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Alexandre Seurat  : 

Le problème de « l’écrivain au fouet » : Die Blendung, d’Elias Canetti

Résumé

Dans Die Blendung (écrit en 1930, publié en 1935), Canetti met en scène un misanthrope qui s’isole dans sa bibliothèque : à travers ce personnage, il règle certains de ses comptes avec Karl Kraus, le grand écrivain et publiciste viennois qui l’a profondément marqué. Les critiques ont en effet montré que Peter Kien et Karl Kraus ont en commun d’être « sans-dialogue » (« dialoglos ») (G. Stieg). Pourtant, dans un volume de son autobiographie, Jeux de regard (1985), Canetti affirme rétrospectivement que son roman reste influencé par Kraus : le romancier s’y pose en effet en « écrivain au fouet » (« Schreiber mit der Peitsche ») châtiant ses créatures. Or Canetti, tout en assumant une éthique de la « responsabilité » qui hérite de Kraus, s’oppose désormais à toute position surplombante de l’écrivain par rapport au monde. Il n’est cependant pas sûr que l’œuvre tardive de Canetti se soit vraiment dégagée de l’union entre morale et écriture, qui fonde l’écriture satirique.

Index

Mots-clés : Canetti (Elias) , éthique, Kraus (Karl), morale, politique, responsabilité de l’écrivain, satire

Géographique : Allemagne

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

1Dans Die Blendung (écrit en 1930, publié en 1935), le personnage principal qu’Elias Canetti met en scène est Peter Kien, un sinologue reclus dans la tour d’ivoire de sa bibliothèque, qui éprouve un mépris souverain pour ses contemporains. Les critiques ont déjà parfaitement montré qu’à travers ce personnage, le jeune romancier de vingt-cinq ans règle ses comptes avec une figure qui a puissamment marqué sa jeunesse, le grand écrivain viennois Karl Kraus : dans la revue Die Fackel,dont il est le seul rédacteur, celui-ci « exécute » ses contemporains (selon la formule utilisée par Canetti dans un texte de 1965, « Karl Kraus, école de résistance1 »). Cette prise de distance romanesque avec la posture littéraire et politique de Kraus (posture confinant au religieux) s’épanouira dans la réflexion anthropologique menée par Canetti dans Masse et puissance (1960) : Kien-Kraus apparaît en effet, selon les termes du traité d’anthropologie politique, comme un chef de « masse ameutée » (« Hetzmasse »).

2Pourtant, dans un volume de son autobiographie, Jeux de regard (1985), Elias Canetti suggère que son roman n’échappe pas à l’influence de Karl Kraus, et il qualifie le romancier qu’il fut d’« écrivain au fouet » (« Schreiber mit der Peitsche »). Aucune empathie ne permet au lecteur de s’attacher au personnage de Kien, ni d’ailleurs à aucun autre personnage du roman, qui, une fois terminé, donne l’impression d’un champ de ruines. Hermann Broch lui-même reprochait à Canetti de faire de son roman un « sermon de carême » (« Bußpredigt »), uniquement destiné à dénoncer l’état du monde et la faiblesse des hommes. Elias Canetti considère donc rétrospectivement qu’en faisant dans son roman une satire du satiriste, il est resté sous la coupe de Karl Kraus. À la posture énonciative qu’il adopte dans Die Blendung,il oppose alors celle de Büchner dans Woyzeck, œuvre découverte alors qu’il terminait l’écriture de son roman : l’énonciation de Büchner n’est en effet pas celle d’un Dieu surplombant mais d’un auteur qui, tout en présentant des personnages condamnables, les laisse exister indépendamment de tout jugement porté sur eux.

3Cette lecture de Büchner dessine une éthique de la « responsabilité » qui s’opposerait à la coupure morale de l’écrivain satirique avec le monde : dans « Le métier de poète » (1976), Canetti affirme que le romancier ne doit pas « collectionner » (« sammeln ») les êtres, mais les « accueillir vivants » (« lebend aufnehmen ») dans son œuvre. Toute la question est donc de savoir si Canetti s’est vraiment dégagé d’une conception morale de l’écriture, lui qui, à l’époque même de cette conférence, pratique encore l’écriture satirique dans Le Témoin auriculaire (1974).

Peter Kien, le « sans-dialogue »

4Dans un texte de La Conscience des mots (1975), « Karl Kraus. École de résistance », initialement paru en 1965 sous le titre « Pourquoi je n’écris pas comme Karl Kraus2 », Elias Canetti revient sur la puissante influence, littéraire et morale, que l’écrivain viennois a exercée sur lui à partir de 1924, et sur les raisons de sa progressive séparation avec celui-ci. Il justifie sa prise de distance par une observation d’ordre littéraire : Kraus, grand défenseur de la langue et de la morale politique, fait de sa phrase une « muraille de Chine » (« Chinesische Mauer », GW,p. 46 ; CM, p. 59). Le souci de rigueur et de perfection minutieuses qui préside à la construction de cette frontière n’a d’égal, d’après Canetti, que l’absence de fonction de celle-ci : « [cette muraille] est également bien agencée partout ; nulle part son caractère ne serait méconnaissable, mais ce qu’elle ceint à vrai dire, personne ne le sait. Il n’y a pas de royaume derrière cette muraille ; elle est elle-même le royaume […]3. » (CM, p. 59) La rébellion de Canetti découle donc d’un sentiment de vacuité : « Ce fut un malaise devant la nature de cette muraille, je crois, et le spectacle désolé du désert de part et d’autre, qui firent que je me rebellai, peu à peu, contre Kraus4. » (CM, p. 60)

5L’image de la muraille vient à l’appui de la métaphore judiciaire utilisée par Canetti pour caractériser la posture de Kraus. Celui-ci se pose en juge : il tranche, pose des interdits, prononce des condamnations. Le lecteur et l’auditeur n’ont plus qu’à suivre le déroulement du jugement, en renonçant à toute initiative personnelle : « Ce qui se produisait d’abord, après l’audition de dix ou douze séances de lecture de Karl Kraus, après une ou deux années de lecture de la Fackel,c’était un rétrécissement généralisé de la volonté de porter soi-même un verdict5. » (CM, p. 60) À cet exercice de l’écriture comme coupure, comme délimitation, Elias Canetti oppose une littérature de l’exploration imaginaire. Alors que Kraus se désintéresse des « romanciers [et des] narrateurs en général », Canetti, pour trouver les moyens de s’opposer à lui, se réfugie dans de grandes fictions, comme Gilgamesh et L’Odyssée, ou dans les œuvres de romanciers comme Dostoïevski, Poe, Gogol ou Stendhal, à qui il emprunte, écrit-il, « les forces pour la rébellion ultérieure6 » (CM, pp. 61-62).

