Loxias | 75. Autour des programmes d'agrégation et concours 2022 | I. Autour des programmes 2022 

Frédéric Calas et Anne-Marie Garagnon  : 

La Nouvelle Héloïse : « à la mesure de l’obstination du désir ». Étude stylistique de la lettre LIII

Résumé

Dans L’Œil vivant, auquel est empruntée la formule du titre (p. 163), Jean Starobinski écrit : « Tout porte à croire que l’approche du réel, chez Rousseau, n’est que la pointe avancée d’une poursuite imaginaire » et parle de « la lumière matinale de l’attente heureuse, de l’élan expansif » (p. 161). Dans la lettre LIII, Julie n’est que l’un des doubles de son créateur : toute à « l’euphorie primitive de l’élan vers un bientôt accueillant, la libre ouverture au possible, que ne vient pas troubler le souci d’une conformité aux lois mesquines de l’ici-bas », elle se fait rebelle à la loi du père comme aux mœurs et impératifs de la société bien-pensante. Un contretemps a déjoué l’espoir qu’avaient caressé les amants de s’entrevoir à Clarens, lors de la noce de la servante Fanchon, la frustration n’a fait qu’exacerber leurs sentiments, dynamique sentimentale et dynamique événementielle se nourrissant l’une l’autre. À nouvelle situation, nouveaux projets, dans un « effet de direct [qui] efface toute différence entre le discours narratif et l’univers représenté » (ibid., p. 89). Quant à la notion d’« obstacle », dont Jean Starobinski a magistralement démontré dans La transparence et l’obstacle le caractère obsédant chez Rousseau, elle est le « nœud » du passage, suscitant comme « péripétie » les mesures de contournement de l’interdit que prend une Julie stratège pour faire advenir la rencontre secrète avec Saint-Preux.

Plan

Texte intégral

Étude stylistique de Rousseau, La Nouvelle Héloïse, L. 53, Première partie, éd. E. Leborgne & F. Lotterie, Paris, Garnier-Flammarion, 2018, pages 182-184.

Lettre LIII de Julie

Ainsi tout déconcerte nos projets, tout trompe notre attente, tout trahit des feux que le ciel eût dû couronner ! Vils jouets d’une aveugle fortune, tristes victimes d’un moqueur espoir, toucherons-nous sans cesse au plaisir qui fuit, sans jamais l’atteindre ? Cette noce trop vainement désirée devait se faire à Clarens ; le mauvais temps nous contrarie, il faut la faire à la ville. Nous devions nous y ménager une entrevue ; tous deux obsédés d’importuns, nous ne pouvons leur échapper en même temps, et le moment où l’un des deux se dérobe est celui où il est impossible à l’autre de le joindre ! Enfin un favorable instant se présente, la plus cruelle des mères vient nous l’arracher, et peu s’en faut que cet instant ne soit celui de la perte de deux infortunés qu’il devait rendre heureux ! Loin de rebuter mon courage, tant d’obstacles l’ont irrité. Je ne sais quelle nouvelle force m’anime, mais je me sens une hardiesse que je n’eus jamais ; et, si tu l’oses partager, ce soir, ce soir même peut acquitter mes promesses, et payer d’une seule fois toutes les dettes de l’amour.
Consulte-toi bien, mon ami, et vois jusqu’à quel point il t’est doux de vivre ; car l’expédient que je te propose peut nous mener tous deux à la mort. Si tu la crains, n’achève point cette lettre ; mais si la pointe d’une épée n’effraye pas plus aujourd’hui ton cœur que ne l’effrayaient jadis les gouffres de Meillerie, le mien court le même risque et n’a pas balancé. Écoute.
Babi, qui couche ordinairement dans ma chambre, est malade depuis trois jours, et, quoique je voulusse absolument la soigner, on l’a transportée ailleurs malgré moi : mais, comme elle est mieux, peut-être elle reviendra dès demain. Le lieu où l’on mange est loin de l’escalier qui conduit à l’appartement de ma mère et au mien : à l’heure du souper toute la maison est déserte hors la cuisine et la salle à manger. Enfin la nuit dans cette saison est déjà obscure à la même heure, son voile peut dérober aisément dans la rue les passants aux spectateurs, et tu sais parfaitement les êtres de la maison.
Ceci suffit pour me faire entendre. Viens cet après-midi chez ma Fanchon ; je t’expliquerai le reste, et te donnerai les instructions nécessaires : que si je ne le puis je les laisserai par écrit à l’ancien entrepôt de nos lettres, où, comme je t’en ai prévenu tu trouveras déjà celle-ci : car le sujet en est trop important pour l’oser confier à personne.
Oh ! comme je vois à présent palpiter ton cœur ! Comme j’y lis tes transports, et comme je les partage ! Non, mon doux ami, non, nous ne quitterons point cette courte vie sans avoir un instant goûté le bonheur. Mais songe, pourtant, que cet instant est environné des horreurs de la mort ; que l’abord est sujet à mille hasards, le séjour dangereux, la retraite d’un péril extrême ; que nous sommes perdus si nous sommes découverts, et qu’il faut que tout nous favorise pour pouvoir éviter de l’être. Ne nous abusons point ; je connais trop mon père pour douter que je ne te visse à l’instant percer le cœur de sa main, si même il ne commençait par moi ; car sûrement je ne serais pas plus épargnée, et crois-tu que je t’exposerais à ce risque si je n’étais sûre de le partager ?
Pense encore qu’il n’est point question de te fier à ton courage ; il n’y faut pas songer ; et je te défends même très expressément d’apporter aucune arme pour ta défense, pas même ton épée : aussi bien te serait-elle parfaitement inutile ; car, si nous sommes surpris, mon dessein est de me précipiter dans tes bras, de t’enlacer fortement dans les miens, et de recevoir ainsi le coup mortel pour n’avoir plus à me séparer de toi ; plus heureuse à ma mort que je ne le fus de ma vie.
J’espère qu’un sort plus doux nous est réservé ; je sens au moins qu’il nous est dû et la fortune se lassera de nous être injuste. Viens donc, âme de mon cœur, vie de ma vie, viens te réunir à toi-même. Viens sous les auspices du tendre amour recevoir le prix de ton obéissance et de tes sacrifices. Viens avouer, même au sein des plaisirs, que c’est de l’union des cœurs qu’ils tirent leur plus grand charme.

