Loxias | Loxias 13 Le récit au théâtre (2): scènes modernes et contemporaines | I. Le récit au théâtre: scènes modernes et contemporaines 

Anne Chaurand-Teulat  : 

L’apport du narratif au théâtre : la fonction mortifère du récit dans Le Malentendu d’Albert Camus

Les récits mortifères du Malentendu de Camus : entre tradition et modernité

Résumé

Le Malentendu, créé en 1944, est une pièce de langage mais d’un langage qui échoue. Si l’on recherche les raisons de cet échec, on trouve notamment le récit qui occupe une place prépondérante dans la pièce. Notre objectif sera le suivant : analyser les différents récits du Malentendu, afin d’en dégager leur fonction et leur sens profond. Alors que Camus souhaite renouveler la tragédie antique, quelle évolution dramaturgique propose la pièce ? En étudiant les critères de fonctionnement du récit, nous dégagerons les points suivants : d’une part, les récits ont une fonction morbide et mortifère, en condamnant les personnages. Signes d’une évolution théâtrale, les récits sont d’autre part fermés, adressés à la personne même qui produit ce récit : tout l’intérêt de la pièce réside d’ailleurs dans cette absence de communication et de destinataire, dans cette parole qui ne s’échange pas. Enfin, le récit de la mort de Jan ne répond pas tout à fait aux critères esthétiques traditionnels : il s’agit moins de respecter les convenances que de montrer réellement sur scène ce qui tue, c’est-à-dire le langage lui-même. Entre tradition et modernité, le récit dans Le Malentendu se révèle une machine à tuer.

Index

Mots-clés : Camus (Albert) , fonction mortifère, langage, récit, théâtre

Texte intégral

1 Dans une conférence sur l’avenir de la tragédie, prononcée à Athènes en 1955, Albert Camus constate que, depuis la réforme de Jacques Copeau, l’arrivée au théâtre des écrivains – Gide, Giraudoux, Claudel et Montherlant – a permis une « résurrection des formes tragiques »1. Il définit la tragédie comme l’affrontement ambigu de forces également justifiables, à la fois bonnes et mauvaises, et souligne que son époque, témoin d’un « drame de civilisation »2, est favorable à un renouvellement du tragique. Ces écrivains venus au théâtre recherchent donc un nouveau langage, capable de « refléter les contradictions de la situation tragique »3. Créé en 1944, Le Malentendu propose une voie d’accès possible à la tragédie moderne et renouvelée : le héros Jan retourne dans son pays natal, après des années d’absence. Accueilli dans une auberge que tiennent sa mère et sa sœur, il leur cache son identité. Les deux femmes le volent et le tuent, avant de mourir à leur tour, une fois la vérité découverte. Dans la préface à l’édition américaine de son théâtre, Camus relève la gêne du public devant cette pièce désespérée :

Le langage aussi a choqué. Je le savais. Mais si j’avais habillé de peplums mes personnages, tout le monde peut-être aurait applaudi. Faire parler le langage de la tragédie à des personnages contemporains, c’était au contraire mon propos. Rien de plus difficile à vrai dire puisqu’il faut trouver un langage assez naturel pour être parlé par des contemporains, et assez insolite pour rejoindre le ton tragique.4

2 A la recherche d’un langage renouvelé, Camus introduit dans Le Malentendu une forme d’éloignement, un « sentiment […] de dépaysement »5 afin de mettre en scène un langage qui échoue : Jan, sa mère et Martha ne parviennent ni à s’entendre ni à dialoguer. Faut-il rendre le récit responsable de cet échec ? Ecrivain polygraphe, Camus apprécie le mélange des genres et réserve dans sa pièce une place prépondérante à cet élément venu du narratif6. Est-ce lui qui empêche l’échange théâtral de fonctionner ? Notre objectif sera d’analyser les nombreux récits du Malentendu afin d’en dégager leur sens et leur fonction. Camus rêve de renouveler le tragique : qu’apporte alors l’hybridation générique ? L’intrusion du diégétique dans le discursif signe-t-elle la mort du théâtre ou sa renaissance ? La pièce reste-t-elle en accord avec la tradition théâtrale ou parvient-elle à s’en détacher ? En étudiant les critères de fonctionnement du récit, en observant ce qui est raconté, par qui et pour qui ou pourquoi, nous questionnerons les frontières du théâtre et du récit. Trois aspects seront ainsi dégagés : la fonction morbide et mortifère du récit, la claustration, le renouvellement de l’esthétique du récit à travers la mort de Jan.