6Comme l’ont montré il y a déjà longtemps Manfred Schneider et Gerald Stieg, l’écriture de son unique roman, Die Blendung,représente une étape capitale dans cette prise de distance7. Gerald Stieg a notamment fait l’inventaire des similitudes qui rapprochent Peter Kien de la figure de Kraus : tous deux sont au service de la pureté de la langue, Kien à travers la relecture maniaque de ses articles de sinologie, Kraus par sa traque obsessionnelle des fautes de grammaire ; ils haïssent la masse, se tiennent en retrait, et maintiennent une distance infranchissable entre eux-mêmes et leurs admirateurs ; ce sont tous deux des ascètes, qui refusent le présent, qui détestent l’argent (même s’ils en ont suffisamment pour avoir les moyens de s’isoler) et qui s’opposent à toute forme de compromis avec le groupe : Kien, refusant toute charge universitaire, se réfugie dans la position de chercheur indépendant, tandis que Kraus écrit la Fackel seul ; chacun tient à distance son public, en refusant de se soumettre à ses attentes, et en ne suivant que son propre rythme de publication8. Évidemment, il y a aussi des différences entre les deux figures, dont la plus flagrante pour Gerald Stieg est que Kraus s’attaque au monde contemporain, superbement ignoré par Kien. S’il fallait donc caractériser par un seul élément le parallèle entre les deux figures, le plus marquant serait sans doute le « refus du dialogue9 » (« Verneinung des Dialogs »). Kien est, comme Kraus, un « sans-dialogue10 » (« dialoglos »). Dans le roman, cet anti-dialogisme culmine dans l’entretien final où Peter Kien conteste à son frère Georg, psychiatre venu le trouver pour l’aider à résoudre ses difficultés, jusqu’au droit de lui parler. Ce dialogue s’achève sur une impasse – et sur le suicide de Kien : la solitude mentale absolue de Kien est l’image hypertrophiée de l’isolement hautain de Kraus.

Peter Kien, « chef de meute »

7Cette mise à distance fictionnelle de la position de surplomb que s’arroge Kraus inaugure une réflexion politique, qui s’épanouira dans l’important traité d’anthropologie de Canetti, Masse et puissance. Dans « Karl Kraus. École de résistance », Canetti souligne que la parole de Kraus, du fait de sa violence et de l’attitude du public qu’elle appelle, s’assimile à celle du puissant qui s’adresse à une « masse ameutée » :

Es hat Jahrzehnte gedauert, bis ich begriff, daß es Karl Kraus gelungen war, eine Hetzmasse aus Intellektuellen zu bilden, die sich bei jeder Lesung zusammenfand und so lange akut bestand, bis das Opfer zur Strecke gebracht war. Sobald das Opfer verstummte, war diese Jagd erschöpft. Dann konnte eine andere beginnen. (GW, p. 41)

Il a fallu des décennies pour que je comprisse que Karl Kraus était parvenu à former une “masse ameutée” composée d’intellectuels : une masse qui se rassemblait à chaque séance de lecture pour exister à l’état aigu jusqu’à ce que la victime fût abattue. Sitôt que la victime était réduite au silence, cette chasse-là était épuisée. Alors pouvait en commencer une autre. (CM, p. 53, traduction modifiée par Gerald Stieg11)

8Cette réflexion rétrospective de Canetti reprend très exactement les termes de son raisonnement sur la « masse ameutée » (« Hetzmasse ») au début de Masse et puissance (MP, pp. 48-52) : la « masse ameutée » se fédère en effet autour d’une victime à assassiner ou à expulser – ici, le personnage public que Kraus offre à la vindicte de ses auditeurs.

9Le travail de Canetti sur le comportement du « puissant » face à la masse s’est très probablement nourri de la blessure causée par la prise de position de Kraus, en juillet 1934, en faveur du coup de force de Dollfuss : Canetti rompt alors définitivement avec Kraus, passé pour lui du côté des bourreaux, et le qualifie dans une lettre de « Goebbels de l’esprit » et de « Hitler des intellectuels12 ». Mais, en amont de cette rupture, le roman est la première étape de la réflexion de Canetti sur la posture politique de Kraus. Kien érige en effet sa bibliothèque en monde alternatif au monde réel : « La meilleure définition de la patrie, c’est la bibliothèque13. » (A, p. 74) La bibliothèque n’est pas seulement un refuge, c’est une terre d’exil, une patrie – dont Kien n’est évidemment pas un citoyen ordinaire. Au sein de cette patrie, ses livres composent une masse sur laquelle il règne en tyran, et qu’il peut « ameuter ». Ainsi organise-t-il leur mobilisation contre l’intrusion dans sa bibliothèque de Thérèse, sa femme de chambre, qu’il vient d’épouser :

Da erhob sich rauschender Beifall, es klang, wie wenn der Sturm durch einen Wald von Blättern fuhr, von allen Seiten kamen jubelnde Zurufe. Einzelne aus der Masse erkannte er an ihren Worten. Ihre Sprache, ihre Töne, ja, das waren sie, seine Freunde, seine Getreuen, sie folgten ihm in den Heiligen Krieg ! (B,p. 81)

Alors un bruit de bravos s’éleva ; on eût dit la tempête passant à travers une forêt de feuilles ; de tous côtés fusèrent des acclamations pleines d’allégresse. Parmi la masse, il reconnut quelques voix aux paroles qu’elles prononçaient. C’était leur langue, leurs accents, oui, c’étaient bien eux ses amis, ses fidèles, ils le suivaient à la guerre sainte ! (A, p. 124, traduction modifiée par nous)