Éléments d’introduction

Situation du passage

Comme l’écrit Frédéric Calas dans Le Roman épistolaire, « L’étude psychologique [dans La Nouvelle Héloïse] évolue de lettres en lettres, s’affine, se diversifie pour calquer tous les mouvements du cœur, car ce qui prime, c’est l’immédiateté de l’affect, vécu dans le moment même de l’acte d’écriture qui le supporte et le fait être. La vérité des sentiments se dévoile alors pleinement dans un mouvement qui fait coïncider la naissance de la sensation et son écriture, mais aussi, privilège suprême de l’effet épistolaire, sa lecture et sa découverte par le lecteur comme s’il assistait lui aussi à la scène1 ». C’est à cette « perfection », à ce niveau d’accomplissement du genre qu’appartient pleinement la lettre LIII de Julie à Saint-Preux : un contretemps a déjoué l’espoir qu’avaient caressé les amants de s’entrevoir à Clarens, lors de la noce de la servante Fanchon, la frustration n’a fait qu’exacerber leurs sentiments, dynamique sentimentale et dynamique événementielle se nourrissant l’une l’autre.

À nouvelle situation, nouveaux projets, dans un « effet de direct [qui] efface toute différence entre le discours narratif et l’univers représenté2 ». Quant à la notion d’« obstacle », dont Jean Starobinski a magistralement démontré le caractère obsédant chez Rousseau3, elle est le « nœud » du passage, suscitant comme « péripétie » les mesures de contournement de l’interdit que prend une Julie stratège pour faire advenir la rencontre secrète avec Saint-Preux.

Enjeux et pistes de lecture

Cette lettre offre une mosaïque de tonalités et de types de textes qui peut surprendre à la première lecture4. Face à l’obstacle et à la contrariété, le sentiment premier de Julie est de se plaindre de l’acharnement du sort sur la rencontre des amants, ce qui donne lieu à un long passage de lamento aux accents tragiques appuyés. « Avec la rapidité qui caractérise ses émotions5 », le passage quasi-immédiat d’un « imaginaire de compensation » à « une rêverie de préfiguration6 », Julie se projette dans un avenir à la fois concret et pragmatique pour ouvrir les chemins de la rencontre, sans s’interdire, comme le fait très souvent Saint-Preux, de rêver au bonheur des retrouvailles et à l’union parfaite des cœurs : une union que Rousseau présente sous la forme d’un unisson préromantique venant achever la lettre-confession et la lettre-action en une forme de lettre-médium des cœurs.

1. Une lettre polymodale : stratégies de communication

1.1. « Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire » (de Ainsi tout déconcerte nos projets à Écoute)

Les deux premiers paragraphes mêlent récit rétrospectif (une énumération des « obstacles » qui ont entravé la rencontre : changement de lieu, présence de fâcheux, intervention intempestive de la mère de Julie) et récit prospectif (un projet de rendez-vous secret dans une sorte d’urgence, comme le montre la répétition insistante ce soir, ce soir même).

