Loxias | Loxias 28 Edgar Poe et la traduction | I. Poe et la traduction 

Anne Garrait-Bourrier  : 

Poe/Baudelaire : de la traduction au portrait littéraire ?

Résumé

Auteur au parcours atypique dans l’histoire littéraire américaine, son œuvre – qu’elle soit originale, traduite ou encore sans doute, dans une large mesure réécrite par d’autres – a été la source d’inspiration de nombreux travaux de recherche en littérature comparée, en traductologie, en psychanalyse mais aussi depuis peu en culture et civilisation. Ce récent retour en grâce d’un Poe soudain érigé en figure pop indique s’il en était besoin que les Etats-Unis ont enfin pardonné à Poe un avant-gardisme intellectuel qui l’avait arbitrairement placé après sa mort soit parmi les mauvais écrivains, soit parmi les dépravés du Vieux Monde. C’est sans regrets aucuns, et ce grâce en raison du dénigrement de Rufus Griswold, que les milieux intellectuels américains avaient alors laissé l’œuvre de Poe traverser l’Atlantique pour vivre une seconde vie posthume en Europe. Puisqu’il y eut donc au moins deux Poe, Poe l’Américain, et Poe l’Européen, il était important pour nous ici de tenter de tisser un portrait juste du vrai Poe à travers le miroir sans nul doute quelque peu déformant que nous tend celui qui le premier s’empara de son œuvre, non pour la renier - ce qui fut le projet unique de l’exécuteur testamentaire de Poe – mais bien pour en jouir, se l’approprier et la transmettre, j’ai nommé Charles Baudelaire.

Abstract

Poe’s work has always been considered in a surprisingly original way by American literary critics. Scholars in translation, compared literature or text-analysis have lately detected in Poe’s text a talent for creativity and modernity that his contemporaries had ignored, influenced as they were by Rufus Griswold’s biased and derogatory portrayal of Poe. Poe’s tales had to cross the Atlantic to reach a well-deserved posthumous intellectual recognition in the late XIXth century.
As there were at least two Edgar Allan Poe(s), an American one and a more European one, subtly portrayed by Charles Baudelaire’s translations into French, it is quite interesting to try to see –through and beyond  these different characterisations- who Poe really was and whose work we really look into when we read Poe’s translations.

Plan

Texte intégral

1L’œuvre de Poe – qu’elle soit originale, traduite ou encore sans doute, dans une large mesure réécrite par d’autres – a été la source d’inspiration de nombreux travaux de recherche en littérature comparée, en traductologie, en psychanalyse mais aussi depuis peu en culture et civilisation. Le long désamour qu’a connu Poe dans son propre pays est quant à lui en phase d’évolution et de jeunes universitaires américains s’interrogent depuis quelques années sur la modernité de cet auteur et sur sa dimension contre-culturelle et populaire. Ce récent retour en grâce d’un Poe soudain érigé en figure pop1, indique s’il en était besoin que les États-Unis ont enfin pardonné à Poe un avant-gardisme intellectuel qui l’avait arbitrairement placé après sa mort soit parmi les mauvais écrivains, soit parmi les dépravés du Vieux Monde. C’est sans regret aucun, et ce en raison de la campagne de dénigrement menée par Rufus Griswold, que les milieux intellectuels américains avaient alors laissé l’œuvre de Poe traverser l’Atlantique pour vivre une seconde vie posthume en Europe.

2Puisqu’il y eut donc au moins deux Poe, Poe l’Américain, et Poe l’Européen, il était important pour nous de tenter ici de tisser un portrait juste du vrai Poe à travers le miroir sans nul doute quelque peu déformant que nous tend celui qui le premier s’empara de son œuvre, non pour la déprécier ni l’amoindrir – ce qui fit partie du projet de l’exécuteur testamentaire de Poe – mais bien pour en jouir, se l’approprier et la transmettre, j’ai nommé Charles Baudelaire. C’est à cette tâche que je m’attellerai de manière nécessairement superficielle, le but étant en fait de vous présenter le lien assez inhabituel qui exista entre Poe et l’un de ses premiers traducteurs français, sans toutefois entrer dans les subtilités de l’analyse traductologique.