3 Dans Le Malentendu, sans l’événement raconté, l’événement représenté n’a plus de substance ni d’intérêt. Si la représentation fonctionne, c’est parce qu’elle s’appuie constamment sur le récit. Martha, sa mère et Jan ont souvent recours à cet élément narratif, comme s’ils se raccrochaient à lui pour survivre sur scène encore quelques heures. En revanche, Maria, la femme de Jan, interrompt souvent les récits de ses interlocuteurs et leur préfère le langage simple de l’amour, le dialogue. Paradoxalement, ces récits qui assurent la présence sur scène de certains personnages, sont morbides et mortifères, et condamnent fatalement ces mêmes personnages. Ils racontent en effet un avenir clos, fermé, car meurtrier. Les deux premiers actes sont tournés vers le geste fatal qui doit décider du sort final des deux femmes. Martha, au début de la pièce, rêve d’une vie meilleure. Le récit au futur la transporte vers un imaginaire qui n’existe que dans ces mots car elle ne le verra jamais :

Ah ! mère ! Quand nous aurons amassé beaucoup d’argent et que nous pourrons quitter ces terres sans horizon, quand nous laisserons derrière nous cette auberge et cette ville pluvieuse, et que nous oublierons ce pays d’ombre, le jour où nous serons enfin devant la mer dont j’ai tant rêvé, ce jour-là, vous me verrez sourire.7

4 La fin de son récit la condamne en effet à devenir une meurtrière :

Mais il faut beaucoup d’argent pour vivre libre devant la mer. C’est pour cela qu’il ne faut pas avoir peur des mots. C’est pour cela qu’il faut s’occuper de celui qui doit venir. S’il est suffisamment riche, ma liberté commencera peut-être avec lui.8

5 Le récit promet d’abord d’échapper à une condition pour mieux vous enfermer et rendre définitivement impossible toute évasion. Martha semble consciente de la situation : les répétitions (« il faut »), les constructions parallèles (« c’est pour cela qu’il »), la notion de devoir (« il faut, doit ») trahissent sa volonté de se convaincre elle-même, comme si elle ne croyait guère à cet avenir radieux, comme si elle se résignait, marquée par le fer rouge du récit, à n’être qu’une meurtrière. Hors de cette scène – les didascalies de décor sont d’ailleurs elliptiques et traduisent la nudité, « la salle commune de l’auberge »9, « la chambre »10 – il n’y a rien pour elle.

6 Non seulement le récit obstrue l’avenir de Martha et de sa mère, mais surtout il les renvoie constamment à la mort. Martha la première décrit longuement et avec précision ce qui les attend :

[…] Redressez-vous, mère, il y a peu à faire. Vous savez bien qu’il ne s’agit même pas de tuer. Il boira son thé, il dormira, et tout vivant encore, nous le porterons à la rivière. On le retrouvera dans longtemps, collé contre un barrage, avec d’autres qui n’auront pas eu sa chance et qui se seront jetés dans l’eau, les yeux ouverts. Le jour où nous avons assisté au nettoyage du barrage, vous me le disiez, mère, ce sont les nôtres qui souffrent le moins, la vie est plus cruelle que nous. Redressez-vous, vous trouverez votre repos et nous fuirons d’ici.11

7 Nouvelle Cassandre, qui sait se faire écouter et obéir – la mère acquiesce, « Oui, je vais me redresser »12 – Martha imagine le meurtre avec l’assurance de l’habitude, comme le prouve son utilisation du futur. Dépassant la fonction de la simple prémonition, le récit ici rend vivant, présent et palpable ce qui arrivera. L’enchaînement inéluctable des actes (« il boira, il dormira, nous le porterons ») a effectivement lieu sur scène, quelques pages plus loin. Le récit accrédite ainsi la réalité scénique en la doublant : le meurtre se déroule d’abord dans le récit de Martha, sorte de répétition générale avant l’endormissement « réel » –  cela reste du théâtre – de Jan et le bruit de l’eau qui annonce la noyade, à la fin de l’acte II.