Deux caractéristiques majeures pour ce premier temps, l’une temporelle, l’autre tonale :

Sur le plan temporel, le présent domine. Il peut s’agir :

- d’un présent vrai, strictement contemporain des sensations qu’il évoque (Je ne sais quelle force m’anime, mais je me sens une hardiesse…) ;

- d’un futur profondément ancré dans le présent, que ce soit une éventualité (si tu l’oses partager avec moi, si tu la crains, si la pointe d’une épée n’effraye pas plus ton cœur), ou une anticipation (ce soir même peut acquitter mes promesses, l’expédient que je te propose = « vais te proposer dans la suite immédiate de la lettre ») ;

- ou encore de ce présent-futur indivis propre à la modalité impérative (Consulte-toi bien, vois, n’achève pas, Écoute), qui profile dans l’à partir de maintenant, une action à laquelle elle confère, moins l’ultériorité, que la nécessité.

« La narration épistolaire ne remonte jamais bien au-delà de quelques heures7 », mais le resserrement temporel autour du moment de l’énonciation est loin d’en épuiser l’importance testimoniale du présent : celle d’un gage, d’une garantie, d’une estampille de vérité. On peut là encore reprendre la définition qu’en donne Frédéric Calas : « Le présent a pleine valeur de cautionnement, de transparence… […] Il nie le mensonge du roman, car il confère à la lettre le statut de « vraie » lettre, […] la caution formelle du réel […] et se trouve investi d’une valeur ontologique. C’est en effet la conjugaison de la spontanéité de l’écriture et de la spontanéité du sentiment dans le présent, qui assure l’authenticité de la narration épistolaire8 ». Une authenticité d’autant plus forte qu’elle a la fragilité de l’instant, comme le définit la célèbre formule de Sartre : « Qui dit instant dit instant fatal : l’instant, c’est l’enveloppement réciproque et contradictoire de l’avant par l’après : on est encore ce qu’on va cesser d’être et déjà ce qu’on va devenir ; on vit sa mort, on meurt sa vie ; on se sent soi-même et un autre, l’éternel est présent dans un atome de durée9 ».

Sur le plan tonal, ce début de lettre est un lamento, sur le mode du vers célèbre de la Phèdre de Racine, « Tout m’afflige et me nuit, et conspire à me nuire10 » : même thématique d’une conjuration universelle, même perception d’une situation obsidionale, où le couple d’amants se trouve persécuté par les autres (les importuns, la plus cruelle des mères), par le mauvais temps, par l’acharnement du destin (une aveugle fortune). D’où, en plus de l’héritage tragique que nous étudierons plus loin, une constante radicalisation du propos, faite d’une convergence de procédés de tous ordres :

- anaphore du pronom indéfini neutre de la totalité (tout déconcerte, tout trompe, tout trahit), repris en écho plus loin sous une forme de déterminant (tous deux, toutes les dettes, tous les deux),

- haut degré dû aux quantitatifs (trop vainement désirée, tant d’obstacles, jusqu’à quel point) et au superlatif analytique (la plus cruelle),

- oxymore, qu’il s’agisse d’une représentation conventionnelle héritée de l’Antiquité (une aveugle fortune) ou d’une association plus inattendue (un moqueur espoir, c’est-à-dire un espoir qui ne tiendra pas sa promesse, qui se jouera des amoureux naïfs),

- antithèse systématique (trahit / couronner, sans cesse / jamais, le moment où l’un des deux se dérobe / celui où il est impossible à l’autre de le rejoindre, se présente / arracher, un favorable instant / celui de la perte de deux infortunés, infortunés / heureux, rebuter / irriter, au sens antinomique d’« aviver » ou « attiser »),

- images à peine esquissées de fuite (échapper, se dérobe, mener) et de captivité (obsédés, dans un emploi littéral qui renvoie à la présence assidue et insistante de quelqu’un, à une sorte de siège).

Se profile ainsi, fortement mais dans une diversité d’expressions qui lui enlève tout simplisme, un monde hostile aux amants : monde décevant de l’échec, rythmé par l’emploi de « devoir » (devait se faire, nous devions nous y ménager une entrevue)11 ; monde de la peur (crains, effrayaient), de la menace (le même risque), de l’issue fatale même (à la mort), qui cependant, loin d’entamer la détermination du couple à poursuivre ce bonheur contrarié, la renforce.

