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Romain Vaissermann  : 

 « Jeanne la damneuse » ou le jeu diachronique dans la Jeanne d’Arc de Charles Péguy

Résumé

Première œuvre de théâtre de Charles Péguy, Jeanne d’Arc contient un petit corpus de mots en -euse résistant au classement diachronique : exileuse, trahisseuse, affameuse et damneuse. Ces termes sont comme des cailloux laissés, à des tournants de l’œuvre, par les flots de la « Meuse endormeuse ». Charles Péguy aime tant à jouer de la richesse du français en explorant la diachronie de la langue que ces termes clefs préfigurent, dès 1897, le thème péguien de l’insertion de l’éternel dans le temporel. C’est sans doute à cause de leur précise signification idiolectale que leur postérité est réduite au XXe siècle, aussi bien chez les auteurs que dans les dictionnaires. Paradoxalement, cette méconnaissance conserve à ces mots, aujourd’hui encore, leur force expressive.

Index

Mots-clés : archaïsme , diachronie, Jeanne d’Arc, néologisme, Péguy

Plan

Texte intégral

1Jeanne d’Arc contient un petit corpus de mots résistant au classement diachronique. Ces mots, apparus dans Jeanne d’Arc, n’en restent pas moins mobiles sur l’axe des temps : ils ne sont pas datés et sont difficilement datables. Il y a donc du jeu dans ces mots – au sens technique d’un « espace permettant le mouvement » – et cette mobilité laissée aux mots instaure un ludisme entre écrivain et lecteur, « lisant » et « lu ».

2Dans l’expression tirée du drame pour exemple, « Jeanne / la damneuse »1, par la graphie modernisée du prénom de l’héroïne, Péguy refuse ce qu’il nomme le « bibelot » archaïque, qui écrirait Jehanne. Mais de quand dater l’adjectif substantivé ? Les dictionnaires d’ancien français ne donnent nulle attestation du féminin de damneur, qui existe, lui. Le mot ne semble pas davantage populaire. Si c’est une création de Péguy, voici un néologisme anachronique et sans lendemain au XXe siècle. Le mot vient du latin damnosa mais possède une morphologie française. Sa datation revêt de l’importance : le terme revient six fois dans l’œuvre et nulle part ailleurs que chez Péguy. En réalité, il joue sur la diachronie de la langue, ayant tous les airs : d’être latin, français, rare, commun, et particulièrement : ancien, nouveau.

3Quelques analyses textuelles montreront comment Péguy met en valeur ces mots, comment se développe par ces mots le jeu diachronique et quelle est sa finalité.

4Les mots étudiés forment un petit groupe d’adjectifs, dont damneuse, le plus représentatif, constitue le chef de file. Damneuse contient le P.G.C.D. du groupe : le suffixe -eur/-euse. L’idée de damnation n’imprègne-t-elle pas Jeanne d’Arc, lui conférant sa tonalité tragique ?

5Dans les éléments formants du mot, commençons par le radical. Damneuse mais aussi damnation, damner ou damné comme nom réapparaissent souvent au cours du drame. D’ailleurs, le débat principal porte sur la question de savoir si, au début du drame, ne pas agir ne revient pas à se damner et si, à la fin du drame, l’action de Jeanne fut ou non œuvre de damnation. Des liens logiques relient de plus la notion de damnation au sens des racines des autres termes que nous allons examiner : elle se définit techniquement comme un exil loin de Dieu, une trahison de la foi ; elle trouve son équivalent matériel dans l’affamement des populations pendant la guerre. Exil, trahison, affamement et damnation suffisent à rendre pleinement l’air du temps, de ce temps sombre dans lequel baigne le drame : 1425-1431. Une telle liaison pourrait sembler abstraite, n’était l’effet phonétique que contribue à produire dans Jeanne d’Arc notre groupe de mots.

6Exileuse, trahisseuse, affameuse et damneuse riment ; la sonorité [-ø:z(ә)] forme un refrain ; autant de vagues qui découlent de la fameuse « Meuse endormeuse » ; le retour de la terminaison s’apparente aussi à des fils de même couleur dans une tapisserie. La même matière, la même substance phonétique ressurgit de part en part. Pourquoi dès lors isoler quelques termes en -euse ? Parce que Péguy n’a créé dans Jeanne d’Arc que des mots en -euse. Tous les autres mots existent en ancien français ou en français moderne. Bizarrement, ces termes n’attirent pas l’attention ; les lois morphologiques du français n’interdiraient pas qu’ils existassent. Le hasard a voulu qu’ils ne vinssent pas sous la plume d’un auteur, qu’ils ne fussent admis dans nul dictionnaire et, partant, qu’il ne s’en trouvât pas d’attestation avant 1897. La contingence de l’ostracisme qui avait pesé sur ces « possibles non attestés » ne présume pas de l’insignifiance de leur utilisation – qui procède chez Péguy d’une volonté consciente. Péguy tire même parti de l’absence fortuite d’attestation antérieure pour néologiser sans vergogne ni qu’il y paraisse, pour néologiser en ayant l’air d’archaïser. Cette analyse des mots en tant que tels doit se confronter à leur cotexte.

