Loxias | 80. Le "blackface" ou la représentation de l’identité raciale dans les arts de la scène | I. Le "blackface" ou la représentation de l’identité raciale dans les arts de la scène 

Nora Galland  : 

Le blackface ou la saturation sémiotique du corps noir dans les mises en scène d’Othello de Shakespeare

Résumé

La représentation du corps noir fait l’objet de nombreuses investigations, notamment la pratique culturelle du blackface qui permet à l’acteur blanc de subir une transformation raciale pour incarner un personnage afro-descendant. Dans quelle mesure le blackface est-il une pratique négrophobe qui repose sur la saturation sémiotique du corps noir sur la scène de théâtre ? Par « saturation sémiotique », j’entends la façon dont le corps noir est chargé de symbolique à connotation négative. Nous étudierons cette question dans les mises en scène d’Othello de Shakespeare en remontant aux pratiques théâtrales de la première modernité anglaise et en les mettant en résonnance avec le théâtre contemporain. La déconstruction du blackface permet de l’identifier comme une pratique à la longue tradition théâtrale dont la connotation négative ne fait aucun doute, du théâtre religieux médiéval au théâtre anglais de la première modernité et jusqu’aux spectacles des ménestrels raciaux américains. Le blackface est à l’origine d’une esthétique raciale qui mobilise l’acteur et le spectateur et leur fait vivre une expérience scopique qui leur donne un pouvoir de définition de la représentation de l’identité raciale sur la scène de théâtre. C’est enfin une pratique polémique qui ne fait toujours pas consensus aujourd’hui et qui fait l’objet d’interprétations parfois contradictoires, notamment si l’on oppose l’intention du metteur en scène à l’impact de la mise en scène.

Abstract

The representation of the black body has been widely studied, for instance through the cultural practice of blackface which enables the white actor to undergo a racial transformation to embody a character of African descent. To what extent is blackface a negrophobic practice which relies on the semiotic saturation of the black body on stage? With the phrase « semiotic saturation », I mean the way the black body is loaded with a negative symbolic. We will analyse this issue by going back to early modern English theatrical practices and by creating a dialogue between them and contemporary theatre. The deconstruction of blackface leads us to identify it as a practice with a long theatrical history the negative connotation of which leaves no room for doubt – from the religious medieval drama to the early modern English drama and to the American racial minstrel shows. Blackface is the source of a racial aesthetics that involves the actor and the spectator making them experience a scopic performance which gives them a power of definition of the representation of racial identity on stage. Eventually, it is a polemical practice that is still controversial today, for instance if we oppose the director’s intention and the impact of performance.

Index

Mots-clés : blackface , corps noir, race

Géographique : Angleterre , États-Unis

Chronologique : période classique , période contemporaine, XVIe siècle

Plan

Texte intégral

1Comme le dit Sylvie Chalaye dans le titre de son livre, la race au théâtre est un impensé politique qui relève d’« une incapacité à penser un enjeu sociétal qui convoque pourtant toutes sortes de crispations et d’idées reçues qu’il convient de mettre au jour et de déconstruire1 ». Précisément, pour reprendre les mots d’Éric Fassin, « [p]ourquoi les différends raciaux actuels se jouent-ils si souvent au théâtre ? C’est qu’il en va de la scène comme de la race : tout passe d’abord par les corps2 ». La représentation du corps noir fait l’objet de nombreuses investigations, notamment la pratique culturelle du blackface, aussi appelé « barbouillage » en français. Celle-ci se définit par l’utilisation d’une prothèse raciale quelconque qui permet à l’acteur de transformer son identité raciale afin de jouer un personnage dans une autre race, en l’occurrence un personnage noir. Dans quelle mesure le blackface est-il une pratique négrophobe qui repose sur la saturation sémiotique du corps noir sur la scène de théâtre ? En cela, j’entends la façon dont le corps noir est chargé de symbolique à la connotation négative. Nous étudierons cette question dans les mises en scène d’Othello de Shakespeare en remontant aux pratiques théâtrales de la première modernité anglaise et en les mettant en résonnance avec le théâtre contemporain. Nous verrons d’abord comment le blackface relève d’une tradition qui n’est pas seulement qu’une histoire de couleur. Nous insisterons par la suite sur l’esthétique du blackface qui ne se réduit pas à un simple accessoire prothétique. Nous finirons par nous poser la question de l’éthique du blackface en nous concentrant sur son herméneutique polémique.

I. Le « vieux bélier noir » ou la tradition du blackface : pas seulement une histoire de couleur

2La représentation de l’identité noire sur scène est bien établie avant, pendant et après la période de Shakespeare, comme en attestent Julie Hankey3 ou encore Virginia Mason Vaughan : « [n]ineteenth-century minstrel shows did not invent blackface impersonation. Nor did Shakespeare. The performance practice of ‘blacking up’ thrived in religious pageants of the middle ages as a simple way of discriminating evil from good4 ». Dans Othello, le personnage éponyme est traité de « vieux bélier » noir par Iago, en anglais « old black ram » (1.1.86)5. Quelle imagerie raciale cette métaphore convoque-t-elle pour arriver à une saturation sémiotique du corps noir ?