8 Deux récits faits par la mère viennent ensuite compléter celui de Martha : eux aussi se tournent vers la mort. Les circonstances sont néanmoins différentes : Martha n’avait pas encore vu Jan qu’elle racontait déjà son agonie. Son récit accélère le temps de la représentation. La mère, elle, a dialogué avec l’étranger, l’a appelé sans y penser « mon fils », a attiré son attention sur la force de ses mains. Le monologue qui suit commente d’abord le dialogue qui vient de s’achever, puis, encore une fois, l’assassinat :

Pourquoi lui avoir parlé de mes mains ? Si, pourtant, il les avait regardées, peut-être aurait-il compris ce que lui disait Martha.
Il aurait compris, il serait parti. Mais il ne comprend pas. Mais il veut mourir. Et moi je voudrais seulement qu’il s’en aille pour que je puisse, encore ce soir, me coucher et dormir. Trop vieille ! Je suis trop vieille pour refermer à nouveau mes mains autour de ses chevilles et contenir le balancement de son corps, tout le long du chemin qui mène à la rivière. Je suis trop vieille pour ce dernier effort qui le jettera dans l’eau et qui me laissera les bras ballants, la respiration coupée et les muscles noués, sans force pour essuyer sur ma figure l’eau qui aura rejailli sous le poids du dormeur.13

9 Le récit de la mère a ici plusieurs fonctions : cataphorique, il annonce ce qui va se produire, en nuançant toutefois les propos par quelques conditionnels, temps du souhait. Il met aussi en mots ce qui ne peut être mis en scène pour des raisons de vraisemblance : le spectateur ne verra pas, entre l’acte II et l’acte III, la rivière et son barrage. Les verbes d’action (« refermer, contenir, jeter »), la description des deux corps de la mère et du fils matérialisent ce que le théâtre ne montrera pas. Les mots du récit libèrent ce que les contraintes de mise en scène empêchent. Le monologue a également une fonction de résignation et d’acceptation ; comme Martha au début de la pièce, la mère se convainc par la répétition et le ressassement, « mais il ne comprend pas. Mais il veut mourir […] trop vieille […]. Allons, allons ! la victime est parfaite ». Son récit témoigne aussi d’une certaine fascination pour cette mort qu’elle va donner : il prend la tournure d’un rêve – Martha d’ailleurs l’interrompt, « A quoi rêvez-vous encore ? »14, soulignant que sa mère a l’habitude de ces récits à voix haute – proche de l’hallucination, qui transforme la mère en survivante. Elle est « trop vieille », comme elle ne cesse de le répéter, mais elle reste debout, vivante malgré les signes physiques de l’effort, alors que sa victime, plus jeune, repose au fond de l’eau. Le récit a aussi pour fonction de magnifier la mère, de l’ancrer malgré tout dans la vie, le temps que la vérité se dévoile.

10 Cette fascination morbide se retrouve dans l’autre récit que fait la mère devant le corps endormi de Jan, à la fin de l’acte II. Après avoir répété, par des mots, le geste à accomplir (« tout à l’heure, il faudra le porter tout le long du chemin, jusqu’à la rivière »15), la mère décrit avec envie Jan :

Pendant ce temps, lui ne se doute de rien. Il dort. Il en a terminé avec ce monde. Tout lui sera facile désormais. Il passera seulement d’un sommeil peuplé d’images à un sommeil sans rêves. Et ce qui, pour tout le monde, est un affreux arrachement ne sera pour lui qu’un long dormir16.

11 Le récit permet au personnage de commenter ce qu’il voit pour le spectateur, second destinataire du texte théâtral, tout en analysant ses propres sentiments : la fascination de la mère pour cette mort simplifiée se lit dans les négations restrictives et les euphémismes (« seulement d’un sommeil, ne sera pour lui qu’un long dormir »). Le récit a ici pour fonction de transporter la mère vers sa propre mort, qu’elle rêve aussi douce que celle de Jan.