1. Une réhabilitation posthume : deux auteurs en harmonie

3À partir des années 1850, Baudelaire n’aura de cesse de réhabiliter la mémoire de Poe, son « frère, son semblable », en se consacrant à la traduction de ses œuvres et en rédigeant de nombreuses préfaces. Les affinités qui les rapprochent sont a priori indéniables. D’un point de vue assez général et plutôt contextuel, je dirais que Poe comme Baudelaire partagent un même regard sur le monde dans lequel ils vivent, c’est-à-dire sur les sociétés riches du tournant du XIXe siècle. Ils ont en particulier une vision très semblable de la modernité. Il n’est pas de modernité sans liberté et sans affirmation du sujet, pas de progrès sans indépendance de ce sujet face à la société dans laquelle il vit. Alain Touraine écrit dans Critique de la modernité: « [Le sujet] ne se constitue pas dans la conscience de soi, mais dans la lutte contre l’antisujet, contre les logiques d’appareil, surtout quand celles-ci deviennent des industries culturelles. [...] C’est déjà vrai chez Baudelaire »2.

4Baudelaire est en effet l’un des premiers auteurs français à travailler sur le thème de la modernité et à tenter d’en approcher une définition, ce que Poe envisage également de faire, non pas nécessairement de manière conceptuelle, mais grâce au viatique de ses créations fictionnelles. Dans son essai « Le peintre de la vie moderne » (1863), Baudelaire définit la modernité comme étant l’éternel « tiré du transitoire », la création n’étant que vie et mort successivement enchaînées. Ce qui demeure inébranlable de cette succession de mini-destructions, ce qui ne meurt pas dans le temps, peut être perçu comme une image de la modernité. Touraine écrit : « La modernité est autocritique et autodestructrice, elle est ‘heautontimoroumenos‘, selon le titre du poète qui a lancé le premier – avec Théophile Gautier – le thème de la modernité, Baudelaire3. » La fascination poesque de la mort, seul moyen d’accéder à l’éternité, révèle une fascination pour la modernité telle que Baudelaire la définit, c’est-à-dire l’indestructibilité née de la destruction. Mais Baudelaire, comme Poe, constate que son époque ne s’achemine guère vers la modernité et que rien ne semble germer ni se développer des ravages causés par le progrès, surtout pas l’équilibre de l’individu. Sa vision du monde « spleenétique » qui l’entoure – pour reprendre l’un de ses concepts poétiques les plus connus – et la dégradation du sujet plongé dans ce monde, sont autant d’indicateurs d’une atrophie des sens de l’individu victime du progrès et font écho au mouvement de « répulsion » décrit par Poe dans Euréka :

Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l'enfer. Je veux parler de l'idée du progrès. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance4.  

5Le progrès pour Baudelaire, comme l’étaient en fait le matérialisme et l’utilitarisme pour Poe, est un obstacle au développement du sujet, une prison qui en empêche l’épanouissement. L’appel baudelairien à « l’idéal », second aspect de son œuvre, est un appel au retour de la liberté individuelle. Hormis le lien qui se tisse entre les deux auteurs autour de cette même vision du monde, d’autres similitudes peuvent être décelées dans leurs œuvres respectives originales, avant même que l’on puisse encore parler d’influence de l’un sur l’autre. La question de l’imagination est par exemple un point qui les unit intrinsèquement, comme le souligne Henri Peyre :

Enfin et surtout, deux termes essentiels de l’esthétique baudelairienne n’auraient pas été affirmés par lui avec autant de force et de bonheur s’il n’avait trouvé chez son frère aîné d’Amérique confirmation de ce qu’il portait déjà obscurément en lui : le rôle primordial accordé à l’imagination et la conception de la poésie comme puissance de suggestion5.

6Baudelaire s’est plu à croire, sans doute un peu artificiellement et sans qu’aucun fondement biographique fiable autre que les récits affabulateurs de Griswold ne le lui confirme, que Poe faisait de son penchant pour l’alcool une méthode de travail lui permettant d’avoir un accès direct à l’imagination (méthode chère aux « poètes maudits » et que Baudelaire connaissait bien !).

7Il écrit en effet :

Je crois que, dans beaucoup de cas, non pas certainement dans tous, l’ivrognerie de Poe était un moyen mnémonique, une méthode de travail, méthode énergique et mortelle, mais appropriée à sa nature passionnée. Le poëte avait appris à boire, comme un littérateur soigneux s’exerce à faire des cahiers de notes6.

