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Anne-Laure Rigeade  : 

« Feux » de la passion traductrice – un érotisme de la création (Marguerite Yourcenar)

Résumé

Les désirs d’écrire, de lire ou de traduire ne se séparent pas chez M. Yourcenar du Désir comme force vitale. S’il est bien une œuvre que l’idée d’un érotisme du traduire aimante, c’est donc bien celle-ci en raison de cet enchevêtrement inextricable. Nous montrons d’abord comment cette œuvre élabore cette constellation érotique qui en supporte le mouvement ; nous mesurons ensuite les conséquences sur la pratique traductrice de M. Yourcenar : la dévoration et la fragmentation. Enfin, nous déplions l’affinité que fait apparaître cette pratique entre désir et nostalgie, pour y voir se jouer une certaine idée de la littérature.

Index

Mots-clés : appropriation , Cavafy, désir, dévoration, fétichisation, fragmentation, nostalgie, passion, Sappho, séduction, traduction, Woolf, Yourcenar

Plan

Texte intégral

1Les désirs d’écrire, de lire ou de traduire ne se séparent pas chez M. Yourcenar, et c’est remarquable, du Désir comme force vitale. S’il est bien une œuvre que l’idée d’un érotisme du traduire aimante pour moi, c’est donc bien celle-ci en raison de cet enchevêtrement inextricable. Je commencerai donc par montrer comment cette œuvre élabore cette constellation érotique, ce réseau imaginaire qui en supporte le mouvement ; je mesurerai ensuite les conséquences sur sa pratique traductrice : la dévoration et la fragmentation. Enfin, je déplierai l’affinité que fait apparaître cette pratique entre désir et nostalgie, pour y voir se jouer une certaine idée de la littérature.

Marguerite Yourcenar, ou la mythologie de l’auteur « amoureuse »

2Au commencement de l’œuvre : cette mystérieuse alliance entre le désir et l’écriture, qui commence avec la mise en place, très consciente, d’une figure d’auteur en amoureuse. On pourrait dire et penser qu’un tel geste est d’abord geste de maîtrise, par lequel Yourcenar s’assure d’orienter la réception de son œuvre. En posant à la femme amoureuse tant dans ses entretiens que dans les seuils immédiats de ses livres (préface, postface, etc.), elle impose une image que reprennent sans beaucoup de recul parfois biographies et commentaires1. Mais la réalité est plus compliquée, comme cela apparaît clairement dans les récits croisés de cette étrange rencontre de V. Woolf avec sa traductrice. On pourrait croire, à lire vite le commentaire de Woolf, qui fait d’elle une femme « amoureuse, intellectuelle » (« amourous ; intellectual »)2, que Yourcenar joue son personnage. Mais cette scène se révèle très vite être espace de séduction dont les enjeux se jouent dur l’Autre Scène, Woolf voyant sa mère sous Yourcenar, et celle-ci en Woolf la femme-texte, la femme-araignée dans laquelle elle se rêve :

Et tandis que Virginia Woolf, dirigeant la conversation sur l’état présent du monde, voulait bien me faire part de ses inquiétudes et de ses tourments, qui sont les nôtres, et où la littérature ne tenait qu’une petite place, je pensais tout bas que rien n’est complètement perdu tant que d’admirables ouvriers continuent patiemment pour notre joie leur tapisserie pleine de fleur et d’oiseaux, sans jamais mêler indiscrètement à leur œuvre l’exposé de leurs fatigues, et le secret des sucs souvent douloureux où les belles laines ont été trempées3.

3La métaphore finale fait de l’œuvre la tapisserie où la vie se fond dans l’écriture au point que les traces de ce qu’il y a de personnel dans la souffrance vécue s’effacent.