12 Si les récits de la mère témoignent d’une fascination explicitement morbide, celui de Martha, à l’acte III scène 2, après la révélation de l’identité de Jan et l’annonce du suicide de sa mère, traduit une mort plus symbolique. Dans ce long monologue, elle résume sa vie, qu’elle conçoit comme un emprisonnement :

Toute ma vie s’est passée dans l’attente de cette vague qui m’emporterait et je sais qu’elle ne viendra plus ! Il me faut demeurer avec, à ma droite et à ma gauche, devant et derrière moi, une foule de peuples et de nations, de plaines et de montagnes, qui arrêtent le vent de la mer et dont les jacassements et les mumures étouffent son appel répété […]. Moi, j’ai pour patrie ce lieu clos et épais où le ciel est sans horizon, pour ma faim l’aigre prunier de ce pays et rien pour ma soif, sinon le sang que j’ai répandu17.

13 De manière paradoxale, le langage témoigne de la clôture, de l’enfermement et parallèlement il fait vivre un ailleurs, il ouvre l’espace de la scène à un paysage idéal et imaginaire : les mots font vibrer le souffle du vent, porteur des rumeurs de la mer. Mais cette ouverture vers une nouvelle vie n’est que rêverie trompeuse. Le récit rend la scène virtuelle, et même Martha perd de son épaisseur pour n’être qu’une machine à parler. « [Q]ue les portes se referment autour de moi ! »18 crie-t-elle et les mots se referment sur elle. Le récit n’ouvre que sur lui-même, le langage n’appelle que le langage et Martha n’est sur scène que pour réciter, tuer par sa parole, faire la litanie de ses rêves aussitôt mis à mort par les mots.

14 L’intérêt du Malentendu réside surtout dans cette absence de communication et de destinataire, dans cette parole qui ne se donne ni ne s’échange, dans ce récit tourné sur lui-même. Les récits de Martha, qui évoque son enfance ou sa volonté de vivre ailleurs, convoquent sur scène un espace imaginaire mais ils ne s’adressent qu’à elle et excluent de sa parole tout interlocuteur. Introduit au cœur du dramatique, le narratif relie ainsi les époques – le passé de l’enfance, le présent de la parole, l’avenir meilleur – mais non les êtres, pourtant tous présents, actualisés par la scène. Le Malentendu témoigne d’une évolution : le théâtre devient introspection au XXème siècle, parole tournée vers son émetteur et non plus vers son récepteur. Les véritables informations, essentielles à la (re)connaissance de l’autre, apparaissent ainsi dans les dialogues, comme dans cet échange de stichomythies, acte I scène 5, au cours duquel Jan révèle à sa sœur son âge et ses intentions. Mais elle ne l’entend pas : Martha n’écoute que ses propres récits. La scène suivante reconduit un vrai dialogue, porteur de vérité : Jan avoue qu’il connaît la région, qu’il se sent chez lui ici, il fait allusion à « l’affection de quelques êtres »19, puis à un fils qui aurait pu aider la mère. Mais ce dialogue échoue encore une fois et ne parvient pas jusqu’au cœur des deux femmes. Avec Le Malentendu, l’hybridation générique atteint son acmé : le discursif, pourtant porteur de vérité, fonctionne à vide, les interlocuteurs ne s’entendent pas, ne s’écoutent pas, ce qui explique d’ailleurs le titre de la pièce. En revanche, l’intrusion du narratif cache la vérité, ment et trompe, faisant miroiter un avenir illusoire. Le récit est certes reçu et écouté, mais uniquement par le personnage qui le produit : comme le dialogue, il n’est pas entendu par autrui. Le récit semble avoir une fonction de remplissage : le flux de ses mots dissimule le vide, l’inanité que l’on perçoit au contraire dans les interstices, les silences laissés par les dialogues, entre les répliques. Le récit rassure, même si cette sécurité est illusoire et temporaire. A l’acte II scène 2, seul dans sa chambre d’hôtel, Jan décrit afin d’occuper, de remplir l’espace et le temps. Sa description de la chambre est inutile et redondante : le spectateur l’a sur scène, sous les yeux. Sa parole a simplement pour fonction de le convaincre de rester :

Qu’est-ce que je fais ici ? Mais non, j’ai la charge de ma mère et de ma sœur. Je les ai oubliées trop longtemps. (Il se lève.) Oui, c’est dans cette chambre que tout sera réglé20.