1. Le visage noir et sa connotation morale au Moyen Âge et dans la première modernité en Angleterre

3Avant de prendre une connotation raciale, le grimage fait partie des pratiques théâtrales des moralités et des mystères du théâtre religieux du Moyen Âge, comme l’indique Matthieu Chapman : « the appearance of devils in medieval cycle and pageant plays was the first deployment of blackness on medieval […] stages6 ». Il s’agit alors d’une façon de marquer une différence visible entre le bien et le mal, comme le soulignent Thomas Foster Earle, T. F. Earle et K. J. P. Lowe : « Demonisation of black skin was helped by a long and powerful Christian tradition of depicting demons and the devil himself as black. Their dark skin was both comic and horrifying; it embodied vice, sin and terror. Sin was black, virtue was white; the body was black, the soul was white7 ». Matthieu Chapman pense que la stigmatisation du corps noir précède son utilisation pour figurer le diable sur scène. Le théâtre religieux se construit sur la dualité du blanc et du noir, mais aussi sur celle de la damnation et du salut. La moralité est une forme théâtrale didactique et allégorique. Elle met en scène l’antagonisme du bien et du mal, afin d’établir une satire de la société, comme par exemple dans Everyman (vers 1495), The Castle of Perseverance (vers 1425), ou encore Mankind (vers 1470). Les mystères sont des pièces, qui abordent des thématiques de l’Ancien et du Nouveau Testament. L’un des ensembles les plus connus en Angleterre est sans doute le « York Cycle » (aussi appelé « York Corpus Christi Plays » en anglais) qui raconte, en quarante-huit mystères, l’histoire de la Création jusqu’au Jugement Dernier, dans la mythologie chrétienne. Virginia Mason Vaughan explique ceci dans ces différentes formes théâtrales: « saved souls were figured white and damned souls black, the visual code of the cycle plays was a simple binary: salvation versus damnation. […] Damnation, was signified, in other words, by a visual mark; the mark of blackness8 ». Dans le Cycle de mystères de Chester, datant du début du XVe siècle, Lucifer est d’abord décrit comme nimbé de lumière, et devient complètement noir après sa chute. Le noir sert à l’identifier comme adversaire du dieu chrétien: « References to blackness were shorthand for the negative associations loosely linked to Lucifer’s original fall from grace9 ». On remarque l’influence de cette tradition médiévale de représentation du corps noir dans le théâtre anglais des XVIe et XVIIe siècles. Précisément, dans The Merchant of Venice de Shakespeare, Portia décrit la peau noire du Prince du Maroc comme « the complexion of a devil » (1.2.109). Les acteurs blancs se grimaient alors en utilisant de la suie ou de la peinture pour avoir l’air de diables, communément imaginés comme ayant la peau noire. À la fin des mystères et des moralités, les damnés et les diables noirs étaient bannis en enfer, comme le roi l’évoque dans Henry VIII de Shakespeare, quand il utilise la comparaison : « as black/ As if besmeared in hell » (1.2.124). Ces représentations se terminaient par la restauration de l’ordre cosmique.

4Le XVIe siècle marque une transition entre le noir utilisé comme symbole de l’iconographie religieuse, et le noir comme marqueur de différence raciale : « Used prominently in the medieval period as a marker of religious difference, blackened faces became increasingly complicated by inchoate conceptions of race10 ». Durant les années 1580, les pièces qui traitent de sujets exotiques sont de plus en plus appréciées par le public, qui devient habitué à deux types de figures d’acteurs grimés en noir, comme le souligne Virginia Mason Vaughan : « The black devil and trickster who subverted the Christian community, and the Moorish king who ruled over an exotic realm far from England’s shores, were equally enduring symbols of alterity11 ». Précisément, pour Vaughan, Othello est à la fois le noble guerrier-roi maure et l’âme damnée des mystères médiévaux – il est intrinsèquement ambivalent12.

2. Le « Bronze Age » et le brownface d’Othello le basané

5Dans ses conférences sur Shakespeare (en anglais Lectures on Shakespeare) tenues en 1818-1819, le poète et critique anglais Samuel Taylor Coleridge explique que, pour lui, Othello ne peut être noir car il est impensable que Shakespeare ait pu imaginer un homme noir en couple avec une femme blanche. Il expose son argument ainsi dans sa cinquième conférence: « it would be something monstrous to conceive this beautiful Venetian girl falling in love with a veritable negro. It would argue a disproportionateness, a want of balance, in Desdemona, which Shakespeare does not appear to have in the least contemplated13 ». Selon Coleridge, Othello est donc un maure basané mais pas noir. Son opinion a par la suite encouragé toute une génération d’acteurs à jouer Othello en se grimant pour avoir l’air basané – en optant donc pour un brownface au lieu du blackface utilisé pourtant pendant les premières représentations d’Othello au début du XVIIe siècle.

6En 1814, l’acteur britannique Edmund Kean interprète pour la première fois le rôle d’Othello au théâtre de Drury Lane à Londres et il le jouera à de multiples reprises par la suite. Selon son biographe, Frederick William Hawkins, qui écrit, dans The Life of Edmund Kean, publié en 1869: « Kean regarded it as a gross error to make Othello either a negro or a black, and accordingly altered the conventional black to the light brown which distinguished the Moors by virtue of their descent from the Caucasian race… Betterton, Quin, Mossop, Barry, Garrick and John Kemble all played the part with black faces, but it was reserved for Kean to innovate, and Coleridge to justify, the attempt to substitute a light brown for the traditional black. The alteration has been sanctioned by subsequent usage14 ». En effet, des années 1820 aux années 1870, il était commun de voir sur scène un Othello basané plutôt qu’un Othello noir.

3. Shakespeare, le blackface et la tradition américaine du « ménestrel racial »

7La tradition du ménestrel en blackface a commencé au début du XIXe siècle avec Thomas Dartmouth Rice, aussi appelé « Jim Crow Rice » ou encore « Daddy Rice », un acteur américain considéré comme le père fondateur de la tradition du blackface aux États-Unis. Selon Lolita Chakrabarty, T.D. Rice a inauguré son spectacle dans les années 1830, en jouant le personnage de Jim Crow suite à une mise en scène d’Othello. Ayanna Thompson précise que la première représentation de ce spectacle de ménestrel a eu lieu au Bowery Theater de New-York en 1833. Le ménestrel racial repose sur le fait d’avoir des acteurs blancs barbouillés ou grimés en noirs interprétant des rôles de personnages burlesques et inoffensifs, clownesques et infantilisés. Ces personnages aspirent à devenir blancs mais finissent par avoir l’air idiot dans cette entreprise.