7Malgré l’inscription des mots dans leur cotexte, leur mise en valeur procède d’une distinction du cotexte. Aussi analyserons-nous la place concrète des mots néologiques-archaïques dans le texte énoncé (qui est comme le lieu le plus circonscrit) et dans le genre des passages où ils apparaissent (cadre plus général). L’analyse générative des procédés néologiques semblant la plus efficace, l’expression « Jeanne la damneuse » sera vue comme le résultat d’une adjectivation doublée d’une substantivation dans le schéma : Jeanne damne -> Jeanne est damneuse -> Jeanne est la damneuse. Examinons donc l’entour syntaxique des mots étudiés.

8Affameuse (31, 58) forme une cooccurrence figée avec route. Un tel syntagme est encore spécialisé dans la fonction de complément de lieu (« par/sur la route affameuse » quasi synonymiques). Ce complément lui-même n’apparaît que pour exprimer l’idée d’exil (repartir et s’en aller exprimant un mouvement d’éloignement). Seul sujet des deux verbes : les enfants.

9Damneuse (36 deux fois, 199) correspond d’abord à un nom (dans quatre emplois contre deux comme adjectif), au pluriel (dans les deux premiers emplois contre quatre au singulier) et avec complément du nom dans « les damneuses des âmes » – syntagme nominal d’abord coordonné à une expression similaire de formation : « les tourmenteuses des corps ». Les deux premières occurrences ont une fonction d’attribut de la copule dans une conjonctive dépendant de savoir. Il s’agit en fait d’un jeu de question-réponse où ressortent les sujets (« nous aussi », « vous toutes »).

10L’adjectif exileuse (51), dans une situation qui rappelle celle d’affameuse, apparaît dans un groupe complément de lieu, à proximité du participe présent de pleurer. Ce qui incite à reconsidérer la syntaxe de la page 58 : « par la route affameuse » dépend autant du verbe conjugué que du gérondif ; et ici le syntagme « en la terre exileuse » complète trois adjectifs (liés avec insistance par la particule de coordination) attributs du COD, postposés par rapport au pronom élidé de P1 à l’accusatif.

11Autour de damneuse (307), la présence du démonstratif péjoratif n’est pas le seul souvenir latin (ipse) : se cache un adjectif verbal à valeur d’obligation (Fugienda est ista damnosa damnataque ). L’association de l’actif et du passif, dans un tour resserré en fonction d’épithète, se retrouve : « Chef de guerre [masculin mais qualifié au féminin : a-t-on assez parlé de l’habit d’homme et du commandement de Jeanne !] damneuse et damnée [Jeanne est femme mais virile au sens de « courageux »] avec eux [ses soldats sont hommes mais parfois couards] ». Le sexe des mots se prête à des réinterprétations propres et figurées. Le vers constitue une prolepse syntaxique qui complique et disloque l’ordre des mots dans le tercet.

12Trahisseuse appartient à un groupe semblable d’attributs coordonnés, modalisés par falloir et avec une reformulation syntaxique qui explicite le sens du mot forgé trahisseuse : « enseignée aux (gauches) trahisons ».

13Damneuse enfin (311-312) est substantivé et apposé au sujet, dans un groupe figé semblable à un surnom (du nom Jeanne) oral (parler) connu de tous (on), puis attribut dans un parallèle de deux subordonnées avec un groupe entier commun en fonction de complément de moyen : une variation se produit dans le temps du verbe et l’attribut. De lui dépend « à ne sauver personne », qui définit le damneur.

14Si la syntaxe approche la réflexion de l’écrivain « aux prises avec les mots », l’ordre des mots au contraire suit au plus près l’« opération de la lecture ». Quatre positions sont remarquables du point de vue psychologique du lecteur : la première position, la position centrale, la dernière position s’imposent d’elles-mêmes ; un mot peut aussi être mis en valeur par la ponctuation. Or affameuse est deux fois en dernière position, damneuse (36) n’appartient qu’au syntagme qui finit la phrase, exileuse est en dernière position, damneuse à la page 199 n’est pas mis en valeur, le mot est en 307 à l’hémistiche et au centre de la page, trahisseuse à la page 308 est en fin de ligne, de vers et de proposition, damneuse est en 311 décalé typographiquement en fin de phrase, il est à l’hémistiche et au centre de la page 312. Ainsi, dans 7 occurrences sur 10, les mots forgés ont une place de choix. Dans les coordinations, le néologisme vient tantôt en deuxième (36, 308) tantôt en première place (199, 307).