15 Elle le rassure aussi en lui donnant l’illusion d’une présence : il éprouve la « peur de la solitude éternelle, crainte qu’il n’y ait pas de réponse. Et qui répondrait dans une chambre d’hôtel ? »21. Le domestique, par son mutisme, confirme l’impression de Jan : s’il veut entendre une voix dans ce lieu, il ne peut compter que sur la sienne.

16 A la scène 8 de l’acte II, la parole de la mère l’enferme dans une narration, la coupe du dialogue théâtral et donc de sa fille. Il suffit d’observer les pronoms. Le « tu » de Martha, présente sur scène à côté de sa mère, s’efface derrière une troisième personne, Jan, déjà endormi et inconscient :

[…] Les eaux montent. Pendant ce temps, lui ne se doute de rien. Il dort. Il ne connaît plus la fatigue du travail à décider, du travail à terminer. Il dort, il n’a plus à se raidir, à se forcer, à exiger de lui-même ce qu’il ne peut pas faire. Il ne porte plus la croix de cette vie intérieure qui proscrit le repos, la distraction, la faiblesse… Il dort et ne pense plus, il n’a plus de devoirs ni de tâches, non, non, et moi, vieille et fatiguée, oh ! je l’envie de dormir maintenant et de devoir mourir bientôt […]22.

17 La mère exprime à voix haute ses pensées, ignorant son interlocuteur. Le récit devient ici une sorte de monologue intérieur, une rêverie : la troisième personne sert de prétexte à la mère pour envisager sa propre destinée. Elle souhaiterait connaître cet apaisement qui frappe Jan, ce détachement qui annule le travail, la fatigue et l’effort. Son récit l’enferme sur elle-même, la coupe de la réalité de l’instant, celle de la scène, du meurtre et de sa complice. Symboles de claustration, les répétitions – « il dort, du travail, non, devoir » – structurent le récit et finissent de le fermer sur lui-même. Le geste de la mère accompagne ce récit clos, « elle oscille sur elle-même »23. Non seulement sa parole l’enferme, mais son corps aussi, comme contaminé, ne regarde que lui, tourne sur lui-même, ignorant celui de Martha. Aucun geste de tendresse, de complicité n’est esquissé entre les deux femmes. Le retour au théâtre se fait après ce récit, après un silence, grâce au pronom « tu » qui ouvre à nouveau l’espace du dialogue :

Tu ne dis rien, Martha ?24

18Mais la réponse négative de Martha annule tout espoir d’échange verbal. Au début de l’acte III, le lendemain du meurtre, la mère confie à sa fille :

[…] je me sens maintenant si vieille que je ne peux rien partager avec toi.25

19Martha est concentrée sur son avenir et sur ce qu’elle doit accomplir, la mère est épuisée : elles ne peuvent même plus partager un espace de parole et de dialogue, ce qui justifie leurs récits respectifs, adressés à elles-mêmes.

20 A la scène 1 de l’acte III, le récit de Martha, qui résume sa vie sans amour, se révèle enfin particulièrement égoïste. Alors que la mère vient d’annoncer son intention de se suicider – « Je peux maintenant aller le rejoindre au fond de cette rivière »26 – au lieu de la retenir, Martha la culpabilise et l’accuse. Non seulement elle a tué Jan, mais surtout elle empêche sa fille d’être heureuse :

Nous pouvons oublier mon frère et votre fils. Ce qui lui est arrivé est sans importance : il n’avait plus rien à connaître. Mais moi, vous me frustrez de tout et vous m’ôtez ce dont il a joui. Faut-il donc qu’il m’enlève encore l’amour de ma mère et qu’il vous emmène pour toujours dans sa rivière glacée ?27