8Dans sa conférence plénière « Shakespeare and Unfreedom » de 2019, Thompson explique qu’il y a un lien intrinsèque entre les premiers ménestrels raciaux et Shakespeare. Elle raconte comment l’acteur noir américain James Hewlett interprétant Hamlet a servi d’inspiration à l’acteur blanc britannique Charles Mathews dans son spectacle en blackface. En effet, James Hewlett a joué Richard III au African Grove Theater, mais aussi Hamlet, au Mercer Street African Theater de New York en 1824. C’est l’un des acteurs noirs affranchis qui jouent des pièces de Shakespeare pour un public de noirs affranchis. Hewlett a ainsi fait l’objet d’une moquerie raciale par Mathews. C’est le jeu d’acteur de Hewlett dans le rôle d’Hamlet qui a inspiré Mathews qui, dans son ménestrel, chante le cantique « Possum Up a Gum Tree », une scène comique faisant partie du spectacle « Trip to America ». Ce qu’il est important de remarquer ici, c’est qu’un acteur blanc, Mathews, qui imite en blackface un acteur noir, Hewlett et se moque ainsi du désir noir de s’approprier Shakespeare.

9On peut citer deux exemples parmi d’autres appropriations d’Othello par la tradition du ménestrel racial : il y a d’abord le spectacle « Othello : An Interesting Drama, Rather ! » d’Alexander Do Mar avec une illustration d’après Rembrandt daté de 1850. Puis « Desdemonum : An Ethiopian Drama » de 1874 également adapté d’Othello de Shakespeare.

10Représenter sur scène un « vieux bélier noir » en ayant recours au blackface invoque toute une tradition de représentation de l’identité raciale au théâtre et ne se réduit pas seulement qu’à une histoire de couleur. Si le blackface a une connotation morale certaine, il met aussi en jeu toute une esthétique qui procure un plaisir aussi bien à l’acteur qu’au spectateur.

II. La « poitrine de suie » du « lippu » ou l’esthétique du blackface : plus qu’un accessoire prosthétique

11Dans Othello, Brabantio, le père de Desdémone, parle du mari de sa fille en soulignant sa « poitrine de suie » (« sooty bosom », 1.2.70) tandis que Roderigo met l’accent sur les lèvres d’Othello en l’appelant le « lippu », en anglais « thick lips » (1.2.63). L’esthétique du blackface fait intervenir plus qu’un simple accessoire prosthétique. La saturation sémiotique du corps noir se fait avant tout par l’expérience de l’acteur et celle du spectateur, comme le dit Éric Fassin : « [l]a politique n’est pas extérieure à l’esthétique15 ».

1. La technologie variée du blackface

12L’acte même du grimage est mis en scène dans plusieurs pièces de la fin du XVIe siècle, comme en atteste Ayanna Thompson : « White men were blacking up with great frequency in this time period, and some Renaissance actors achieved fame from these cross-racial impersonations16 ». Dans le manuscrit de Longleat, Henry Peacham reproduit, par le dessin, la mise en scène de Titus Andronicus, en représentant notamment Aaron, le Maure. Ce dernier est joué par un acteur blanc, au visage grimé en noir, portant des gants et des jambières noirs pour devenir noir : « coal-black » (4.2.96)17.

13Les acteurs utilisaient probablement du liège brûlé pour se grimer en noir mais certains, en particulier dans les spectacles de cour, portaient des visards que Philip Stubbes définit ainsi, dans The Anatomie of Abuses (1583) : « made of velvet, wherwith they cover all their faces, having holse made in them against their eyes, whereout they look18 ». Aussi appelé « moretta muta » en italien – qui signifie « muette noire, ou sombre » – (version du masque dans lequel il n’y a pas d’ouverture pour la bouche), le visard était aussi utilisé par les dames de l’aristocratie afin de protéger leur visage du soleil, jusqu’au XVIIIe siècle, afin notamment, de correspondre aux codes de la beauté blanche. Sur scène, en revanche, le visard noir permet à l’acteur d’incarner un diable, ou un personnage afro-descendant. Cependant, le port du visard rend l’articulation difficile, et ne permettait pas à l’acteur de jouer des rôles avec beaucoup de texte, comme le dit Virginia Mason Vaughan : « Once the actor donned the mask of a black Moor or a black devil, the face’s emotional range was static. The actor could adopt a variety of poses in hopes that body language would convey different attitudes, but the scope of emotion was more limited than what could be conveyed through facial expressions19 ». En effet, lorsque les rôles parlants se sont popularisés au théâtre, la technologie du blackface a évolué, du visard au maquillage racial afin de faciliter la déclamation du texte par l’acteur. L’utilisation de maquillage noir devient de plus en plus récurrente pour constituer le blackface porté par l’acteur blanc pour jouer des rôles de noirs20. À partir des années 1580, le maquillage devient en effet le principal – mais pas l’unique – outil prothétique pour grimer les acteurs blancs en noir, comme le souligne Andrea Stevens : « the use of paint over fabric crucially shapes the scope and significance of the resulting otherness within English drama21 ». Les théâtres achetaient et utilisaient un certain nombre de prothèses raciales, car les rôles nécessitant un grimage en noir étaient très appréciés par le public de l’époque22. Précisément, le public arrivait donc à reconnaître le pouvoir racialisant du maquillage afin d’identifier tel personnage en blackface comme racialement noir, c’est-à-dire comme autre racial. Comme le souligne Ian Smith: « At the end of the sixteenth century, the simultaneous metatheatricality of the ‘sooted’ body, black clothing, and painted skin is operative23 ».

