Loxias | Loxias 4 (mars 2004) Identités génériques: le dialogue |  Identité générique: le dialogue 

Arlette Chemain  : 

« L’interview » d’auteur, genèse d’un genre et défi francophone

Résumé

Partant de l'observation concrète d'entretiens réalisés dans le temps dans des conditions historiques déterminées, enregistrés ou imprimés, une réflexion tente de réunir les constantes - mouvantes - du genre. Les dialogues donnent accès à une littérature en cours d'élaboration par exemple congolaise ; ils aident à sa reconnaissance par un public immédiat ou plusieurs fois distant. Indirectement se construisent des profils d'écrivains. Une maïeutique aux modalités complexes se met en place.

Index

Mots-clés : francophonie , interview, littératures émergentes

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

1Un cycle de conférences centrées sur l’épistémologie littéraire principalement dans son acception française, n’exclut pas un détour par un ailleurs à la fois générique et culturel. Le dialogue reconnu, dans certaines circonstances prend la forme spécifique de l’interview. Mon intervention s’interroge sur ce genre mal défini, mineur, l’interview d’auteur en formation dans un espace éloigné. Il est tout à l’honneur d’un centre de recherche comme le CTEL d’accueillir des recherches ouvrant un autre horizon géo-culturel. Le dialogue ainsi adapté révèle des potentialités nouvelles. Notre contribution reste ainsi plusieurs fois a-typique.

2La contiguïté entre deux langues, française et anglaise, marque le titre proposé ; la terminologie anglo-saxonne a été conservée pour une raison explicitée plus avant ; elle indique questionnement et débat, tandis que le terme voisin dans notre langue, « l’entretien » oriente vers une aimable conversation, autre genre reconnu récemment spécifiquement français. Les deux termes seront employés au cours de l’exposé.

3L’entretien d’auteur intéresse aujourd’hui car il constitue une médiation forte, phénomène de « reliance » entre des éléments eux-mêmes mouvants : auteur - œuvre - public. La performance, pour reprendre un terme qui sévit près de nous, garde une instabilité qui séduit, fait appel autant à la raison sensible qu’à des mécanismes rigides, laisse une place à l’émotion. Ainsi une expérience vécue, une pratique datée, retrouve son sens au regard des critères actuels. Se peut-il que d’une pratique naisse un genre ? Existe-t-il un Art de l’interview - comme on dit « un Art » de la conversation ?

4S’il se constitue un genre : l’entretien d’auteur, observons quel en fut la genèse dans les circonstances particulières qui seront décrites. D’où et comment est née cette modalité d’échanges ? L’interview se justifie à partir d’un manque créé, au début pour pallier les carences d’un appareil critique inadapté, combler le vide autour de textes de langue française d’origine étrangère, répondre au pédagogue démuni. L’entretien naît d’une absence de données (de glose) autour de la page imprimée, porteuse de cultures méconnues, il naît d’un silence - d’un « blanc » autour du texte. L’entretien d’auteur s’installe dans un creux épistémologique, il s’origine dans une incertitude quant au texte abordé, étranger même si francophone. Le bon sens renvoie aux auteurs eux-mêmes de leur vivant. L’exercice a sa richesse - et ses limites. Il présente des risques à chaque étape de son actualisation, risques qu’un Art poétique se doit de signaler au cours de notre réflexion. Quelles règles en découlent ? En quoi est-ce un défi ?

5Mon intervention s’inscrit dans une étude de réception, synthèse à partir d’une première écoute qui eut lieu durant des années antérieures, en des lieux excentrés, au Sud. Dans le cas particulier qui nous préoccupe, la prestation concerne des auteurs et une littérature périphériques, des écrits venus des marges1 ; ces écrits des minorités connaissent un décalage par rapport aux attendus du public occidental. L’écart par rapport à des formes littéraire canoniques, le choix de nouveaux titres définis comme « contre-littératures » : là réside en partie le défi.

6Dans le cas spécifique retenu, l’interview genre émergent, accompagne une littérature dite émergente. Il est entendu qu’une littérature existe tant qu’elle est lue ; l’entretien d’auteur, première lecture, a pour finalité de faire lire. Il représente une approche en train de se faire, nos réflexions portent sur cette glose en formation. Le questionnement se trouve stimulé par la venue à l’existence d’une littérature « innovante », elle-même en recherche, partie intégrante des « nouvelles littératures » si instables encore, du moins à l’époque où se situent les entretiens observés.

7La réflexion porte sur une pratique limitée dans l’espace et dans le temps, qui fut possible de la fin des années 60 au mitan des années 80. Une explosion d’entretiens écoutés ou publiés a eu lieu, bénéficiant jusque sous les tropiques d’une liberté et d’une stimulation héritées des événements de mai 1968 en France. Les interview analysés ne sont point recueillis en privé, en situation close, à des fins personnelles, mais ils se déroulent en présence d’un auditoire. Ils sont initialement donnés à entendre à un public immédiat, ce qui n’est pas sans conséquences sur leur déroulement.

8Certains entretiens se constituent en cycle avec une périodicité attendue. La réflexion aura pour support vocal des émissions réalisées ponctuellement pour la Radio-Télévision « La voix de la révolution », au Congo (sous le titre imposé de « Apostrophes » (sic)), entre 1977, date de l’assassinat du Président en exercice, date de notre publication d’un n° spécial de revue sur la littérature congolaise, et le mitan des années 80 ; le corpus observé comprend également une série d’émissions mensuelles « Un auteur un livre » réalisées pour l’Institut de Recherche et d’Action Pédagogique à Brazzaville (1975-80), dont les cassettes enregistrées auraient dû être vendues (si elles n’avaient pas été dérobées - preuve de l’intérêt qu’elles suscitaient) ; enfin se constitue une série d’émissions réalisées dans le studio d’enregistrement de l’OMS en Afrique Centrale, au lieu-dit Le Djoué au-dessus des cataractes (1982-1984).

9Le genre est susceptible de mutations qui ne laisseront pas indifférent le récepteur actuel - éventuellement sensible à des critères réactualisés d’appréciation : mobilité, adaptation à différents supports, énoncés à valeur éphémère ou tardivement fixés. Des entretiens réalisés sous une forme orale se convertissent en une forme écrite contribuant à une « Introduction à la littérature congolaise », numéro spécial de la revue Notre librairie, (n° 38, 1977), recueil inaugural d’où s’engendra une série de publications consacrées à la littérature de chaque nation de la mouvance francophone : Mali, Sénégal, Côte d’Ivoire, Niger, Cameroun, Guadeloupe, Martinique, entre autres. Des interventions plus ponctuelles conduisent à l’enregistrement de deux disques comportant entretiens et lectures, accompagnés d’un livret, réalisés pour Radio-France Internationale ; l’un est consacré au poète Tchicaya U Tam’si en 1978, repris en cassette par les éditions Hatier en 1989, l’année du bicentenaire de la Révolution française. L’enregistrement d’un disque consacré à Henri Lopes fut demandé en 1984 (RFI-CLEF). L’entretien avec L. S. Senghor sur Nguilane la douce, transcrit en 1985 complète une étude rédigée sur les sources de la création littéraire de langue française.

10La pratique estimée féconde se poursuit dans l’Hexagone, d’abord sous une forme écrite. Une série de questions rédigées sont adressées par correspondance à un écrivain, lequel répond de manière différée, après s’être accordé un temps de réflexion - prudence oblige. Le genre épistolaire interfère alors avec l’alternance questions-réponses. Ainsi A. Kourouma répond aux questions sur l’oralité introduite dans Les soleils des Indépendances2, J. Leiner répond sur Et les chiens se taisaient (A. Césaire, 1969) dans Littérature et Francophonie3. H. Lopes répond par écrit aux questions posées sur son œuvre, dans le même ouvrage sous le titre » Lieux et Lettres - aires géo-culturelles et création ». Sous la forme de questions écrites suivies de réponses écrites, un dialogue renouvelé sera consigné dans le volume suivant Lettres francophones4.

