Loxias | Loxias 2 (janv. 2004) Eclipses et surgissements de constellations mythiques. Littératures et contexte culturel, champ francophone (1ère partie) |  Figures. Explosion, latence, résurgence de mythes structurant les créations littéraires, plastiques, lyriques 

Arlette Bouloumié  : 

La Résurgence du mythe d’Eurydice et ses métamorphoses dans l’œuvre d’Anouilh, de Pascal Quignard, de Henri Bosco, de Marguerite Yourcenar, de Michèle Sarde, et Jean Loup Trassard

Résumé

Le mythe d’Eurydice a souvent été occulté au bénéfice du mythe d’Orphée dans lequel Eurydice apparaît tardivement et reste au second plan. S’inspirant des textes antiques, Les Métamorphoses d’Ovide ou Les Géorgiques de Virgile, des écrivains contemporains lui ont pourtant explicitement donné la première place : La Nouvelle d’Eurydice de Marguerite Yourcenar, (Grasset, 1931), la pièce de théâtre de Anouilh, Eurydice (1941), et le roman de Michèle Sarde : Histoire d’Eurydice pendant la remontée (Seuil, 1991). Parfois le mythe est latent, dans Tous les matins du monde de Pascal Quignard (1991) par exemple, ou dans « Ravissement » de Jean Loup Trassard, extrait de Des cours d’eau peu considérables (Gallimard, 1981). Il arrive qu’une citation, clin d’œil aux initiés, permette de l’identifier : ainsi Une Ombre de Henri Bosco (roman posthume de 1978).

Index

Mots-clés : Eurydice , mythe, Orphée

Texte intégral

1Le mythe d’Eurydice a souvent été occulté au bénéfice du mythe d’Orphée dans lequel Eurydice apparaît tardivement et reste au second plan. S’inspirant des textes antiques, Les Métamorphoses d’Ovide1 ou Les Géorgiques de Virgile2 (IV, 456-527), des écrivains contemporains lui ont pourtant explicitement donné la première place. Je citerai : La Nouvelle d’Eurydice de Marguerite Yourcenar3, paru chez Grasset en 1931, la pièce de théâtre de Anouilh, Eurydice4, en 1941, et le roman de Michèle Sarde5 : Histoire d’Eurydice pendant la remontée, paru au Seuil en 1991.

2Parfois le mythe est latent, dans Tous les matins du monde6 de Pascal Quignard (1991) par exemple, ou dans « Ravissement » de Jean Loup Trassard, extrait de Des cours d’eau peu considérables7, paru chez Gallimard en 1981. Il arrive qu’une citation, clin d’œil aux initiés, permette de l’identifier : ainsi Une Ombre8 de Henri Bosco (roman posthume de 1978) s’ouvre sur cette phrase de Virgile mise en exergue : « Et je tends vers toi des mains impuissantes, hélas ! je ne suis plus à toi ».

3Nous nous interrogerons sur les formes que prend cette résurgence du mythe au XXème siècle en France, dans la littérature, ainsi que sur les mythèmes qui ont été particulièrement retenus. Eurydice, toujours passive, effacée, accède-t-elle au rang de mythe autonome, toujours tendu vers des significations antithétiques comme celui d’Orphée qui est le fils d’Apollon mais qui a beaucoup de points communs avec Dionysos dont le rapproche une étymologie orphnos : l’obscur ?

4Nous observons que ni Eva Kushner dans sa thèse sur : Le Mythe d’Orphée dans la littérature française contemporain9 (1961), ni Pierre Brunel dans son article du Dictionnaire des mythes littéraires10 (1988) sur Orphée ne mentionnent La Nouvelle Eurydice de Yourcenar, paru pourtant en 1931 et qui est la première réécriture, par une femme, qui mette l’accent sur Eurydice au détriment d’Orphée. C’est cette vérité d’Eurydice, toujours occultée, que revendiqueraient certaines réécritures féminines comme celle de Michèle Sarde : « Sur Eurydice pendant la remontée, le mythe se tait. Comme elle. C’est sur le silence que se retourne la voix d’Orphée et sur le vide de son regard […] ou peut-être, plus que le vide, le regard d’Orphée découvre-t-il ce qu’il ne peut pas voir. » (HEPR, 157). C’est ce vide qu’il s’agit ici d’interroger.