15Reste encore, après leur fonction grammaticale et leur place, à considérer l’aspect générique du cotexte des mots. Ces derniers sont-ils poétiques ou prosaïques ? Cinq cotextes sont écrits en prose, quatre sont des vers et un reste douteux : en 311, à cause du rythme : 5 / 4/2 / 2/4 et du retrait typographique. Mais des vers se cachent dans les passages en prose et l’on aboutit à un classement nouveau : un contexte indéfinissable, un contexte prosaïque (199), quatre contexte de poésie régulière (51, 307, 308, 312) et quatre rythmes d’alexandrins (p. 31 : 3/3 / 3/3 ; p. 36 : 2/3 / 4/3 ; p. 58 : 3/3 / 3/3 ; p. 199 : 3/4/5 ; dans cette prose rythmée, les mots ne sont pas à l’hémistiche). À parler de la situation des mots dans le texte écrit, n’oublions pas que Jeanne d’Arc est un drame. Quelle place occupent nos mots dans le prononcé du texte ?

16Dans le système énonciatif du drame, ces paroles ont une valeur particulière, outre que leur poids se fait toujours plus sentir dans le développement de l’action. Aucune ne fait partie des didascalies, d’où une diction et une gestuelle à suggérer. Qui prononce les mots en question ? Jeannette au début, Jeanne d’Arc lorsqu’elle a appris sa vocation de « chef de guerre ». Il n’y a pas de différence entre la jeune fille et l’adulte (5 emplois et 2 créations chacune) mais une différence entre Jeanne et les autres personnages : c’est toujours Jeanne(tte) qui lance les mots dans la pièce, avant que d’autres éventuellement les reprennent. Et c’est elle qui les prononcera pour la dernière fois. Jeanne a seule le don de Néologie jusque lorsqu’elle imagine le surnom qui lui sera donné à titre posthume (311). Comment fonctionnent ces reprises ?

17Affameuse est repris à Jeannette, après un certain laps de temps, par Hauviette qui résiste à l’influence morale de son amie et qui essaie de détourner Jeanne de sa conviction en empruntant son vocabulaire. Mais elle a déjà affaire à Jeanne l’adulte, dont la résolution est prise. Pareil phénomène se produit pour damneuse que reprend – immédiatement cette fois-ci – madame Gervaise dans une tentative, vaine elle aussi, de persuader Jeannette. Ces reprises voulaient prendre au mot Jeannette et constituaient une citation de Jeanne. Plus étonnante est la troisième occurrence du mot dans la bouche d’Ignace Dasbrée : il ne s’agit plus d’une réponse amœbée. Tout sépare le dernier emploi du mot par Jeannette et la repartie sévère de Dasbrée. Celui-ci a vraisemblablement écouté Jeanne parler pendant plusieurs jours (dans la fiction de la pièce) mais jamais le mot ne figure dans les paroles de Jeanne qu’il a entendues avant cet instant. Est-ce une incohérence ? Dam(p)nosa ne se trouve pas dans les Procès de Quicherat. Au contraire, Péguy nous oblige de considérer la durée des séances répétitives du procès où les termes employés par Jeanne sont décortiqués. Dasbrée a entendu le mot dit par Jeanne, le transforme en grief (c’est le clerc le plus opposé à elle, véhémentement) – vu son goût vif pour le mot damnation qu’il a toujours sur les lèvres et pour les homéotéleutes en -euse (187 : dangereuse ; 196 : meneuse s’appliquant à Jeanne, dont il dénonce la nature diabolique). Exileuse est hapax pour sa part, à un moment où les questions se succèdent après des temps de silence, dans le long monologue de Jeanne qui est plus profondément un « demi-dialogue » avec Michel, Catherine et Marguerite. Le silence situé avant le quatrain qui nous intéresse peut s’interpréter comme l’écoute des voix ou l’écoute de leur silence. Ce n’est pas une simple absence de bruit, mais un silence actif et métaphysique : les questions du quatrain seront lues comme des objections lancées aux voix ou des plaintes face au silence. Alors que les mots de Jeannette pouvaient être repris – par où se manifestait sa relative faiblesse –, Jeanne règne en maître sur sa néologie, dès exileuse : plus personne ne vient détourner le sens de son vocabulaire religieux intime. Car damneuse (307) réapparaît au cours du plus long monologue de Jeanne dans le drame, passage relativement riche en néologismes. Une longue interrogation occupe six vers, montrant le désespoir de Jeanne n’ayant plus la force physique de finir sur une note ascendante sa phrase – interrogation sans point interrogatif, qui se clôt sur elle-même après avoir envisagé ce qu’elle craignait. Les sonorités ajoutent à l’effet de ralentissement de la diction : deux rimes internes s’entendent dans les vers blancs du tercet (allitération en [ø:], répétition de « mes soldats »). Trahisseuse vient après un « très long » silence au début d’une interrogation qui mourra avant de reprendre de la vigueur après un tiret, pour se conclure par une véritable interrogative après le point-virgule (308). Le ton de la voix descend, remonte brusquement pour redescendre et finit par remonter. « Jeanne la / damneuse » fait pressentir un autre mot après l’article. Typographiquement, la coupure suit l’article ; il serait malsonnant et peu compréhensible de séparer l’article du nom par un silence : blanc typographique et silence ne concordent pas strictement et, faute de reconnaître l’inadéquation entre typographie et lecture, l’on rendrait Péguy ennuyeux ; deux arts se correspondent. Comment rendre l’isolement de la ligne dans la page ? Par un silence ? Mais Péguy aurait inscrit en didascalie un silence s’il voulait provoquer l’association d’idées : blanc donc silence. Une page, à la lecture, n’oblige-t-elle pas à tourner la page, à un mouvement du regard ? La phrase sera donc accompagnée d’un geste des bras (les didascalies de Péguy ne notent jamais que les mouvements du corps entier) ou d’une expression particulière du visage. Les sentiments à rendre dans la dernière occurrence de damneuse sont le désespoir (« je suis ») et le remords (« je fus ») mais implicites : « quand je pense » commence l’aveu sans poursuivre par ce que l’on attendrait : « je me désespère / j’ai du remords. » On peut imaginer pire : reniement de soi, désespoir absolu...

