Frédéric Calas


Frédéric Calas enseigne la grammaire et la stylistique à l’Université Paul-Valéry, dans le cadre de la préparation aux concours. Ses derniers travaux portent sur la Correspondance de Beaumarchais et sur les Contes (Peau d’Âne et peaux de bêtes. Variations et reconfigurations d’un motif dans les mythes, les fables et les contes, études réunies et présentées par F. Calas, collection « mythographies et sociétés », Clermont-Ferrand, collection du CELIS, 2021).

Articles de l'auteur


Loxias | 75. | I.

La Nouvelle Héloïse : « à la mesure de l’obstination du désir ». Étude stylistique de la lettre LIII

Dans L’Œil vivant, auquel est empruntée la formule du titre (p. 163), Jean Starobinski écrit : « Tout porte à croire que l’approche du réel, chez Rousseau, n’est que la pointe avancée d’une poursuite imaginaire » et parle de « la lumière matinale de l’attente heureuse, de l’élan expansif » (p. 161). Dans la lettre LIII, Julie n’est que l’un des doubles de son créateur : toute à « l’euphorie primitive de l’élan vers un bientôt accueillant, la libre ouverture au possible, que ne vient pas troubler le souci d’une conformité aux lois mesquines de l’ici-bas », elle se fait rebelle à la loi du père comme aux mœurs et impératifs de la société bien-pensante. Un contretemps a déjoué l’espoir qu’avaient caressé les amants de s’entrevoir à Clarens, lors de la noce de la servante Fanchon, la frustration n’a fait qu’exacerber leurs sentiments, dynamique sentimentale et dynamique événementielle se nourrissant l’une l’autre. À nouvelle situation, nouveaux projets, dans un « effet de direct [qui] efface toute différence entre le discours narratif et l’univers représenté » (ibid., p. 89). Quant à la notion d’« obstacle », dont Jean Starobinski a magistralement démontré dans La transparence et l’obstacle le caractère obsédant chez Rousseau, elle est le « nœud » du passage, suscitant comme « péripétie » les mesures de contournement de l’interdit que prend une Julie stratège pour faire advenir la rencontre secrète avec Saint-Preux.

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Voici des reines et des fées : étude stylistique de l’incipit de « La Princesse Rosette » de Madame d’Aulnoy, de « Il était une fois un roi et une reine » à « et revint tout dire au roi. »

L’objectif de cet article est de réfléchir dans une perspective stylistique et poétique aux fonctions de l’incipit du conte « La Princesse Rosette ». Comme tous les incipit des Contes au programme, cette ouverture renouvelle le pacte scénographique du recueil, puisque le titre est suivi de l’indication générique « conte ». Dominique Maingueneau appelle « scénographie » l’ensemble des procédés linguistiques, textuels et discursifs par lesquels un texte adopte un dispositif susceptible d’être reconnu par le lecteur, indépendamment de son genre. Or, ici scénographie et scène générique semblent coïncider (trop) parfaitement, notamment par le choix de deux marqueurs prototypiques : la mention générique « conte » et la formule « il était une fois ». Par ailleurs, les dispositifs scénographiques topiques sont ici le prétexte d’une réflexion discrète sur les faux-semblants de l’écriture. Outre l’incipit proprement dit, cette ouverture abrite une première séquence, topique elle aussi, liée soit à la difficulté d’avoir un enfant pour un couple royal, soit à une malédiction qui pèse sur l’enfant royal, et que le dispositif actantiel du conte cherchera à contourner ou à déjouer. Les contes offrent des textures et des scénarios propices à des variations, comme en musique, ces variations pouvant même devenir des reconfigurations (on pense aux réécritures des contes français par les frère Grimm à partir de 1810) ou à des reconfigurations intermédiales, par les nombreuses adaptations qu’ils ont connues au cinéma, en littérature pour la jeunesse, en peinture ou en musique même. D’un conte à l’autre, Madame d’Aulnoy se livre déjà à ce jeu littéraire sur la variation, tissant et nouant de manière nouvelle des situations matricielles similaires, liées à la maternité, l’enfantement et la destinée. Nous verrons dans quelle mesure l’ouverture de « La Princesse Rosette » convoque tous les éléments topiques du « conte de fées » pour offrir une réflexion renouvelée sur la destinée des jeunes princesses.

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Loxias | 79. | I.

« On est très mal avec ces femmes-là » : portraits des mères supérieures dans La Religieuse de Diderot