5Le mythe d’Eurydice est un mythe de transgression qui exprime le désir humain de franchir l’impossible frontière qui sépare les vivants et les morts, les puissances conjuguées de l’art, particulièrement la musique, et de l’amour, donnant l’espoir d’y parvenir. Nous étudierons d’abord l’évolution de la figure d’Eurydice.

6Rappelons que chez les Grecs, le premier Orphée n’a pas de femme. Jacques Heurgon dans un article11 rappelle que « ni les vases du Vème siècle, ni les tablettes de Pétélia, ni les fresques de Pompéi, ni les peintures des catacombes ne témoignent de l’existence d’Eurydice ». Orphée est d’abord le héros de la conquête de la Toison d’Or où il accompagne Jason et les Argonautes. Dans Orphée-roi12 de Segalen, c’est la lyre d’Orphée qui est sa maîtresse, « son amante enchantée » qui l’ensorcelle et supplante Eurydice. La figure d’Eurydice devient pourtant indissociable du mythe d’Orphée. Au XXème siècle, elle s’impose progressivement jusqu’à reléguer Orphée au second plan.

7Dans « Ravissement » de Jean Loup Trassard, le narrateur veut « ravir » une femme, désignée souvent par le pronom « elle » et qu’il appelle Suzanne, à une vallée profonde, obscure et humide qui évoque les marécages du Styx, décrits dans Les Métamorphoses d’Ovide et dont on sait qu’ils ont beaucoup intéressé Trassard13. Celui-ci s’explique ainsi à propos de ce récit :

Dans l’art du blason, on parle d’un « loup ravissant » : c’est un loup qui monte sur un rocher. Pour « Ravissement », le titre du texte, il y a une sorte de jeu de mots parce que le personnage remonte des « enfers » avec sa femme qu’on lui a ravie et qu’il tire derrière lui comme Orphée14.

8Hère le héros traverse le royaume des ombres :

Il avait saisi des frôlements, avait vu s’éteindre des yeux […]. Il avait gravi assez pour que le ciel sur le bord des écorces fasse mouvoir de noueux visages à peine livides qui se retiraient quand il avançait. (R, 62)

9Mais la figure féminine reste incertaine : « il croyait entendre qu’elle suivait son pas » (R, 53). Ce n’est qu’une « tache blanche » qu’il croit voir contre la bâtisse. L’illusion possible est soulignée : « il avait craint que ce soit une idée à force de fixer l’obscur », « La petite forme blanche tremblait sur les passerelles, il avait reconnu que sûrement, c’était elle » (R, 59).

10Le désir de tirer du fond du souvenir un visage cher semble inspirer ce texte où l’écriture seule donne réalité au fantôme :

Hère avait hâte d’apprendre ce qui au sortir de l’obscurité restait d’un visage si longtemps traîné parmi feuilles et pierres depuis le fond de la mémoire (R, 66).

11Quand on sait l’importance pour J.-L. Trassard de la mère perdue dans l’enfance, « seul personnage féminin qui soit réel (dans son œuvre) même si elle ne fait que passer »15, on peut penser que cette Eurydice réduite à une ombre incertaine renvoie à l’image de la mère disparue, appelée par le fils orphelin. Orphée allant chercher Eurydice au fond des Enfers n’a-t-il pas été comparé à Dionysos Zagreus allant ravir sa mère Sémélé aux Enfers ?

12La dernière ligne : « Hère – fût-ce pour un instant – allait se retourner » (R, 67) est une référence explicite au mythe d’Eurydice dont le nom n’est jamais prononcé. La phrase annonce en même temps l’échec de la quête. Dans ce texte, Eurydice existe à peine. Elle n’est que le fantasme d’un homme qui cherche au fond de sa mémoire une figure chère qu’il voudrait ressusciter par l’écriture.

13Dans Tous les matins du monde, de Pascal Quignard, au contraire, la femme aimée, disparue et invoquée par la musique de Monsieur de Sainte Colombe, prend forme et consistance.