8Cette analyse de l’alcoolisme de Poe, si elle est fausse, a au moins pour vertu de souligner l’importance que l’imagination avait chez les deux hommes. Il en est sans doute de même du choix de la forme brève.

9Baudelaire, bien que poète avant tout, est assez vite devenu un adepte des formes brèves et travaillées, ce qui l'a amené à écrire de nombreux poèmes en prose. Ces poèmes ne sont pas si éloignés des contes les plus courts de Poe et se rapprochent de la poïesis poesque. Poe convient en effet qu’il est délicat, voire absurde, de rattacher la longueur du récit à son évaluation qualitative : « Il a longtemps existé en littérature un préjugé fatal et sans fondement, que notre époque aura pour mission d’abattre – c’est l’idée que la simple épaisseur d’un texte doive être un élément important dans notre jugement de son mérite7. » Même si le Français avait au tout début de sa carrière élaboré des théories sur le roman, il ne leur donna jamais corps par la suite et son goût pour une forme efficace et économique, déjà exprimé avant les années 1850, s’affirma après qu’il eut croisé la route de Poe.

10Cela étant dit et au-delà de ces points communs, il est évident que l’œuvre de traduction entreprise dès 1851 par Baudelaire aura des conséquences réelles sur sa création à venir, tout comme elle en aura également sur la réception de l’œuvre poesque dans le monde. Observons en premier lieu les grandes « modifications » que cette entreprise de traduction put entraîner sur le corpus poesque lui-même, le transformant lentement en une œuvre qui, si elle n’était pas totalement autre, n’était pas non plus calquée sur l’œuvre originale car elle n’en suivait ni l’ordre interne, ni vraiment le style et assez rarement la lettre.

2. La naissance de Poe-delaire

11Revenons en premier lieu aux contes eux-mêmes, tels que Poe les mit au monde. La répartition proposée par Baudelaire dès 1856 est celle qui sera acceptée en masse par le grand public européen. Les lecteurs n'aborderont plus Poe que grâce aux traductions de Baudelaire, ce qui, d'une part, sert Poe (ou en tout cas sa réputation littéraire posthume, qui était à reconstruire), et d'autre part, lui porte préjudice en le coupant de sa vraie nature. Dès 1856, Poe entre de plain-pied dans la culture française et se sépare simultanément de la littérature américaine ou, plus exactement, des lecteurs américains. Il lui faudra plus d’un siècle et demi pour les reconquérir.

12C'est en 1851 que Baudelaire acquiert les œuvres de Poe à Londres. A partir de cette date, il s'approprie littéralement la création poesque qu’il identifie comme étant jumelle de la sienne, ce qui, d'emblée, pose le problème de l'influence. Baudelaire a ressenti entre l’œuvre de Poe et sa propre création une confraternité totale, comme l’indiquent ces deux citations : « La première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des PHRASES pensées par moi, et écrites par lui vingt ans auparavant8 » ; ou bien encore : « Pourquoi n’avouerais-je pas que ce qui a soutenu ma volonté, c’était le plaisir de leur présenter [aux Français] un homme qui me ressemblait un peu, par quelques points, c’est-à-dire une partie de moi-même ?9 » Cet engouement se double alors d’une réelle empathie pour l’homme déchiré que les rubriques nécrologiques américaines semblent décrire, nous l’avons vu, comme un « poète maudit » à la française. Baudelaire lit en particulier le texte signé « Ludwig », dont l’auteur est en réalité Rufus W. Griswold. Poe y est décrit comme un homme alcoolique et solitaire, et – au-delà de ce que nous avons pu dire sur le regard porté par Baudelaire sur l’alcoolisme de Poe – il est évident que le Français semble avoir été très touché par une vie qui lui rappelait la sienne et qu’il racontera à son tour dans son premier article sur Poe, paru en 1852. Baudelaire fait le choix d’aimer ce Poe-là, qui n’était pas nous le savons – et lui-même l’apprit peu après – le véritable Poe. C’est à partir de cette source tronquée qu’il va reconstruire la persona de Poe-delaire, persona inspirée de l’imagination de Griswold, et magnifiée ensuite par l’hagiographie baudelairienne.