4Or, il apparaît que c’est bien parce qu’elle transforme à ce point la vie en œuvre que Yourcenar peut revendiquer le statut mythologique pour sa vie amoureuse. Feux (1936), son premier succès, est exemplaire de ce mouvement. La préface identifie ce livre au « produit d’une crise passionnelle », d’un « amour vécu »4 ; mais le texte décline une série de figures amoureuses de Phèdre à Achille, auxquelles est associé un adjectif résumant le scénario de leur nom (« Achille ou le mensonge »). L’amour s’incarne donc en figures mythiques, mais qui s’universalisent en situations-types de sorte que chacun puisse y projeter sa propre expérience. La préface expose la complexité du dispositif que Yourcenar nomme « surimpression thématique » : « Un parti pris très net de surimpression mêle partout dans Feux le passé au présent devenu à son tour passé »5. En réalité, cette superposition des temps se manifeste triplement : c’est d’abord le mélange de ses pensées transcrites « directement » et des narrations appartenant à la légende ou à l’histoire, exprimant « indirectement » les « sentiments et ces circonstances » qui ont été à l’origine du livre6. Ensuite, les visions de la Grèce contemporaine (« mes promenades matinales au cimetière antique du Céramique »7) imprègnent « les mythes ou les obscures légendes ». Enfin, si « tous ces récits modernisent le passé », cette présentification inscrit l’œuvre dans une mémoire littéraire et, simultanément, dans la forme que lui donne la littérature contemporaine, de Giraudoux à Cocteau. Dans ce contexte, l’anachronisme est revendiqué par Yourcenar au nom d’une fidélité à la « complexité d’une émotion8 » et à son intensité : ainsi, si « Phèdre emprunte pour sa descente aux Enfers des rames qui sont à la fois celles de Charon et celles du métro, c’est que le flot humain tourbillonnant aux heures d’affluence dans les corridors souterrains de nos villes est peut-être pour nous l’image la plus terrifiante du fleuve des ombres9. » L’autre culture, l’autre texte (anonyme ou signé) sont retravaillés librement mais pour rester conformes à une vérité du sentiment, au regard de laquelle le présent vaut le mythe, comme l’individuel reflète le collectif. La construction de Feux, rappelée dans la préface, témoigne de cette mise en équivalence : les narrations mythiques alternent avec des « ‘pensées’ détachées qui furent d’abord pour la plupart des notations de journal intime10 ».

5La passion vécue (réelle, contemporaine) et la passion racontée (mythique, ancienne) se mêlent donc inextricablement pour ensemencer la langue de temps – c’est-à-dire de passion. Car le reproche adressé par Yourcenar à la littérature contemporaine tient dans cette absence de chair qu’elle y décèle et dans la stérilité qui en procède : elle entreprend, déclare-t-elle dans ses entretiens de dépouiller la langue de ses « ornements »11, pour la faire sortir de ses « arides déserts personnels » dans lesquels une « masse des poèmes et des romans français » l’ont enfermée12. La métaphore de l’aridité lie assez, je crois, l’écriture à la passion comme espace de rencontre des temps. L’érotisme est donc plus qu’un thème hantant ses textes, le choix de ses traductions (Sappho par exemple), et ses lectures (je songe à « Sur quelques thèmes érotiques et mystiques de la Gita-Govinda13 »). Bien au-delà, il décrit la relation à l’écriture – à la création, à la traduction. Le récit de la découverte du « précieux volume » de Cavafy inscrit de ce point de vue exemplairement la traduction sous le signe du désir, confirmant la puissance dévoratrice dont on devine dans Feux qu’elle accompagne le geste d’appropriation. L’objet est doublement désiré, en tant qu’il est précieux, et en tant que son obtention est barrée par l’interdit. Yourcenar raconte en effet qu’à cet objet est lié un souvenir d’effraction dans la librairie de l’ami entremetteur en Grèce14. La transgression nourrit ici d’un désir ambivalent la traduction à venir – dévoratrice, comme la lecture immédiatement subséquente à la découverte (une lecture faite « sur le champ »).

Érotisme et dévoration (1) : naturalisation (l’exemple des Vagues)

6Un premier aspect de l’œuvre de Yourcenar apparaît donc comme conséquence de cette construction érotique : l’appropriation à laquelle donne lieu la traduction. Un exemple de la première traduction accomplie par Yourcenar, une commande, un « travail alimentaire », dit-elle elle-même dans ses entretiens, nous en convaincra :

Virginia Woolf, The Waves, Londres, Hogarth Press, 1931; rééd. Hertfordshire, Wordsworth, « Wordsworth classics », 2000, p. 104.