Tandis que le chant montait, près de la porte une femme très pâle apparut qui lui souriait tout en posant le doigt sur son sourire en signe qu’elle ne parlerait pas et qu’il ne se dérangeât pas de ce qu’il était en train de faire. (TMM, 36)

14Elle s’assoit même auprès de la table et du flacon de vin pour écouter Monsieur de Sainte Colombe jouer de la viole de gambe. Celui-ci s’étonne, quand l’apparition se dissipe, que « le verre (soit) à moitié vide et […] qu’à côté de lui, sur le tapis bleu, une gaufrette fût à demi-rongée. » (TMM, 37). L’épisode rappelle les libations de vin et les offrandes alimentaires offertes dans l’antiquité grecque aux morts que l’on supposait altérés, avides de sang dont le vin ici est le succédané. On pourrait se reporter au passage célèbre de l’Odyssée16 où Ulysse interroge les morts après avoir procédé au sacrifice rituel qui les attire. Ici l’ombre de Madame de Sainte Colombe donne l’impression de s’incarner : elle parle (TMM, 49), elle rougit (TMM, 50), elle porte des mitaines noires et des bagues (TMM, 77) même si elle demeure une pure apparence éphémère et menacée qu’on ne saurait saisir. Monsieur de Sainte Colombe s’interroge : « N’êtes-vous pas plutôt un songe ? » (TMM, 90), « Je hèle avec ma main une chose invisible » (TMM, 74).

15Eurydice ici encore n’existe que par le regard d’Orphée qui la ressuscite par la force de son amour et le pouvoir invocatoire de son art, « capable de réveiller les morts » (TMM, 115), « petit abreuvoir pour ceux que le langage a désertés » (TMM, 114).

16C’est au contraire une Eurydice redoutable et volontaire qu’évoque le roman posthume de Henri Bosco : Une Ombre. S’inspirant du conte fantastique de Chamisso : La merveilleuse histoire de Peter Schlemilh17, histoire d’un homme qui a perdu son ombre, Bosco met en scène une ombre qui a perdu son corps et qui erre à la recherche d’un autre corps pour revivre. Cette âme en peine, telle Eurydice aux enfers, tend ses mains suppliantes vers un vivant, nouvel Orphée à qui il appartient de la faire revivre. La citation mise en exergue : « Et je tends vers toi des mains impuissantes, hélas ! je ne suis plus à toi », empruntée aux Géorgiques18 de Virgile souligne le rapprochement19 bien qu’il ne soit plus question ici de la musique d’Orphée et bien que les deux narrateurs n’aient jamais connu de son vivant la femme qui les attire pour les entraîner dans le royaume des ombres.

17C’est par la séduction en effet que l’ombre prédatrice cherche à obtenir le corps qui lui manque. Le conseil donné au narrateur : « Ne regarde pas en arrière » (UO, 101) vise à le sauver de la mort et à empêcher qu’il n’affronte la redoutable Eurydice. C’est inverser le mythème du regard meurtrier, fatal à Eurydice. L’inversion apparaît aussi au niveau des pouvoirs de la musique. Ce n’est plus Orphée qui séduit le monde des Enfers par ses chants et en délivre Eurydice, c’est le chant de l’âme en peine qui séduit le narrateur pour le perdre et l’entraîner dans la mort.

18Monneval Yssel voit en effet, dans un pavillon isolé, une mystérieuse jeune femme vêtue de noir, qui lui tourne le dos devant une cheminée. Il ne doute pas que la voix bouleversante dont lui arrivent des échos, ne lui appartienne. Car il entend, dans la nuit, les voix d’un être qui pleure, tel « une bête en chaleur qui désire et qui souffre », dont « le désir appelle le désir ». S’il se met à la poursuite de cet être, ce n’est pas sans une secrète terreur, comme l’indiquent ces notes : « La bête en voulait à ma vie. Et cependant son chant était si beau qu’à son appel, j’avais un désir insensé de courir jusqu’à elle » (UO, 225).

19L’ombre se réduit à une voix, « ce chant désespéré, très lent, un peu guttural et lointain quoique voilé » (UO, 227). S’il la compare à une bête, « une louve triste qui chasse », « qui gémit et réclame du sang » (UO, 24) c’est qu’elle l’effraie autant qu’elle l’attire. Le mythe du vampire n’est pas loin qui a besoin non du corps mais du sang des vivants qu’il séduit également. L’ombre apparaît ici comme « une créature déchue », errante entre le monde des vivants et le monde des morts, armée « d’une diabolique puissance » (UO, 222), au service d’une détresse immense.