2. Le plaisir de la transformation raciale chez l’acteur

14Pendant la première modernité, interpréter un personnage noir se faisait par deux modes de représentations selon Dympna Callaghan, soit l’exhibition de corps noirs, le plus souvent muets, soit l’imitation raciale, beaucoup plus récurrente, avec un acteur blanc en blackface24. Pour A. Thompson, le pouvoir réside soit dans le regard du spectateur blanc pour l’exhibition, soit dans l’acteur blanc en blackface – dans tous les cas, comme elle le dit : « performances of blackness were a white performance property for actors and audiences25 ». Elle ajoute que changer de race est pour l’acteur blanc une prouesse esthétique qui lui confère une certaine virtuosité et l’admiration du public. Les transformations raciales sont très appréciées et donc très fréquentes sur la scène anglaise de la première modernité, comme Thompson l’indique : « There were probably somewhere between fifty and seventy plays that contained characters of color in Shakespeare’s era. White men were blacking up with great frequency in this time period, and some Renaissance actors achieved fame from these cross-racial impersonations26. » Richard Burbage est l’acteur qui a joué Othello pendant ces premières représentations, et Edward Alleyn était en particulier considéré comme une étoile montante du théâtre de l’époque pour ses transformations raciales sur scène, par exemple dans Tamburlaine, The Jew of Malta, et The Battle of Alcazar. L’acteur blanc en blackface est ainsi salué pour sa capacité à changer de forme, pour son jeu d’acteur qui en fait une véritable figure protéenne, racialement parlant. Jouer en blackface est pour l’acteur blanc un plaisir théâtral et le moyen d’acquérir une certaine renommée.

15La transformation raciale fait incarner le personnage par l’acteur, par l’intermédiaire du maquillage racial. Le personnage existe grâce à une « matérialité chromatique » pour reprendre la formule de Ian Smith. Le grimage agit comme une métonymie afin de convoquer la corporéalité du corps noir sur scène à travers le corps de l’acteur blanc. Il permet cependant seulement de simuler la peau noire et ne suggère pas une quelconque intériorité pour le personnage. Précisément, Ian Smith explique que la subjectivité noire est niée par le blackface: « [it] reduces selfhood to an evacuated interior, or rather, an interior that is never his own but, like Eve in accounts of the Creation story, exists ex viro – after man, after the white man27 ». L’acteur blanc prend ainsi plaisir à incarner un personnage dont il contrôle l’extérieur et l’intérieur – un personnage qui dépend de lui pour être sur scène. Le grimage représente une peur de la contamination raciale, qui se trouve exorcisée par le fait que l’identité noire est temporaire : le personnage noir est sous le contrôle de l’acteur blanc, qui décide de le faire apparaître et disparaître sur scène. Se grimer en noir, de façon intra- ou extradiégétique, stigmatise, de la même façon, le noir dont l’identité est à la fois « detachable » et « flattened »28, pour reprendre les mots de Susan Gubar. C’est l’essence raciale du noir qui apparaît sur scène, alors que son existence est niée par la présence même de la prothèse raciale. L’identité noire se trouve alors dépendante de la blanchité de l’acteur qui lui donne une visibilité mais pas une véritable existence sur scène. Comme le souligne Ian Smith: « From a white, English cultural perspective, black subjectivity does not exist. Rather, blackness is reduced to abject Manichaean materiality, with a potent pun on cloth as trade object and metonymic, frayed identity29 ». Cette expérience est pour l’acteur une source de plaisir dans la mesure où elle traduit un rapport de pouvoir en faveur de l’acteur blanc qui se substitue au noir sur scène.

16Lorsque Laurence Olivier joue Othello de 1964 à 1965 en blackface dans une production de la pièce mise en scène par John Dexter, au Théâtre National de Londres, il recouvre l’intégralité de son corps de maquillage noir épais et décrit ce long processus de transformation raciale dans son ouvrage On Acting : « Black all over my body, Max Factor 2880, then a lighter brown, then Negro Number 2, a stronger brown. Brown on black to give a rich mahogany. Then the great trick: that glorious half yard of chiffon with which I polished myself all over until I shone… The lips blueberry, the tight curled wig, the white of the eyes, whiter than ever, and the black, black sheen that covered my flesh and bones, glistening in the dressing-room lights30 ». Le recours au grimage en noir relève d’une dialectique de la fascination et de la répulsion, ou de ce qu’Eric Lott appelle : « a complex of desire and hatred31 ». Le noir est une menace pour les blancs, mais il les attire aussi, notamment au théâtre, comme le précise Susan Gubar : « [the] transformation of characters’ complexions, from white to black, is [a] […] spectacular effect for the audience32 ». Le plaisir du grimage émerge d’une sorte de désir sadique, qui se satisfait de l’humiliation du noir, réduit à n’être qu’un objet de plaisir théâtral pour l’acteur blanc.