18La valeur dramatique de ces termes varie, liée à la valeur d’agent du suffixe : il y a les routes, la route qui affame dans l’arrière-plan historique ; des personnages en corrompent d’autres ; la terre produit de l’exil de la même façon qu’elle produit des paysans sédentaires ; en temps de guerre, les uns trahissent les autres. Voilà du mouvement, des tensions entre les personnages historiques et ceux du drame. Mais ces mots sont hors l’action : ils appartiennent tous sauf un (199) aux pièces À Domremy et Rouen. Ce sont donc de doubles échos : écho dans la première pièce de l’arrière-plan historique, tel que le ressent Jeanne ; écho des deux pièces antérieures et des événements intercalaires. Ils se situent à l’extérieur de l’action, à l’exception d’un terme qui possède une efficacité dramatique immédiate : la didascalie « Il s’en va par le bas-côté. » montre Dasbrée conséquent au moins avec ses propres paroles apotropaïques. La phrase possède un effet perlocutoire : l’entrée en scène de Jeanne (qui rompt le dialogue entre Dasbrée et Claudet) oblige Dasbrée, tout à son émotion (après l’exclamation précédente), à se dérober pour appliquer comme à rebours son vade retro satana. Le jeu de scène (sortie et entrée liées) et les mots (qui relèvent du champ lexical du mouvement : venir, fuir, s’en aller) s’expliquent par la force contagieuse de la damnation (damn-euse).

19Nous avons commencé de parler de temporalité. Ces mots privilégiés, créés par Péguy, ont une fonction dans l’œuvre qui se rapporte à ce qui les distingue des autres mots : leur résistance à la datation. Tous ces mots entre XVe siècle et XIXe siècle jouent en effet sur le sentiment linguistique du lecteur et sa compétence historique. Ils ont aussi une visée philosophique, sérieuse. Une partie de la poétique de Péguy se révèle-t-elle par eux ?

20Les mots non datables à première lecture effacent les repères temporels de l’œuvre. Ils ne datent pas d’hier ou d’aujourd’hui, refusent toute quantification, instaurent une nouvelle façon d’appréhender le temps. L’œuvre échappe à la chronologie que le dos du livre lui assigne : 1412-1431, et l’Histoire est reléguée au second plan. « Jehanne la Pucelle » devient donc « Jeanne la damneuse », avec un surnom nouveau par rapport à la vulgate historique et au lexique établi. Certes, Péguy a consulté des ouvrages savants pour Jeanne d’Arc2. Mais il mentionnera en 1911, comme sources du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, les seuls procès et « une connaissance historique de la chrétienté française aux onzième, douzième, treizième, quatorzième et quinzième siècles »3. Documentation et inspiration qui ne conditionnent pas son style quand il rédige son œuvre de jeunesse : Péguy a dû se déprendre du style propre aux Procès et autres écrits d’époque pour acquérir sa propre écriture. Aussi son lexique trouve-t-il dans le jeu diachronique (présent dans les parties où la valeur stylistique ajoutée à la vérité historique est la plus grande) un moyen de quitter les mots de l’histoire médiévale. Le style a ses raisons : manifestement, par damneuse Péguy choisit d’insister sur un thème que les rapports des interrogatoires subis par Jeanne n’abordaient que rarement et indirectement. La Jeanne de Péguy est une héroïne soucieuse de la damnation et accusée de damnation, par différence avec les autres réinterprétations littéraires du personnage. Deux contestations du lexique historien se superposent : Jeanne d’Arc interprète l’Histoire, et « Jeanne la damneuse » la réinterprète. Les mots latins et français formés sur la racine damn- paraissent rarement dans les Procès ; l’œuvre doit oublier un peu le Moyen-Âge au profit de sa propre histoire. Pour l’oublier, elle l’avait certes connue. Le vocabulaire anhistorique, sans histoire parce qu’il se comprend sans effort malgré sa nouveauté, contribue à l’originalité du drame comme fiction.