13Comment dès lors lire l’œuvre traduite par Baudelaire ? Est-il toujours possible de pénétrer la vérité de l’œuvre de Poe en la découvrant à travers la traduction d’un autre écrivain qui a en fait fantasmé sa source justement parce qu’il était écrivain avant que d’être traducteur? Henri Justin en est à ce point conscient dans son exégèse de Poe, Poe dans le Champ du Vertige, qu'il décide de retraduire les citations extraites de l'œuvre critique de Poe et de revoir la formulation des titres de plusieurs contes, afin sans doute de revenir au texte original, de se le réapproprier et de ne pas être abusé par les mots d’une tierce personne. Il écrit à propos de sa façon d'aborder le texte de Poe :

Une telle lecture était possible, je le comprends aujourd'hui, parce qu'elle bénéficiait du double héritage: angliciste, je partais du texte original et, au contact des critiques anglo-saxons, j'en affinais progressivement la lecture [...]; français, je me trouvais dans le droit fil d'une tradition où de grands lecteurs n'avaient cessé de demander à Poe de répondre au meilleur de leur attente.10

14Etre angliciste est en effet un don précieux lorsque l'on étudie Poe, cela fait de nous des lecteurs privilégiés qui peuvent sans doute porter sur les monuments que sont devenues les traductions de Baudelaire ou d’autres écrivains français, tels que Mallarmé ou Emile Forgues un regard moins clément et plus respectueux du texte source. Le lecteur français non-angliciste n'entendra en fait que leur voix teintée de résonances poesques. Les hésitations linguistiques que Baudelaire – en particulier – a pu rencontrer tout au long de son travail de traduction sont déjà perceptibles dans la lettre qu'il écrit à Maria Clemm, en 1854. Cette lettre est publiée dans le journal Le Pays, le 25 Juillet 1854, en tête d'une des premières traductions de Baudelaire, « Souvenirs de M. Auguste Bedloe ». La fin, bien connue, en est particulièrement intéressante:

Adieu, madame ; parmi les différents saluts et les formules de complimentation qui ne peuvent conclure une missive d'une âme à une âme, je n'en connais qu'une aux sentiments que m'inspire votre personne : goodness, godness11.

15Le désir de jouer sur les mots entraîne malheureusement ici deux fâcheux contresens, que Maria Clemm dut avoir bien du mal à comprendre. Goodness est en anglais un juron, parfaitement déplacé ici, alors que godness est un néologisme, voire un barbarisme, certainement utilisé à la place de godliness et qui, lui non plus, n’aurait guère eu de sens à la fin de cette lettre.

16Les lecteurs français disposent aujourd'hui de nombreuses traductions des contes et des poèmes de Poe. Il n’est plus possible d’ignorer le texte original et tous peuvent goûter ses subtiles variations de styles et de tons, présentes à des degrés divers dans ces multiples traductions. Cependant, les traductions de Baudelaire, du fait de leur statut sans doute hagiographique et de leur caractère premier, restent absolument uniques et passionnantes à étudier en tant qu’œuvre à part entière.

17Le lecteur doit donc faire un choix de lecture avant d’aborder le texte traduit de Poe, et opter pour un postulat de départ : ou bien il choisit de découvrir un certain Poe à travers Baudelaire, auquel cas il ne doit pas polariser son attention et ses attentes sur l’aspect traductologique et linguistique du texte d’arrivée car l’auteur qui écrit ces contes est en quelque sorte un nouvel écrivain fait de deux personnalités mêlées ; soit il connaît le texte source et cherche à le retrouver in extenso dans la prose baudelairienne et se met alors en place une lecture critique à dimension techniciste qui ne peut qu’aboutir à une forme de déception voire de dépit. Il est fréquent que notre double appartenance culturelle, en tant qu’anglicistes, nous fasse lentement glisser en direction de cette seconde voie, or il me semble que justement, puisque nous possédons le texte original, il nous faudrait peut-être apprendre à apprivoiser cet « autre » écrivain et à en découvrir la richesse puisque par ailleurs nous connaissons déjà Poe et pouvons aisément faire la différence entre les deux.