1.2 Ruser avec l’obstacle : le stratagème (de Babi à l’oser confier à personne)

L’effet d’attente, de suspens, se résout dans ce second temps, qui détaille à plaisir l’expédient, resté jusque-là allusif, quoique préalablement nimbé d’un halo de mort alors qu’il est paradoxalement destiné à faire renaître chez Julie un espoir de maternité, perdu depuis que, dans la lettre XXXII et par précaution, elle a invité Saint-Preux à ne la voir que très rarement et jamais seul à seule. Les circonstances du rendez-vous sont décrites : une surveillance interrompue par la maladie de Babi ; une occasion que favorisent la topographie de la maison, le rite du souper, la dissimulation de la nuit. Subsistent cependant, pour Saint-Preux comme pour le lecteur, logés une fois de plus à la même enseigne, des ignorances, dans un système à double détente qui soutient l’intrigue.

Lancées par Écoute, impératif en emploi transitif absolu et brusque rupture du rythme, les phrases sont courtes et précises. Les indications locatives se multiplient, dessinant une sorte de plan de la demeure (dans ma chambre, ailleurs, le lieu où l’on mange, l’escalier, l’appartement de ma mère, la cuisine et la salle à manger, la rue). Aussi scrupuleuses sont les notations temporelles, portées par des adverbes, des syntagmes prépositionnels à valeur de circonstance, des compléments de nom (ordinairement, depuis trois jours, dès demain, à l’heure du souper, enfin, la nuit dans cette saison, à la même heure).

Ces mentions concrètes ne constituent pas pour autant des « effets de réel » au sens où Barthes emploie ce terme, d’abord dans un court article de Communications12, puis dans Le Bruissement de la langue13. De « l’effet de réel », elles tiennent leur pouvoir de donner au lecteur l’impression que le texte décrit le monde réel, qu’on pénètre effectivement dans le décor, mais elles s’en distinguent en ce qu’elles sont strictement fonctionnelles, attachées aux habitudes sociales et aux modes de vie de la maison de Julie, indispensables pour que réussisse l’audacieux projet. La description n’a pas d’autre utilité que de seconder la narration : une logique représentative conditionnée par la logique narrative, et donc bien éloignée de certaines tentations du réalisme.

Ces notations peuvent en revanche se charger d’une portée symbolique, comme le verbe « voiler » dans les consignes de Julie (la nuit dans cette saison est déjà obscure… son voile peut dérober aisément dans la rue les passants aux spectateurs). La précision chronologique, presque météorologique, va de pair avec l’image obsédante du voile, qui revient dans le roman sous diverses formes, de la vision onirique et prémonitoire (IX) au masque mortuaire. Selon Jean Starobinski, « le voile a cessé d’être une métaphore épisodique et fugitive, pour devenir une allégorie suivie14 », en étroite association avec le thème de la séparation d’une part, celui du secret et de la culpabilité de l’autre.

1.3 Un rêve de félicité : exaltation et appréhension (de Ô comme je vois à présent à que je ne le fus de ma vie)

Commence alors une rêverie par anticipation sur un bonheur aussi partagé que menacé. C’est une hypotypose ainsi définie par le père Bernard Lamy : « L’hypotypose est une espèce d’enthousiasme qui fait qu’on s’imagine voir ce qui n’est point présent, et qu’on le représente si vivement devant les yeux de ceux qui écoutent, qu’il leur semble voir ce qu’on leur dit15 ». L’« enthousiasme », ou exaltation dans la peinture de la scène, vient d’une conjonction de phénomènes :

- le ô vocatif « plastiquement porteur de toutes sortes de sentiments », et marque d’un débordement de ces sentiments ;

- le simulacre de dialogue (Non, mon doux Ami, non), qui prévient chez l’interlocuteur toute manifestation de doute ou de scepticisme pour l‘associer plus étroitement encore à l’élaboration du scenario et se prolonge en nombreuses adresses (songe, ne nous abusons point, Pense encore) ;

- le présent qui fusionne d’abord émission et réception de la lettre (comme je vois à présent palpiter ton cœur !), puis actualise un simple possible romanesque qu’enfièvre l’imagination (cet instant est environné, l’abord est sujet, nous sommes perdus).