Les Vagues, traduction de Marguerite Yourcenar, Paris, Stock, 1937, rééd. Le Livre de poche, « Biblio » n° 3011, 1998, p. 201.

‘And time’, said Bernard, ‘lets fall its drop. The drop that has formed on the roof of the soul falls. On the roof of my mind time, forming, lets fall its drop. Last week, as I stood shaving, the drop fell. I, standing with my razor in my hand, became suddenly aware of the merely habitual nature of my action (this is the drop forming) and congratulated my hands, ironically, for keeping at it. Shave, shave, shave, I said. Go on shaving. The drop fell. All through the day’s work, at intervals, my mind went to any empty place, saying, “What is lost? What is over?” And “Over and done with,” I muttered, “over and done with”, solacing myself with words. People noticed the vacuity of my face and the aimless of my conversation. The last words of my sentence tailed away. And as I buttoned on my coat to go home, I said more dramatically, “I’ve lost my youth.”

« Et le Temps s’égoutte, dit Bernard. La goutte se forme sur le rebord du toit de l’âme, et tombe. Le Temps la fait tomber. La semaine dernière, debout, mon rasoir à la main, je l’ai sentie qui tombait sur moi. Je me suis soudain aperçu de ce que mes gestes avaient de machinal (la goutte se forme), et j’ai félicité ironiquement mes mains de se soumettre à cette routine. « Rasez-moi donc, mes mains, leur ai-je dit. Continuez donc à me raser... » La goutte tombait. Et tout le jour, pendant mon travail, mon esprit s’échappait par moments et rôdait autour d’une place vide, à la recherche de quelque chose de perdu, de quelque chose de mort. « Mort et enterré », me suis-je dit, en jouant avec les mots pour me consoler. Les gens remarquaient mon air absent, mes paroles sans suite. Je ne terminais pas mes phrases. En boutonnant mon pardessus pour rentrer chez moi, je me suis dit plus tragiquement : « j’ai perdu ma jeunesse. »

7On ne peut que constater la mise en œuvre des « trucs » délivrés par Françoise Grellet pour réussir une bonne version de concours15 : l’étoffement des prépositions (« sur le rebord du toit de l’âme » pour « on the roof of the soul »), la substitution d’une forme nominale (« le rasoir à la main ») à une forme verbale (« as I stood shaving »), le retournement syntaxique inversant les rôles du nom et de son expansion (« the vacuity of my face », « mon visage absent »), la traduction croisée (« en jouant avec des mots pour me consoler » pour « solacing myself with words »), etc. Cette application à la lettre des principes de la syntaxe comparée des langues dévoile l’idéal d’une illusion de transparence, inséparable d’une certaine idée de la langue, de son « génie » – ce qu’accuse, en particulier, l’attention portée l’ordre des mots. L’exemple n’est pas anodin car l’ordre des mots français (sujet-verbe-complément) a été l’« ordonnateur d[e son] génie » (Meschonnic), sur la base du raisonnement suivant : « cet ordre caractérise le français à la différence des autres langues » ; or, « il est le seul ordre logique, celui de la raison naturelle » ; donc « le français est la langue de la raison16 ». Les bizarreries syntaxiques sont par conséquent bannies : « I, standing with my razor in my hand, became suddenly aware of the merely habitual nature of my action » devient « je me suis soudain aperçu de ce que mes gestes avaient de machinal ». La suppression pure et simple de l’apposition, se justifiant par l’autre principe de clarté (éviter les répétitions), résout le problème : l’ordre sujet-verbe se trouve immédiatement rétabli.