21 Le récit devient ici procès qui condamne, sans entendre les arguments de l’autre, « Te souviens-tu du temps où je t’embrassais ? » demande la mère. « Non »28, répond Martha. Martha a peur de se retrouver seule, elle qui n’a connu que la solitude. Son récit est un véritable miroir tendu vers elle, qui lui renvoie l’échec de sa vie, sa jalousie envers son frère :

Tout ce que la vie peut donner à un homme lui a été donné. Il a quitté ce pays. Il a connu d’autres espaces, la mer, des êtres libres. Moi, je suis restée ici. Je suis restée, petite et sombre, dans l’ennui, enfoncée au cœur du continent et j’ai grandi dans l’épaisseur des terres. Personne n’a embrassé ma bouche et même vous, n’avez vu mon corps sans vêtements. Mère, je vous le jure, cela doit se payer […]. Comprenez donc que, pour un homme qui a vécu, la mort est une petite affaire29.

22 Ce constat désespéré d’une vie sans amour ne s’adresse qu’à elle et traduit son introspection. Le narratif permet d’introduire dans le présent de la scène le passé du personnage, pour mieux minimiser sa faute, mettant ainsi l’accent sur son passé malheureux. Comble de l’égoïsme, le récit de Martha peint la mort de Jan comme une « petite affaire ». Bouclée sur elle-même comme un cercle vicieux, la parole enferme Martha dans sa monstruosité.

23 Le récit dont le destinataire privilégié est justement le locuteur signe donc une évolution théâtrale : ce que l’on se dit à soi-même dans Le Malentendu est plus important et révélateur que ce que l’on adresse à autrui. Mais cette parole close n’est pas le seul signe d’évolution : on en trouve un autre dans la manière de traiter la mort. Le récit du meurtre de Jan ne répond pas tout à fait aux critères esthétiques traditionnels : il s’agit moins de respecter les convenances – le meurtre a en partie lieu sur scène – que de montrer réellement sur le plateau ce qui tue, c’est-à-dire le langage. Le Malentendu renouvelle ainsi la fonction et l’esthétique du récit de mort au théâtre.

24 La mort de Jan débute sur scène, acte II scène 5 : le thé apporté par Martha, alors qu’il n’avait rien demandé, va l’endormir et faciliter la noyade. La mort commence en direct et se traduit non par un récit mais par des gestes, « Il semble fatigué. Il parle moins facilement »30, « il parle avec difficulté […], il fait un geste, mais donne, en même temps, des signes de fatigue […]. Il est tout à fait couché, il dit des mots qu’on n’entend pas, d’une voix à peine perceptible […]. Il dort »31. La didascalie de la scène suivante confirme qu’il n’est déjà plus un personnage, mais qu’il glisse vers la mort : Martha éclaire « le corps »32. Le théâtre fonctionne sans avoir recours au narratif.

25 En revanche, le récit est indispensable à l’acte III, pour informer Maria de la mort de son mari. Martha s’en charge avec la sécheresse et la froideur qui la caractérisent. Sa narration ne s’attarde pas en « paroles vaines »33 et va à l’essentiel. Il s’agit pour elle d’informer avec efficacité, et non d’émouvoir ou de blesser Maria :

Votre mari n’est plus là parce qu’il est mort.34

26Devant l’incrédulité de sa belle-sœur, elle doit toutefois répéter :

Votre mari est mort cette nuit, je vous assure que cela n’est pas une plaisanterie […]. Il est au fond de la rivière où ma mère et moi l’avons porté, cette nuit, après l’avoir endormi. Il n’a pas souffert, mais il n’empêche qu’il est mort, et c’est nous, sa mère et moi, qui l’avons tué.35