10Le terme « masse », gommé par la traduction française initiale, est ici particulièrement significatif : il annonce, avec trente ans d’avance, les spéculations de Masse et puissance. Kien, dont le discours s’assimile à celui d’un croisé partant pour une guerre sainte, ameute la « masse » de ses « fidèles » en désignant la victime à sacrifier. Si, dans son délire, il prend les livres de sa bibliothèque pour des êtres vivants, c’est peut-être justement que le délire est le vecteur d’une allégorie : les livres représentent les hommes embrasés par « l’instinct de masse » (« Massentrieb », FaO, p. 141 ; FlO, p. 449) que le personnage fédère en chef paranoïaque. L’incendie final de la bibliothèque représente l’issue catastrophique de ce processus, qui finit par happer Kien14. Dans son autobiographie, Canetti souligne d’ailleurs que « [la] force d’attraction [du feu] et celle de la masse [sont] une seule et même chose15 » (FlO, p. 566). Le roman, en faisant de Kien une figure oblique de Kraus, constitue un premier jalon de la réflexion de Canetti sur les pathologies de la puissance.

« Sur le seuil du Jugement dernier »

11Or la folie de solitude et de puissance de Kraus comporte une dimension éminemment religieuse : « L’univers des lois sur lequel veillait Karl Kraus, d’une “voix de cristal”, comme un “mage en courroux” – ce sont les mots de Trakl –, unissait deux sphères, qui ne se manifestent pas toujours en relation aussi étroite : celle de la morale et de la littérature. » (CM, p. 53) En sacralisant conjointement la pureté de la langue et la morale publique, Kraus adopte naturellement une position de surplomb d’ordre religieux. Il est le héraut de la Justice divine : « il se tient sur le seuil du Jugement dernier16 », selon les mots de Benjamin. Canetti rappelle dans son autobiographie qu’à l’époque de sa vénération de Kraus, il considère Die Fackel comme « sa Bible », ce qui donne lieu à une discussion très vive avec sa compagne, Veza (FaO, p. 182 ; FlO, p. 483). Ce surplomb est constitutif de l’énonciation satirique : « D’où [l’auteur satirique] tire-t-il cette assurance que rien n’ébranle ? Sans elle, il ne pourrait même pas commencer d’écrire. Elle lui vient de ce qu’il est aussi impavide que Dieu lui-même. Il le représente sans le dire et s’en porte bien17. » (JR, p. 690) Le satiriste tend naturellement à se prendre pour Dieu : la posture énonciative qu’il adopte illustre cette prétention et la valide dans le même mouvement.

12À travers son délire, Kien s’arroge aussi une position symbolique exorbitante. Tandis qu’il s’apprête à s’abattre sur Thérèse alors qu’elle l’accable de coups, il se voit en prophète face à son peuple :

Er unterdrückt die Hitze in sich, er wird sich erheben, ein kalter Stein, er wird sie an sich zerschlagen. Er wird ihre Stücke zusammenlesen und die Stücke zu Staub zermalmen. Er wird über sie zusammenbrechen, hereinbrechen, eine gewaltige, ägyptische Plage. Er packt sich, die Tafel der Zehn Gebote, und steinigt mit ihr sein Volk. Sein Volk hat Gottes Gebot vergessen. Gott ist mächtig und Moses hebt seinen strafenden Arm. Wer hat die Härte Gottes ? Wer hat die Kälte Gottes ? (B,p. 146)

Il réprime la chaleur qui est en lui ; il veut se dresser, froide pierre ; il la mettra en pièces contre lui. Il recueillera les morceaux et réduira les morceaux en poussière. Il va fondre sur elle, se déchaîner sur elle, redoutable fléau d’Égypte. Il s’empoigne lui-même – les Tables de la Loi – et en lapide son peuple. Son peuple a oublié les Commandements de Dieu – Dieu est puissant et Moïse lève son bras vengeur. Qui a la dureté de Dieu ? Qui a la froideur de Dieu ? (A, p. 220)

13Si Thérèse est assimilée dans le délire de Kien au peuple juif qui célèbre le veau d’or et contre lequel Moïse, dans un accès de fureur, lance les Tables de la Loi, elle est aussi le peuple égyptien dont Moïse fait mourir tous les premiers nés18. Kien compense l’insuffisance d’acteurs et d’accessoires en occupant plusieurs rôles : il est à la fois le prophète et les Tables de la Loi brandies par celui-ci, il « s’empoigne lui-même ». Il n’est pas seulement le porte-parole de la Loi divine, mais l’incarnation même de cette Loi. Le caractère impersonnel de la narration, en accréditant l’absurde, participe puissamment à l’effet ironique qu’elle produit sur le lecteur. Cette projection peut rappeler la position de Kraus, qui se fait à la fois porte-parole d’une Loi divine qui le dépasse et seule source de cette Loi. Lors de ses lectures publiques, il incarne à lui seul tous les rôles, faisant exister par de multiples citations la parole de ses adversaires qu’il livre en pâture à ses auditeurs. En objectivant par les moyens de la fiction la posture toute puissante de Kraus, le roman représente donc une étape majeure dans la prise de distance de Canetti avec son mentor.