11Dans un troisième cas de figure, l’énoncé transitoire existe sous une forme parlée puis écrite, objet d’une métamorphose. Dans le prolongement des Etats Généraux des Ecrivains Francophones à Paris en 1989, se déroula en 1990 à Sophia-Antipolis, un colloque organisé par votre servante sous la présidence effective du ministre de la Francophonie, alors Alain Decaux, accueillant le ministre de la culture du Congo, son confrère directeur adjoint de l’UNESCO, des écrivains africains, canadiens, belges, valdotain. Les débats recueillis oralement, sont édités dans Initiation aux littératures francophones5. L’ouvrage se répartit en trois chapitres : « Interférences linguistiques », « Liens transversaux entre les aires culturelles francophones », « Réception-lecture ». La problématique orientée par la situation dite abusivement « périphérique », la situation de littératures émergentes, les tensions linguistiques, la recherche des mutations et transferts « d’imaginaires » sera reprise à l’initiative de l’invité Paul Aron de l’Université de Bruxelles. Les dits transcrits avec la collaboration de Marie-Thérèse Driard et de Marie-Christine Verrier respectent la spontanéité de l’expression orale et évitent le plus possible les méprises.

12La version écrite respecte l’expression originelle dans les limites de la compréhension et de la correction recevables. La transcription garde un tour libre, s’adapte à la matière orale, mais il existe un seuil de tolérance du langage parlé, une limite à ne pas franchir pour que le texte consigné reste lisible, transgressif mais avec mesure, dans les limites du compréhensible. La transposition s’effectue selon des lois syntaxiques à respecter, bel objet d’étude pour les linguistes.

13Forme initialement non fixée, l’interview au statut tantôt oral, tantôt écrit, tolère le passage de l’un à l’autre - avec précautions, transcrit et imprimé avant d’être re-diffusé. Ainsi le statut mobile et éphémère aboli, le verbe et le genre perdent leur caractère volage et provisoire. « Les paroles s’envolent, les écrits restent » ! L’interview tend à se fixer dans l’écrit, confirmant sa fécondité.

14Autre aspect de la mobilité, les conditions de l’énonciation s’adaptent à des modalités différentes, l’entreprise se voulant radiodiffusée ou télévisée en direct, ou promise à une diffusion différée, ou confiée à la presse imprimée.

15La pratique différente de celle qu’analyse au XIXe siècle J.-M. Seillan6, suppose une configuration à géométrie variable. L’interview le plus courant comporte : 1 interrogeant / 1 répondeur, ou parfois 2 interrogeants / 1 répondeur, et plus rarement 1 interrogeant / 2 répondeurs. Ce cas de figure particulier fut illustré récemment au cours d’une rencontre à l’Agence Intergouvernementale de la Francophonie à Paris, en janvier 2002 : deux « monstres sacrés », Ahmadou Kourouma à la large stature - Henri Lopes métis et diplomate, se voyaient associés et interrogés en présence d’un public fort motivé7. Ce qui laisse entendre que le procédé fonctionne toujours.

16En tout ont été rassemblées pour la réflexion proposée une trentaine de séances concernant une quinzaine d’auteurs.

17L’interview est-il un cas particulier de la critique auctoriale par l’engagement direct de l’interrogé ? même si chacun sait que l’auteur apparaît le moins apte à une exégèse crédible de ses propres écrits. La pratique d’où naîtra un genre suppose une progression par demandes et répons. L’interview distinct de la causerie comme indiqué plus haut est quête plutôt que badinage ou affirmations d’autorité, ou déclarations tranchées.

18L’exercice consiste en une progression à deux voix par questions et réponses vers une vérité littéraire des textes observés, une vérité que détiendrait l’écriture créative (aboutie, puisque publiée). Le questionneur tentera avec l’aide de son interlocuteur de découvrir l’essentiel, « la substantifique moelle » de l’œuvre écrite. Le processus de la maïeutique s’utilise pour faire accoucher de la vérité. Il aide à « délivrer la parole » ; le terme « délivrance » est employé par M.-H. Cotoni8. Le dialogue partagé se veut recherche d’une meilleure lecture, mais, au-delà, recherche d’une vérité littéraire. N’oublions pas que certains entretiens examinés furent contemporains des théories de Roland Barthes et de ses pairs qui au temps du structuralisme entendaient redéfinir la littérature et, au-delà, la littéralité !

19Le phénomène consiste en la mise en partage d’un « plaisir du texte »9, fruit d’une recherche non solitaire ; il entend faire connaître homme et œuvre, former le goût, sensibiliser un public, et chercher en commun une vérité. L’exercice à deux voix est quête et conquête commune. Le procédé affiné, maîtrisé, constitue dans le meilleur des cas une maïeutique. C’est là la fonction épistémologique de l’exercice en tant que méthode pour accéder à la connaissance littéraire.

20L’interview conjugue plusieurs facteurs pour constituer l’amorce d’un appareil critique autour du texte. L’identité de celui qui interroge n’est pas innocente. Qu’il soit amateur, lecteur averti ou praticien de la littérature ponctuellement reconverti, un glissement s’opère, il usurpe un temps le rôle du journaliste. Certes, l’auditoire attend l’affirmation d’un point de vue personnel ou celui de la doxa. Pourtant si son attitude s’avère déterminante, l’invitant ne cède pas à des critères ni à des jugements de valeur. Ceux-ci restent implicites. Le ton, la chaleur avec lesquels un texte est traité, un auteur interpellé disent assez l’estime ou le scepticisme à l’égard du sujet. Le choix de l’interlocuteur est un premier indice. L’interview vaut par la qualité de l’interviewé.

21A part cette subjectivité quant au choix de l’invité, le débat se veut le plus possible neutre, échappant aux influences circonstancielles, conjoncturelles et politiques par exemple. Sans se prétendre impersonnel et absolument objectif, le meneur de jeu se garde de distribuer récompenses ou sanctions, éloges ou réprobation comme un certain public le souhaiterait tant. Il s’interdit un point de vue normatif. Il ne décerne ni satisfecit ni brimades. Quant à l’usage d’un savoir-faire professionnel, une acception convenue de la critique littéraire associée à une œuvre « en émergence » auraient un effet désastreux. Qui veut la contraindre risque de la détruire.

22Non exempt d’une présomption d’autorité abusive, suspect d’imposer des dictats, le discours extérieur à l’œuvre offre le danger d’une critique théorique qui deviendrait annihilante, castratrice. Un risque naîtrait de l’application de critères occidentaux plaqués sur un jaillissement créatif, sur la luxuriance équatoriale : les « tropicalités » proposées par un Sony Labou Tansi, extrêmes syntaxiques, sexuels, idéologiques de qui n’était respectueux ni de la litote classique, ni du ton neutre voire barthien, feutré et impersonnel, d’une littérature héritière des classiques. A l’époque du structuralisme triomphant, le nouveau-roman encore vivace dans les mémoires, les orientations parisiennes se voient violemment contredites par le réalisme critique, le réalisme magique, la subversion créative venue du Sud. Celle-ci, à partir de ses richesses orales, génère un vivier propre à revitaliser, à revigorer la littérature de l’ancien centre, reconnaît le philosophe et anthropologue Gilbert Durand (Introduction à la mythodologie, 1996). Il convient d’aborder avec respect les textes riches de leur altérité.

23Praticien de la critique littéraire constructive, l’invitant se voudra exigeant dans le travail entrepris. Ses exigences iront au-delà du compte-rendu ou du résumé d’un ouvrage introduits sous le nom d’» extraits » au XVIIIe siècle comme enseigne F. Moureau10. Le questionneur, lecteur initié, suggérera des appréciations techniques : il saura ramener à des catégories génériques, souligner le mélange des genres, « l’hybridité » ; il attirera l’attention sur les nuances et modalisations du sujet traité, l’art des « sfumature ». Il souhaitera mettre en évidence la cohérence d’un texte, la thématique développée avec sensibilité, l’imagination à l’œuvre dans tel énoncé. Le dialogue tente d’approcher le processus de la création écrite. Il met en valeur genre, « style d’auteur », « idiosyncrasies », d’où naissent les « profils » proposés plus avant. L’interview d’auteur a certes une fonction sociale et relationnelle plutôt que publicitaire, appelant à l’échange autour d’un texte. L’exercice observé a une fonction sociale de communication, mais il permet aussi d’acquérir un savoir sur les textes et les auteurs. Il s’inscrit ainsi dans un projet à caractère « scientifique ».

24Il se constitue une « pré-réception critique ». Les interview cités recueillis « sur le terrain » œuvrent entre autre pour un rattachement au contexte d’énonciation et de lecture, pour un ré-enracinement d’une littérature dans le milieu de ses écrivains, sur les sources culturelles premières.