8Mais la traduction de Yourcenar ne se contente pas de gommer son intervention ; elle ne fait pas oublier seulement que son texte est une traduction, mais aussi que ce texte est de Woolf. La force de subversion qui habitait The Waves est polie, lissée, effacée : ainsi, le topos poétique (métaphorique) de l’écoulement du temps bascule de la reprise ironique à un registre sérieux dans la traduction. Cet effet est accentué par le glissement de ton opéré par « tragiquement » aux dépens de « théâtralement » (« dramatically »). Les conséquences sont doubles : d’une part, l’ironie qui frappe Bernard le créateur, dont Woolf fustige l’égotisme, disparaît ; d’autre part, la théâtralité du roman (Woolf parlait à son propos de « play-poem »17) est effacée avec les mots qui la signalent explicitement. Cette transformation, comme l’allégorisation du « Temps » (doté d’une majuscule), inhérente à la langue académique de Yourcenar, projette l’ombre de la tragédie antique ou classique sur le texte second. Yourcenar repère chez Woolf les traces d’un « mysticisme »18 qui expliquerait son œuvre – et justifie son propre travail : « [l’] art [de Woolf] est d’essence mystique même si à ce mysticisme elle hésite ou se refuse à donner un nom ». Tout est là : « donner un nom », arrêter la forme – telle est précisément la nature de l’intervention de Yourcenar. Exemplairement, le flou cultivé par Woolf est systématiquement éclairci (« cette routine » pour « it »), comme l’impersonnalité disparaît dans la prolifération des indices de subjectivité (« je l’ai sentie qui tombait sur moi », « Rasez-moi », « me suis-je dit », « Je ne terminais pas mes phrases », « je me suis dit »).

9Le goût de la langue, de la belle langue, détermine une appropriation dévorante du texte étranger. L’érotisme présente donc un premier visage chez Yourcenar : la dévoration comme normalisation. Son second visage apparaît dans son anthologie de poésie grecque : la dévoration y devient opération de fragmentation fétichiste.

Érotisme et dévoration (2) : fragmentation (La Couronne et la lyre)

10Ce deuxième visage de la traduction dévorante dévoile la relation qui unit la traduction et la philologie pour Yourcenar, la conception du fragment qui s’y trame. C’est bien de cela qu’il s’agit dans La Couronne et la lyre, où est rassemblé et traduit un échantillon de la poésie grecque ancienne, du VIIe siècle avant JC au Xe siècle de notre ère. La désinvolture comme posture de traduction creuse immédiatement un écart avec la philologie19 : Yourcenar parle de « traduction faite pour soi seul », comparant cette activité à celle des « peintres d’autrefois dessinant d’après l’antique ou brossant une esquisse d’après des peintures de maîtres antérieurs à eux ». Les normes de la traduction (et de l’édition) modernes sont ostensiblement repoussées au profit du modèle de l’imitatio classique20. Aussi s’autorise-t-elle à inventer un système de rimes, à « abréger » ou à « remplir un creux »21.

11Cela explique sans doute le traitement peu orthodoxe du fragment : en guise de préliminaire à la création promise, elle disloque les œuvres retenues, en éclate l’unité, en brise la continuité. Ce parti pris de fragmentation apparaît nettement dans la traduction de Sappho, et, en particulier, des deux seuls poèmes complets que nous possédons : de l’ode à Aphrodite, elle ne retient que trois strophes sur sept, et, du deuxième poème, huit vers (sur vingt). Dans ce dernier, la présentation discontinue (points de suspension, blancs typographiques) fait penser que du texte perdu précèderait la première strophe, et masque le prélèvement opéré par Yourcenar (la première et la quatrième strophe). Le fragment est véritablement fabriqué et ciselé (mais pas trop), et donné pour le reste sans prix d’un vaste continent littéraire noyé : la métaphore organique du « lambeau », récurrente, est l’un des signes de ce sauvetage, dont la chronique est annoncée dans la préface (les livres sont les « rescapés en sursis » de « ce naufrage »22). La présentation aide visuellement à bâtir cette illusion d’authenticité, que parfait l’insertion de vrais fragments parmi les faux (le deuxième fragment d’Épithalames en est un exemple). Yourcenar insiste plusieurs fois sur ce qui la sépare des philologues : dans sa préface, elle défend le choix de la « variété » aux dépens de la continuité (du « fil qui relie »)23 ; dans sa présentation de Sappho, elle souligne la « mutil[ation] » des « morceaux » réparée par les « conjectures ingénieuses de quelques grands philologues ». De fait, loin de recoudre, de refermer les blessures, de retisser la trame du texte, elle prend la posture du lecteur ayant désormais pleine liberté sur cette « part de l’héritage poétique  universel »24, arrachant cette littérature au non-temps du mythe (du « miracle grec ») pour l’inscrire dans l’histoire que ses réceptions construisent.