20Si la figure d’Eurydice prisonnière du monde des ombres et aspirant à retrouver le monde des vivants affleure ici, c’est en reléguant au second plan celle d’Orphée qui n’a plus l’initiative de la victoire sur la mort. Le mystère de la réincarnation n’est plus ici lié à un mystère d’amour comme dans le mythe d’Orphée et d’Eurydice et comme la voix le suggère trompeusement au premier narrateur Dellaurgues. Orphée ne survivrait pas en effet au retour de la ténébreuse Eurydice qui n’use de la séduction que pour lui voler son corps.

21Avec le texte de Michèle Sarde, Histoire d’Eurydice pendant la remontée, ce sont les écrivains femmes, les écrivaines comme on dirait au Québec qui s’emparent du mythe pour le repenser dans une perspective féminine voire féministe. C’est donc le regard et le point de vue d’Eurydice qui sont ici privilégiés. Contrairement à l’Eurydice, passive et silencieuse, réduite à mettre en évidence les pouvoirs d’Orphée ou à lui servir d’inspiratrice, Sophie-Eurydice prend la parole, raconte son histoire. Sophie Lambert retrouve après vingt ans de séparation, son ancien amant Eric Tosca passionné de musique et entreprend avec lui un voyage de trois jours à Rome qui sera en même temps un périlleux voyage dans le passé : en effet la rupture des fiançailles et la disparition de Sophie ont eu lieu vingt ans plus tôt, en juin 1959, après les mots d’Eric selon lequel, à Auschwitz, on n’aurait tué que des poux. Pour celle qui venait de découvrir qu’elle était en réalité une enfant juive adoptée quand sa vraie famille fut déportée, ces paroles sont meurtrières et entraînent la première mort de Sophie-Eurydice.

22Le lien entre l’héroïne Sophie Lambert et le mythe d’Eurydice est explicitement établi : Sophie Lambert a en effet étudié le mythe d’Eurydice dans une thèse intitulée : « Fonction et symbolique d’Eurydice dans les arts lyriques ». Les notes de Sophie s’inscrivent en contrepoint du récit, à la fin de chaque chapitre : le narrateur explique en effet que la réflexion sur Eurydice, qui a aidé Sophie à déchiffrer sa propre histoire, doit contribuer à éclairer le récit après la disparition de Sophie. Ce sont sur ses notes, sorte de mise en abîme du récit, que nous nous appuierons plus particulièrement.

23Orphée et Eurydice illustrent ici la guerre des sexes. La première note de Sophie éveille d’emblée la suspicion à l’égard d’Orphée :

Savoir si le regard d’Orphée se retourne sur l’ombre d’Eurydice ou si c’est le regard d’Orphée qui fait d’Eurydice une ombre, qu’importe ! Dans tous les cas de figure, Orphée joue avec la vérité et avec la vie d’Eurydice et Eurydice est impuissante à faire valoir ses droits. Car elle ne jouit d’aucun droit. Un simple regard la renvoie au néant d’où elle vient. (HEPR, 41)

24Eurydice devient dans ce texte « l’ennemie » d’Orphée (HEPR, 68) par qui elle se sent sinon menacée, du moins niée dans sa vérité. « Orphée ne connaît pas Eurydice » (HEPR, 90) écrit Sophie. C’est la chevelure blonde de Sophie qu’il compare à la toison d’or, qui a attiré l’attention d’Eric-Orphée lorsqu’il a rencontré pour la première fois la jeune fille au pèlerinage de Chartres. Or Sophie est naturellement brune et sa chevelure a été décolorée à l’eau oxygénée car elle refuse son identité juive. Cette image idéale illusoire à laquelle est attaché Eric symbolise son aveuglement volontaire sur la véritable Sophie. Dans son désarroi et sa quête d’identité, celle-ci se sent abandonnée. Aussi s’interroge-t-elle sur l’impuissance réelle d’Orphée à faire sortir Eurydice des Enfers. S’identifiant à Ariane et assimilant le labyrinthe de Crète aux enfers où Eric jouerait le rôle de Thésée, elle déclare qu’« il aurait exploré le labyrinthe et terrassé le dragon. Et qu’après il l’aurait abandonnée à Naxos. Ou qu’il serait remonté de l’au-delà sans elle » (HEPR, 90).