Au regard de Woyzeck

14Le problème c’est que Canetti paraît mettre en doute l’efficacité de cette prise de distance dans le volume de son autobiographie paru en 1985. Dans Jeux de regard, il revient en effet sur la version que propose « Karl Kraus. École de résistance » (1965),pour reconnaître au contraire tout ce que Die Blendung doit au satiriste :

Die Untergangsvisionen, die ich bis dahin aneinandergereiht hatte, standen noch unter dem Einfluß von Karl Kraus. Alles was geschah, und es geschah immer das Ärgste, geschah ohne Begründung und es geschah nebeneinander. Es war von einem Schreibenden aus gehört und es wurde angeprangert. Es wurde von außen angeprangert, eben von dem, der schrieb, und über alle Szenen des Untergangs hielt er seine Peitsche. (AS,p. 22)

Les visions d’apocalypse que j’avais alignées jusqu’alors étaient encore influencées par Karl Kraus. Tout ce qui arrivait – et il arrivait toujours le pire – se produisait sans causes ni interférences. C’était perçu et dénoncé d’un point de vue d’écrivain. Dénoncé de l’extérieur par l’homme même qui écrivait. C’est lui qui faisait claquer sur toutes ces visions d’apocalypse son fouet vengeur. (JR, p. 688)

15À la version selon laquelle la figuration fictionnelle de Kraus sous les traits du délirant Kien permettrait une prise de distance, s’oppose ici une analyse en termes d’énonciation. La parole du narrateur de Die Blendung, qui s’impose de l’extérieur, dans sa toute-puissance, s’assimile rétrospectivement, aux yeux de Canetti, à celle de Kraus : l’écriture du roman prolongerait donc la folie solitaire de celui-ci. Pour éclairer cette analyse, Canetti évoque sa découverte de Woyzeck,et la grave crise de confiance que le texte de Büchner suscite chez lui, alors qu’il est en train de terminer Die Blendung :

Die Figuren […] stellen sich selber vor. Sie sind von niemand hergepeitscht worden. Als wäre das Natürlichste von der Welt, prangern sie sich selber an und es ist mehr von Gepränge darin als von Strafe. Sie sind, wie immer sie sind, da, bevor ein moralischer Spruch über sie gefällt wurde. (AS, p. 23)

Les personnages […] se présentent eux-mêmes. Ils ne sont poussés devant nous par le fouet de personne. Ils s’exposent le plus naturellement du monde eux-mêmes au pilori, et cela tient de la parade que du châtiment. Quoi qu’ils puissent être, ils sont, antérieurement à toute sentence morale prononcée contre eux. (JR, pp. 688-689)

16Ce qui frappe Canetti dans l’œuvre de Büchner, c’est l’absence de prise de position de l’auteur face à l’attitude, pourtant condamnable, des personnages qui s’exposent au jugement du lecteur. Si le lecteur perçoit la violence des agressions de ces personnages à l’égard du personnage principal, tout se passe selon un processus, parfaitement sobre, d’« autodénonciation » (« Selbstanprangerung », AS, p. 22). La conséquence indirecte, que Canetti ne nomme pas mais qui rejoint ses observations, c’est que la violence extrême du monde dans lequel évolue Woyzeck, traitée de manière apparemment objective, crée un effet de pathétique puissant, sans verser dans le pathos. Ainsi, dans la scène où le capitaine révèle à Woyzeck qu’il est trompé par sa femme, et torture celui-ci avec une grande désinvolture, aucune instance surplombante ne prend position pour condamner son attitude. Tout en malmenant son ordonnance, le capitaine commente cruellement les émotions suscitées chez Woyzeck par ses insinuations (« Quelle figure il fait ! », « Mais tu es blanc comme la craie19 »), effet que redoublent les observations neutres du docteur destinées à dresser le tableau de la pathologie de Woyzeck (« Muscles du visage rigides, tendus, parfois saccadés, attitude raide, tendue20 »). Chacun selon son style contribue à l’isolement désespéré du personnage, dont le lecteur est contraint de reconnaître qu’il est sans recours. La pièce est d’autant plus forte que les personnages existent indépendamment de toute sentence morale que l’auteur serait susceptible de prononcer contre eux (FlO, p. 682).

17Cette confrontation permet de mieux comprendre ce que Canetti veut dire quand il affirme que tout ce qui arrive dans son propre roman est « dénoncé de l’extérieur ». La charge, qui émane du narrateur, s’applique à tous les personnages de la même manière21. Le délire de Kien n’a d’égal que celui des autres personnages. Même celui qui pourrait sembler surnager de cette humanité misérable, Georg Kien, volant au secours de son frère, se voit sévèrement réprimandé par le narrateur. Bien qu’il se refuse à réprimer les « fous » dont il s’occupe, ce psychiatre « libéral » fait de la séduction et de l’hypocrisie une véritable méthode thérapeutique : « Aux rois, il disait humblement : Votre majesté ; devant les dieux, il tombait à genoux et joignait les mains. C’est pourquoi les plus éminentes personnalités condescendaient à le faire pénétrer dans leur intimité22. » (A, p. 527) Son apparente douceur dissimule un fort talent de manipulateur : « Il traitait ses malades comme s’ils étaient des êtres humains23. » (A, p. 526) Le mode du als ob souligne ironiquement le mépris que ce « bienfaiteur de l’humanité » éprouve pour ses patients. Le narrateur apporte ainsi un démenti cinglant à ce qui pouvait sembler au premier abord un système de valeurs positif, alternatif à celui de Peter Kien. Le talent que Georg Kien met en œuvre pour « apprivoiser » les fous n’aboutit finalement qu’à un renforcement de la cuirasse de Peter, dont le refus d’entrer dans le rituel de séduction de son frère (B,p. 388, A, p. 579) semble la conséquence logique des manœuvres retorses de celui-ci. La folle misanthropie de Peter et l’apparente philanthropie de Georg sont finalement renvoyées dos à dos.

« Un sermon de carême »

18En bon satiriste, Canetti ne décrit donc pas seulement le « protocole d’une folie24 » mais, à travers elle, il dénonce l’universelle folie des hommes. Et de la même manière que la satire selon Kraus semblait impliquer l’adoption d’une position de surplomb d’ordre religieux, le roman satirique de Canetti n’est pas radicalement étranger à toute rhétorique religieuse. Hermann Broch l’avait bien remarqué, qui en faisait le reproche à Canetti : « Vous jetez le lecteur sur sa mauvaiseté comme si vous vouliez l’en punir. Je sais bien que votre intention plus profonde est de l’obliger à faire un retour sur lui-même. On pense à un sermon de carême25. » (JR, p. 707) Le roman de Canetti, héritant de la « Comédie humaine illustrée par les fous » (Comédie Humaine an Irren) d’abord projetée, s’apparente ainsi aux poèmes satiriques qui, à la fin du Moyen Âge, passaient en revue les formes de folie humaine, pour terminer sur une morale édifiante, d’appel à la conversion des cœurs26.