25Dans le cas précis qui nous rassemble, la série que nous avons choisi d’observer concerne une littérature jeune. Les entretiens concernent des auteurs et un corpus périphériques. Le but serait de les rattacher non plus exclusivement de manière centrifuge au pays de la matrice linguistique, au centre d’attraction - ou de répulsion - que constitue l’ancienne métropole, mais à un milieu qui leur est propre. De gallocentrées, les publications se révèleront réimplantées dans une culture, celle de l’origine des auteurs. Destinés à un premier public, les propos furent recueillis sur les lieux de l’énonciation, là où se ressource l’écriture littéraire. L’objectif est la réinsertion de l’œuvre écrite dans son contexte initial et de l’écrivain dans son milieu.

26La pratique éprouvée préalablement en Afrique de l’Ouest avec « La vie des Lettres » à la fin des années 60, assurant la transition aux années 1970, sera mûrie et mise au point en Afrique Centrale, en un lieu où pour les raisons historiques et culturelles s’implante l’obligation de prêter attention à la littérature locale mais de langue française - distorsion fondamentale. Brazzaville, ancienne capitale de l’Afrique Equatoriale Française, capitale de la France Libre, tient à ses prérogatives et à sa situation privilégiée ; elle s’enorgueillit d’une littérature qui n’attendait qu’à être reconnue. Un pourcentage exceptionnel d’écrivains par rapport à la démographie du pays est rappelé dans certain Panorama critique de la littérature congolaise contemporaine11. Brazzaville jamais débaptisée par les gouvernements successifs malgré des velléités répétées de démagogues, demeure jalouse d’entretenir une réceptivité aux textes de langue française. La sensibilité aux œuvres locales francophones et le désir d’accès à celles-ci sont vifs, en République Populaire du Congo, bien que cette situation soit à nuancer, comme il apparaîtra plus avant.

27En effet, la réception dans le pays des originaires s’avère ambiguë. Le but était de rompre la barrière socio-culturelle, de déjouer la suspicion envers des parlant français, dans des pays d’ancienne domination coloniale. L’interview d’auteur a pour objectif de réduire une réticence envers des écrits accusés d’être réalisés dans une langue d’emprunt comme pour trahir les langues ethniques. Ecrits dits « exophones », nécessitant d’être réinsérés. La sensibilité aux écrits francophones se heurte à une résistance entretenue par une faction fidèle aux parlers vernaculaires, idiome Lari en particulier, faction représentée par les linguistes indexés dans Le commencement des douleurs par Sony Labou Tansi12 , comme J. Ndamba que dénonce le perroquet bavard. Au Congo vingt-deux langues se partagent le territoire à l’intérieur des frontières. Le français adopté comme langue véhiculaire, langue de grande diffusion est en concurrence avec le Lingala d’audience régionale. L’exercice médiatisé a pour objectif de limiter la mise à l’index d’écrits accusés d’être « exophones », et de les réinsérer dans le pays d’origine des auteurs. L’interview se doit de restituer à l’écrit francophone une identité enrichissante qui s’origine dans le contexte.

28Cette démarche : ré-enraciner les écrits dans leur milieu, s’avère justifiée dans la région concernée. Le Congo bénéficie d’une tradition d’observations du milieu traditionnel par les ethno-sociologues. Là sévirent Dominique Zahan (Rites, religions et pensées africaines), Paul Zumthor (Langue, texte, énigme). Là fut le terrain privilégié de Georges Balandier, auteur de Les Brazzaville noires, nom générique pour désigner les mégapoles africaines modernes ; de ce contexte s’inspire Croce Spinelli auteur des Enfants de PotoPoto, autre titre générique pour désigner, après l’accès aux Indépendances nationales, les faubourgs des grandes villes. La méthode du « structuralisme génétique » selon Lucien Goldman, ramenée plus récemment au rapport « texte et contexte » par la socio-critique, appréhendée comme « trajet anthropologique » par G. Durand, lie l’écriture à l’enracinement social et géo-culturel. Ce que tente à son tour l’entretien avec l’écrivain « né natif » du pays comme Jean Malonga cité plus avant, comme Jean-Baptiste T. Loutard, comme Théophile Obenga traducteur de « La littérature traditionnelle mbochi », sous-région dont furent originaires les présidents successifs du pays : M. Ngouabi (1967-77), A. Yombi (1977-78), D. Sassou (1978-90). La forte imprégnation par le contexte immédiat, la proximité des récepteurs interpellés saura-t-elle résoudre une distorsion inévitable ?

29L’entretien personnalisé, processus donnant accès à l’œuvre, assume une double fonction car il s’adresse à un double public : il réconcilie l’auteur avec le destinataire de l’ouvrage sur le continent africain d’une part, il apprivoise l’œuvre pour le lecteur occidental d’autre part. Le questionneur compose avec un récepteur compatriote de l’auteur et avec un lectorat étranger et grand public.

30Le questionneur est donc plusieurs fois dans un entre-deux, placé comme toujours entre le texte et son auteur, puis entre l’auteur et le public, il se situe ici entre bantous et métropolitains. Les littératures sur lesquelles il informe furent d’emblée conçues dans l’ambiguïté ; rédigée dans une langue française acquise en second, l’écriture compose avec la ou les langues maternelles. Le corpus demeure ensuite entre deux réceptions, l’une subsaharienne et l’autre française et aujourd’hui plus largement francophone.

31Le médiateur grâce à l’entretien personnalisé sera « le lien transitionnel », ai-je entendu le 6 février. Le critique adopte le rôle du passeur ; dans le cas spécifique présenté, à la situation d’interface entre l’œuvre et le public s’ajoute la distance humaine, le décalage culturel. Celui qui s’entremet est à la fois entre le rédacteur et le lecteur, et entre deux cultures, deux langues. Le questionneur est dans un entre-deux inconfortable entre la langue française et la culture bantoue, entre le public de l’ex-métropole et le lectorat local, situation compliquée par la présence d’expatriés ou de diplomates auprès des populations autochtones.

32L’exercice suppose le partage de la langue en l’occurrence française, mais pas exactement de la culture que l’interrogeant perçoit de l’extérieur ; il demeure extérieur à la culture de l’écrivain, cependant moins que le lecteur hexagonal ordinaire. Reconnaissons la situation fausse du meneur du débat. Dans cette disjonction se situe l’intérêt du genre.

33Intermédiaire comme le nom l’indique « entre deux » cultures, deux langues, celui sur lequel repose l’exercice, celui qui fait fonctionner l’interview a un statut inconfortable, instable. Attentif à l’environnement traditionnel ou aux tensions contemporaines approchées et observées hors des préjugés, sa sympathie ne va pas jusqu’à une identification. Décalage à prendre en considération qui pourrait entraîner des méprises, demeurer préjudiciable ou au contraire faciliter un regard distancé et objectif.

34Des dérives sont à éviter. Si la langue en l’occurrence française qui unit le questionneur et son partenaire autorise le dialogue, l’appartenance du questionneur à l’ancienne puissance coloniale peut détériorer les rapports. La situation devient délicate lorsque le questionneur est originaire de France et le répondeur subsaharien. Le premier se gardera d’une attitude soit sectaire, soit condescendante, soit abusivement élogieuse pour masquer la mauvaise conscience de qui appartient au pays anciennement dominant. Inversement la communauté de langue peut créer une complicité, mais que ce soit sans prérogatives ni orgueil.

35Les conditions d’un entretien fécond exigent tact et respect de l’autre. Le questionneur fera preuve de finesse et conservera intacte sa « délicatesse », notion qu’aide à définir R. Barthes. Par ce mot le critique entend « distance et égard, absence de poids dans la relation et cependant chaleur de vivre cette relation »13

36Le dialogue n’est pas sans différents risques. Interroger un contemporain vivant et présent exige de ne pas heurter sa sensibilité. La prudence, l’humilité sont de rigueur, l’art de ménager la susceptibilité : le tutoiement à la ville laisse la place au voussoiement « à la scène » ; le pronom personnel à la seconde personne du singulier devenu la seconde personne du pluriel, « vous », comme la forme impersonnelle : « l’auteur que vous êtes devenu saura-t-il… »… nuancent la relation établie. Les linguistes auraient là matière à des études subtiles. La question du choix des pronoms personnels a d’autres incidences : la première personne pour le répondant, s’infléchit au singulier ou au pluriel selon qu’il parle en son nom propre ou s’identifie à sa collectivité, assume « un éthos de porte-parole » selon les termes de Ruth Amossy14. Le statut de l’invité exige des marques de politesse, voire de déférence, dans des pays où les hommes politiques parallèlement écrivent et publient à l’instar de leur prédécesseur L.S. Senghor : ainsi procèdent T.Loutard, H.Lopes,T. Obenga. La familiarité souhaitée avec un Labou Tansi, soixante-huitarde, nuirait à l’image donnée des personnes en présence. L’interview constructif crée des conditions de complicité, de confiance favorables à une analyse conséquente ; et il favorise la naissance d’un troisième terme, la lecture enrichie.