27 Curieux récit qui pourrait être celui d’un policier ou d’un médecin légiste constatant le décès, mais qui est en réalité celui de la meurtrière. Celle-ci n’apprend pourtant rien au spectateur puisque l’acte I a ressassé, prémédité le meurtre qui a commencé sur scène. Certes, la vraie mort par noyade a lieu hors-scène, sa représentation aurait été impossible. Mais il ne faut pas lire dans ce récit un respect des convenances classiques du théâtre : Camus n’hésite pas à faire mourir sur scène Caligula et Diego, dans L’Etat de siège. Si Le Malentendu préfère raconter la noyade de Jan, par le biais de Martha, c’est davantage pour montrer le véritable assassin, le langage. Dans cette pièce, les mots en disent plus long qu’un corps jeté à l’eau sur un plateau de théâtre. Ce geste-là n’est que secondaire, il parachève la mort, il se débarrasse d’un frère déjà tué depuis longtemps, blessé à mort par la non-reconnaissance des siens, leur indifférence, leur sécheresse de cœur et de langage. Jan et Martha n’ont pas su communiquer, la sœur n’a pas reconnu son frère à travers le dialogue. En revanche, les récits de Jan l’ont précipité vers sa mort. Ses mots ont aidé Martha à accomplir son geste :

Et puisqu’il faut vous le dire, c’est lui qui m’y a décidée. J’hésitais. Mais il m’a parlé des pays que j’attends et, pour avoir su me toucher, il m’a donné des armes contre lui.36

28 Devant la froideur implacable du récit de Martha – « il est difficile d’être plus claire que je l’ai été. Nous avons tué votre mari cette nuit, pour lui prendre son argent »37 – les paroles de Maria restent vaines. Terreur et pitié s’emparent d’elle, non pas à cause d’un récit qui magnifie la victime, mais en raison d’un constat lucide de la réalité : pitié devant son mari qui s’est trompé de langage ; terreur devant le langage cruellement rationnel de Martha. Que peut ajouter Maria ? La longue tirade, qu’elle adresse surtout à elle-même – elle parle « sans regarder Martha »38 – raconte les intentions de Jan, ses maladresses et accuse les meurtrières. Mais tout est fini, les mots ne servent à rien : Martha et le spectateur n’apprennent rien dans ce récit. Le narratif apporte seulement au discursif une sensation d’achèvement, décelable à travers les imparfaits :

le malheur était dans le ciel  […] il voulait se faire reconnaître de vous […] mais il ne savait pas trouver la parole qu’il fallait. Et pendant qu’il cherchait ses mots, on le tuait […] il était merveilleux.39

29Cet imparfait désespéré contamine finalement le présent :

Mais, hélas ! vous étiez son ennemie, vous êtes son ennemie.40

30Le récit abolit certes les frontières entre les temporalités et les genres, puisqu’il s’impose dans le langage dramatique, mais il ne résout rien : il ne punit pas, il ne rend pas à la vie. Même en évoquant son mari, Maria ne parvient pas, à travers ses paroles, à l’accréditer sur scène : ainsi, elle ne le nomme pas et préfère la distance du pronom « il ».

31 Deux autres décès clôturent Le Malentendu, ceux de la mère et de la sœur, et renouvellent aussi l’esthétique du récit de mort. Ces deux suicides se déroulent hors-scène, et même hors du temps théâtral pour Martha, qui n’a certainement pas le temps d’accomplir son acte avant la chute finale du rideau. Pourtant ces morts ne sont pas racontées sur scène : elles sont plutôt rapidement prophétisées. Les deux femmes ne s’attardent pas sur leur suicide, contrairement au meurtre fascinant de Jan, et le minimisent par des euphémismes : la mère dit qu’il est temps pour elle d’ « en finir », qu’elle a « bien assez vécu » et qu’elle peut maintenant aller « rejoindre »41 son fils. C’est le verbe qu’emploie encore Martha pour annoncer à Maria que la punition des criminelles a commencé :

A l’heure qu’il est, ma mère a rejoint son fils. Le flot commence à les ronger. On les découvrira bientôt et ils se retrouveront dans la même terre.42

32 En revanche, pour évoquer sa propre mort, Martha n’a pas peur des mots :

Moi aussi, j’en ai assez vu et entendu, j’ai décidé de mourir à mon tour. Mais je ne veux pas me mêler à eux […] il me reste ma chambre, il sera bon d’y mourir seule.43

33 Le récit de mort dans Le Malentendu, qu’il s’agisse de celle de Jan ou de ses meurtrières, reste bref. Il ne cherche pas à magnifier une action héroïque, un être courageux, il se contente d’informer de manière incisive. Véritable scalpel, il tranche le dialogue et donne, paradoxalement, au langage dramatique toute son épaisseur : sans les récits synthétiques et froids que Martha donne de la mort des uns et des autres, Maria ne se retrouverait pas seule dans « ce désert »44, désespérée. Le narratif, au service de la démonstration, accrédite le message du Malentendu : l’homme est seul, personne ne l’entend et ne lui répond.