3. La pulsion scopique du spectateur

17Comme l’acteur blanc interprétant le personnage noir en blackface, le public blanc a également le pouvoir sur l’identité noire représentée sur scène. Ensemble, ils partagent d’abord le plaisir de la transgression raciale qui traduit un rapport de pouvoir, comme le dit Susan Gubar : « The ‘trick’ of racial metamorphosis participates in the illicit, the liminal, the transgressive, the outré, the comic […]. Not simply mimetic, racechange is an extravagant aesthetic construction that functions self-reflexivity to comment on representation in general, racial representation in particular. To the extent that racechange engages issues of representation, it illuminates the power issues at stake in the representation of race33 ». Ce pouvoir semble venir de ce qu’Eric Lott appelle « the social unconscious of blackface34 ». Le spectateur reconnaît ensuite le blackface comme signifiant racial et le nourrit de stéréotypes bien connus qui renforcent la « violence oculaire35 » du racisme, pour reprendre l’expression de M.J.T. Michtell : « stereotypes are images that we love to hate and hate to love. [They] conceal themselves as transparent, hyperlegible, inaudible, and invisible cognitive templates of prejudice. The stereotype is most effective, in other words, when it remains unseen, unconscious, disavowed, a lurking suspicion always waiting to be confirmed by a fresh perception36 ». Le spectateur peut ainsi prendre plaisir à reconnaître des stéréotypes dans le blackface porté par l’acteur blanc et à les confirmer par sa propre perception du jeu d’acteur. Susan Gubar rappelle que les transformations raciales sont intrinsèquement liées à un réseau de fantasmes animés par une dynamique du désir : « racechanges motivated by multiple fantasies, propelled by various dynamics of desire37 ». Le blackface devient un objet de consommation pour le spectateur dont le regard participe à la réification de l’identité noire présentée sur scène par l’acteur blanc. Le spectateur semble ainsi animé d’une pulsion scopique qui révèle son désir de pouvoir de définition sur l’identité noire représentée par le blackface sur scène.

18Le blackface est ainsi plus qu’un simple accessoire de théâtre, il procure un plaisir chez l’acteur et le spectateur qui participe à ancrer cette pratique culturelle dans une tradition de la représentation raciale au théâtre. Le blackface crée une véritable esthétique sur scène et il pose la question de l’interprétation de ce que l’on cherche à rendre visible.

III. « [B]ien plus clair que noir » ou l’éthique du blackface : une herméneutique polémique

19Dans Othello, le Doge défend Othello alors attaqué par Brabantio en déclarant que ce dernier est « bien plus clair que noir », ou en anglais « far more fair than black » (1.3). Il est à noter que l’anglais « fair » a une polysémie qui en fait une épithète raciale significatif. En effet, « fair » signifie à la fois blanc et bon. Le paradoxe de cette formule est saisissant et permet d’introduire la question de l’éthique du blackface. En quoi cette herméneutique est-elle polémique et participe-t-elle à la saturation sémiotique du corps noir sur scène ?

1. L’intention et l’innocence blanche

20Pour certains metteurs en scène, l’intention a un rôle à jouer dans la réception de la représentation de l’identité raciale par le blackface sur scène. Vouloir ou ne pas vouloir blesser, telle serait la question. Comme si l’innocence, ou le fait de ne pas avoir une mauvaise intention, ne pas vouloir stigmatiser et humilier serait suffisant pour se prémunir d’une accusation de racisme, comme le dit Éric Fassin, « qu’importe la couleur des interprètes, ou celle des spectateurs, seule compterait l’intention créatrice ! La culture cultivée échapperait ainsi à la racialisation de la société – voire : elle serait le moyen, pour la figure auctoriale, de s’y soustraire38 ».

21Dans la mise en scène d’Othello de Thomas Ostermeier datant de 2011, la pièce commence par une sorte de parabole raciale dans laquelle l’acteur blanc Sebastian Nakajew apparaît d’abord sans blackface et se fait barbouiller par Desdémone utilisant une pâte noire.

22Ostermeier sous-entend son innocence en suggérant, lors d’une interview avec Jitka Pelechová en 2013, qu’il n’a pas eu le choix dans le casting du rôle-titre, il précise : « il n’y a pas beaucoup d’acteurs noirs dans les théâtres allemands39 ». Il insinue ainsi que cela ne relevait pas d’un choix de sa part mais plutôt d’une fatalité indépendante de son intention. Dans le cas d’Ostermeier qui ne s’est pas exprimé davantage dans les médias sur la question, le blackface semble illustrer ce que Thompson appelle « the inherent white supremacist logic of white innocence40 ». Julie Lemmle souligne la récurrence de cette posture chez les metteurs en scène allemands contemporains qui prétendent s’approprier une pratique raciste (qui ne les insulte pas), en assumant qu’ils y ont recours de façon éclairée et en s’émancipant de la tradition raciste de cette pratique théâtrale41. La question de l’intention reposant sur l’innocence blanche du metteur en scène élude la question centrale de l’impact de cette pratique, comme le dit Ayanna Thompson : « I am not sure that a lack of an awareness of the specifics of that history renders one innocent or inculpable42 ».

2. L’impact et l’injure raciste

23Les conséquences de la représentation de l’identité raciale par le blackface doivent être évaluées indépendamment de l’intention du metteur en scène car ce dernier ne contrôle pas la portée de l’impact. En effet, la réception du blackface a un impact qui permet de déconstruire cette pratique en l’interprétant comme participant à la dissémination et au maintien du racisme systémique de nos sociétés contemporaines. Le blackface est une injure visuelle – qu’elle soit justifiée par l’innocence blanche ou non – qui stigmatise le corps noir par une réification qui en fait un objet de consommation dégradant et humiliant. Commentant le recours au blackface de Laurence Olivier interprétant Othello, le critique du New-York Times Bosley Crowther l’interprète comme un outrage raciste : « He plays Othello in blackface ! That’s right, blackface – not the dark-brown stain that even the most daring white actors do not nowadays wish to go beyond… The consequence is that he hits one – the sensitive American, anyhow – with the by-now outrageous impression of a theatrical Negro stereotype. He does not look like a Negro (if that’s what he’s aiming to make the Moor) – not even a West Indian chieftain, which some of the London critics likened him to. He looks like a Rastus or an end man in an American minstrel show. You almost wait for him to whip a banjo out from his flowing, white garments or start banging a tambourine43 ». Crowther comprend l’utilisation du blackface par Olivier comme une provocation coupable encourageant et confirmant les stéréotypes négrophobes répandus notamment par le théâtre. Le blackface ne rend pas un acteur blanc noir mais en fait l’incarnation d’une négrophobie persistante sur la scène de théâtre. Comme le souligne Pascale Aebisher, une telle représentation de l’identité raciale sur scène peut être vue comme « the infamous key example of extreme racial stereotyping44 ».