21Le lecteur, consciemment ou non, devant tout mot, lui attribue une datation approximative ; sa compétence pour évaluer sa datation (entendue au sens large : ce terme est-il plutôt vieux, récent...) fait partie intégrante de sa compétence lexicale générale, qui inclut la connaissance des règles orthographiques, des connotations et dénotations des mots, des registres de langue... Or le poète, après qu’il a quitté le vocabulaire de l’Histoire, trompe les attentes de son lecteur moyen. Celui-ci, particulièrement devant un drame dont l’action est sensée se dérouler au XVe siècle, s’attend à un certain langage, point trop moderne (il choquerait par anachronisme) et point trop ancien (il risque simplement de n’être pas compris). Le lecteur de Jeanne d’Arc est donc attentif à la diachronie de la langue ; son horizon d’attente porte sur la graphie des noms propres autant que sur les règles syntaxiques ou sur le vocabulaire. Mais où les mots de Péguy se situent-ils sur l’échelle des temps, entre Belle Époque et Moyen-Âge ? Pas entre deux dates mais dans un autre temps : n’importe quand hors du temps, et pourtant aussi dans le temps, forcément, efforcément – dirait Péguy. La fiction est décalée par rapport à l’axe temporel. De même qu’elle imagine un possible, elle recourt à des (mots) possibles dans son expression. Dès lors cesse l’investigation lexicologique, repoussée comme non-pertinente face au jeu diachronique, comme impertinente face au pouvoir qu’a l’auteur de créer dans le secret de l’art. Or, si le temps historique se voit relégué au second plan, si à son tour la fiction détache de ses didascalies (où figurent dates, âges) le texte, n’est-ce pas du fait de la spiritualité de l’œuvre ? Il s’agit de « l’histoire d’une vie intérieure » plus que de l’Histoire, et de la spiritualité de Jeanne plus que des sentiments du lecteur ou de l’auteur ; le jeu diachronique aura donc un sens spirituel. Quel peut être le sens de ces mots non datables insérés dans un texte au vocabulaire courant ou archaïque ? La transversalité de ces mots rappelle une idée à laquelle réfléchira Péguy plusieurs années plus tard, mais qui se manifeste en gestation dès Jeanne d’Arc.

22Les mots archaïques-néologiques surgissent chez Péguy sous le signe d’un ordonnancement duel des choses et de l’expression. Affameuse en 31 voisine ainsi un verbe qui serait au duel en grec (voir « tous les deux » supra) ; de même le nous qui suit désigne-t-il Jeanne et Hauviette avant de se comprendre comme tout homme du royaume de France. En 36 se profile la dualité humaine par excellence : âme et corps – problème philosophique classique. Le nous duel, directement contesté par Gervaise, est réinterprété comme désignant tous les gens du siècle ; tandis qu’elle oublie les tourments corporels. En 51, Jeanne, « seule », veut rejoindre « ses sœurs » les deux saintes. Affameuse en 58 ne semble pas lié à deux éléments distincts – mis à part le souvenir des deux enfants. Mais, à examiner les phrases précédentes, bâties sur un rythme binaire, on découvre qu’il ne s’agit pas seulement d’une route de la faim concrète. « L’homme ne vit pas que de pain » : la faim s’entendra aussi de l’aspiration à la liberté, à la paix. De même pour les moissons, concrètes et spirituelles, de la phrase suivante. En 199 apparaissent encore corps et esprit : la damnation est un phénomène spirituel à conséquences directement matérielles – contagion par l’esprit mauvais. Double aspect du mal également : hors de soi et en soi, dans la passivité comme dans les activités du possédé – synonyme écarté par Péguy. Damneuse en 307 prend un nouveau sens, proche du mot-valise : « meneuse damnée » (ordre voulu par le sens spécifique qu’eût pris l’adjectif antéposé) où le combat guerrier rejoint le combat métaphysique entre bien et mal. En 308, menteuse au plan langagier et trahisseuse au plan des conduites sont blâmés par la morale chrétienne qui y voit la main du traître typique : Judas. En 311 sont superposés Jeanne et son double mythique, personnalité et personnage (historique et dramatique). En 312, aspects actif et passif se correspondent ; en matière de spiritualité, qui n’agit pas pour agit contre – contre soi-même (se damner) et autrui (damner). La conscience mentale de la perdition spirituelle (« Quand je pense que... ») cause à Jeanne douleur et déchirement.