34La dernière tirade de Martha, avant sa sortie de scène symbolique car funèbre, résume la fonction du récit dans la pièce :

Priez votre Dieu qu’il vous fasse semblable à la pierre […] rejoignez la pierre pendant qu’il en est temps […]. Vous avez à choisir entre le bonheur stupide des cailloux et le lit gluant où nous vous attendons.45

35 On peut en effet considérer le récit dans Le Malentendu comme une pierre : la pierre qui entraîne le noyé au fond de l’eau, la pierre des cœurs incapables de parler à autrui. Plus que les personnages, le récit est assassin : les mots prononcés et ceux qui sont tus précipitent le destin de Jan. Camus renouvelle ainsi le rôle du récit : il ne s’agit ni d’accréditer la fiction, ni d’accentuer sa virtualité, mais d’ensevelir les personnages. L’hybridation générique, la fusion du narratif et du discursif permettent la réalisation d’un autre temps sur scène, celui de la mort. Le récit est une machine infernale, une machine à tuer, qui fonctionne grâce à un langage-linceul.

Notes de bas de page numériques

1 Oeuvres complètes, Textes complémentaires, p. 1703. Pléiade « Théâtre, récits, nouvelles », édition établie et annotée par Roger Quilliot, 1962. Toutes les références seront extraites de ce recueil, abrégé ainsi : Pl T.
2 Pl T, p. 1704.
3 Ibid., p. 1709.
4 Ibid., p. 1731
5 Ibidem.
6 Précisons qu’à l’origine de la pièce se trouve un récit : celui d’un fait divers, trouvé dans un journal, que Meursault lit et relit dans sa cellule (L’Etranger, Pl T, p. 1182).
7 Pl T, p. 117.
8 Ibidem.
9 Pl T, p. 115.
10 Ibid., p. 145.
11 Ibid., p. 119.
12 Ibidem.
13 Pl T, p. 141.
14 Ibidem.
15 Pl T, p. 160.
16 Ibidem.
17 Pl T, p. 170.
18 Ibidem.
19 Pl T, p. 138.
20 Ibid., p. 152.
21 Ibidem.
22 Pl T, pp. 160-161.
23 Pl T, p. 160.
24 Ibid., p. 161.
25 Ibid., p. 163.
26 Ibid., p. 165.
27 Ibid., p. 168.
28 Ibid., p. 169.
29 Ibid., pp. 167-168.
30 Ibid., p. 157.
31 Ibid., pp. 158-159.
32 Ibid., p. 159.
33 Ibid., p. 174.
34 Ibid., acte III, scène 3, p. 173.
35 Ibid., pp. 173-174.
36 Ibid., acte II, scène 8, p. 161.
37 Ibid., p. 175.
38 Ibidem.
39 Ibidem.
40 Ibidem.
41 Pl T, acte III, scène 1, p. 165.
42 Ibid., acte III, scène 3, p. 176.
43 Ibidem.
44 Pl T, p. 179.
45 Ibid., acte III, scène 3, p. 179.

Pour citer cet article

Anne Chaurand-Teulat, « L’apport du narratif au théâtre : la fonction mortifère du récit dans Le Malentendu d’Albert Camus », paru dans Loxias, Loxias 13, mis en ligne le 24 avril 2006, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=1066.


Auteurs

Anne Chaurand-Teulat

Anne Chaurand-Teulat est professeur agrégée de lettres modernes dans le Morbihan. Elle a soutenu une thèse sur Albert Camus, en février 2004, à l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand : « Journalisme, théâtre, récit : écritures du témoignage et de la distanciation dans l’œuvre d’A. Camus » (sous la direction de Robert Pickering).