19Le roman se réfère d’ailleurs explicitement au registre religieux de la vanité. Dans un passage charnière, le grand rêve prémonitoire de Kien dans la première partie, une voix, attribuée à Dieu, interrompt le spectacle d’un livre se consumant : « À ce moment, une voix – elle sait tout, c’est la voix de Dieu – proclame : “Ici, il n’y a pas de livre. Tout est vanité.” Kien sait aussitôt que la voix a dit vrai27. » (A, p. 53) Kien se retourne et « l’envie le prend de rire du brasier vide. » Ce passage annonce la scène finale au cours de laquelle Kien, ayant embrasé sa bibliothèque, est pris d’un rire diabolique ; mais il représente aussi une pause dans le processus infernal où Kien est entraîné : si celui-ci pouvait sortir du brasier, le voir éteint et en rire, il n’y aurait pas de roman. Par cet effet de mise en abyme et d’inversion, la scène se constitue en négatif de la fiction : une voix s’introduit dans la fiction pour la dénoncer de l’intérieur. Le roman satirique ne peut finalement pas se soustraire à sa propre charge : la vanité que désigne la « voix de Dieu » est aussi celle de l’auteur qui construit une œuvre dont rien n’est destiné à réchapper.

20Pour Hermann Broch qui considérait la forme romanesque comme un moyen de connaissance et d’exploration, ce tourniquet était incompréhensible. Dubitatif, il demandait à Canetti : « Qu’est-ce que vous voulez dire avec ça28 ? » (JR, p. 705) Si Canetti, en fils prodigue de Kraus, savait, lui, ce qu’il faisait, il n’est peut-être pas étonnant qu’après avoir mis le point final à son roman, il « n’ait pu se pardonner » l’incendie de la bibliothèque de Kien, qui « l’avait dévasté29 ». La catastrophe finale du roman laisse l’auteur seul comme un dieu qui aurait dévoré ses propres enfants30.

« La responsabilité du poète »

21Dans sa belle conférence sur le « métier de poète » (1976), Canetti oppose à cette vision de l’auteur en Dieu vengeur le modèle alternatif d’un auteur qui se charge de la responsabilité d’un monde meurtri par les catastrophes. Canetti semble y exprimer le sentiment que l’écriture satirique est peut-être une impasse. Il part de la phrase d’un poète, écrite en 1939 : « Tout est fini toutefois. Si j’étais réellement un poète, je devrais pouvoir empêcher la guerre31. » (CM, p. 333, traduction légèrement modifiée par nous) Ce qu’il prend d’abord pour une « jactance » (« Großsprecherei »), témoignant d’une présomption ridicule32, lui révèle bientôt la paradoxale responsabilité du poète. Le poète ne peut avoir prise sur le monde et donc être vraiment poète, que s’il se sent responsable de ces événements contre lesquels il ne peut rien. Ce sentiment, aussi contradictoire qu’il paraisse, lui permet en effet de « faire de la place en lui » pour tous les êtres dont il doit porter et communiquer l’expérience : « il ne collectionne pas les êtres, il ne les range pas de côté posément : il les rencontre et les accueille vivants seulement33. » (CM, p. 341) Le texte de Canetti n’est cependant pas seulement descriptif, mais aussi prescriptif. En effet, si le vrai poète fait l’expérience du chaos, « […] il doit, précisément, par l’expérience qu’il en a, le contester et lui opposer l’impétuosité de son espoir34. » (CM, p. 342)

22Cette conception de la responsabilité littéraire est métapolitique au sens où elle lie virtuellement création artistique et action politique : l’auteur se projette dans un changement du réel qui lui échappe pourtant35. Elle est également éthique, dans la mesure où elle postule la nécessité d’une conscience des œuvres : celles-ci ne peuvent pas procéder de choix strictement esthétiques. Une telle idée de la responsabilité littéraire habitait déjà Canetti à l’époque de la rédaction de Die Blendung. Dans Jeux de regard, il se souvient d’avoir pressenti, au sortir du roman, les horreurs de la guerre à venir, comme si l’écriture elle-même devenait pour l’auteur conscience du processus historique inéluctable en train de s’accomplir36. Reste que l’éthique de la littérature se tient en retrait de la satire dans la mesure où être la conscience de son temps n’implique pas de s’en faire le juge.

23Si Canetti s’approche d’une conception de la responsabilité littéraire libérée du modèle de la satire, il n’est cependant pas sûr qu’il s’en dégage radicalement : sa conception n’est pas seulement éthique, mais également morale, au sens où le devoir du poète est qualifié d’absolu. Il ne lui suffit pas de se sentir responsable des événements ; il se doit d’être du bon côté, de « haïr le chaos37 ». On voit donc qu’en 1976 Canetti ne s’est pas entièrement dégagé de l’héritage de Kraus, dont il écrivait en 1965 qu’il lui avait transmis le « sentiment d’absolue responsabilité » (« das Gefühl absoluter Verantwortlichkeit », GW, p. 44). Le meilleur témoignage de l’héritage toujours vivant de la satire dans l’œuvre tardive de Canetti est sans doute Le Témoin auriculaire,publié deux ans avant cette conférence (1974) : Canetti, à travers une série de micro-portraits conçus sur le modèle des Caractères de La Bruyère, y épingle une série de types représentatifs du monde contemporain. Ainsi dans « L’aveugle », le lecteur peut reconnaître sans peine le touriste qui « possède un appareil photo qu’il emporte partout » et dont le « grand plaisir est de fermer les yeux38 ». « Il collectionne ce qu’il aurait vu, il le stocke et il y prend plaisir comme si c’étaient des timbres39. » (TA, p. 24) « L’aveugle », incapable de voir les choses pour elles-mêmes, n’ouvre donc les yeux et n’appelle les autres à faire de même que pour la séance de projection organisée au retour du voyage : « Ouvrez-vous, les yeux, ouvrez-vous tout grands, maintenant, vous pouvez voir, maintenant ça y est, maintenant vous avez été là-bas, maintenant vous pouvez le prouver40 ! » (TA, p. 26) Toute la jouissance de cette satire vient du cryptage, facilement décodable : l’attitude du touriste est entièrement résumée par son rapport absurde et décalé au regard. Le narrateur finit par un coup de fouet particulièrement savoureux : « L’aveugle regrette que d’autres puissent également le prouver, mais lui, il le prouve mieux41. » (TA, p. 26) Le verbe « prouver » est ici affecté d’une modalisation axiologique42, alors même que son sens est absolu : soit une chose est prouvée soit elle ne l’est pas. Le caractère absurde du raisonnement du personnage éclate donc dans cette affirmation laconique qui fait office de chute. Le talent de Canetti comme satiriste ne s’est pas tari de 1930 à 1974 : si, dès sa découverte de Büchner, il semblait reconnaître les limites de sa pratique d’« écrivain au fouet », c’est toujours en Dieu qui châtie ses créatures qu’il se pose et qu’il triomphe dans sa prose tardive.