12Ce geste de lecteur qui découpe aboutit à une forme de fétichisme, à une adoration des saintes reliques qui justifie la revendication d’équivalence. « Le jeu et l’art, écrit-elle, consistent à chercher des équivalents »25 ; elle complète cet énoncé par l’image du transvasement : le lecteur auquel elle s’adresse est ce lecteur peu savant, mais curieux et « intéressé par cet effort de transvaser un poème grec antique en un poème français qui soit le plus possible un poème »26. La déformation opérée, l’ajout d’une « patine »27, la fabrication d’un faux importent moins que la mémoire dont ce geste est porteur. Par cette opération, Yourcenar transmet avec la littérature qu’elle sélectionne comme digne de mémoire son propre désir de lecture – ce qui lui fait concevoir la traduction comme la séduction exercée par une femme pourvue d’autres attraits que sa simple vertu28. Ce qui vaut la peine d’être conservé, relu, adoré équivaut alors à la masse perdue, parce que ce reste peut s’y substituer – comme le petit morceau de la relique remplace le saint et sa pleine présence. « L’équivalence » dont parle Yourcenar ne se superpose donc pas tout à fait à ce qu’entendent par là les théories de la traduction ; elle est indissociablement liée à une double attitude face à la trace, entre pouvoir de reconstitution de la mémoire et nostalgie – entre métonymie pleine et métonymie imparfaite. Ce balancement explique  l’attitude ambivalente de Yourcenar entre déploration devant le désastre du naufrage de la bibliothèque et l’assurance que la conservation de cette totalité n’aurait pas été nécessairement souhaitable, parce que « les découvertes de ces cent dernières années n’ont que peu enrichi l’idée que nous nous faisions de la poésie grecque29. »

Les traductions de Yourcenar : désir et nostalgie

13Entre dévoration et fragmentation fétichiste, la traduction yourcenarienne repose au fond sur une certaine idée de la littérature liée à la perte. Les œuvres choisies par Yourcenar ont en commun d’être peu connues en France au moment où Yourcenar les introduit : elle fait découvrir à ses compatriotes et contemporains Constantin Cavafy, James Baldwin, Amrita Pritam, Mishima, Hortense Flexner, les negro-spirituals, et le revendique. Le lourd appareil explicatif qui entoure les textes en est le symptôme : le « commentaire » qui précède Fleuve profond retrace ainsi l’histoire de l’esclavage et de l’émancipation du peuple noir américain. Parce qu’elle les introduit et parce qu’elle les commente, Marguerite Yourcenar devient pour le lecteur français le garant de ces textes, prenant la place de l’auteur, d’autant qu’elle exhibe son travail de réécritures :

Souvent, les refrains n’ont été donnés qu’au début et à la fin du poème, ou en tout cas répétés avec moins de fréquence et de régularité que dans les originaux […]. D’autres fois, l’expression d’une idée ou d’un lieu commun poétique a été quelque peu étoffée, ou au contraire resserrée, quand l’exigeaient les combinaisons du jeu métrique. […] Plus rarement, et pour les mêmes raisons, une image a été remplacée par une autre.30

14La méconnaissance et l’anonymat autorisent à exercer une emprise pleine sur les textes au point de prétendre les corriger, lorsque, dans le cas du Coin des Amen de James Baldwin, la langue est jugée « négligé[e] », « informe » et « fauti[ve] »31.  Le désir de perfection engendre un manuel du comment améliorer les œuvres ratées (la fragmentation fait partie de ces procédés) : cette proposition paradoxale de Pierre Bayard, donnant au lecteur tout pouvoir sur l’œuvre, trouve sa pleine réalisation chez Yourcenar.