3. Qui est cet « autre » ?

18Certes, les traductions de Baudelaire, en elles-mêmes, sont loin d’être techniquement parfaites. Elles comportent des calques, des contresens, et sont caractérisées par une littéralité parfois abusive. Celle-ci peut-être imputable à sa connaissance imparfaite de l’anglais, comme nous l’avons constaté dans sa correspondance à Maria Clemm (il traduit par exemple « gold fish » par « poisson doré »). D’autres erreurs s’expliquent sans doute par l’immensité de la tâche entreprise : malgré ses relectures et ses corrections, certains détails lui ont échappé. Mais il arrive parfois que certains abus présents dans le texte soient d’un autre ordre, plus thématique, comme si les obsessions de Baudelaire se trouvaient plaquées sur le texte de Poe : des thèmes, mineurs pour Poe, deviennent majeurs dans le texte traduit du fait du choix des mots de Baudelaire. Il semble cependant impossible de dire que Baudelaire a délibérément trahi Poe, obsédé qu’il était par la fidélité au texte, mais il est certain que son statut d’auteur a orienté ses choix de traducteur et qu’inconsciemment, il a opté pour des variations qui allaient dans le sens de ses préoccupations artistiques. On peut en effet choisir le mot à mot comme modalité de traduction, mais encore faut-il que le mot choisi soit le bon.

19C’est par souci de ne pas trahir et parce qu’il avait une conscience aiguë de ses failles en anglais, que Baudelaire fit donc le choix de la traduction littérale, voire du mot à mot comme le souligne Léon Lemonnier : « Il ne voit jamais l’ensemble de la phrase, il ne la domine pas. Il la suit, il l’épelle, il met un mot à la place d’un mot12. » Pourquoi alors ne pas avoir attendu de mieux maîtriser la langue afin de pouvoir connaître les plaisirs – toujours respectueux du texte source – de la transposition, de la collocation, de l’adaptation, de toutes ces formes de jeux traductologiques ? Pourquoi adopter la posture théorique du calque, du mot à mot alors même qu’il est évident que la non maîtrise du lexique mènera nécessairement à l’interprétation et donc à la réécriture ? Baudelaire ne donne pas de réponse à cette question et sans doute n’en existe-t-il aucune de consciente. Si l’entreprise avouée par Baudelaire était bien la transmission d’une œuvre étrangère par le biais de la traduction, le véritable projet, inavoué celui-ci car inavouable, était plus sûrement encore, l’absorption du texte et sa transformation.

20L’un des exemples les plus flagrants, mais ils sont légion, de ce qui caractérise ce procédé – si l’on adopte un regard de technicien de la traduction – est le traitement réservé au titre du conte « The Power of Words » que Baudelaire traduit par « Puissance de la parole ». L’anglais est une langue précise: à chaque nuance sémantique correspond un mot que le français ne possèdera pas toujours. TheWords sont les mots constitutifs de la parole, mais qui demeurent des éléments distincts dans l'élaboration d'un tout, et assimiler ces éléments au tout qu'est la parole revient à confondre contenu et contenant. The power est le pouvoir, différent de la puissance, might, plus religieuse et métaphysique.

21Aussi, si Poe avait voulu parler de la puissance de la parole, expression aux résonances romantiques, il aurait choisi pour son conte le titre de « The Might of Speech », ce qui n'est pas le cas. Ce seul exemple souligne bien la dimension de réécriture que l’on trouve dans la traduction baudelairienne et la transformation de l’œuvre source qu’elle entraîne…il s’agit en effet de l’expression d’une troisième voix, moins pragmatique que celle de Poe, sans doute moins résolument romantique que celle de Baudelaire dans son œuvre propre et qui pourtant leur est étrangement commune.

22Observons maintenant les choix éditoriaux effectués par Baudelaire.

23Les recueils de traductions de Baudelaire sont au nombre de trois. En 1856, il publie les Histoires extraordinaires, qui constituent un ensemble de treize récits. Cette publication est suivie, l'année suivante, de celle des Nouvelles Histoires extraordinaires, ouvrage comprenant vingt-trois récits. Baudelaire termine son entreprise en 1865, avec la parution des Histoires Grotesques et sérieuses, recueil qui ne comprend que dix textes. Si l'on fait le calcul des contes ainsi traduits et publiés par Baudelaire, on n'en dénombre que quarante-six, auxquels il convient cependant d'ajouter les traductions The Narrative of Arthur Gordon Pym et Eureka, publiés à juste titre dans des éditions séparées. Cela est loin de constituer la totalité de l'œuvre de Poe. Il reste une trentaine de contes non traduits par Baudelaire et dont certains n'ont été traduits que tardivement en France. Pourquoi cet état de fait ?