Quant à « l’image des choses, si bien représentée par la parole que l’auditeur croit plutôt la voir que l’entendre » comme le dit Quintilien (L’Institution oratoire, IX, 2), elle se décline en une série de tableaux de genre auxquels on pourrait donner des titres, du plus innocent (« Jeune homme recevant une lettre ») au plus dramatique (« La vengeance d’un père », « Une erreur de cible »). L’hypotypose se rapproche alors de l’ekphrasis, et traîne dans son sillage réminiscences picturales et reconfigurations littéraires : Tristan et Yseult, également confrontés à l’amour et à la mort, selon Denis de Rougemont (L’Amour et l’Occident) ; plus largement encore le mythe récurrent des amants maudits (Pyrame et Thisbé, Antigone et Hémon, Roméo et Juliette, Héloïse et Abélard…). Sans sortir du roman épistolaire de Rousseau, rappelons que l’aspiration à mourir est inscrite dans l’amour même, comme le rappelle le début de la lettre LV, en écho rapproché avec LIII (Ô mourons, ma douce Amie ! mourons, la bien-aimée de mon cœur !), et que les menaces de mort sont réelles, tant sont violents les préjugés nobiliaires et le caractère du baron d’Étange, qui porte la main sur sa fille (geste qui déclenche sa fausse-couche), a dans sa jeunesse tué un homme en duel et continue d’entretenir avec Wolmar un vieux compagnonnage militaire datant de la guerre faite ensemble.

1.4 Le chant amoureux (de J’espère qu’un sort plus doux à la fin de la lettre)

Ce paragraphe de clausule ou de péroraison repose sur l’injonction lyrique, cadencée par l’anaphore (Viens donc, Viens te réunir, Viens, Viens avouer), qui, malgré les quatre occurrences de viens, relève d’un ternaire aussi affectif qu’oratoire. L’invitation à célébrer l’amour passe par le retournement antithétique avec ce qui précède, les groupes nominaux un sort plus doux, la fortune cessant d’être injuste conjurant le leitmotiv de la mort, du meurtre, du suicide.

Les personnages perdent leurs contours pour n’être plus que les entités abstraites d’une relation amoureuse (âme de mon cœur, vie de ma vie, deux périphrases désignatives en apostrophe). Ils sont comme essentialisés, subsumés dans le sentiment ou les dispositions qui les caractérisent (tendre amour, obéissance, sacrifices, plaisirs, union des cœurs). Cette dimension, qui privilégie l’abstrait sur le concret, l’intériorité sur l’extériorité, l’amour sur l’amant, s’accorde :

- avec la définition du tendre amour, sorte d’idéal rousseauiste de « fine amor », de transparence des cœurs, qui subordonne l’eros à la philia (voir la reprise de caractérisants comme calme, chaste, doux, durable, noble, paisible, pur, tranquille…) ou à l’agapé (voir une autre série de caractérisants, tels divin, sacré, saint, sublime...), comme dans cette fin de lettre où l’amour devient un dieu tutélaire, où le désir est sublimé tout en restant désir ;

- avec la pseudo-sentence qui conclut la lettre et que soulignent segmentation et focalisation grâce au présentatif (c’est de l’union des cœurs qu’ils [les plaisirs] tirent leur plus grand charme) ;

- avec l’une des principales prouesses de l’œuvre : réussir à différencier la voix de Julie de celle de Saint-Preux, une Julie « qui se distingue par la finesse de son âme et de son caractère, par sa propension à la passion et à la rébellion », réservée, parfois même raisonneuse, pour ne pas dire prêcheuse.

2. Un intertexte tragique hérité et renouvelé

2.1 Dialogisation du tragique

Comme bien d’autres passages, au début du roman en particulier, la lettre LIII s’inscrit dans l’héritage de la tragédie antique et de la tragédie classique : les premières lignes développent en effet un « tragique », qui s’analyse comme la dialogisation d’un hypotexte racinien, à la fois conservé et renouvelé.

Tandis que dans la lettre IV, que nous avons étudiée dans le numéro d’octobre de L’Information grammaticale16, les topiques étaient nombreuses et diversifiées (sacrifice d’une partie de soi-même au profit d’une exigence supérieure, dilemme posé à un personnage ni complètement fautif, ni complètement innocent, dialectique entre culpabilité et pureté, intériorisation d’une volonté extérieure et de principes perçus comme loi morale…), elles sont ici réduites à deux : la fatalité qui écrase l’individu et la tentation ultime de la disparition pour clore un combat affronté, mais presque perdu d’avance.

2.2 Le déterminisme : du tragique au dramatique

Le destin apparaît dans une représentation assez hétéroclite : une personnification mythologique (une aveugle fortune), banalisée par l’antonomase, dépourvue de ses attributs traditionnels (le gouvernail et la corne d’abondance), réduite à sa seule cécité ; le ciel, métonymie conventionnelle du lieu pour la puissance, dieu, hasard ou providence, qui est censée y résider, métonymie familière au spectateur des tragédies de Corneille ou de Racine comme dans ce vers de La Mort de Pompée (Le ciel sur nos souhaits ne règle pas les choses17) ; une série d’éléments plus prosaïques et assez disparates, où se succèdent des circonstances (le mauvais temps) et des résistances humaines (la noce, les importuns, la plus cruelle des mères). Cette rhétorique du malaise resterait plutôt banale, si elle n’était confortée par un climat de déréliction que marque la convergence de plusieurs procédés :