23Ces dualités multiplient les points de vue d’où part la réflexion, d’où parlent les personnages. Ainsi, la faim commence par se montrer sous un aspect concret (en 31) qui peu à peu désigne l’autre réalité des valeurs, du droit. Le sens propre révèle un sens figuré ; et Jeanne se montre la plus attentive aux realia, réceptive à la douleur humaine. Et c’est Hauviette, malgré elle et sa tentation de céder au défaitisme, c’est Hauviette, en 58, dont les mots désignent l’autre versant de la faim – de nourritures spirituelles, qui sont aussi terrestres. En 36, les points de vue ne se réduisent pas à un dualisme : Gervaise ne reconnaît dans son système de pensée que les questions de foi, alors que Jeanne souffre de la souffrance humaine et des peines qui attendent les damnés. En 51, en une expression paradoxale, l’intrusion métaphysique des voix bouleverse Jeannette : l’appel des saintes et de saint Michel renverse la perspective de la bergère qui s’évadait du monde pour écouter ses voix. L’appel de Dieu renvoie la bergère sensible aux douleurs concrètes du monde réel pour qu’elle y applique le plan divin. Jeanne, qui se sentait d’abord en exil de sa patrie (privée de pays ou dans un pays dispersé), s’étant accoutumée à la fréquentation des saintes, se retrouve solitaire sur terre, et plus qu’auparavant. Coupe amère dans le moment de sa partance – vers le roi, hors de Domremy et loin de ses premières voix. Voilà pourquoi la terre est dite exileuse : elle nous exile de l’autre monde. Dasbrée, en 199, exprime une vision superstitieuse ou intégriste de la damnation : Jeanne est damneuse parce que damnée (la coordination a valeur causale) – jugement global qui condamne sans sourciller telle âme à la peine éternelle, sur la conviction d’une faute. Les sonorités [i] et [f] renforcent la cohérence de l’opinion. En 307, semblable point de vue : Jeanne est près de se rendre aux raisons de ses accusateurs. En 308, la question devient cruciale : l’héroïne se demande angoissée comment finira son procès, non celui dit de condamnation (elle n’envisage pas de réhabilitation, d’ordre temporel également) mais son jugement dernier, auquel elle se sent liée par une mystérieuse fatalité exprimée par falloir. Le surnom, en 311, se trouverait, dans le cas de sa damnation, justifié : le moi là encore n’occupe que le second plan, explicitement dans le possessif et dans le nom implicitement. Les on-dit constituent le sujet principal de la phrase, le procès sans sujet qui se fera de Jeanne à travers les générations. Celle-ci, avant sa mort temporelle, est sur le point de cumuler damnation éternelle et blâme public du jugement de l’Histoire. En 312, Jeanne, de pécheresse repentante, devient instigatrice du péché : le salut entre au cœur du problème, ce qui ne contribue pas à un salut personnel (d’au moins un) contribue à la damnation. L’absence d’entre-deux indique le saut qu’a franchi Jeanne. Elle qui voulait sauver se retrouve douter : n’a-t-elle pas damné ? Pire : l’hésitation ressemble à de l’indécidabilité et l’humilité veut que nous ne pensions qu’au pire cas, la sainteté exige que nous essayions de sauver. Le point de vue omniscient, « Dieu seul le sait ». Est-ce à dire que l’Éternel nie toute temporalité et que deux points de vue ne soient pas juxtaposables chez l’héroïne tragique ?

24Un autre discours se superpose à la logique temporelle et à la parole divine : celui de l’œuvre et de ses mots. Pour exprimer l’attouchement du temporel et du spirituel, rien de tel que d’user d’une parole personnelle contre la langue établie normativement, d’un langage qui soit une langue sans âge. Cette volonté de Péguy est littéraire, se démarquant de la mode esthétique de l’archaïsme à la fin du XIXe siècle parce que Jeanne d’Arc contient assez peu de tours anciens – surtout si l’on se souvient de ses sources historiques. Elle se distingue tout autant de la mode néologique qui sévit à la même époque, puisque quatre mots seulement relèvent de l’inventivité lexicale de l’auteur. De ce point de vue, le jeu diachronique est discret, comme l’est d’ailleurs en général la néologie de Péguy. Mais la discrétion ne préjuge pas de l’importance du phénomène. Le déguisement des effets de l’art vient d’une ruse d’auteur qui fonctionne à double sens : ce sont des archaïsmes... mais néologiques ; ce sont des néologismes... mais archaïques ; loin que les deux impressions s’annulent, le doute se renforce.