37Si les conditions de l’interview et l’identité du questionneur se précisent, ses fonctions apparaissent plus clairement. Quelles sont les raisons de cette insolente activité, ses justifications ? Elles tendent à réduire une double fracture. A l’origine, « sur le terrain » comme disent les anthropologues, elle fut choisie comme méthode de lecture adaptée à une écriture en situation de plurilinguisme et de double culture, pour faire connaître des écrits plus difficilement accessibles aux natifs. La méthode fut adoptée pour un public immergé dans une culture d’oralité, donc accoutumé aux prestations parlées, peu familier des textes écrits.

38L’entretien relie l’écrit inventif à l’environnement, il aide à « intégrer le réel dans la vision fictionnelle de l’écrivain »15.Transposé en Afrique, l’interview montre de quel terroir l’auteur est issu, quelles sont ses sources et comment il les restitue dans l’écriture fictionnelle pour le public immédiat, devenu ainsi premier destinataire. L’entretien diffusé aide les compatriotes à accueillir un des leurs.

39Un objectif consiste à donner une visibilité à des faits littéraires devant un public pas nécessairement attentif aux productions de l’art et de l’esprit. Chacun sait que la majorité, sous tous les climats s’attache de préférence aux reportages sportifs ou aux débats politiques.

40La situation s’aggrave dans le pays considéré, et à l’époque envisagée. La dominante marxiste léniniste rendait plus urgente la respectabilité à donner au verbe poétique, hors des slogans officiels en vigueur. Un roman met en scène les atteintes à la libre expression, témoignage maquillé en comédie. En guise de préface, Anastasie signe un « avertissement au lecteur » significatif. La scène « du Forum du livre », censée discréditer le Ministre de la culture parce qu’il a insuffisamment mis en valeur une publication présidentielle, est à peine déguisée (Henri Lopes, Le pleurer-rire, 1982). Le cycle « Littérature et Censure » organisé par J. Domenech pour le CTEL avait là matière à une communication ! Dans un contexte répressif, il importait de valoriser « les écrivants » rétifs au culte exclusif de la personnalité au pouvoir, exposés aux pressions et répressions locales, relativement protégés par la notoriété que confère la prise de parole en public dans les médias, la reconnaissance par des interlocuteurs-intervieweurs extérieurs…

41Les condamnations sourdes, sournoises (indirectes) ou brutales s’enracinent dans un héritage historique. Ainsi tel poète reste victime de vieux griefs qui remontent au père député au Parlement français en 1945, accusé d’avoir détaché le Gabon du Grand Congo souhaité. Il subit un ostracisme qui tient à son esprit rebelle. Les arguments utilisés pour réduire un contempteur comme le poète Tchicaya U Tam’si et l’isoler méritaient d’être contrés : estimé trop difficile, abscons, alors que tout est clair, se défendra-t-il, « Les clefs sont sur la porte » (Epitome, 1962). Il fut un des premiers que l’entretien radio-diffusé s’employait à réhabiliter. Lui donner la parole éclaire la situation, rétablit un équilibre.

42Un second auteur subversif est Labou Tansi, dont le pseudonyme signifie également « qui parle pour son pays », « révolutionnaire » par rapport à la révolution officielle, donc suspect d’être « réactionnaire », car les mots changent de sens. Tous les exemplaires de ses ouvrages mystérieusement achetés dès leur arrivée à la librairie locale (dite des Arcades), l’auteur fut avide de s’exprimer par le truchement de l’interview.

43Nous usâmes d’une immunité relative que donnait le statut identitaire et le statut professionnel, pour réhabiliter des ouvrages littéraires. En ce cas, la médiation s’avère encore plus délicate.

44Mais le procédé reste efficace. L’interview crée un public immédiat pour une œuvre parue, crée l’événement autour de l’entrée en littérature d’un Tansi, autour de la reconversion au roman d’un Bemba connu pour son répertoire théâtral. La prestation aide à la com-préhension de l’œuvre c’est à dire à son inclusion dans un ensemble de connaissances historiques, orales, littéraires. L’entretien se révèle utile à la co-naissance d’un texte, il permet un accès direct au fait littéraire. Les paroles extorquées à l’auteur l’impliquent ; et le lecteur se sent davantage concerné. Processus interactif.

45Cependant l’allocutaire extérieur, hors de l’arène ou des feux de la rampe demeure double. L’auditeur-destinataire existe d’une part sur le continent africain et d’autre part au pays de l’éditeur de l’ouvrage, généralement en France, avons-nous mentionné. L’interviewer tient lieu de messager vers l’Occident. L’intervention d’un tiers qui interroge s’avère utile pour initier au texte étranger et souvent étrange, pour apprivoiser le lecteur de ce côté-ci de la Méditerranée. Le débat rendra réceptif un public plus au Nord, rive gauche de la Seine, ignorant des mœurs et des tensions, des images et des croyances dont l’imaginaire littéraire se nourrit dans un ailleurs auquel il fut longtemps indifférent. Quand on sait les réticences opposées au premier livre de A. Kourouma Les soleils des indépendances publié au Canada en 1968, objet de rejet ; quand on sait l’horreur au sens de hérissement de la peau que suscitèrent dix ans plus tard les premiers textes diffusés de S. Labou Tansi, en 1979, hormis son théâtre adapté auparavant par l’OCORA - on mesure la fracture entre deux univers mentaux, et l’écart à franchir pour amener sinon à une lecture sereine au moins à l’acceptation d’ouvrages déconcertant les attentes de l’ex-métropole. Horizon d’attente transgressé (dans le vocabulaire de H. R. Jauss) et écart trop important suscitent le refus par le lectorat de langue française. Et l’interview s’insinue dans ce décalage, cette inadéquation. « Les conditions d’apparition d’un genre, ne sont-elles pas un certain malaise, un dysfonctionnement (ici du système auteur-lecteur), né des transgressions ? », précise longuement N. Biagioli, conditions présentes ici16.

46Notons que l’accès aux littératures africaines transgressives bénéficia de l’exemple sud-américain introduit entre autre par la revue Europe - même si une comparaison initiée par D.-H. Pageaux froissait les auteurs d’Afrique jaloux de leur singularité.

47L’interview, on l’aura compris, se constitue au sein d’une réalité multiple et complexe. Il est réussi quand le public dans la salle prend la parole en des termes comme ceux-ci, lorsque Mme Assus avoue « en direct » sa réticence aux textes de Labou Tansi : « Vous m’avez déconcertée, offusquée par votre Vie et demie de 1979, par L’Etat Honteux de 1981 » ; mais l’auditrice poursuit : « Finalement cette série de processus initiatiques que vous faites subir à votre héros, je les ai profondément ressentis et cela a été pour moi une sorte d’initiation, et je vous en remercie. »17

48Ainsi reconnu dans sa fonction, l’interview est bien près d’aboutir à la constitution d’un genre. Quels procédés définiraient celui-ci, demandions-nous ?

49Le procédé n’est pas nouveau, la progression à deux voix connaît des précédents. Les antécédents existent au niveau de l’entretien comme technique d’écriture. Nous nous sommes toutes mobilisées pour Les parleuses, dialogue consigné entre M. Duras et H. Cixous18, promouvant féminisme et écriture ! D.-H. Pageaux consent à répondre longuement dans Les nuits carnutes où il évoque son parcours personnel et surtout intellectuel19. Tzvetan Todorov récidive à l’automne dernier avec Devoirs et délices20 ; il dit ses premiers rapports à son pays et à un régime politique particulier, et après un certain temps en France son arrachement au structuralisme et son évolution méthodologique. Il n’est pas jusqu’au faux interview de Paulhan qu’il ne faille citer (tome IV des Œuvres complètes dans la Pléiade). Près de nous, je réserve à d’autres circonstances une étude de la revue NU(e) dont j’aurais voulu explorer les numéros successifs où dialogues en gestation et poésie achevée s’entremêlent. Au niveau de l’écriture créative, Ahmadou Kourouma procède également par demandes et répons en créant les veillées rapportées dans la geste En attendant le vote des bêtes sauvages21. Le sora, le bingo, s’adressent directement au répondeur et ensemble au vis-à-vis pour restituer la biographie du chasseur-président. Tchicaya utilise le dialogue et progresse par demandes et répons dans maints poèmes. L’auteur du roman Le lys et le flamboyant conçoit le récit des aventures de Kolele comme une réponse suscitée par les journalistes au moment de sa sépulture22.