- anaphore lancinante du tout (tout déconcerte…, tout trompe…, tout trahit…), qui dans un ternaire volumétriquement ascendant, marqué de surcroît par une allitération en /t/, transforme une suite aléatoire de hasards malheureux en prédestination, sur laquelle ne peut qu’achopper le libre arbitre des jeunes gens ;

- exploration d’une isotopie de la contrariété, au sens presque pascalien du terme : contrarie figure dans le texte, entouré de plusieurs parasynonymes, qui tirent le thème du côté de l’incompatibilité logique, créant bouleversement et incertitude (déconcerte), ou du côté de la perversion morale (trompe, trahit). De ce monde illisible et artificieux, les amants sont prisonniers dans une agitation stérile que décrit le grand nombre de verbes cinétiques de mouvements et d’orientations inverses (toucher à, fuir, atteindre, échapper, se dérober, joindre, se présenter, arracher) ;

- charge émotionnelle des appositions anticipées, sous la forme de vers blancs, proches de l’octosyllabe (Vils jouets d’une aveugle fortune, tristes victimes d’un moqueur espoir), qui typifient les personnages, interdisant toute interprétation autre ;

- caractérisation forte, dans laquelle deux qualificatifs se détachent : triste (tristes victimes) conserve de son étymon latin le sens fort de « chagrin, affligé » et la couleur noire de la mélancolie profonde. Consacré par le vocabulaire tragique dont relèvent plusieurs éléments satellites (fortune, infortunés, le ciel, contrarie, obstacles), il doit à son antéposition par rapport au nom dont il est l’épithète le pouvoir de prédéterminer, de dessiner le cadre dans lequel s’élabore la notion même de substantif. De tristes victimes ne sont pas « des victimes incidemment tristes », mais comme le disait Gérard Moignet, « la façon triste d’être des victimes », la tristesse prenant alors la valeur d’une caractéristique ontologique. Quant à infortuné, substantivé par transfert, il a pour synonyme « malheureux, malchanceux, maudit », et tient sa force : d’une part, du réseau étroit qui par isolexisme, le lie à fortune (une aveugle fortune, la fortune se lassera de nous être injuste) ; d’autre part, de sa fonction grammaticale de complément déterminatif de perte. C’est le caractère clandestin et interdit de leur relation qui peut entraîner la disparition des amants : une mort réelle (assassinat ou suicide), et non l’exagération d’une hyperbole.

2.3 La mort qui rôde : comparaison et paradoxe

C’est plus loin et à deux reprises dans la lettre que se développe cette thématique, les deux fois revendiquée par Julie qui s’attribue le premier rôle dans la décision (paragraphe 2) et dans la riposte à la violence paternelle (paragraphes 5 et 6). Pas de mélodrame, outrancier et invraisemblable, pas de drame noir, comme le siècle suivant les mettra à la mode, mais chaque fois une tension particulière.

Au paragraphe 2, la comparaison avec les gouffres de Meillerie convoque la lettre XXVI, où l’état d’âme de Saint-Preux s’accordait à l’horreur du paysage, dont il a progressivement réussi à se faire, sinon un allié, du moins un complice. C’est donc à ce sursaut qu’invite Julie, la remémoration du séjour à Meillerie lui servant d’argumentation implicite, le rappel de l’expérience antérieure ayant fonction cathartique d’encouragement.

Peut-être le séjour où je suis contribue-t-il à cette mélancolie ; il est triste et horrible ; […] Ah ! je le sens, ma Julie, s’il fallait renoncer à vous, il n’y aurait plus pour moi d’autre séjour ni d’autre saison. […] je parcours à grands pas tous les environs, et trouve partout dans les objets la même horreur qui règne au-dedans de moi. […] Parmi les rochers de cette côte, j’ai trouvé dans un abri solitaire une petite esplanade d’où l’on découvre à plein la ville heureuse où vous habitez. […] J’ai pris tant de goût pour ce lieu sauvage…18