25Les critiques conservateurs, les écrivains des écoles littéraires ne savent plus d’où provient le danger de l’écriture péguienne – et cela vaut pour toute son œuvre : non d’un classicisme mais d’une trop grande ancienneté, ou d’une nouveauté cachée ? Péguy forge quelques termes, qu’il choisit rebelles au classement par époques ou périodes : l’incertitude s’agrandit. Il les choisit aux marges du français : emprunt au latin, ancien français, mot forgé ? Ces termes contestent la langue parce qu’ils n’en font pas partie et résistent à toute définition. Le jeu diachronique, pour passer inaperçu, tire parti des archaïsmes normaux – que Péguy remploie après ses lectures (détraire en 299 vient du livre de Wallon, p. 159 ; notons la graphie destraire, p. 197, ibid.). Péguy pratique aussi ce jeu pour signifier la liberté de l’écrivain face aux historiens de la langue, et, pour faire moins de personnalités, montrer que l’auteur est libre de ses mots, qu’il crée et garantit (C 364-365). L’auteur enrichit la langue, comme au temps de la Pléiade. Sa palette de mots s’étend à tous siècles et contient des possibles non attestés. Comme Hugo contestait la géographie avec le nom propre Jérimadeth forgé pour la rime (dans « Booz endormi »), ainsi Péguy fait dans le jeu diachronique acte d’autorité, d’autorité de compétence, et acte de production.

26Possession et jouissance des mots, censés s’appliquer à Hugo, décrivent en fait, volontairement ou non, consciemment ou non, la pratique néologique de Péguy. Bien qu’il cache ses audaces en ne les avouant qu’à demi-mot en 1910, Péguy s’oppose par sa parole aux historiens de la langue et aux lexicographes – par où il désarçonne jusqu’à l’effort de notre étude. Que promeut-il, de façon positive, par le jeu diachronique ? Presque un idiolecte, par où l’on touche à des catégories de pensée et à des sentiments subjectifs, c’est-à-dire rebelles à une stricte définition. Essayons de suggérer pourtant le goût de Péguy qui s’exprime à travers cette attirance pour les mots en –euse : pour des raisons quasi musicales, Péguy a développé une rêverie sur le nom propre la Meuse. Meuse a engendré endormeuse et ainsi de suite. La douceur et la longueur de la terminaison lui plaisaient. Ensuite, Péguy ne se contente pas des mots présents dans les dictionnaires contemporains. Parce que les mots ont tous leur richesse ; et ce serait une erreur (proche du « laudettisme » – qui consiste à croire les siècles passés plus proches de la foi véritable que les temps présents) de penser que les mots rares ou anciens soient mieux dotés que d’autres. L’amoureux de la langue n’est pas condamné à passer pour un amateur distingué de termes insolites. Péguy a simplement goûté au cours de ses lectures à la saveur de l’ancien français ; le jeu diachronique en finit avec le Moyen-Âge : il utilise des mots qui se trouveraient aussi bien en ancien français qu’en français moderne. Les temps n’ont pas tant changé et Péguy se voulait homme du XVIe siècle. Le jeu diachronique l’affranchirait plutôt de toute époque, pour être plus près de chacune d’elle : Péguy se rapproche des lecteurs qu’il aura à titre posthume. Les mots, intemporels, contribuent à la réception à venir de l’œuvre.

27Le jeu diachronique analysé dans Jeanne d’Arc a-t-il une postérité dans l’œuvre de Péguy ? Que sont devenus d’abord les mots qui produisaient ce jeu ? Seul trahisseuse reste hapax. Est-ce parce qu’il sent trop l’influence de trahisseur, faux archaïsme que forgea Hugo en 1883 dans la Légende des siècles4 ? Peut-être, à moins que l’oubli du mot ressortisse au hasard. Damneuse et affameuse réapparaissent dans le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc qui comprend, on le sait, des reprises textuelles de la Jeanne d’Arc de 1897. Ces deux mots ont donc passé parmi les passages réutilisés : douze ans après, Péguy remploie deux fois damneuse, qui reste son mot chéri, et une fois affameuse. Péguy continuait de les apprécier. Exileuse réapparaît pour sa part dans le manuscrit du Mystère de la vocation de Jeanne d’Arc, dans le même cotexte qu’en 1897. Il n’y a donc pas d’emploi véritablement nouveau du mot mais autocitation. Tout cela fait peu, et peu d’auteurs ont repris ces mots : Léon Frapié dans La Maternelle, avec « la flânerie affameuse », c’est-à-dire « qui donne de l’appétit »5, René Bazin dans Le Blé qui lève, avec « l’affameuse », nom populaire donné à la machine parce qu’elle crée du chômage et dont l’on trouve une variante chez Joseph de Pesquidoux, quand il surnomme la machine « l’affameuse concurrente »6.