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25Le rapport complexe que Canetti entretient avec l’écriture satirique au long de son œuvre, critiquant celle-ci dans ses textes réflexifs et autobiographiques, mais la pratiquant en maître dans ses proses non factuelles, vient probablement du lien extrêmement fort que son travail a tissé avec celui de Karl Kraus : si Canetti tente de s’arracher à l’influence de celui-ci dans les années 1930, il devra reconnaître après-coup que la marque que Kraus a imprimée à son œuvre est indélébile, et ce sera Kraus qu’il nommera en premier dans son discours de réception du prix Nobel, où il dresse la liste de ses quatre principales dettes43. Die Blendung, première étape dans la prise de distance avec Kraus, retourne les armes du maître contre lui : satire du satiriste, le roman n’est donc qu’une tentative inachevée de séparation. C’est plus tard que l’héritage de Kraus sera reconnu et assumé. Cet héritage est bien résumé par l’expression de « responsabilité absolue » : si la littérature n’est pas réductible à la morale, elles sont, pour le satiriste, littéralement adossées l’une à l’autre.

Notes de bas de page numériques

1  « Karl Kraus. École de résistance », La Conscience des mots : essais, traduit de l’allemand par Roger Lewinter, Paris, Albin Michel, 1984, réédition Le Livre de Poche, p. 53, édition désormais référencée par l’abréviation CM. Nous nous référons aux éditions suivantes de l’œuvre et de ses traductions en utilisant les abréviations indiquées entre parenthèses :Die Blendung(1935),Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1980 (B) ; Auto-da-fé,traduit de l’allemand par Paule Arthex, Paris, Gallimard, 1968, réédition collection « L’imaginaire » (A) ; Masse und Macht(1960), Regensburg, Carl Hanser Verlag, deux volumes, 1976 (MM1 et MM2) ; Masse et puissance, traduit de l’allemand par Robert Rovini,Paris, Gallimard, collection « Tel », 1966 (MP) ; Der Ohrenzeuge. Fünfzig Charaktere, München,Carl Hanser Verlag, 1974 (O) ; Le Témoin auriculaire, traduit de l’allemand par Jean-Claude Hémery, Paris, Albin Michel, 1985 (TA) ; Das Gewissen der Worte. Essays, München, Wien, Carl Hanser Verlag, 1975 (GW) ; Der Beruf des Dichters, München, Wien, Carl Hanser Verlag, 1976 (BD) ; Die Fackel im Ohr. Lebensgeschichte. 1921-1931, München, Wien, Carl Hanser Verlag, 1980 (FaO) ; Histoire d’une vie : Le Flambeau dans l’oreille (1921-1931), traduit de l’allemand par Michel-François Demet, in Écrits autobiographiques, Paris, Albin Michel, réédition Le Livre de Poche, La Pochothèque, collection « Classiques modernes », 1998 (FlO) ; Das Augenspiel. Lebensgeschichte. 1931-1937, München, Wien,Carl Hanser Verlag, 1985 (AS) ; Histoire d’une vie : Jeux de regards (1931-1937), traduit de l’allemand par Walter Weideli, in Écrits autobiographiques, Paris, Albin Michel, réédition Le Livre de Poche, La Pochothèque, collection « Classiques modernes », 1998 (JR).

2  Voir le commentaire de Gerald Stieg, « “La loi ardente”. Canetti auditeur et lecteur de Karl Kraus », Revue Agone, 2006, numéros 35-36, « Les guerres de Karl Kraus », [En ligne], mis en ligne le 15 septembre 2008, http://revueagone.revues.org/646#bodyftn10, page consultée le 17 avril 2012.

3  « [Diese Mauer] ist überall gleich gut gefügt, in ihrem Charakter nirgends verkennbar, aber was sie eigentlich umschließt, weiß niemand. Es ist kein Reich hinter dieser Mauer, sie selbst ist das Reich [...] » (GW,p. 46).

4  « Ich glaube, es war ein Unbehagen über die Natur dieser Mauer und der trostlose Anblick der Wüste zu beiden Seiten, was mich allmählich gegen Kraus aufbrachte » (GW, pp. 46-47).

5  « Das erste, was nach dem Anhören von zehn oder zwölf Vorlesungen von Karl Kraus, nach ein oder zwei Jahren Lektüre der “Fackel” geschah, war eine allgemeine Einschrumpfung des Willens, selbst zu urteilen » (GW, p. 47).

6  « Romanciers, Erzähler überhaupt, ließ er aus dem Spiel […]. Ihnen [Dostojewskij, Poe, Gogol und Stendhal] […] entnahm ich, ohne es doch zu ahnen, die Kräfte zur späteren Rebellion » (GW, p. 48).

7  Manfred Schneider, « Augen- und Ohrenzeuge des Todes. Elias Canetti und Karl Kraus », Hommage à Elias Canetti à l’occasion de son 75e anniversaire, Austriaca n°11, Publications de l’université de Rouen, novembre 1980, pp. 89-102 ; Gerald Stieg, « Elias Canetti und Karl Kraus. Ein Versuch », Modern Austrian Literature, Journal of the International Arthur Schnitzler Association, volume 16, Number 3/4, University of California at Riverside, 1983, pp. 197-210.