Aux paragraphes 5 et 6, Julie ouvre le possible romanesque d’une découverte des amants secrètement réunis par le père courroucé. C’est une prolepse, dont la lettre suivante montre qu’elle n’adviendra pas mais restera à l’état de crainte jusqu’à la dernière minute (Il me semble entendre du bruit. Serait-ce ton barbare de père ?19). Cette prolepse accumule les paradoxes, figures aimées de Rousseau qui, dans une formule célèbre de l’Émile (« J’aime mieux être homme à paradoxes qu’homme à préjugés20 ») les revendique comme constitutifs de son être plus encore que de son écriture. Le paradoxe en effet va à l’encontre de la doxa, du sens commun, d’une vision conventionnelle et admise du monde ; il crée un effet de surprise, à la limite du choc, ce qui « dope » la narration, et « secoue » la réception ; il permet à l’analyse, brusquement ébranlée, de s’approfondir. Comme le montre Marc Bonhomme dans sa Pragmatique des figures du discours21, le paradoxe est, comme d’ailleurs beaucoup d’autres figures, « un procédé argumentatif à part entière » : en raison des « disjonctions sémantiques » dont il est porteur, il « entre dans la famille des arguments par dissociation de données ». Cet ensemble de caractéristiques est à l’œuvre dans les trois visions paradoxales de ces paragraphes, qui toutes trois, font écho au registre tragique et convoquent, selon l’imaginaire et la culture du lecteur, des « modèles » plus ou moins prégnants.

L’infanticide (que je ne te visse à l’instant percer le cœur de sa main, si même il ne commençait par moi ; car sûrement je ne serais pas plus épargnée)

L’esquisse de ce meurtre contre nature profile un climat de violence, physique ou verbale, dont La Nouvelle Héloïse n’est pas exempte : dans le passé, la guerre qui a lié Wolmar et le baron d’Étange, et le duel de jeunesse où le père de Julie a tué un homme ; dans le contexte récent de la lettre L, ce que Julie appelle « la conduite d’un homme échauffé de vin », un « déshonnête langage », « un ton et des manières qu’un homme d’honneur doit même ignorer, et même « cette volonté barbare qui se plaît à jouir du tourment d’autrui », autrement dit des paroles d’humiliation et de sadisme. Puis évoquées dans la correspondance à venir, les insolences de Milord Édouard effaçables seulement dans le sang (lettre LVI), et surtout, la dangereuse altercation entre les parents de Julie, que prolongent de véritables maltraitances du père à l’égard de sa fille, lesquelles entraînent la perte de ses espoirs de maternité (lettre LXIII) :

Je reçus un soufflet qui ne fut pas le seul, et se livrant à son transport avec une violence égale à celle qu’il lui avait coûtée, il me maltraita sans ménagement, quoique ma mère se fût jetée entre eux, m’eût couverte de son corps, et eût reçu quelques-uns des coups qui m’étaient portés. En reculant pour les éviter je fis un faux pas, je tombai, et mon visage alla donner contre le pied d’une table qui me fit saigner22.

L’anti-duel (il n’est point question de te fier à ton courage ; il n’y faut pas songer, et je te défends même très expressément d’apporter aucune arme pour ta défense, pas même ton épée).

C’est une deuxième fois une vision étonnante, où l’apparente démission n’est qu’une forme supérieure de courage, un sacrifice, selon un code d’honneur plus élevé que le code aristocratique réglant le conflit d’honneur par l’escrime ou le tir.

La tentation suicidaire (mon dessein est […] de recevoir le coup mortel pour n’avoir plus à me séparer de toi ; plus heureuse à ma mort que je ne le fus de ma vie).

C’est d’abord la description d’une image (mon dessein est de me précipiter dans tes bras, de t’enlacer fortement dans les miens), que rend avec force et relief l’hypotypose, figure macrostructurale ainsi définie par Michel Pougeoise23 : « figure descriptive qui peint une scène de manière frappante et saisissante permettant à l’auditeur de visualiser les choses comme s’il s’agissait d’un tableau, d’une scène vivante se déroulant sous ses yeux (d’où la fréquence du présent de narration dans cette figure) », ce présent pouvant être selon le cas un « présent historique » ou un « présent prophétique », comme dans le passage.

C’est ensuite une définition (plus heureuse à ma mort que je ne le fus de ma vie). Absence de verbe dans cette phrase nominale prédicative et cadence mineure de clausule s’associent pour scander un motif récurrent dans La Nouvelle Héloïse, comme il semble l’être dans le mythe des amants maudits : la réunion ultime dans une double disparition, l’indissoluble lien entre Éros et Thanatos, la revification dans une histoire exceptionnelle du cliché « mourir d’amour ». Là encore se multiplient échos intertextuels et intratextuels, la parole de Julie annonçant celle de Saint-Preux au début de la lettre LV :

Ô mourons, ma douce Amie ! mourons, la bien-aimée de mon cœur ! Que faire désormais d’une jeunesse insipide dont nous avons épuisé tous les délices ? […] donne-moi l’idée d’une vie ainsi passée, ou laisse-m’en quitter une qui n’a plus rien de ce que je viens d’éprouver avec toi24.