Conclusion

24Sylvie Chalaye précise que « [c]omprendre l’histoire et les tenants de la racisation au théâtre, c’est apprendre à regarder l’autre comme soi et à déconstruire peurs et fantasmes45 ». La déconstruction du blackface permet de l’identifier comme une pratique à la longue tradition théâtrale dont la connotation négative ne fait aucun doute, du théâtre religieux médiéval, au théâtre anglais de la première modernité en passant par les spectacles des ménestrels raciaux. Le blackface est à l’origine d’une esthétique raciale qui mobilise l’acteur et le spectateur et leur fait vivre une expérience scopique qui leur donne un pouvoir de définition de la représentation de l’identité raciale sur la scène de théâtre. C’est enfin une pratique polémique qui ne fait toujours pas consensus aujourd’hui et qui fait l’objet d’interprétations parfois contradictoires. Le blackface repose avant tout sur une saturation sémiotique du corps noir au théâtre dans la mesure où il participe à la réactivation d’une histoire négrophobe, au maintien de la suprématie blanche dont privilégient acteurs et spectateurs blancs et à la surenchère raciste d’une injure qui ne dit pas son nom.

Notes de bas de page numériques

1 Sylvie Chalaye, Race et théâtre : un impensé politique, Arles, Actes Sud, 2020, p. 10.

2 Éric Fassin, « Blackface ou le théâtre de la question raciale », 6 mai 2019, Libération, https://www.liberation.fr/debats/2019/05/06/blackface-ou-le-theatre-de-la-question-raciale_1725284/, consulté le 31 août 2022.

3 Voir Julie Hankey (éd.), Shakespeare in Production : Othello, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 10 : « We know that the representation of blackness was well established and thoroughgoing before, during and after Shakespeare’s lifetime » (Nous savons que la représentation de l’identité noire était bien établie et existait avant, pendant et après la période de Shakespeare).

4 Virginia Mason Vaughan, Performing Blackness on English Stages 1500-1800, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 2 : « les spectacles de ménestrels du XIXe siècle n’ont pas inventé l’incarnation du blackface. Shakespeare non plus. La pratique théâtrale du grimage en noir était récurrente dans les spectacles du Moyen Âge comme une simple manière de faire la différence entre le bien et le mal ».

5 Stephen Greenblatt et al., Othello, The Norton Shakespeare – Digital Edition, 3e édition, 2016.

6 Matthieu Chapman, Anti-Black Racism in Early Modern English Drama : The Other « Other », New-York, Routledge, 2017, p. 41 : « l’apparence des diables des cycles médiévaux et des spectacles itinérants fut le premier exemple de représentation de l’identité noire sur la scène médiévale ».

7 Thomas Foster Earle et K. J. P. Lowe (éds.), Black Africans in Renaissance Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 106. « La démonisation de la peau noire a été facilitée par une longue et puissante tradition chrétienne consistant à représenter les démons et le diable lui-même comme noir. Leur peau sombre était à la fois comique et terrifiante, elle incarnait le vice, le péché et la terreur. Le péché était noir, la vertu était blanche ; le corps était noir, l’âme était blanche ».

8 Virginia Mason Vaughan, Performing Blackness on English Stages, 1500–1800, p. 15, 21 : « les âmes sauvées étaient représentées comme blanches et les âmes damnées comme noires, le code visuel des cycles théâtraux reposait sur un schéma binaire : le salut contre la damnation […]. La damnation était signalée, autrement dit, par un marqueur visuel, la couleur noire ».

9 Virginia Mason Vaughan. Performing Blackness on English Stages, 1500–1800, p. 24 : « Les références à l’identité noire étaient un raccourci pour les associations négatives plus ou moins liées à la chute originelle de Lucifer, loin de la grâce ».

10 Virginia Mason Vaughan. Performing Blackness on English Stages, 1500–1800, p. 8 : « Utilisés de façon récurrente dans la période médiévale comme marqueur de différence religieuse, les visages grimés en noir devinrent incroyablement complexes en raison de conceptions mal définies de la race ».

11 Virginia Mason Vaughan. Performing Blackness on English Stages, 1500–1800, p. 33 : « Le diable noir et trompeur qui subvertit la communauté chrétienne, et le roi maure qui régnait sur un royaume exotique loin des côtes anglaises, étaient des symboles persistants de l’altérité, de manière égale ».

12 Voir Virginia Mason Vaughan. Performing Blackness on English Stages, 1500–1800, p. 16: « Othello is in some respects the ‘damned soul’ of medieval mysteries, but he is also a noble warrior like the Moorish kings who populated court pageants. At the same time, the Moor is sui generis, and only when we place him within the theatrical conventions of early modern performance can we realize his uniqueness » (« Othello est, d’une certaine façon, l’‘âme damnée’ des mystères médiévaux, mais c’est aussi un noble guerrier comme les aux rois maures qui apparaissaient en grand nombre dans les spectacles de cour. De la même façon, le Maure est sui generis, et c’est seulement en le plaçant dans le cadre des conventions théâtrales de la première modernité que l’on peut prendre conscience de son caractère unique »).