24Edgar Poe a écrit et publié, que ce soit en recueils ou bien par voie de presse, près de soixante-dix contes en totalité, et il est vrai que nombre d'entre eux restent totalement ignorés du grand public. Citons par exemple des contes tels que « Why the little Frenchman wears his Hand in a Sling », qui aurait pourtant pu intéresser le public français, ou encore « Never bet the Devil your Head » dont le titre anglais n'a peut-être guère inspiré Baudelaire bien qu’il parle du diable.

25Dans ses publications de 1856, 1857 et 1865, Baudelaire semble imposer aux contes une répartition toute personnelle, fondée sur son goût propre, et sans réel rapport avec le véritable classement typologique ou chronologique des contes. De la sorte, il influence les lecteurs et transforme l’œuvre originale non seulement dans les mots – nous l’avons entrevu – mais également dans sa construction interne. Il donne alors naissance à une autre œuvre. Le principal recueil de contes de Poe fut édité en 1840 par la maison d’édition Lea et Blanchard à Philadelphie sous le titre Tales of the Grotesque and the Arabesque. Choisi par Poe, ce titre nous donne deux éléments de réflexion sur une typologie plus large des contes, car il apparaît que d’autres contes publiés après ce volume s’inscriront à nouveau dans la veine des contes grotesques ou bien dans celle des arabesques. Pourquoi dès lors ne pas avoir conservé l’ordre chronologique de publication des contes de ce recueil ainsi que son titre, ou bien alors pourquoi ne pas avoir adopté la typologique binaire du grotesque et de l’arabesque proposée par Poe en 1840 ? En effet 36 des 70 contes publiés par Poe au cours de sa vie appartiendront au genre qu’il définit lui-même en 1840 comme l’« arabesque », c’est-à-dire un style sophistiqué et une tonalité étrange et fantastique liée à la mort, et 22 appartiendront au grotesque, sorte de représentation d’un désordre intérieur.

26Ce constat nous amène à nous interroger sur les choix opérés par Baudelaire lorsqu’il effectua sa propre classification. Certains contes sont totalement négligés par Baudelaire qui dans une stratégie parfois commerciale estima sans doute qu’ils ne plairaient pas au public français. D’autres sont délibérément mis en exergue et placé au rang des « bons contes », alors que ceux qui ne seront pas traduits seront implicitement considérés par le public français comme étant mauvais lorsqu’ils ne seront pas totalement ignorés. C’est le cas entre autres du conte déjà évoqué « Why the little Frenchman Wears his Hand in a Sling ». Publié par Poe à quatre reprises (en 37, 39, 40 et 45), ce texte a été remanié par son auteur ce qui induit un véritable engagement intellectuel de la part de Poe. Drôle et tout à fait original dans l’œuvre de Poe puisqu’il manie le mimétisme linguistique, le jeu de mots et la farce, ce texte est un petit chef-d’œuvre d’humour décapant. Or, méprisé par Baudelaire, il est aujourd’hui quasiment inconnu du grand public européen et américain. À l’inverse, « Mesmeric Revelation » publié par Poe en 1844 dans le Columbian Lady’s and Gentleman’s Magazine13 est le premier texte traduit par Baudelaire en 1848, texte qu’il valorisera dans ses éditions de traduction en le plaçant régulièrement en exergue. Ce conte traite en effet d’une question en vogue à l’époque, le magnétisme animal et Baudelaire voit dans ce récit le signe d’une vraie modernité de Poe et de sa force philosophique. Il aborde d’ailleurs sa traduction de manière particulière, n’insistant pas comme il le fera ensuite sur la qualité du français mais tentant de rendre les subtilités de la langue poesque. Il écrit : « J’ai préféré faire du Français pénible et parfois baroque, et donner dans toute sa vérité la technie philosophique d’Edgar Poe14 ».