50Le questionneur dispose de toute une rhétorique pour parvenir à savoir et à comprendre. Sont-ce les procédés de la pragmatique - autre objet d’études offert aux linguistes ? Les questions vont du plus banal au plus rare, des énoncés attendus à leur mise en contradiction. Antiphrases, provocations discrètes : l’interrogeant se fait parfois l’avocat du diable pour susciter des réponses constructives. Rappelons que la vérité ne précède pas l’entretien mais se situe au terme du débat. La progression par demandes et répons confère ainsi à la quête commune une dynamique, un tonus dont profitera la création littéraire.

51Un trait récurrent est une tendance à la dramatisation. Une théâtralisation s’observe à plusieurs niveaux. Elle concerne les procédés implicitement mis en œuvre. La mise en scène ternaire fait intervenir d’une part les « devisants » entre eux l’un par rapport à l’autre, et d’autre part à l’intention d’un récepteur extérieur. Le destinataire des questions est double : l’écrivain présent en vis-à-vis, et au-delà le public auquel est destiné l’ensemble du débat.

52Fondée sur le procédé du dialogue aux multiples variantes, la séance se déroule sous forme d’échange de répliques apparemment très libres et inégales. Le support de la voix fortement timbrée à laquelle s’adaptent les techniciens de la prise de son (« le grain de la voix » pour parodier un titre posthume de R. Barthes) renforce les convictions exprimées. La gestuelle ajoute au dit verbal. La proximité du genre théâtral est perceptible comme une dérive potentielle, tentation non exclue pour chacun des locuteurs. Un étudiant sut transformer un entretien écrivain-public en pièce de théâtre, lors de deux interventions de l’Ivoirien Ahmadou Kourouma dans deux amphithéâtres successifs de notre Faculté des Lettres en 1995 : adaptation et conversion au théâtre par Jad El Kareh du Liban, appréciée de l’auteur ivoirien à qui elle fut remise.

53Un certain nombre de formes verbales sont adaptées. A l’oral la première personne pour le répondant, infléchie au singulier ou au pluriel s’il parle en son nom propre ou pour sa communauté, le tutoiement ou le voussoiement pour le questionneur, évoqués plus haut créent la parole dialoguée ; la mimésis à l’œuvre, l’apostrophe, le vocatif, l’échange inscrit dans la langue orale, le va et vient des répliques témoignent d’une proximité avec le théâtre.

54La prestation peut encore rejoindre le genre théâtral par la progression « dramatique » ou dramatisée du débat. L’alternance de répliques plus ou moins longues, de la stichomythie au monologue, crée une dynamique. La poursuite des répliques appuyées sur les liaisons thématiques, le procédé de la symétrie, les réponses du tac au tac, les reprises des questions à la forme affirmative ( « Voulez-vous ? – je veux bien… » « Refuserez-vous ? - Je ne refuserai pas… »), enroulent le propos comme énoncé d’un seul souffle. Chaque entretien trouve son rythme fondé sur l’alternance. L’actualisation des verbes impératifs ou suggestifs, incitatifs, la prière ou l’ordre intimé de répondre entraînent un mouvement. Le ton, la véhémence s’y ajoutent. Le « registre » pour citer l’intervention de A.Viala, est enjoué, faussement indigné, le moins possible docte et compassé.

55L’échange de paroles engendre une dynamique ; l’entretien s’oriente vers un combat feutré ou non. La mise en scène d’un conflit reste latente. Le dialogue qui dérive vers une forme théâtrale devient lourd de tensions, support d’une charge émotionnelle croissante ; citons la violence contenue les interventions d’un Labou Tansi : « Décret d’impatience et de rage »23 ; puis les propos s’apaisent, comme dans les meilleures pièces du répertoire, la courbe s’affaisse.

56Certes, les qualités exigées du meneur de jeu sont une disponibilité, une humilité, la mise en réserve d’opinions préconçues, le don d’écoute. Pourtant une certaine fermeté est requise pour retenir les tentatives de dérives politiques ou personnelles non littéraires. Parfois les propos de l’interwievé tendent à orienter le débat pour le transformer en une tribune idéologique, pourfendre le néo-colonialisme, l’impérialisme, non sans recours à la langue de bois qui apporte peu aux auditeurs et que le réalisateur tentera d’écarter, dans le cas de Th. Obenga par exemple.

57En fait, la méthode comporte une progression concertée, sous une libre apparence. Le propos garde en mémoire un ordre préétabli, respecté avec souplesse s’entend. Si la concertation demeurée orale garde apparemment un tour libre, l’entretien est moins improvisé qu’il le paraît. Le ton est-il détendu, la conduite « à saut et à gambade » comme préférait Montaigne, la part d’improvisation spontanée reste relative.

58Le combat subtil entre qui interroge et qui répond, ce dont ne sont en aucun cas suspects les exemples ultérieurement cités, masque-t-il une relation faussée ? Le fait de poser des questions suppose-t-il un quelconque avantage ? Plus précisément, celui qui s’exprime dans sa langue officielle, en l’occurrence dominante, détient-il un pouvoir ? A-t-il une supériorité sur l’écrivain, créateur dans une langue qui pour lui demeure seconde ? Les risques de déséquilibre existent.

59Un risque est que l’interrogeant se substitue à son invité, jusqu’à faire oublier les textes observés au statut parfois indécis. On craint que le meneur de jeu écrase de ses jugements précipités le partenaire. Le déséquilibre s’installe à un niveau simplement concret, si les questions développées surpassent en volume ou en densité les réponses de celui dont le travail fut d’écriture, individu non préparé à la valorisation médiatique. Chacun sait le décalage entre l’œuvre écrite et les commentaires d’un Ahmadou Kourouma au début de sa carrière, même si l’auteur ivoirien a évolué depuis. Si le questionneur occupe tout le temps de parole, l’auditeur extérieur passe de l’agacement à la perception d’un comique de situation. (Se peut-il que la situation se retourne au désavantage du présentateur mis en échec ?). Plus souvent un badinage ne va pas jusqu’au conflit, tandis qu’il existe une part d’humour et de jeu dans les réactions de l’interviewé, par exemple S. Badian du Mali, F. Bebey du Cameroun.

60Un dysfonctionnement menace à un niveau plus sournois. Les réponses de l’écrivain dispensent-elles l’observateur d’une analyse de fond de l’œuvre soi-disant présentée, bientôt évacuée ? Le journaliste se dérobant à sa tâche est soupçonné d’exiger un second travail de l’écrivain, travail d’écriture suivi d’un travail de relecture par le même ! Cela est reproché par les lecteurs à des pigistes dans des revues comme La semaine africaine, organe d’Afrique Centrale, ou Mweti, le quotidien hebdomadaire. L’habile invitant fait dire à son invité ce dont il nourrira ses futurs articles, éludant une analyse personnelle. La démarche réductrice dessert l’œuvre concernée. Tel autre introduit un auteur reconnu comme un faire-valoir, pour récupérer sa réputation à son avantage. De Cheik Hamidou Kane, T. Loutard dit, en parodiant son titre, que « l’Aventure n’est plus ambiguë pour personne » tant il fut pressuré de questions. D’autres entretiens sont motivés par l’attente d’une révélation, la recherche d’un « scoop », ou sa fabrication. Tel découvre un auteur comme on « invente » un site archéologique, bonheur rare de révéler un Tansi par exemple.