15Mais le discours est ambivalent : la traduction corrige tout en restant inférieure à l’original. Celui-ci conserve l’aura de l’origine à rejoindre idéalement, en recherchant la version de spiritual la « plus authentique », et la phrase française la plus proche d’une origine de la poésie (« la poésie à l’état d’enfance »). Aussi Yourcenar ne peut-elle célébrer la traduction que sur ce ton nostalgique :

Les poèmes traduits ne sont jamais que des colombes auxquelles on a coupé les ailes, des sirènes arrachées à leur élément natal, des exilés sur la rive étrangère qui ne peuvent que gémir qu’ils étaient mieux ailleurs32.

16Que laisse la traduction sur l’autre rive ? La langue. Or, l’universel, tant recherché par Yourcenar, critère de l’amélioration des œuvres traduites, ne se trouve qu’au croisement des temps d’une langue : dans « Ton et langage dans le roman historique », elle dit avoir « traduit » Les Mémoires d’Hadrien du latin et du grec, les avoir écrits dans un français dans lequel résonnent ses langues sources qui furent aussi celles d’Hadrien33. Les nœuds d’intraduisibilité se concentrent dans ces lieux lexicaux que travaille l’épaisseur historique d’une langue, comme en témoigne le commentaire de Yourcenar sur la traduction de « bougre », par exemple dans L’œuvre au noir34. La traduction est rendue impossible, dans la mesure où elle ne peut se satisfaire de la compensation entre excès et défaut qu’à condition de la considérer comme un ensemble ; Antoine Vitez expose cela très bien dans « Sur Sous/ traduire ». Les fils que nous avons repérés dans la pratique traductrice de Yourcenar se nouent pourtant ici : l’ambivalence psychologique, entre amour et haine, admiration et dévoration, se traduit pratiquement dans le conflit entre fragmentation-fétichisation et appropriation-naturalisation, éthiquement entre fidélité et trahison simultanément revendiquées et esthétiquement entre le mot sauvé (indice d’une perte irréparable) et la mémoire réparatrice toute-puissante. De l’équivalence entre la vie et l’œuvre posée par l’auteur, découle un transfert des catégories vitales pour décrire les procédés artistiques qui s’y soumettent.

17Cela explique que la pratique traductrice de Yourcenar obéisse à l’analyse que donne Freud de la mélancolie, liée à Eros dès la théorie médico-magico-philosophique du néoplatonisme florentin, qui « identifi[e] la contemplation amoureuse du fantasme à la mélancolie »35. La mélancolie, écrit Freud, est comparable au deuil en cela qu’elle résulte d’une perte d’un être aimé, à l’issue d’une déception ; néanmoins, la perte se convertit en identification, le sujet intériorisant le conflit avec l’autre. Le mélancolique retourne alors contre lui-même la haine qu’il dirige contre l’objet. Cette satisfaction sadique fait « apparaître l’ambivalence des relations d’amour »36. L’œuvre de Yourcenar offre une reformulation de la métapsychologie freudienne, non pas en tant qu’elle les illustrerait, mais en tant qu’elle les réinterprète esthétiquement, les faisant basculer dans l’écriture.

18En définitive, ce parcours à travers l’écriture yourcenarienne fait apparaître la pensée de la littérature qui la sous-tend. Le rêve et l’impossibilité tout à la fois d’atteindre le tout explique l’ambivalence d’un projet d’écriture, associant deux gestes et deux aspirations apparemment opposées : la forte cohérence (jusqu’à la normalisation) que donne le rêve d’universalité ; la forte dispersion en lambeaux éparpillés. Au fond, seule cette force de l’Eros traducteur à l’œuvre partout chez Yourcenar, mais particulièrement lisible dans ses traductions, permet d’accéder à sa vérité profonde.

