l’un (A) se partage, ne puisse s’éprouver et s’exprimer qu’en se réfléchissant, se disjoignant.

26Dans ce madrigal qu’est aussi le neuvain de Goethe, l’expression amoureuse trouve sa plus grande élémentarité, sa matrice. La matrice est un singulier toujours se pourchassant. Il ne devrait y avoir que de l’arrêt, du « Stehen », du « sta- » : l’amour est arrêt, est un, est éternel. Mais l’arrêt ne peut s’arrêter ; c’est là le prodige. Le « Stund um Stunde » du vers 1 peut se traduire par « instant pour instant, plutôt que « heure pour heure ». « Instant » et « Stunde » sont liés par la racine « sta- », et peu importe ici la longueur de temps, puisqu’il s’agit, dans ce duo, du temps amoureux, de l’occasion, de l’heure propice où il y a toujours nécessairement quelque chose à répondre à ce qui vient de l’autre : la même chose. Ces quatre vers très simples ouvrant le premier poème s’opposent donc exactement à la première strophe du poème 4 : là, il n’y a rien à voir que le mouvement même de l’échange du même ; ici, il y a à voir ce qui tente, séduit (« Locken », en allemand, « boucles », s’entend comme le verbe « locken », « attirer »), mais qui, parce qu’il ne peut apporter la « rime », renvoie l’amant au néant («  À répondre je n’ai rien ») au lieu de le jeter sans cesse à nouveau dans l’être ensemble, l’un double, l’instant partagé, l’instant-rime. L’effet et la fonction de « um » (qui n’est pas un séducteur comme les boucles) sont ceux d’Erôs, tel que le décrit Diotime dans le Banquet (202e) : c’est d’interpréter et de faire passer. Ce qui ne peut être jamais qu’un, ce qui ne se divise ni se succède : l’Instant – voilà que la préposition messagère l’échange, et porte un message de l’un à l’autre, d’être à être restant au singulier.

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27C’est de cette façon que « um », qui est à la fois le fixe et le perpetuum mobile, donne le ton de toute cette séquence : elle est en effet à la fois animée et nombreuse (comme un bazar, comme un volcan actif, comme un ambiance de taverne) et attachée et tendue vers l’Un qui finit par s’appeler, peut-être, « esprit ». Elle est remplie de personnages et de lieux pris dans des temps et des contrées divers (les jeunes filles, l’empereur, Youssouf, les poètes, l’Etna, etc.) et pourtant son véritable lieu est caché, secret (« verborgen ») : il est soit tout au fond (« Kennt ihr solcher Tiefe Grund ? », v. 50 du poème 3), soit tout en haut ; il est là où dans le chant partagé entre amants quelque chose s’échange et se divise sans cesse pour mieux renaître toujours à nouveau. Il est ce que dit un vers simple et presque familier du poème 16, précédant immédiatement la séquence à commenter : « Cela – c’est cela un instant » (l’instant où je te renvoie et te dévoue ma vie à toi qui m’as, comme une balle, lancé la tienne, et où nos deux vies n’en font qu’une allant et venant entre nous). On pourrait citer aussi, pour finir, le poème liminaire du « Livre de Souleika », où Goethe dit (p. 113, v. 5-6) qu’il a « mis de côté le monde » pour « attirer le monde » à lui. Il échange le monde des troubles politiques et militaires pour le monde de l’amour et de la poésie (la « source » du poème « Hégire »). Dans le monde de l’amour, où le poème liminaire du « Livre de Souleika » nous invite à entrer (il s’intitule « Invitation »), on ne perd rien à échanger une chose contre une autre, ou à s’échanger soi-même, se donner, puisqu’on n’y a jamais affaire qu’à l’un, au même, indivisible.

Pour citer cet article

Philippe Marty, « « Poètes de l’amour » », paru dans Loxias, Loxias 11, mis en ligne le 10 décembre 2005, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=764.


Auteurs

Philippe Marty

Université de Nice