27Cet exemple indique bien que, quelles qu’aient été les stratégies qui ont présidé aux choix baudelairiens – commerciales, intellectuelles ou affectives –, elles ont nécessairement contribué à la création d’une autre œuvre. Pourquoi et comment Baudelaire a-t-il fait ses choix ? La réponse apparaît clairement dans une lettre de Baudelaire à Sainte-Beuve, peu avant la parution des Histoires Extraordinaires : « Le premier volume est fait pour amorcer le public » écrit-il « : jongleries, conjecturisme, canards, etc. Ligeia est le seul morceau important qui se rattache moralement au deuxième volume. » [10 en mars 1856]15. L’objectif est clairement ici d’appâter le lecteur avec des textes que le poète français ne juge par nécessairement comme étant de la grande littérature mais qui sont susceptibles de plaire (une démarche que jamais Poe n’aurait adoptée comme stratégie éditoriale et qui relève donc de la manipulation). Baudelaire pensait que ces premiers contes traduits assureraient le succès des deux premiers volumes. Il regroupa d’abord trois textes de ratiocination (« Double assassinat dans la rue Morgue », « La Lettre volée » et « Le scarabée d’or »), suivis de trois textes d’aventure burlesque (« Aventure sans pareille d’un certain Hans Pfaall », « Manuscrit trouvé dans une bouteille », « Une Descente dans le Maelstrom »), puis de deux nouvelles sur le magnétisme (« La Vérité sur le cas de M. Valdemar », « Révélation magnétique »), d’une sur l’opium (« Les Souvenirs de M. Bedloe »), de deux sur des femmes et sur la vie après la mort (« Morella », « Ligeia ») pour terminer sur un conte différent des autres bien que rattaché au thème de l’au-delà, « Metzengerstein ». En bousculant l’ordre chronologique de publication des contes originaux, Baudelaire entend sans doute souligner la variété et la richesse des styles de Poe, et fidéliser les lecteurs en leur donnant l’envie de découvrir les textes du second volume, qui sont eux plus en correspondance avec ses goûts propres : « Le deuxième volume est d’un fantastique plus relevé ; hallucinations, maladies mentales, grotesque pur, surnaturalisme, etc…16 ». Dans ce second volume, viennent en premier les contes les plus étranges, susceptibles de fasciner les lecteurs. Il les présente dans l’ordre suivant : « Le Démon de la perversité », « Le Chat noir », « William Wilson », « L’Homme des foules », « Le cœur révélateur », « Bérénice », « La Chute de la maison Usher », « Le Puits et le pendule ». Viennent ensuite des contes moraux, mais également souvent horribles et grotesques (« Hop-Frog », « La Barrique d’Amontillado », « Le Masque de la Mort rouge », « Le Roi Peste », « Le Diable dans le beffroi », « Lionnerie », « Quatre bêtes en une »), puis des contes plus fantastiques (« Petite discussion avec une momie », « Puissance de la parole », « Colloque entre Monos et Una », « Conversation d’Eiros avec Charmion », « Ombre, « Silence », « L’Île de la fée », « Le Portrait ovale »). De la sorte, le lecteur suit les choix de Baudelaire et découvre le Poe qu’il aime, en fonction d’une progression qui lui est propre.En outre, Baudelaire met toutes les chances de son côté en usant de ses relations pour faire la promotion de ses traductions. Il demande à son ami Sainte-Beuve, très introduit dans le milieu littéraire, de lui apporter son aide : « Pouvez-vous m’écrire un petit mot où vous me direz si vous ferez quelque chose dans l’Athenaeum ou ailleurs ?17 ». Tout est donc mis en œuvre par Baudelaire pour que ses efforts soient récompensés par un succès que jamais Poe ne connut.

28Avant même de s’attacher au texte lui-même, Baudelaire a reconstruit une logique éditoriale à l’œuvre de Poe influencée par ses propres affinités avec le texte et par ses propres projets personnels de publication et de diffusion d’une traduction qu’il s’est pris à considérer comme faisant partie de son œuvre… L’entreprise de réappropriation est donc bien double puisqu’elle vise à replacer les contes dans une trame éditoriale différente de celle de Poe, et que, dans un second temps, elle s’attache à insuffler au cœur du récit un esprit et une logique d’écriture ainsi que des choix lexicaux, qui viendront modifier l’effet final sur le lecteur et donc, ce que Poe plaçait au centre même de sa poétique, c’est-à-dire l’« unité d’effet »… L’unité d’effet des contes traduits par Baudelaire sera en effet très différente de celle construite par Poe au sein de chacun de ses contes, puisqu’il s’agira chez Baudelaire d’une unité d’effet globalisatrice émanant de ses volumes de traduction et teintée de grotesque et d’une certaine forme de lyrisme.