Notes de bas de page numériques

1  Cette confusion entre la vie et l’œuvre se mesure bien dans la critique. Voir en particulier Michel Sarde, Vous, Marguerite Yourcenar, Paris, Robert Laffont, 1995, pp. 13-23, « Le premier personnage de votre vie » ; Agnès-Laure Sauvebelle, Eros et Thanatos chez Marguerite Yourcenar, thèse soutenue à Lille en 1989, p. 10 : « en étudiant la vie, en se penchant sur la mort, Marguerite Yourcenar convertit une entreprise d’écrire en entreprise de vivre ».

2 Virginia Woolf, Diary, Londres, Hogarth Press, 1984 (édition posthume), tome V – 1936-1941, 23 février 1937.

3  Marguerite Yourcenar, « Une femme étincelante et timide », En Pèlerin, en étranger, Paris, Gallimard, 1989, pp. 116-117.

4  Marguerite Yourcenar, Feux, Paris, Plon, 1957 ; rééd. Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 1974, pp. 9-10. Dans Les Yeux ouverts – entretiens avec Matthieu Galey (Paris, Le Centurion, 1980, rééd. Librairie Générale Française, « Le Livre de poche », 2003) Yourcenar souligne le caractère « biographique » de la préface de Feux : « les préfaces de ces pièces [La petite Sirène] sont de beaucoup jusqu’ici, avec celle de Feux, la partie la plus autobiographique de mon œuvre » (p. 188).

5  Marguerite Yourcenar, Feux, Plon, 1957, p. 15 et p. 13.

6  Marguerite Yourcenar, Feux, Plon, 1957, p. 10.

7  Marguerite Yourcenar, Feux, Plon, 1957, p. 19.

8  Marguerite Yourcenar, Feux, Plon, 1957, p. 20.

9  Marguerite Yourcenar, Feux, Plon, 1957, p. 23.

10  Marguerite Yourcenar, Feux, Plon, 1957, p. 10.

11  Marguerite Yourcenar, Les Yeux ouverts, « Le Livre de poche », p. 222.

12  Marguerite Yourcenar, Les Yeux ouverts, « Le Livre de poche », p. 236.

13  Voir Marguerite Yourcenar, Sur quelques thèmes érotiques et mystiques de la Gita-Govinda. L’Andalousie ou les Hespérides, Marseille, Rivages, « Cahiers du Sud », 1982.

14  Marguerite Yourcenar, Les Yeux ouverts, « Le Livre de poche », p. 189 et 194. Il est notable cependant que Marguerite Yourcenar ne soit pas entrée en traduction par passion, mais par besoin : « [La traduction des Vagues] c’était un peu un travail alimentaire : j’avais trente ans, et pas d’argent, à ce moment-là » (Les Yeux ouverts, p. 194)

15  Voir Françoise Grellet, Initiation à la version anglaise, Paris, Hachette, « Pratique de la traduction », 1995.

16  Henri Meschonnic, De la Langue française : Essai sur une clarté obscure, Paris, Hachette, 1997 ; rééd. « Pluriel » n°1014, 2001, p.215.

17  Virginia Woolf, [Journal d’un écrivain], Diary, Londres, Hogarth Press, 1984, 13 juin 1927.

18  Marguerite Yourcenar, « Une femme étincelante et timide », En Pèlerin, en étranger, Gallimard, 1989, p. 497.

19  Les poèmes ont été traduits « dans des périodes de délassement », « au cours d’une convalescence, ou de loisirs au coin du feu ou dans un jardin » (Marguerite Yourcenar, La Couronne et la lyre, anthologie de la poésie grecque ancienne, Paris, Gallimard, 1979, rééd. Gallimard, « Poésie », 1984, p. 10).