25Pour Sophie, Orphée aime Eurydice absente, il l’aime « dans le miroir de son rêve », « il ne l’aime que morte » (HEPR, 114). Cette phrase reprend celle de Maurice Blanchot citée par Michèle Sarde à l’ouverture de la troisième journée (HEPR, 281). Il « ne veut pas Eurydice dans sa vérité divine et dans son agrément quotidien, (il) la veut dans son obscurité nocturne, dans son éloignement avec son corps fermé et son visage scellé ». (HEPR, 281).

26Il l’aime dans la séparation, l’absence qui exalte la présence20. L’amour d’Orphée serait donc beaucoup plus complexe et ambivalent qu’il n’y paraît, ce qui ferait de lui, secrètement, l’ennemi d’Eurydice. Sophie manifeste plusieurs fois sa crainte d’être victime d’Eric qui l’aurait entraînée à Rome ou dans les catacombes pour la faire disparaître (HEPR, 40).

27Mais c’est finalement Orphée, qui, dans la réécriture de Michèle Sarde, va devenir la victime d’Eurydice.

28Les Notes de Sophie soulignent l’antagonisme entre les prêtres d’Apollon dont les temples, voués au culte du soleil sont au sommet des montagnes et les prêtresses d’Hécate, vouées au culte lunaire dionysiaque dans les vallées profondes. Il est une tradition qui voit en Eurydice une alliée involontaire des terribles bacchantes qui déchireront Orphée. Edouard Schuré dans Les Grands Initiés21 raconte qu’Orphée aurait dérobé Eurydice aux promesses séductrices d’Aglaonice, la grande prêtresse d’Hécate, conflit qui se serait soldé par la mort d’Eurydice, empoisonnée par la Bacchante qui la reprend ainsi à Orphée. Cette version trouve également des échos dans Orphée22 de Cocteau.

29Les Notes de Sophie se font l’écho de cette légende :

Aglaonice la maudit, la reine des Bacchantes, quand elle (la) voit (Eurydice) dévier ses pas de leurs forêts profondes pour les tourner du côté du soleil. Et pourtant Eurydice est femme et comme ses sœurs, prêtresse de la lune. Elle appartient aussi à cette espèce qui rôde dans les obscurs territoires de l’instinct et de la mort. Malgré elle… (HEPR, 200)

30Sophie, cette moderne Eurydice, a elle aussi partie liée avec la mort, non seulement parce qu’elle est femme, mais parce qu’elle est liée au monde des enfers, celui de la Shoah dont elle est miraculeusement rescapée. Eric Orphée, par ses opinions de droite et par son père, musicien célèbre et collaborateur notoire, fusillé à la libération, appartient au camp ennemi.

31C’est en faisant la lumière sur son passé que Sophie « tente de remonter du gouffre où le désastre la tenait pétrifiée » (HEPR, 218). Mais la vérité que Sophie assume, ce qui assure sa remontée vers la lumière, Eric Orphée la refuse, ce qui entraîne sa mort : bouleversé d’apprendre que Sophie a avorté d’un enfant dont il était peut être le père, Eric s’enfuit et affronte une manifestation féministe violente où des femmes en cortège, venues de tous les horizons d’Italie, réclament la libération de leur sexe et le droit à l’avortement. Ces modernes Bacchantes, cortège de femmes en folie, mettent à mort Orphée. Sophie n’est-elle pas la sœur de ces modernes Bacchantes, elle qui a eu « dans le face à face les mots qui portent la mort aussi sûrement que les griffes des Bacchantes » ? (HEPR, 305). Son dernier visage, pour Orphée, est celui qui tue, inversion du mythe où c’est le regard d’Orphée qui apportait la mort à Eurydice. Le texte de Michèle Sarde nous présente donc, comme le texte de Bosco, une Eurydice redoutable qui réussit à remonter seule des enfers dont Orphée reste prisonnier. C’est elle qui tue Orphée ou met sa vie en péril, inversion du mythe où c’était Orphée qui renvoyait Eurydice au néant. Elle apparaît profondément liée au monde souterrain même si elle partage l’ambivalence d’Orphée, car elle aspire à la lumière.