61L’exercice est encore déséquilibré si l’invité emplit l’espace de son intervention qui dérive vers un monologue. L’entretien personnalisé flatte la vanité d’auteur, son narcissisme ; peu se dérobent à cette épreuve. Certains ont un ego si fort qu’ils monopolisent habilement la situation à leur profit, étalent leur moi, leur vie, leurs souffrances, leurs ambitions. Les partenaires rarement à égalité, le débat rarement équitable, lequel est l’allocutaire principal, « l’énonciateur premier ? », s’inquiétait M-H Cotoni24. Production aux responsabilités partagées selon Ghellouz, que cite J.-M. Seillan25. Joute oratoire qui devient inégale, tel se présente l’interview aux multiples implications.

62Ces réserves étant retenues, un certain nombre de lignes de force demeurent, traits fondateurs d’un genre. Des procédés nés d’une pratique, fût-ce dans des circonstances particulières sont applicables de manière plus générale. Ils composent des structures subrogeantes ou sous-jacentes qui précèdent la mise en place du dialogue. Au niveau formel, quelques linéaments affleurent de manière répétitive. Des constantes s’observent, qui relèvent plutôt d’un rituel. Celui-ci se compose de formules initiales : l’entrée en matière, l’art de mettre en confiance, l’art enfin de clore l’entretien, de prendre congé sans hâte, et d’inviter l’hôte à se retirer, en font une production « encadrée ». Au moment de l’incipit et de la clôture, l’usage de formules consacrées ritualisent la rencontre. La récurrence des questions inévitables, les passages obligés : « qui êtes-vous ? », « pourquoi écrivez-vous ? », et plus rarement « pour qui ? », constituent une mémoire, forme creuse où le prochain entretien vient se lover. A partir du niveau phénoménologique, on peut induire la forme abstraite qui accueillera d’autres entretiens. Notre étude pragmatique permet de dégager une structure matricielle. Les lois du genre s’établissent en fait a posteriori. Libre au praticien de les appliquer ensuite en les réadaptant.

63La preuve que l’interview existe comme genre est la parodie que réalise un poète comme Tchicaya U Tam’si. La forme de l’interview devient la matrice d’une création verbale parodique. Le poète avoue l’intense besoin d’échange avec ses destinataires. Il cherche si fortement le contact avec son public qu’il se substitue provisoirement à lui et invente : « L’écho d’une ville m’a interviewé », poème encadré : une section s’ouvre par le vers cité, et s’achève par « C’était interviewé par l’écho d’une ville »26). Le poète dans l’angoisse d’être reconnu, tendu vers les siens, quête en retour les questions de la rumeur publique, de « radio-trottoir ». L’écrivain alors pigiste pour un journal belge à Kinshasa, imite les interviews professionnels qu’il pratique en s’auto-interrogeant. Ironie, ricanement, marquent cette prise de parole. Les questions supposées portent sur ses obsessions personnelles, ce qui m’amènerait à tort à anticiper sur les profils introduits plus avant. Quinze années plus tard, le poème intitulé « Dialogue » reprend le procédé interrogatif et parlé à deux voix27.

64Ainsi l’entretien mouvant dans ses formes, ses lois, s’il en existe, varient selon chaque confrontation. La forme reste souple, remodelée, exercice « au statut générique transitionnel, indécis » (M.-H. Cotoni, conférence citée). Le terme désigne une structure englobante protéiforme que le meneur de jeu adapte à la personnalité interrogée. Chaque réactivation du modèle tolérant des « variantes » engage la « flexibilité » du genre, si l’on reprend le vocabulaire des comparatistes (P. Brunel). Ayant une souplesse formelle faite pour surprendre, le genre déconcerte - comme les littératures dont il est traité ! Ainsi se poursuit le défi.

65Dans le meilleur des cas, le cadre se fait oublier au profit du résultat obtenu. En plus du rituel réactualisé, des questions imposées par l’environnement culturel et social à une époque donnée correspondent aux étapes d’une évolution des mentalités, lorsque le questionneur se révèle porte-parole d’un éthos collectif (selon les termes déjà cités de Ruth Amossy). Chaque entretien apporte une contribution à une histoire littéraire qui ainsi indirectement se construit. La langue est remise en question. La pression collective porte sur le choix de la langue d’écriture en tension avec le parler oral maternel, avons-nous rappelé : « Avec les Indépendances la masse s’est approprié le français, s’est mise à le parler comme elle le sentait avec ses épices, en le marquant du souffle de la langue du terroir. » (H. Lopes, 1997). Les effets du bilinguisme entretiennent une complaisance pour l’image de l’auteur partagé intérieurement, personnalité schizée, tandis que l’œuvre se perçoit comme « un monstre hybride » (A. Bokiba, Nice, 1998). La littérature exophone serait condamnée à une duplicité coupable et douloureuse, position que d’aucuns aujourd’hui contestent : Tanella Boni, Calixthe Beyala. « Les bâtards sont de beaux enfants » confirme H. Lopes. A l’éloge du métissage et des « sangs-mêlés » par L. S. Senghor, succède aujourd’hui la reconnaissance d’une esthétique pluriculturelle créant une contiguïté où chaque héritage a sa place de manière non fusionnelle. Des insinuations linguistiques à l’encontre des écrits cités marquent la rancœur des confrères moins heureux.

66La question des littératures nationales, bien que non essentielle pour nous, donne lieu à une série de questions prégnantes en leur temps. La belle époque de l’idéologie de la Négritude unissait Afrique de l’Ouest, Afrique centrale, et même les Antilles dans un unique mouvement de défense des valeurs noires. Après le Festival de Dakar en 1966, le Festival panafricain d’Alger en 1969 permit aux représentants du Congo, de la Guinée, du Cameroun, du Nigeria de combattre l’idéologie jugée passéiste et aliénante. Le concept de nations indépendantes appelant à une conscience nationale se substituait à celui de l’ensemble nègre. Les nationalités africaines différentes sont évoquées par le pluriel grammatical dans l’intitulé d’un roman Le chercheur d’Afrique(s)28. Le débat sur les littératures qu’on a voulues nationales plutôt que globalement « africaines » implicite dans un numéro spécial de la revue Notre Librairie en 1977, suivi d’un Panorama critique de la littérature congolaise contemporaine29, agite les cercles à palabres. Or la fragmentation des lectorats contredit l’intérêt des éditeurs inquiets de voir chaque public se restreindre à l’élite alphabétisée et francophone de chaque Etat. Pourtant le Congo, par exemple, se distingue par une histoire, un passé, une thématique, un environnement spécifique : « Pays de prodiges que ton pays mon enfant / Soleil mordant pluies torrentielles »… (M. Ndébeka, 1977). Le substrat bantou éloigne du contexte sérère ou partiellement islamisé en Afrique de l’Ouest30. Ces identités semblent justifier un traitement « national ».

67Autant que les coutumes et le substrat traditionnel, les antécédents historiques grâce à la parole « remontent à la surface » du discours recueilli : résurgence d’un inconscient collectif, travail de mémoire : « l’homme n’en finira pas de ‘liquider’ un traumatisme créé par la traite, l’esclavage, la colonisation, les guerres tribales, les guerres civiles » vont répétant les auteurs. Les hauts fonds jonchés d’ossements, la rumeur de l’Océan confondue avec celle des esclaves jetés par-dessus bord » hantent les vers libres « des poètes du vent de la mer » en pays Vili. « Ayons la pudeur de ne pas nous servir de nos calvaires passés pour nous donner en spectacle » rétorque l’auteur de Dossier classé, refusant aux entretiens sollicités le rôle de catharsis collective.

68Il arrive que le débat rapidement s’inscrive dans un contexte socio-politique d’une brûlante actualité, dans les circonstances des périphéries observées. Contenu polémique immédiat perceptible dans Les signes du silence, L’oseille les citrons, le premier écrit par celui qui creusa sa tombe, sauvé par Sartre et les gauchistes français. Les plaquettes sont dédiées à S. « sans qui », à S.B. « avec qui », à l’épouse « pour qui » (M. Ndébeka, 1975). Dans les non-dits de la fable transposée, affleurent les traumatismes récents : les blessures collectives se lisent dans l’histoire de l’étranger venu s’installer au cœur de la cité pour y vendre ses crimes. Il en vendra trois qui correspondent au drame historique shakespearien de 1977 dans le pays de l’auteur, triple élimination en une nuit du président en exercice, du président précédent, de l’archevêque tenté de s’entremettre31.