29C’est bien cette œuvre recomposée qui a rendu à Poe ses titres de noblesse, qui lui a permis de pénétrer le milieu très fermé des belles-lettres et de faire naître chez les chercheurs et chez les lecteurs le désir de découvrir le texte original affleurant à la surface de la traduction. Ce texte second doit donc être perçu pour ce qu’il est, une œuvre à part entière, qui agit comme un portrait littéraire en diptyque, donnant à voir les finesses et les subtilités de la création d’Edgar Allan Poe tout autant que la créativité artistique de son traducteur.

Notes de bas de page numériques

1  Par exemple Kevin J. Kayes dans Poe and the Printed Word. (Cambridge, Cambridge University Press, 2000) souligne la modernité d’un auteur populaire, impliqué dans les modes éditoriales de son temps. Ce livre, clairement culturaliste et très peu centré sur l’analyse littéraire, prend Poe comme support.

2  Alain Touraine, Critique de la Modernité,  Paris,  1992, p. 317, ed. Fayard.

3  (122)

4  Charles Baudelaire, Exposition Universelle de 1855, Paris : Seuil, 1968 (réed)

5  Henri Peyre, Connaissance de Baudelaire. Paris, José Corti, 1951, pp. 113-114.

6  Charles Baudelaire, Œuvres complètes. Paris, Robert Laffont, 2001, p. 1044, coll. Bouquins.

7  Jean-Marie Maguin (trad), « L’Art du conte » in Edgar Allan Poe, Paris, Laffont, 1989, collection Bouquins, p. 1001.

8  Lettre de Charles Baudelaire à Théophile Thoré du 20 juin 1864 in Correspondance. t. 2. Paris, Gallimard, 1993, coll. La Pléiade, pp. 1125 et 1149.

9  C. Baudelaire. « Avis de traducteur », in Edgar Allan Poe, Paris, Laffont, 1989, p.1063.

10  Henri Justin , Poe, dans le Champ du Vertige. Paris : 1991, ed. Klincksieck (introduction)

11  C. Baudelaire, Œuvres Complètes, Paris, Seuil, 1968, p. 318.

12  Léon Lemonnier, Les Traducteurs d’Edgar Poe en France de 1845 à 1875 : Charles Baudelaire, Paris, Presses universitaires de France, 1928, p. 185.

13  Claude Richard et Jean-Marie Maguin, Poe, contes, essais, poèmes. Paris, Laffont, 1989, Bouquins p. 1410.

14  Edgar Allan Poe, Paris, Laffont, 1989, Bouquins, p. 1411.

15  Lettre du 26 mars 1856 in Correspondance I. Paris, Gallimard, 1993, coll. la Pléiade, p.344.

16  Lettre du 26 mars 1856, Correspondance I, Paris, Gallimard, 1993, coll. La Pléiade, p. 344.

17  Correspondance I, Paris, Gallimard, 1993, coll. la Pléiade, p. 343.

Pour citer cet article

Anne Garrait-Bourrier, « Poe/Baudelaire : de la traduction au portrait littéraire ? », paru dans Loxias, Loxias 28, mis en ligne le 08 mars 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=5990.


Auteurs

Anne Garrait-Bourrier

Anne Garrait-Bourrier est professeur d’études américaines à l’université Blaise Pascal, Clermont II. Spécialiste de littérature américaine des XIXe et XXe siècles, elle a publié de nombreux articles sur Edgar Allan Poe, sur lequel elle a écrit une thèse de doctorat. Elle travaille depuis 2001 sur les écritures « minoritaires » ou écritures de la marge (dans lesquelles Poe s’inscrit) et a publié en 2005 un ouvrage sur l’auteur amérindien Scott Momaday, « N. Scott Momaday, l’homme ours : voix et regards », aux PUBP.