32La plupart de ces réécritures actualisent le mythe grec en le transportant dans le monde moderne. Les inversions sont dès lors à l’image d’un contexte sociologique différent où les femmes s’affirment, révisant les vieux mythes dans une perspective critique féminine.

33Ainsi les mouvements féministes révolutionnaires donnent-ils une actualisation saisissante aux fureurs des Bacchantes dans Histoire d’Eurydice pendant la remontée comme l’expérience de la Shoah y présente une actualisation de la descente aux enfers. Les échos de la seconde guerre mondiale et de la guerre d’Algérie sont déterminants pour les acteurs dont l’affrontement politique exacerbe la guerre des sexes.

34Dans « Ravissement » où la descente aux enfers est aussi intérieure, celle de la mémoire, Hère se rappelle que, enfant, durant la guerre, il s’était réfugié avec sa famille dans cette vallée obscure comme celle du Styx où l’engrenage des roues de bois d’une minoterie - autre rappel des temps modernes - n’est pas sans évoquer la roue du temps (R, 58). Il se souvient que l’on disait que « son père avait perdu son Corps » (R, 58) expression qui le laissait inquiet et qui, avec le jeu de mot, nous ramène au monde des ombres lié au mythe d’Eurydice. Sans que des événements politiques particuliers soient évoqués, Eurydice d’Anouilh transporte le mythe antique dans le quotidien familier presque trivial : Eurydice y est une comédienne en tournée et Orphée un violoniste ambulant qui se rencontrent dans le buffet d’une gare de province.

35Mais quel que soit le contexte, le mythème de la descente aux enfers – constituante, soulignons le, non essentielle du mythe d’Orphée, qui n’est attestée qu’à la fin du VIème siècle avant Jésus Christ – paraît indissociable du mythe d’Eurydice qui est liée au monde de la mort parce qu’elle est liée à la terre et, pour Orphée, à la découverte du corps. Sophie écrit : « C’est en embrassant d’un seul regard sa véritable nature, mortifère, (d’Eurydice) qu’il s’arrachera aux Ménades et qu’il remontera seul vers la lumière » (HEPR, 199). Elle écrit encore : « Eurydice a partie liée avec le désordre dionysiaque qui la tient serrée dans ses filets » (HEPR, 199).

36Le monde souterrain prend la figure des catacombes de Rome dans le roman de Michèle Sarde. Une douleur intempestive à la cheville (HEPR, 263) – rappel de la piqûre du serpent - arrête Sophie. Le temps d’extraire le petit caillou qui la fait souffrir et elle se retrouve seule, loin du groupe des touristes, abandonnée dans le labyrinthe de la ville des morts qui lui en fait évoquer une autre, l’enfer du ghetto, rue des Boutiques Obscures, à Rome, où sa famille a trouvé « un piège mortel » avant d’être déportée vers les camps.

37Dans la Nouvelle d’Eurydice, le héros recherche la femme aimée disparue dans les cimetières d’Ombre ou d’Ombrevive, sorte de double fantomatique de la terre des vivants illustrée par le village de Vive, au nord de la France et la propriété de Vivombre. L’onomastique souligne le passage du monde des vivants à celui des morts23 qui est le domaine par excellence de l’androgyne Eurydice.

38Le mythème essentiel, sur le plan symbolique, dans la réécriture du mythe au XXème siècle, est l’interdiction de regarder en arrière, liée au regard qui tue et à la femme deux fois perdue. Ce regard en arrière devient le symbole du retour sur le passé qui livre alors ses secrets. C’est ce retour sur le passé qui, dans le roman de Marguerite Yourcenar, provoque la seconde mort d’Eurydice. L’enquête qu’il mène détruit, en effet, dans l’esprit de l’admirateur de Thérèse l’image idéale qu’il se faisait d’elle. Ce regard indiscret, la rend pour toujours à la mort – cette fois dans le domaine du souvenir – Stanislas cesse de voir en Thérèse une épouse vertueuse et délaissée pour découvrir une femme légère peut être machiavélique. Le doute est destructeur même si le mystère reste entier.