13 Adam Roberts (éd.), Coleridge : Shakespeare’s Lectures, Édimbourg, Edinburg University Press, 2016, p. 163 : « cela serait quelque chose de monstrueux que d’imaginer cette belle jeune fille vénitienne tomber amoureuse d’un véritable noir. Cela renverrait à une disproportion, un manque d’équilibre, chez Desdémone, ce que Shakespeare ne semble absolument pas avoir envisagé ».

14 Frederick William Hawkins, The Life of Edmund Kean, Strand, Tinsley Brothers, 1869, p. 221 : « Kean considérait comme une grave erreur le fait de faire d’Othello un noir, et en conséquence remplaça le noir conventionnel par le marron clair qui distinguait les maures en raison de leur ascendance raciale caucasienne […]. Betterton, Quin, Mossop, Barry, Garrick et John Kemble ont tous joué le rôle avec des visages grimés en noirs, mais il fut réservé à Kean d’innover, et à Coleridge de justifier la tentative de substituer le marron clair au noir traditionnel. Le changement a été entériné par une utilisation récurrente par la suite ».

15 Éric Fassin, « Blackface ou le théâtre de la question raciale »

16 Ayanna Thompson, Blackface, Londres, Bloomsbury, 2021, p. 38.

17 Stephen Greenblatt et al., Titus Andronicus, The Norton Shakespeare – Digital Edition, 3e édition, 2016.

18 Philip Stubbes, The Anatomie of Abuses. Londres, Richard Jones, 1583 : « fait de velours, couvrant entièrement le visage, avec des trous faits pour les yeux, grâce auxquels les acteurs pouvaient voir ».

19 Virginia Mason Vaughan. Performing Blackness on English Stages, 1500–1800, p. 10 : « Une fois que l’acteur avait mis le masque d’un Maure noir ou d’un diable noir, les possibilités émotionnelles du visage de l’acteur étaient réduites. L’acteur pouvait adopter une variété de poses dans l’espoir que son langage corporel pourrait suggérer différentes attitudes, mais la portée de l’émotion était plus limitée que ce qui pouvait passer par les expressions du visage ».

20 Robert I. Lublin, Costuming the Shakespearean Stage Visual Codes of Representation in Early Modern Theatre and Culture, New-York, Routledge, 2016, p. 94.

21 Andrea Stevens, Inventions of the Skin : The Painted Body in Early English Drama, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2013, p. 87 : « l’utilisation de la peinture au lieu du tissu a une influence cruciale sur la portée et le sens de l’altérité ainsi représentée dans le théâtre anglais ».

22 Voir Julie Hankey (éd.), Shakespeare in Production: Othello, p. 10: « Vizards, long black velvet gloves and leggings of black leather had been used for masques and processions earlier in the sixteenth century ».

23 Ian Smith, « White Skin, Black Masks : Racial Cross-Dressing on the Early Modern Stage », Renaissance Quarterly, vol. 32, 2003, p. 33-67, 52 : « À la fin du XVIe siècle, la métathéâtralité simultanée du corps ‘couvert de suie’, du costume noir et de la peau grimée est en place ».

24 Dympna Callaghan, Shakespeare Without Women : Representing Gender and Race on the Early Modern Stage, New-York, Routledge, 2000, p. 77 : « two distinct, though connected, systems of representation crucially at work in the culture’s preoccupation with racial others and singularly constitutive of its articulation of racial difference : the display of black people themselves (exhibition) and the simulation of negritude (mimesis) » (« deux systèmes de représentations, bien que liés, sont, de façon cruciale, à l’œuvre dans l’intérêt de la culture pour les autres raciaux et participent , de façon singulière, à son articulation avec la différence raciale : l’étalage de personnes noires (exhibition) et la simulation de la négritude (mimésis) »).

25 Ayanna Thompson, Blackface, p. 69 : « les représentations sur scène de l’identité noire étaient la propriété d’acteurs et de spectateurs blancs ».

26 Ayanna Thompson, Blackface, p. 38 . « Il y avait probablement entre cinquante et soixante-dix pièces, à peu de choses près, qui avaient des personnages de couleur à l’époque de Shakespeare. Des hommes blancs se grimaient en noir très fréquemment à cette époque, et certains acteurs de la Renaissance atteignaient la notoriété grâce au fait de jouer la race de l’autre ».

27 Ian Smith, « White Skin, Black Masks : Racial Cross-Dressing on the Early Modern Stage », p. 38 : « cela réduit le moi à une intériorité évacuée, ou plutôt à une intériorité qui n’est jamais à soi mais qui, comme Eve dans des versions de l’histoire de la Création, existe ex viro – après l’homme, après l’homme blanc ».

28 Susan Gubar, Racechanges: White Skin, Black Face in American Culture. Oxford, Oxford University Press, 1997, p. 45 : « détachable » et « aplatie ».

29 Ian Smith, « White Skin, Black Masks: Racial Cross-Dressing on the Early Modern Stage », p. 42: « Dans la perspective culturelle de la blanchité anglaise, la subjectivité noire n’existe pas. L’identité noire est plutôt réduite à une abjecte matérialité manichéenne, qui repose sur un jeu de mot sur ‘cloth’ (vêtement) qui renvoie à la fois à l’objet de commerce et à une identité métonymique et effilochée. »

30 Laurence Olivier, On Acting, London, Weidenfeld and Nicolson, 1986, p. 109 : « Du noir sur tout mon corps, du Max Factor 2880, puis du marron plus clair, puis du Noir Numéro 2, un marron plus foncé. Du marron sur du noir pour donner cet aspect de riche acajou. Puis le grand truc : ce glorieux bout de chiffon avec lequel je me polissais partout jusqu’à briller… Les lèvres myrtille, la perruque bien frisée, le blanc des yeux, plus blanc que jamais, et le noir, le noir luisant qui couvrait ma chair et mes os, scintillant sous les lumières de la loge ».