20 Marguerite Yourcenar, La Couronne et la lyre, Gallimard, « Poésie », 1984, p. 9.

21  Marguerite Yourcenar, La Couronne et la lyre, Gallimard, « Poésie », 1984,p. 45.

22  Marguerite Yourcenar, La Couronne et la lyre, Gallimard, « Poésie », 1984, p. 17 et 18.

23  Marguerite Yourcenar, La Couronne et la lyre, Gallimard, « Poésie », 1984, p. 15.

24  Marguerite Yourcenar, La Couronne et la lyre, Gallimard, « Poésie », 1984, p. 40.

25  Marguerite Yourcenar, La Couronne et la lyre, Gallimard, « Poésie », 1984, p. 41.

26  Marguerite Yourcenar, La Couronne et la lyre, Gallimard, « Poésie », 1984,p. 10. Son lecteur idéal est « un lecteur ayant su un peu de grec ou n’en sachant pas et peu tenté de lire en traduction les cinq volumes de l’Anthologie Palatine ou les dix-huit pièces qui nous restent d’Euripide, mais curieux néanmoins de cette poésie d’une autre époque et d’un autre monde […]. »

27  Voir Marguerite Yourcenar, La Couronne et la lyre, Gallimard, « Poésie », 1984, p. 11 : « au lieu d’essayer de traduire assez d’Homère et d’Hésiode pour donner au moins une idée de leurs œuvres, j’ai préféré n’en offrir, en guise de prélude, que quelques phrases isolées, enrichies, comme d’une précieuse patine, de l’émotion et du respect avec lesquels elles ont été redites au cours des siècles suivants ».

28  Marguerite Yourcenar, La Couronne et la lyre, Gallimard, « Poésie », 1984, p. 41 : « il en est des traductions comme des femmes : la fidélité ne suffit pas à les rendre supportables ».

29  Marguerite Yourcenar, La Couronne et la lyre, Gallimard, « Poésie », 1984, p. 18, n. 2.

30  Marguerite Yourcenar, Fleuve profond, sombre rivière – Les « negro spirituals », commentaires et traductions, Paris, Gallimard, NRF, 1966, rééd. Gallimard, « Poésie », 1974, p. 64.

31  Marguerite Yourcenar, « Note du traducteur », James Badwin, Le Coin des « Amen », traduction par Marguerite Yourcenar, Paris, Gallimard, « Le manteau d’Arlequin », 1983, p. 7.

32  Marguerite Yourcenar, préface (rédigée en 1936) à la traduction française par G. Alther et Jean-Yves Masson des Poèmes de la nuit de Rilke, Paris, Verdier, 1994.

33  Marguerite Yourcenar, « Ton et langage dans le roman historique », Le Temps, ce grand sculpteur, Gallimard, 1983, repris dans Essais et mémoires, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1991, p. 296 : « Un professeur demanda à ses élèves de traduire en grec (j’aimerais pouvoir dire retraduire) la page de l’empereur qui décrit l’état d’agonie qui suivit chez lui la mort d’Antinoüs. […]. Mais en quelle langue avais-je supposé qu’Hadrien, bilingue, me dictait ses Mémoires ? Tantôt en latin sans doute, et tantôt en grec, ce qui m’offrait un certain jeu. »

34  Marguerite Yourcenar, « Ton et langage dans le roman historique », Essais et mémoires, Gallimard, « Pléiade », 1991, p. 301.

35  Giorgio Agamben, Stanze, parole et fantasme dans la culture occidentale, traduit de l’italien par Yves Hersant, Paris, Christian Bourgois, 1981 ; nouvelle édition parue chez Payot, 1994 ; rééd. « Rivages poche/ Petite bibliothèque » n°257, p. 56.

36  Sigmund Freud, « Trauer und Melancholie », Gesammelte Werke X, Frankfurt/M., Fischer Verlag, 1946 ; « Deuil et mélancolie », Métapsychologie, trad. Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Paris, Gallimard, 1968 ; rééd. « Folio essais » n°30, 1986, pp. 145-171, p. 158.

Pour citer cet article

Anne-Laure Rigeade, « « Feux » de la passion traductrice – un érotisme de la création (Marguerite Yourcenar) », paru dans Loxias, Loxias 29, mis en ligne le 21 juin 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=6234.


Auteurs

Anne-Laure Rigeade

Université Paris VIII