Dans son roman-mémoires ou lettre-mémoire, forme hybride et originale mettant en scène un narrateur unique : Suzanne Simonin, enfermée contre sa volonté dans un couvent et contrainte à prononcer des vœux, Diderot se lance dans une satire et une critique religieuses, notamment à l’occasion des portraits des mères supérieures des trois couvents où Suzanne est cloîtrée. Cette galerie de portraits forme un intéressant triptyque, tant les techniques picturales et théâtrales mêlées contribuent à faire de ces passages attendus des morceaux de bravoure, hauts en couleurs, et parfaitement orientés sur le plan démonstratif et argumentatif. Les deux panneaux latéraux abritent, à gauche, le portrait de la mère supérieure du couvent Sainte-Marie, à droite, celui de l’imprévisible et surprenante, Madame***. Le panneau central, plus large, est occupé par les deux mères de Longchamp (mère de Moni et sœur Sainte-Christine), que tout oppose. Diderot construit ces portraits sur des phénomènes convergents de variations et de reconfigurations (portrait dialogué, en pied, en symétrie ou en antithèse), pour conserver la perspective, dramatique et dramatisée, de la rencontre de Suzanne avec ses bourreaux. Ce sont à la fois les effets de symétrie, les échos, les procédés différentiels que l’étude stylistique chercher à caractériser, pour témoigner de l’art du portrait sous la plume de Denis Diderot. In his novel-memoirs or epistolary-novel, a hybrid and original form featuring a single narrator: Suzanne Simonin, locked up against her will in a convent and forced to pronounce vows, Diderot realises a religious satire and criticism, linked to the portraits of the Abbess of the three convents where Suzanne is cloistered. This gallery of portraits forms an interesting triptych, with pictorial and theatrical techniques mixed, and turns these expected descriptions into purple passages, colorful, and perfectly oriented. The two panels house, on the left side, the portrait of the Abbess of the Sainte-Marie convent, on the right side, the portrait of the unpredictable and surprising, Madame***. The larger central panel is devoted to the two Mothers of Longchamp (Mother de Moni and Sister Sainte-Christine), who are totally opposite. Diderot builds these portraits on many converging phenomena of variations and reconfigurations (dialogued, full-length, in symmetry, or antithesis), to preserve the dramatic and dramatized perspective of Suzanne’s encounter with her tormentors. These are at the same time the effects of symmetry, the echoes, and the different processes that the stylistic analysis shows, to characterise the art of Diderot’s portrait.

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« Une princesse entre deux mondes » : portrait de la princesse de Nassau

Dans ce commentaire stylistique du portrait de la Princesse de Nassau, nous nous sommes penchés sur la composition du portrait, qui sert d’exemplification à la théorie du narrateur sur le temps qui passe et qui modifie les êtres que nous sommes, êtres dont il cherche à percevoir, comme dans un palimpseste, l’identité et la rémanence sous la patine du temps : « Et combien de fois ces personnes étaient revenues devant moi au cours de leur vie, dont les diverses circonstances semblaient présenter les mêmes êtres, mais sous des formes et pour des fins variées », dit le narrateur quelques pages avant notre extrait (p. 278). Le portrait de la Princesse de Nassau, qui forme une unité compositionnelle, thématique et typographique, illustre parfaitement cette analyse, que la narration expérimente et exemplifie, cherchant la paradoxale permanence de l’être sous les changements physiques dus aux effets du temps. La Princesse de Nassau entre dans la catégorie des « simple[s] relation[s] mondaine[s] » (p. 279), à la différence des grandes figures qui accompagnent fidèlement la mémoire du narrateur comme le Baron de Charlus, les Verdurin, Odette, les Guermantes. Comme la quasi-totalité des portraits de La Recherche du temps perdu, celui de la Princesse de Nassau se fait par le biais de la focalisation et du point de vue du narrateur, seul ici sur le seuil de la salle avec le personnage qu’il rencontre et observe, au cours de la matinée à laquelle il participe. L’essentiel du portrait relève de la prosopographie : en effet c’est le corps et l’apparence qui sont soumis à l’examen « archéologique » auquel se livre le narrateur pour « retrouver » sous le fard et les rides l’être connu naguère. Quelques éléments constitutifs de l’éthopée du personnage se dégagent de son comportement dans le but de créer, non sans quelques traits d’humour, un effet de contraste entre la futilité des (pré)occupations de la Princesse et la fragilité de la vie humaine soumise au temps et à la mort. Grand maître dans l’art du portrait, Proust dresse ici une peinture où visée esthétique et visée morale apparaissent indissociables, où l’extrême particularisation sert l’universalité du propos. In this stylistic analysis of the portrait of the Princess of Nassau, we have looked at the composition of the portrait, which serves as an exemplification of the narrator’s theory of the passage of time and which modifies the beings that we are, beings of which he seeks to perceive, as in a palimpsest, the identity and the remanence under the patina of time: “And how many times these people had come back to me during their lives, whose various circumstances seemed to present the same beings, but in different forms and for various purposes”, says the narrator a few pages before our excerpt (p. 350). The portrait of the Princess of Nassau, which forms a compositional, thematic, and typographical unity, perfectly illustrates this analysis, which the narration experiences and exemplifies, seeking the permanence of being, like a palimpsest, under the physical changes due to the effects of time. The Princess of Nassau falls into the category of “simple worldly relationship[s]” (p. 351), unlike the great figures who faithfully accompany the narrator’s memory such as the Baron de Charlus, the Verdurins, Odette, and the Guermantes. Like almost all the portraits in La Recherche du temps perdu, that of the Princess of Nassau is done through the focus and point of view of the narrator, alone here on the threshold of the room with the character he meets and observes, during the morning in which he participates. The essence of the portrait comes from prosopography: indeed, it is the body and the appearance which are subjected to the “archaeological” examination, to which the narrator devotes himself to “find” under the make-up and the wrinkles the being previously known. Some constituent elements of the character’s ethos emerge from her behavior to create, not without a few strokes of humor, an effect of contrast between the futility of the Princess’ (pre)occupations and the fragility of human life, subject to time and death. A great master in the art of portraiture, Proust paints here a painting where aesthetic and moral aims appear inseparable, where extreme particularization serves the universality of the subject.

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