31 Eric Lott, Love and Theft : Blackface Minstrelsy & the American Working Class, p. 33 : « une dialectique complexe de désir et de haine ».

32 Susan Gubar, Racechanges: White Skin, Black Face in American Culture, p. 45 : « la transformation des teints des personnages, de blanc à noir, est un effet spectaculaire sur le public ».

33 Susan Gubar, Racechanges: White Skin, Black Face in American Culture, Oxford, Oxford University Press, 1997, p. 10 : « Le ‘truc’ de la métamorphose raciale participe de l’illicite, du liminal, du transgressif, de l’outré, du comique. Loin d’être simplement mimétique, le changement racial est une construction esthétique extravagante qui participe à l’autoréflexivité pour faire un commentaire sur la représentation en général, la représentation raciale en particulier. Dans la mesure où le changement racial pose des problèmes de représentation, il met en valeur les problèmes de pouvoir en jeu dans la représentation de la race ».

34 Eric Lott, Love and Theft: Blackface Minstrelsy & the American Working Class, p. 39 : « l’inconscient social du blackface ».

35 « ocular violence of racism ». W.J.T. Mitchell, What do pictures want? The Lives and Loves of Images, Chicago, University of Chicago Press, 2004, p. 33.

36 W.J.T. Mitchell, What do pictures want? The Lives and Loves of Images, p. 294-295 : « les stéréotypes sont des images que l’on aime détester et que l’on déteste aimer. [Ils] se dissimulent sous la transparence, l’hyper-lisible, l’inaudible et d’invisibles modèles cognitifs de préjugés. Le stéréotype est le plus efficace, autrement dit, lorsqu’il reste invisible, inconscient, nié, un soupçon qui se tapit en attendant d’être confirmé par une nouvelle perception ».

37 Susan Gubar, Racechanges: White Skin, Black Face in American Culture, p. xvi : « les changements raciaux motivés par de multiples fantasmes, propulsés par différentes dynamiques du désir ».

38 Éric Fassin, « Blackface ou le théâtre de la question raciale », 6 mai 2019, Libération, https://www.liberation.fr/debats/2019/05/06/blackface-ou-le-theatre-de-la-question-raciale_1725284/, consulté le 31 août 2022.

39 Jitka Pelechová, « Le théâtre de Thomas Ostermeier : phénomène culturel ou démarche artistique ? Suivi d’un entretien avec Thomas Ostermeier », Cahiers d’Études Germaniques [Online], 64, 2013, En ligne depuis le 02 janvier 2020, http://journals.openedition.org/ceg/9110, consulté le 08/02/2023.

40 Ayanna Thompson, Blackface, p. 12 : « la logique inhérente au suprémacisme blanc de l’innocence blanche ».

41 Voir Julie Lemmle, « ‘Ich bin kein Nazi ! – The Blackface Debate in the German Mainstream Media », Textures, 30 mai 2014, https://www.textures-archiv.geisteswissenschaften.fu-berlin.de/index.html %3Fp =3142.html, consulté le 08/02/2023. 

42 Ayanna Thompson, Blackface, p. 51 : « Je ne suis pas sûre que ne pas avoir conscience des spécificités de cette histoire puisse rendre quiconque innocent ou condamnable ».

43 Bosley Crowther, « The Screen: Minstrel Show ‘Othello’: Radical Makeup Marks Olivier’s Interpretation », New-York Times, 2 février 1966, https://www.nytimes.com/1966/02/02/archives/the-screen-minstrel-show-othelloradical-makeup-marks-oliviers.html, consulté le 08/02/2023: « Il joue Othello en blackface! C’est ça, en blackface – pas la tache de marron foncé que même les acteurs blancs les plus téméraires ne souhaitent pas aujourd’hui dépasser. La conséquence est qu’il le heurte – cet Américain sensible, en tous cas – lui qui joue le stéréotype théâtral du noir aujourd’hui scandaleux. Il ne ressemble pas à un noir (si son but est de faire du Maure un noir) – pas même un chef indien d’Amérique, de qui certains critiques de Londres l’ont rapproché. Il ressemble à un ‘Rastus’ (injure raciste américaine) ou à un acteur de fin de spectacle de ménestrel américain. On s’attend presque à ce qu’il sorte un banjo de son costume blanc flottant ou qu’il commence à jouer du tambourin ».

44 Pascale Aebisher, Shakespeare’s Violated Bodies : Stage and Screen Performance, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 108 : « l’exemple clé immonde de la construction du stéréotype racial extrême ».

45 Sylvie Chalaye, Race et théâtre : un impensé politique, p. 11.

Bibliographie

Sources primaires

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thompson Ayanna, Blackface, Londres, Bloomsbury, 2021.

Pour citer cet article

Nora Galland, « Le blackface ou la saturation sémiotique du corps noir dans les mises en scène d’Othello de Shakespeare », paru dans Loxias, 80., mis en ligne le 15 mars 2023, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/lodel/index.html?id=10162.


Auteurs

Nora Galland

Agrégée d’anglais, Nora Galland est ATER à l’université Côte d’Azur, Nice, membre du CTEL. Docteure en études du monde anglophone, elle est spécialiste du théâtre anglais des XVIe et XVIIe siècles. Ses champs d’investigation sont la race dans la culture et le théâtre de la première modernité anglaise, aux XVIe et XVIIe siècles, la dialectique de l’identité et de l’altérité, l’injure et la violence verbale ainsi que les adaptations et appropriations des pièces de William Shakespeare. Elle a publié ses recherches dans Cahiers Élisabéthains, Arrêt sur Scène/Scene Focus, Les Cahiers Shakespeare en Devenir, Multicultural Shakespeare : Translation, Appropriation and Performance et L’Œil du spectateur.

Université Côte d'Azur, CTEL