69Parfois le partenaire sollicité oriente le débat et entend s’en servir comme d’une tribune idéologique pour pourfendre le néo-colonialisme, l’impérialisme, non sans céder à une langue de bois empruntée aux instances officielles, avons-nous rappelé. Ou bien l’humaniste transforme l’approche littéraire en plaidoirie pour appeler à la défense des valeurs humaines (H. Lopes). Le risque de dérive politique fait craindre que l’interview littéraire porte atteinte aux relations internationales, quand sont désignés « les pays frères », « les pays amis » - surtout si les questions proviennent de la salle, au cours d’entretiens Ecrivain-Public, et jusqu’à l’étranger32. Tel auteur à la fois homme politique et écrivain s’expose à être traqué dans ses contradictions.

70Une dérive autobiographique est une pente qui attire. L’énoncé oral porte les traces du parcours individuel de l’auteur. L’entretien introduit à la personnalité de celui qui publie, objet de tant de questionnements de la part de ses lecteurs, même si l’objectif avoué est l’accès à l’œuvre publiée, objet en principe devenu autonome ! Questions obligées, pertinentes et incisives, un rien gênantes. Le document élaboré traite de l’enfance, source inépuisable, et terrain d’entente faussement « innocent », moins risqué en période de tensions politiques. Les entretiens lourds d’émotions nuancées sont éloquents : resurgit la figure du père tôt décédé, le souvenir des vastes plantations au bord de l’océan, la mère seule, les chants des sœurs « mères de jumeaux », la rumeur au loin, les premières vagues, la découverte de l’infini, au- delà des rivages (Jean Baptiste T. Loutard). Le lyrisme du poète prend naissance dans le rythme du ressac ; il aboutit au Palmier lyre en 1996 ; dans un style mâtiné de satire, la sensibilité poétique aide à percevoir une époque ; la progression du vocabulaire : « les turbulences », « la fournaise », la métaphore du « serpent austral », « l’ordre des phénomènes » qui signale a contrario un dés-ordre, permettent de suivre la progression jusqu’aux guerres civiles dans l’environnement social de l’auteur.

71Le lyrisme imprègne les prestations de D. Ngoïe Galla dont Les Mandouanes bucoliques évoquent les Géorgiques de Virgile. Plus tard en exil, il transpose la souffrance et la fuite à travers la forêt, l’angoisse et l’errance, « la longue, très longue marche ». Le poète revient sur le même passé obsessionnel, polémique et amer dans la Lettre d’un pygmée à un bantou qui stigmatise les rapports dominé /dominant, néo-colon / ex-indigène , maître / esclave.

72Irons-nous jusqu’à recueillir des éléments qui orientent vers une psychocritique ? Vérification a posteriori des traits récurrents, indices de l’originalité de l’ouvrage, les « mythes personnels » les mal nommés, trouvent-ils à s’éclairer dans les « aveux » de l’auteur : métaphores obsédantes entrevues, confirmées avec la collaboration de l’écrivain, part intime livrée à autrui ? Tel reconnaît « le besoin de dire ‘je’ pour me débarrasser de certaines hantises » (H. Lopes, 1977). Une recherche concernerait les questions à poser pour obtenir les révélations profondes, pour faire apparaître les couches latentes et secrètes de la personnalité ! Cette orientation de l’entretien confirme la prudence requise pour respecter l’inconscient du sujet, les limites à ne pas dépasser par l’invitant.

73Un interlocuteur fécond fut Tchicaya U Tam’si, objet d’un disque gravé en 1978, repris en 1989 sur cassette. Edité depuis la dernière décennie de la période coloniale, de 1955 à 1987, il apparaît comme « le prince des poètes », titre que lui donnent ses confrères au cours de leurs interventions publiques. Entre les questions et les réponses de 1977 à 1988, l’audace croît. Il évoquait le littoral, Rimbaud, l’errance… Il fallait que l’on entende l’auteur reconnaître la rivalité avec le père admiré, craint et accablant, les souffrances du premier fils d’une mère répudiée (abandonné par celle-ci à la famille paternelle comme le veut la coutume), la plainte du mal aimé : « il n’y a pas d’amour sans lutte de crasse, sans lutte de race », « ma Marie-Madeleine à moi eut nom Annie », l’aveu du « pied en chanterelle » opéré tardivement, afin de décrypter des vers énigmatiques, prétendus obscurs. Il fallait percevoir la violence de la douleur : « A toi ton ventre je vais t’y faire une plaie grasse », détruire l’image d’un contempteur mais interpréter une souffrance christique. Pour reconnaître dans la vie l’origine des métaphores perçues dans l’écriture, moments particulièrement forts, il convient d’être circonspect. Il convient d’agir sans que l’un soit suspect de voyeurisme, l’autre d’extraversion jusqu’à l’exhibitionnisme.

74La spontanéité présumée des réponses est-elle une garantie de sincérité ? Invité à raconter son parcours même si connu, l’auteur s’adapte au goût du public, dit ce qu’il sait que ce dernier a envie d’entendre : les valeurs de la négritude, la misère des humbles, le bon missionnaire qui fut à l’origine d’une initiation à la langue écrite. L’invention séduit plus que la sincérité, l’auteur imagine ses réponses, se conforme à ce que l’interrogeant attend ou adhère par complaisance à l’horizon d’attente du public et fige le masque sclérosé derrière lequel il se dérobe.

75L’interrogation sur les sources littéraires, les lectures de l’écrivain, autre passage obligé, tourmentent l’auditeur - surtout si lui-même lit peu. Les déclarations entendues précèdent, pour le lecteur averti, un constat d’intertextualité. E. Boundzedi Dongala fait l’objet d’un tel questionnement à partir de ses publications renouvelées : Le feu des origines (1987), Jazz et vin de palme (1982), Les petits garçons naissent aussi des étoiles (1999), Johny chien méchant (2002) où l’influence de Voltaire ou du roman picaresque affleurent. « On écrit paraît-il en réaction à son milieu. On oublie d’avouer que l’on écrit aussi dans le sillage d’autres écritures ou en dialogue avec celles-ci » enseigne son compatriote (1997).

76Et puisqu’il est question de genres, l’interview comme cadre permet à son tour d’appréhender différents traits génériques auxquels se plient les interviewés. Les reconversions sont perçues. L’entretien attire l’attention sur le cumul d’au moins trois orientations par le même auteur interrogé. Chacun a commencé par la poésie (U Tam’si, Loutard, Lopes, Tansi, Ndébeka), puis s’est initié au théâtre (Tansi, Bemba) avant de se reconvertir au récit en prose, comme on n’ose plus le nommer. Tansi commença et finit de même par la poésie et le théâtre (Poèmes et vents lisses, Recréation en Rouge et Blanc de Roméo et Juliette). L’enfant terrible de la littérature congolaise, interrogé sur sa conversion au roman à partir de 1979, rappelle que les différentes options coexistent.

77A cela s’ajoute, en contexte bantou, certaine particularité qui tient au sens de la phratrie ; un rituel s’instaure : l’invité cite ses confrères, par courtoisie, par solidarité avec les autres écrivains - ou pour atténuer cette angoisse de « dépasser les frères » que les psychanalystes M.-C. et E. Ortigues ont observée33 ?

78Cependant il se confirme que l’écrivain se détache du groupe34. Les questions et les réponses permettent de déterminer des profils d’écrivains. Nous ne les enfermerons pas dans ces lignes rectrices, elles-mêmes mouvantes. Mais des dominantes se dessinent. La recherche de pratiques communes, une vision d’ensemble sont en concurrence avec la mise en relief de profils individuels. Ceci donne à chacun une visibilité à une créativité dont on apprécie la richesse.

79Les parcours individuels mis en relief contribuent à créer « le mythe littéraire » tel que le définissait notre prédécesseur Claude Faisant35. Ces témoignages contribuent à entretenir ce qui fut appelé la « fortune » d’un auteur, née des « profils » aménagés par les interviews.

80Cependant la mort sévit et met un point final à la critique évolutive constituée du vivant de l’auteur ; l’œuvre ultime prend tout son sens et oblige l’observateur à reconsidérer avec recul les débats enregistrés. Ceux-ci ne prennent-ils pas a posteriori une valeur marquée du sceau du temps ? Les années 1988-1995 sont ponctuées par les nécrologies qui suscitent un retour sur les textes, ceux de U Tam’si, L.Tansi, S. Bemba, A. Néné, S. Mbourra sont revisités, ainsi que ceux de F. Bebey du Cameroun, Adjaffi en Côte d’Ivoire, Mongo Beti au Cameroun. Rétroactivement le corpus s’affirme dans le passé ; ceux qui demeurent confirment une orientation pressentie.