39C’est encore le problème de l’image idéale que le regard risque de détruire qui est évoqué dans la pièce d’Anouilh, Eurydice où un personnage énigmatique, M. Henri, rend la jeune femme morte à son amant. Mais elle disparaîtra s’il la regarde « en face une seule fois avant le matin » (E, 117). Or Orphée veut lire dans les yeux de l’aimée les secrets de sa vie passée. Sa curiosité est plus forte que son désir de garder Eurydice. Eurydice meurt en regrettant qu’Orphée, en dépit de l’amour qu’il éprouve, n’ait pu l’accepter telle qu’elle est. L’interdiction du regard est liée au secret à préserver, secret peut être infamant dont Eurydice est détentrice.

40Dans Histoire d’Eurydice pendant la remontée, Sophie reproche à Eric son regard narcissique. Mais c’est finalement lui qui est victime du regard en arrière, cette évocation du passé que lui impose Sophie. Une dernière révélation le brise définitivement en même temps qu’elle brise l’image idéale de la femme aimée.

41Le regard en arrière qui tue représente le danger d’une image sacralisée de la femme face aux révélations d’une réalité plus prosaïque. L’interdiction transgressée évoque d’autres mythes, celui de Mélusine par exemple où le bonheur des amants est lié au respect du secret : le regard intempestif de Raymondin perd Mélusine.

42Dernier mythème lié au mythe d’Eurydice, mais dont l’exploitation est mineure : celui de l’homosexualité. Orphée d’après Ovide serait, après la mort d’Eurydice, l’initiateur de l’homosexualité masculine. Ce thème apparaît surtout chez Marguerite Yourcenar qui suggère une amitié homosexuelle entre le mari de Thérèse et Stanislas, l’amour des deux hommes ayant besoin d’une femme interposée entre eux, pour s’assouvir. Edouard Schuré et Cocteau suggèrent, eux, une affinité sexuelle entre Eurydice et une Bacchante, Aglaonice. Michèle Sarde y fait aussi allusion : puisque le don d’Orphée lui permettait de transgresser les lois qui établissent des barrières entre les règnes et les sexes, n’était-il pas prédestiné à « tomber amoureux de lui-même, de son propre corps, le corps de l’éphèbe ? » (HEPR, 68).

43En prenant son autonomie, le mythe d’Eurydice s’est donc rapproché des mythes de l’entre deux mondes, où les morts sont maintenus vivants par le désir des vivants, leur mémoire, leurs représentations imaginaires. La descente dans l’Hadès devient la métaphore de la descente dans les abîmes de la mémoire pour compenser la perte d’un être cher. C’est Trassard évoquant la mère disparue, Monsieur de Sainte Colombe sa femme ou Eric Tosca sa fiancée. Il s’est rapproché de mythes inquiétants aussi puisque le mort ne peut revivre dans la réalité qu’aux dépens des vivants comme dans le mythe du vampire. C’est le cas d’Une Ombre de Henri Bosco.

44Le mythe d’Eurydice reste bien un mythe de transgression. L’accent est mis sur l’interdiction du regard en arrière comme si ce regard était susceptible de révéler de mortels secrets, comme si, en perçant le voile des apparences, il brisait les images idéales de la féminité. L’amour ou la musique n’y ont plus guère de place. S’imposent au contraire la séduction dangereuse ou la guerre des sexes.

45On parle aujourd’hui de réécriture des mythes au féminin et de réhabilitation des figures ambivalentes. Dans le cas d’Eurydice, c’est plutôt l’aspect noir de la féminité liée au monde nocturne de la terre, du corps, d’une violence dionysiaque incarnée par les Bacchantes qui est mise en relief par opposition à un Orphée solaire désormais contesté, menacé ou condamné. Le mythe se met ici au service de revendications féministes à l’existence loin de toutes les représentations masculines narcissiques et aliénantes.