8  Pour le détail des analyses, ici résumées, voir Geral Stieg, « Elias Canetti und Karl Kraus. Ein Versuch », Modern Austrian Literature, Journal of the International Arthur Schnitzler Association, volume 16, Number 3/4, University of California at Riverside, 1983, pp. 197-199.

9  Gerald Stieg, « Elias Canetti und Karl Kraus. Ein Versuch », Modern Austrian Literature,Journal of the International Arthur Schnitzler Association, volume 16, Number 3/4, University of California at Riverside, 1983, p. 199.

10 « Es leuchtet unmittelbar ein, daß Peter Kien begriffen werden kann als ins Extrem getriebenes Modell der von Ferdinand Ebner an Kraus und Weininger diagnostizierten Krankheit der “Icheinsamkeit”, die von Ebner als letzte Konsequenz des abendländlischen und a fortiori deutschen Idealismus gedeutet wurde. Das wichtigste Symptom dafür ist nach Ebner der Umgang mit dem “Wort”: Weininger und Kraus sind “dialoglos” » (« Elias Canetti und Karl Kraus. Ein Versuch », Modern Austrian Literature,Journal of the International Arthur Schnitzler Association, volume 16, Number 3/4, University of California at Riverside, 1983, p. 204).

11  Gerald Stieg, « “La loi ardente”. Canetti auditeur et lecteur de Karl Kraus », Revue Agone, 2006, numéros 35-36, « Les guerres de Karl Kraus », [En ligne], mis en ligne le 15 septembre 2008, http://revueagone.revues.org/646#bodyftn10, page consultée le 17 avril 2012.

12  Sven Hanuschek, Elias Canetti. Biographie, Hanser, Munich/Vienne, 2005, p. 220, cité par Gerald Stieg, « “La loi ardente”. Canetti auditeur et lecteur de Karl Kraus », Revue Agone, 2006, numéros 35-36, « Les guerres de Karl Kraus », [En ligne], mis en ligne le 15 septembre 2008, http://revueagone.revues.org/646#bodyftn10, page consultée le 17 avril 2012.

13  « Die beste Definition der Heimat ist Bibliothek. » (B,p. 48) À propos de la bibliothèque comme monde alternatif, voir l’article de Günter Stocker, « Eine andere Welt – Die Bibliothek in Canettis Blendung », in Peter Vodosek, Graham Jefcoate (éd.), Bibliotheken in der literarischen Darstellung. Librairies in Literature,Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 1999, pp. 65-88.

14  Canetti écrit avoir pris conscience du rapport entre le feu et la masse lors de la crise politique du 15 juillet 1927 : ce jour-là, le Palais de Justice est incendié par une foule qui proteste contre l’acquittement des policiers ayant tué des membres du Schutzbund. Voir le chapitre du Flambeau dans l’oreille consacré à cette crise (FaO, pp. 274-282 ; FlO, pp. 561-569), et la dernière partie de ce volume, consacrée au roman, où celui-ci est qualifié de « fruit du feu » (FaO, p. 347 ; FlO, p. 627). Voir aussi Gerald Stieg, Fruits du feu : l’incendie du palais de justice de Vienne en 1927 et ses conséquences dans la littérature autrichienne,Mont-Saint-Aignan, Centre d’études et de recherches autrichiennes, Publications de l’Université de Rouen n° 150, 1989.

15  « […] seine Anziehung und die der Masse waren eins. » (FaO, p. 279) Voir aussi le chapitre de Masse et puissance où Canetti montre que le feu est un symbole fondamental de la masse (MM1, p. 82 ; MP, pp. 78-79).

16  Walter Benjamin, « Karl Kraus », Œuvres,t. II, Paris, Gallimard, collection « folio », 2000, p. 247.

17  « Woher bezieht er diese unumstößliche Sicherheit ? Hätte er sie nicht, er könnte gar nicht zu schreiben beginnen. Es fängt damit an, daß er ungescheut wie Gott ist. Ohne das geradezu zu sagen, vertritt er ihn und fühlt sich wohl dabei »(AS, p. 24).

18  Voir Exode, 11, 4-8.

19  Büchner, La Mort de Danton, Léonce et Léna, Woyzeck, Lenz, traduction par Michel Cadot, Paris, Flammarion, « GF », 1997, p. 179. « Was der Kerl ein Gesicht macht ! » « Kerl er ist ja kreideweiß » (Woyzeck. Leonce und Lena, Stuttgart, Philipp Reclam, « Universal-Bibliothek », 2005, p. 22).

20  « Gesichtsmuskeln starr, gespannt, zuweilen hüpfend, Haltung aufgerichtet gespannt » (Woyzeck. Leonce und Lena,Stuttgart, Philipp Reclam, « Universal-Bibliothek », 2005, p. 23).

21  Cette « égalité de l’attaque » est considérée par Canetti comme une caractéristique du style de Karl Kraus dans une conférence qu’il donne en 1974 : « Was heute den Leser der “Fackel” oft verdrießt, was sie ihm über lange Strecken hin unerträglich macht, ist das Gleichmaß der Attacke » (GW, p. 236). « Ce qui, aujourd’hui, rebute souvent le lecteur de la Fackel,ce qui la lui rend à la longue insupportable, c’est l’égalité de l’attaque » (CM, p. 304).

22  « Könige redete er untertänigst als Eure Majestät an; vor Göttern fiel er auf die Knie und faltete die Hände. So ließen sich die erhabensten Herrschaften zu ihm herab und teilten ihm Näheres mit » (B,p. 352).

23  « Die Kranken behandelte er, als wären sie Menschen » (B, p. 352).

24  Olivier Agard, Elias Canetti : l’explorateur de la mémoire,Paris, Éditions Belin, collection « Voix Allemandes », 2003, p. 53.

25  « Sie stoßen den Menschen auf seine Schlechtigkeit, so als ob Sie ihn dafür bestrafen wollten. Ich weiß, Ihre tiefere Absicht ist, ihn zur Umkehr zu zwingen. Man denkt an eine Bußpredigt » (AS,p. 45).