81L’interview constitue un apport technique, il permet au critique de rassembler un matériau précieux. Par le simple usage du genre, il est possible par exemple, de suggérer un panorama d’ensemble de la composition littéraire congolaise dans ses années d’intense création. Les entretiens participent à l’étude d’un phénomène circonscrit dans un pays précis, creuset où s’élabore un ensemble complexe. L’interaction entre création / réception / nouvelle création36, contribue à la gestation d’un ensemble textuel cohérent. Chaque texte est dans un rapport holiste, métonymique avec un ensemble. L’étude d’une partie peut être extrapolée à l’espace plurilingue et pluriculturel subsaharien.

82Le corpus qui ressort des confrontations assigne à chacun sa place dans une constellation, une phratrie. Chaque intervenant trouve sa place par rapport à des partenaires « hors Congo » mais de passage devant le même public, comme si chacun à l’incitation du questionneur définissait son orientation similaire, contradictoire ou complémentaire par rapport à celle de ses pairs. Une configuration se dessine. Chacun a son rôle dans une partition collective. Oui, on peut à juste titre parler de « littérature congolaise ».

83Mais l’exercice est plus que cela. L’interrogation sur le rapport de l’auteur à l’œuvre écrite, l’engagement social et politique, les choix esthétiques : réalisme critique ou réalisme magique, observations incisives ou « roman-fable », sources lointaines européennes ou immédiates dans la tradition orale, justification du genre ou du mélange des genres, pardon, de l’hybridation, ces interrogations créent une pré-réception plutôt qu’un jugement définitif. Le vide mentionné s’avère comblé partiellement.

84L’exercice réussi engendre d’autres orientations. Si nous évitons scrupuleusement la question banale « que publierez-vous ? », il reste que la parole vive se veut incitative. L’entretien qui répond à un besoin momentané, à son tour crée un appel. L’interview est réussi si l’un a envie de lire, l’autre d’écrire.

85Nous avons traité de l’entretien comme genre, et de ce qu’il apporte dans les cas examinés. Trop directif, il nuit à la libre expression et manque son but ; bien conduit, il amène à l’existence une forme de création. Il implique une recherche à deux voix de la vérité littéraire, transcendant l’apport de chaque auteur. Questionneur et « questionné » avancent ensemble vers une vérité. Une redéfinition potentielle de la littérature se dessine, celle des années 60 étant subvertie et parfois inadaptée aux littératures « écartées », loin des cercles franciliens. L’écriture gagne à être perçue par rapport à un substrat anthropologique37.

86L’interview, genre émergent ayant pour fonction de médiatiser des littératures émergentes, observions-nous ; l’objectif était entre autres de donner une visibilité aux uns, de faire apparaître les problèmes de création en situation de plurilingisme, en relation avec un substrat culturel spécifique. L’objectif atteint de recentrement des écrivains et de leurs lecteurs sur un contexte géo-culturel suscite l’implication directe de lecteurs potentiels. Il contribue à créer un public localement. Le dialogue observé veut entraîner des habitudes de lecture des récits écrits sur les lieux mêmes auxquels ils renvoient. Ainsi reconsidérées, il se confirme que les marges constituent un vivier susceptible de revitaliser le centre.

87Né d’un mouvement dialectique entre les observations et les abstractions qui en découlent, plutôt qu’entre des catégories constituées et leur application, confirmation des déductions abstraites retrouvées dans le factuel, les lois du genre sont la pluralité, l’hétérogène affronté, le duo ou le conflit à deux. Nous avons été sensible aux nuances apportées au cadre établi, donnée protéiforme, qui tolère moult variantes. Le genre intéresse car il se glisse dans les interstices.

88Si l’entretien avec l’auteur a été retenu pour une réflexion, celle-ci vient à son heure. Esthétique du passage, médiation, phénomène transitoire, son instabilité l’intègre à une mouvance dans le goût actuel. Recherche des relations entre les acquis plutôt qu’affirmation de certitudes, attention portée à la mobilité, aux transitions, aux reconversions, l’interview connaît une réactualisation, signe des temps. Contradictions, instabilité l’intègrent dans une poétique au sens large, dite de la post-modernité. Celle-ci comporte le goût du mouvant, des mutations et des métamorphoses - ce qui renforce la séduction pour ce genre ouvert aux découvertes, aux démarches exploratoires.

89Grâce aux pratiques observées, il se dessine une autre approche de la francophonie ; non plus accumulation de statistiques énumérant les pays dont les peuples sont partiellement ou globalement francophones, l’ensemble acquiert un visage vivant, non monolithique. Francophonie ne rime pas avec monotonie.

Notes de bas de page numériques

1 Ecrits évoqués dans le volume Littérature et marginalité offert à C. Martineau, UFR Lettres, Nice, 2000.
2 Ahmadou Kourouma, Les soleils des Indépendances, éd. Francité, Québec, 1968.
3 Littérature et Francophonie, CRDP, Rectorat de Nice, 1989.
4 Lettres francophones, CRDP, Rectorat de Nice, 1991.
5 Initiation aux littératures francophones, Association des publications de la Faculté des Lettres de Nice, 1993.
6 Conférence du 2 avril 2003, publiée dans ce numéro.
7 Publication en préparation.
8 Conférence du 6 février 2003, publiée dans ce numéro.
9 Roland Barthes, Le plaisir du texte, Seuil, 1973.
10 François Moureau, « La presse littéraire d'Ancien Régime et le discours journalistique », conférence donnée dans le même cadre, Nice, CTEL, 6 février 2003, qui n’est pas reproduite ici.
11 Panorama critique de la littérature congolaise contemporaine, Présence africaine, 1979.
12 Sony Labou Tansi, Le commencement des douleurs, Seuil, 1995.
13 Propos repris par la revue Le Nouvel observateur, 4 décembre 2002.
14 Ruth Amossy, conférence donnée à Nice le 19 janvier 2004.
15 F. Moureau dans son intervention « La presse littéraire d'Ancien Régime et le discours journalistique », pour l’Europe.
16 N. Biagioli, conférence du 26 mars 2003.
17 Initiation aux Littératures Francophones, Nice Sophia-Antipolis, 1990.
18 Les parleuses, Editions de Minuit, 1974. Voir aussi à propos de ce texte la contribution de Madeleine Borgomano dans le même numéro.
19 D.-H. Pageaux, Les nuits carnutes, Maisonneuve, 1999.
20 Tzvetan Todorov, Devoirs et délices, Seuil, 2002.
21 Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Seuil, 1998.
22 Henri Lopes, Le lys et le flamboyant, Seuil, 1997.
23 Nice Sophia Antipolis, 1990.
24 Marie-Hélène Cotoni, « Dialogue et didactique dans les périodiques de Marivaux », Nice, 6 février. 2003, dans ce numéro.
25 Joris-Karl Huysmans. Interview, Honoré Champion, 2002.
26 Epitomé, « Le promenoir », 1962.
27 La veste d’intérieur, éd. Nubia, 1976.
28 Le chercheur d’Afrique(s), Seuil, 1990.
29 Panorama critique de la littérature congolaise contemporaine, Présence Africaine, 1979.
30 Voir Littérature et francophonie, rectorat de Nice, 1989.
31 L.Tansi, Les yeux du volcan, 1988.
32 Voir Initiation aux littératures francophones, Nice Sophia Antipolis, 1993.
33 Œdipe Africain, éd. Plon, 1966.
34 « Solitude biographique, historique, messianique, à l’origine de la création écrite », in Imaginaires francophones, Nice, 1995.
35 L’éternel retour, Faculté des Lettres de Nice, 1992.
36 A. Chemain, Colloque « Les littératures et leur réception », Université d'Amiens, 2000.
37 Colloque Eclipse et surgissement de constellations mythiques. Textes et contexte culturel, champ francophone, Nice, mars 2001 ; Nice, Publications de la faculté des Lettres de Nice, 2002. Ce volume est le numéro double Loxias 2-3, à paraître en 2004 en ligne.

Pour citer cet article

Arlette Chemain, « « L’interview » d’auteur, genèse d’un genre et défi francophone », paru dans Loxias, Loxias 4 (mars 2004), mis en ligne le 15 mars 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=40.


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Arlette Chemain