46Mais Eurydice reste la jumelle d’Orphée, son miroir. Elle cherche la lumière et réussit seule la remontée des enfers de la mémoire alors qu’Orphée – n’oublions pas l’étymologie : Orphnos : l’obscur24 – est finalement vaincu par les Bacchantes, itinéraires parallèles bien qu’inversés où nous retrouvons l’ambivalence propre aux mythes.

Notes de bas de page numériques

1 Ovide, Les Métamorphoses, X, XI, Les Belles Lettres, 1965.
2 Virgile, Les Géorgiques, IV, 456-527, Les Belles Lettres, 1965.
3 Marguerite Yourcenar, La Nouvelle Eurydice, Grasset, coll. « Pour mon plaisir », 1931 (sera abrégé NE). L’ouvrage est disponible dans la Pléiade.
4 J. Anouilh, Eurydice, Gallimard, 1941, coll. Folio (abrégé E).
5 M. Sarde, Histoire d’Eurydice pendant la remontée, Seuil, 1991 (abrégé HEPR).
6 P. Quignard, Tous les matins du monde, Gallimard, 1991, coll. Folio (abrégé TMM).
7 Jean Loup Trassard, « Ravissement » in Des cours d’eau peu considérables, Gallimard, 1981 (abrégé R).
8 Henri Bosco, Une Ombre, Gallimard, 1978 (abrégé UO).
9 Eva Kushner, Le mythe d’Orphée dans la littérature française contemporaine, Paris, Nizet, 1961.
10 Pierre Brunel, « Orphée » in Dictionnaire des mythes littéraires, éd. Du Rocher, 1998.
11 Jacques Heurgon, « Orphée et Eurydice avant Virgile » dans Mélanges d’archéologie et d’histoire, Ecole française de Rome, de Boccard, TXLIX, 1932, pp. 5-60, cité par Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, p.1094.
12 V. Segalen, Orphée roi, in Œuvres complètes, Robert Lafont, coll. Bouquins, 1995 (publié en 1961, aux éditions du Rocher).
13 Entretien de Jean-Loup Trassard avec Arlette Bouloumié in L’Ecriture du bocage, sur les chemins de Jean-Loup Trassard, Presses de l’Université d’Angers, sept 2000, p. 577.
14 Entretien de Jean-Loup Trassard avec Arlette Bouloumié in L’Ecriture du bocage, sur les chemins de Jean-Loup Trassard, p. 585.
15 Entretien de Jean-Loup Trassard avec Arlette Bouloumié in L’Ecriture du bocage, sur les chemins de Jean-Loup Trassard, p. 585.
16. Homère, L’Odyssée, XI, éd. Garnier Frères, p. 157.
17 Adalbert von Chamisso, Peter Schlemilh, José Corti, collection romantique n°20, 1994.
18 Virgile, Les Géorgiques, IV, p. 74.
19 Voir l’article de Sandra Beckett : « L’appel de la ténébreuse Eurydice dans Une Ombre d’Henri Bosco » in Orphée et Eurydice : Mythes en mutation, Religiologiques, n° 15, Bibliothèque nationale du Canada, sous la direction de Metka Zupancic.
20 Voir aussi Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Gallimard, 1969.
21 Edouard Schuré, Les Grands Initiés, Librairie académique Perrin, Pocket, n° 2182, 1960, pp. 223-261.
22 Cocteau, Orphée, Stock, 1927, 1957, 1986, 1991, 1994, 1998, pp. 256-257.
23 Voir l’article de Marie Miguet Ollagnier, « La Nouvelle Eurydice de Marguerite Yourcenar ou le regard meurtrier », in Métamorphoses du mythe, Annales littéraires de l’Université de Franche Comté, 1997, pp. 224-225.
24 Marie Miguet, « Histoire d’Eurydice pendant la remontée de Michèle Sarde : un contre-Orphée ? » in Métamorphoses du mythe, p. 251.

Pour citer cet article

Arlette Bouloumié, « La Résurgence du mythe d’Eurydice et ses métamorphoses dans l’œuvre d’Anouilh, de Pascal Quignard, de Henri Bosco, de Marguerite Yourcenar, de Michèle Sarde, et Jean Loup Trassard », paru dans Loxias, Loxias 2 (janv. 2004), mis en ligne le 15 janvier 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=1244.


Auteurs

Arlette Bouloumié

Ceriec, Université d’Angers