28Les dictionnaires pratiquent quelque ostracisme envers la création littéraire et celle de Péguy en particulier. Ainsi le TLF ne date-t-il affameuse dans Péguy que de 1910 ; et exileuse de 1913 – dans la Tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc où il ne figure pas ; par un exemple tiré en réalité du Mystère de la vocation de Jeanne d’Arc ! Frantext date lui aussi affameuse dans Péguy de 1910 et damneuse de 1910, avec deux exemples. Les autres dictionnaires donnent affameur/-euse comme datant de 1791 sans voir que le mot est alors substantif masculin et qu’il ne devient adjectif qu’avec la création de son féminin, quelque cent ans plus tard.

29Péguy n’a pas véritablement continué d’employer les mots en -euse mais les a seulement réemployés ; les autres écrivains, dans leur immense majorité, les ont ignorés, sauf quelques-uns qui ont, sûrement par hasard, recréés ces mots. La piètre fortune critique de Jeanne d’Arc explique l’ignorance des mots néologiques-archaïques. Péguy pour sa part n’a pas cessé par la suite de tirer parti du procédé du jeu diachronique, en variant les mots par lesquels l’obtenir et en ne se limitant pas au théâtre : sa prose et sa poésie contiennent de ces mots ayant l’apparence de l’ancienneté, d’exister dans la langue établie, et se révélant au linguiste inventés – ce qui fait un brusque rajeunissement et illustre la clarté de la langue péguienne. Par ces mots, Péguy joue avec son lecteur, afin de lui donner à comprendre que la lecture est une action où il a sa part avec l’auteur.

Notes de bas de page numériques

1 P 311, abréviation de : Charles Péguy, Œuvres poétiques complètes, éd. Marcel Péguy, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 311 ; éd. orig. : Jeanne d’Arc, Librairie de la Revue Socialiste, 1897.
2 Voici les livres qu’il a consultés : Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d’Arc (ENS), t. I-V par Jules Quicherat, Renouard, 1841-1849 ; t. VI par Pierre Lanéry d’Arc, Picard, 1889 ; Auguste Delpech, Jeanne d’Arc, impr. Nouvelle, 1896 (la brochure ayant appartenu à Péguy est déposée au CPO) ; Siméon Luce, Jeanne d’Arc à Domremy, Champion, 1886 (consulté à la Bibliothèque municipale d’Orléans ou à la BnF ou encore à la Bibliothèque de la Sorbonne) ; Jules Michelet (ENS), Histoire de France, t. V, Hachette, 1841 (nouv. éd., Lacroix, 1876) et Jeanne d’Arc, Hachette, 3e éd., 1873 (5e éd., 1888) ; J. Quicherat, Aspects nouveaux sur l’histoire de Jeanne d’Arc, Renouard, 1850 (ENS) ; Auguste Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII, t. II : « 1429-1444 », livres IV à VI, Renouard, 2e éd., 1863 (ENS) ; Henri Wallon, Jeanne d’Arc, 2 t., Hachette, 1860 (ENS).
3 Encore est-il ajouté « seulement et au dernier plan » : Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet dans les Œuvres en prose complètes, éd. Robert Burac, vol. III (désormais : C), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 399.
4 Au « tome VI, page 72 », précise le Trésor de la langue française.
5 L. Frapié, La Maternelle, Librairie universelle, 1904, p. 214 – cité par le TLF.
6 R. Bazin, Le Blé qui lève, Calmann-Lévy, 1907, p. 211 ; R. Lagane, G. Niobey et L. Guilbert [dir.], Grand Larousse de la langue française, 7 vol., Larousse, 1971-1976.

Pour citer cet article

Romain Vaissermann, «  « Jeanne la damneuse » ou le jeu diachronique dans la Jeanne d’Arc de Charles Péguy », paru dans Loxias, Loxias 14, mis en ligne le 18 juillet 2006, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=1186.


Auteurs

Romain Vaissermann

Ancien élève de l’École normale supérieure (Ulm), agrégé de grammaire (option « grammaire française »), docteur ès-lettres (La Digression dans l’œuvre en prose de Charles Péguy), R.Vaissermann enseigne comme A.T.E.R. à l’Université Blaise-Pascal Clermont-II.