26  Voir notamment La Nef des fous (1494),de Sebastian Brant (traduction française de Nicole Taubes, Paris, José Corti, 1997).

27  « Da verkündet eine Stimme, sie weiß alles und gehört Gott: “Hier gibt es keine Bücher. Alles ist eitel.” Sogleich weiß Kien, daß die Stimme wahrsagt » (B,p. 34).

28  « Was wollen Sie damit sagen ? » (AS, p. 42)

29  « [Der Roman] hatte mich verwüstet zurückgelassen. Die Verbrennung der Bücher war etwas, das ich mir nicht vergeben konnte » (AS,p. 9). « [Le roman] m’avait proprement dévasté. Cet autodafé de livres était une chose que je ne pouvais me pardonner » (JR, p. 677).

30  Dans son grand article sur Karl Kraus, Benjamin oppose à l’image traditionnelle du satiriste justicier celle de l’anthropophage : « Le vrai mystère de la satire […] consiste à manger son adversaire. C’est sous la forme du satiriste que l’anthropophage a été intégré à la civilisation. » (Walter Benjamin, « Karl Kraus », Œuvres,t. II, Paris, Gallimard, collection « folio », 2000, p. 256) Ce n’est peut-être pas une « ironie de l’histoire », comme le pense Gerald Stieg, que Canetti ait été « souvent perçu comme “anthropophage” » (Gerald Stieg, « “La loi ardente”. Canetti auditeur et lecteur de Karl Kraus », Revue Agone, 2006, numéros 35-36, « Les guerres de Karl Kraus », [En ligne], mis en ligne le 15 septembre 2008, http://revueagone.revues.org/646#bodyftn10, page consultée le 17 avril 2012).

31  « Es ist aber alles vorüber. Wäre ich wirklich ein Dichter, ich müßte den Krieg verhindern können » (BD).

32  La phrase évoquée, et la réaction première de Canetti, peuvent rappeler la déclaration emphatique de Sartre en 1964 lors d’une interview au Monde, « En face d'un enfant qui meurt, La Nausée ne fait pas le poids », qui avait suscité une très vive réaction de la part de Claude Simon dans l’Express (28 mai 1964), reprise dans son discours de réception du prix Nobel (Discours de Stockholm,Paris, Les éditions de Minuit, 1986, pp. 30-31). Le refus par Canetti de la présomption qu’il perçoit au premier abord dans la phrase du poète semble rejoindre son profond mépris pour la notion d’« engagement » de type sartrien : « Da ist das kümmerliche Wort vom “Engagement”, das zur Banalität geboren war und heute überall wie Unkraut wuchert. Es klingt so, als ob man in einem Angestellten-Verhältnis zu den wichtigsten Dingen stehen sollte. Die wahre Verantwortlichkeit ist um hundert Grad schwerer, denn sie ist souverän und bestimmt sich selbst. » (GW, p.  44) « Il y a ce terme d’“engagement”, prédestiné à la banalité, et qui prolifère telle de la mauvaise herbe. C’est comme s’il fallait avoir un rapport d’employé aux choses les plus importantes. La vraie responsabilité est incomparablement plus lourde, car elle est souveraine et se détermine elle-même » (CM, p. 57).

33  « […] er sammelt Menschen nicht, er legt sie nicht ordentlich beiseite, er begegnet ihnen nur und nimmt sie lebend auf » (BD).

34  « […] er muß ihm, eben aus seiner Erfahrung von ihm heraus, widerstreiten und ihm das Ungestüm seiner Hoffnung entgegensetzen » (BD).

35  Jacques Rancière appelle « métapolitique » « la tentative de substituer aux scènes et aux énoncés de la politique les lois d’une “véritable scène” qui leur servirait de fondement » (Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007, p. 30). Dans Malaise dans l’esthétique, il insiste sur le fait que les politiques de l’art sont des « métapolitiques » (Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, pp. 53-57).

36  L’image qu’il emploie pour caractériser cette conscience rapproche implicitement la position du romancier qu’il était de celle de Pline assistant à l’éruption du Vésuve : « Es war wie die Vorbereitung auf Vulkanausbruch oder Erdbeben: einer merkt, daß es kommt, sehr bald, durch nichts aufzuhalten und schreibt auf, was vorher geschehen ist [...]. » (AS, p. 11) « C’étaient comme les préparatifs d’une éruption volcanique ou d’un tremblement de terre : quelqu’un sent venir la chose de manière imminente et totalement inéluctable, il s’empresse de noter ce qui s’est passé avant […] » (JR, p. 679).

37  « […] er haßt das Chaos […] » (BD).

38  « Er hat eine Kamera, die hat er überall und es ist eine Lust für ihn, die Augen geschlossen zu halten » (O, p. 19).

39  « Er sammelt, was er gesehen hätte und stapelt es auf und freut sich daran, als wären es Briefmarken » (O, p. 19).

40  « Auf, aud, ihr Augen, jetzt dürft ihr sehen, jetzt ist es so weit, jetzt wart ihr dort, jetzt sollt ihr’s beweisen ! » (O, p. 20)

41  « Der Blinde bedauert, daß andere es auch beweisen können, doch er beweist es besser » (O, p. 20).

42  Voir Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat, René Rioul, Grammaire méthodique du français, Paris, Presses Universitaires de France, collection « Quadrige », 1994, p. 580.

43  Voir Elias Canetti, Écrits autobiographiques, Paris, Albin Michel, réédition Le Livre de Poche, La Pochothèque, collection « Classiques modernes », 1998, p. XXXIII.

Pour citer cet article

Alexandre Seurat, « Le problème de « l’écrivain au fouet » : Die Blendung, d’Elias Canetti », paru dans Loxias, Loxias 38., mis en ligne le 01 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=7161.


Auteurs

Alexandre Seurat

Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, agrégé de lettres modernes, Alexandre Seurat enseigne actuellement à l’Université Paris-Est Créteil. Il a soutenu en décembre 2010 une thèse intitulée : « Le roman du délire. Hallucinations et délires dans le roman européen (années 1920-1940) » (dir. Jean-Pierre Morel, Paris III-Sorbonne nouvelle).