3. La lettre medium : du couple amoureux au couple épistolaire

Comme dans la totalité de la correspondance entre Julie et Saint-Preux, l’objectif essentiel de la lettre LIII reste d’effacer l’absence, de construire l’union des cœurs à défaut de celle des corps. Mais dans cette lettre, qui nourrit justement un projet de rencontre clandestine, le couple épistolaire se manifeste d’une manière spécifique.

3.1 Le maillage des formes au service du couple

Personnels, possessifs, indéfinis et numéraux

Mené par l’engagement du scripteur dans son projet comme dans son écriture, le couple fusionnel domine au début de la lettre, puis dans une partie du paragraphe 5. Il s’agit d’occurrences du pronom personnel de rang 4, soit en fonction de sujet (toucherons-nous, Nous devions, nous ne pouvons / nous sommes perdus, nous sommes découverts…), soit en fonction de complément (nous contrarie, nous y ménager, nous l’arrache / nous favorise, Ne nous abusons point…) et des déterminants possessifs de même rang (nos projets, notre attente…).

Une fois le couple posé et affermi par cette répétition, les deux composants, destinatrice et destinataire, retrouvent une autonomie toute relative : tantôt grammaticalement associés (je te propose, je t’expliquerai et te donnerai, je t’en ai prévenu…), tantôt rapprochés par des parallélismes et des isocolies (je me sens une hardiesse / si tu l’oses partager ; ton cœur / le mien), tantôt associés par des échos sonores et des assonances (je t’exposerais / si je n’étais sûre). Dans cette variation, se trouve explorée sous divers aspects la situation de communication de ce type de correspondance bilatérale, que la réponse de Saint-Preux inverse naturellement. Conjurateurs du silence dans le soliloque des Lettres portugaises, dramatiques ou philosophiques dans les Lettres persanes, souvent manipulateurs dans Les Liaisons dangereuses, ces entrelacements de pronoms déictiques cherchent ici la transparence des voix.

À noter qu’il s’agit presque exclusivement de formes clitiques (me et te), comme si la forme disjointe et tonique (moi et toi) risquait de déséquilibrer l’harmonie, d’introduire une dissonance dans l’unisson. À noter encore que si la lettre LV de Saint-Preux célèbre cette étroite union des âmes, dont il a la nostalgie après la nuit secrète que les deux jeunes gens ont passée ensemble, elle le fait justement à partir de fréquentes formes toniques (Explique-moi, donne-moi, rends-moi cinq fois à l’initiale de phrase…) : une obligation grammaticale en français moderne que ce pronom accentué postposé après un impératif positif ; un de ces signes distinctifs sans doute aussi entre voix féminine et voix masculine chez Rousseau.

Quant aux indéfinis et aux numéraux, ils font alterner une saisie globale du couple (tous deux, deux infortunés) et une saisie distributive (l’un des deux, l’autre). Face au monde et jusque dans l’échec répété de leurs tentatives pour échapper à son regard inquisiteur et déjouer sa surveillance, les amants restent unis. C’est d’ailleurs ce que scande la répétition du verbe « partager » à trois reprises (si tu l’oses partager, comme je les partage, si je n’étais sûre de le partager).

Voix et modalités de message : jeu des impersonnels et des pronominaux

De rares structures impersonnelles profilent un monde ennemi, qu’il s’agisse de la modalité aléthique (il est impossible) ou d’un mélange d’aléthique et de déontique dans l’obligation sociale qui met le projet en échec (il faut la faire à la ville).

Plus nombreuses et plus riches sont les formes pronominales, souvent dévolues au retour sur soi et à l’introspection (je me sens, consulte-toi, ne nous abusons pas, te fier…) ou à la volonté de lier indissolublement les deux sorts (nous y ménager une entrevue, qui cumule réflexivité et réciprocité ; me faire entendre ; n’avoir plus à me séparer de toi). L’expressivité du pronominal culmine dans le paradoxe du dernier paragraphe (viens te réunir à toi-même), où toi-même est profondément amphibologique : soit « ce que tu es au fond de toi », une nature et une identité que seul l’amour a été capable de faire advenir et qui doit perdurer ; soit « moi, qui ne suis qu’un autre toi », selon le leitmotiv de l’interchangeabilité des âmes sœurs, d’une dépossession qui est fusion. Le paradoxe fait alors écho à de nombreux passages (« Je ne suis plus à moi, je l’avoue, mon âme aliénée est toute en toi » ; « c’est bien toi qui fais ma vie et mon être » ; « je serai par vous tout ce que je dois être »).

3.2 De l’énonciation à la réception : une temporalité unique

Que les obstacles se soient accumulés dans une antériorité immédiate, que le stratagème se prépare dans l’urgence (ce soir, ce soir même) entraînent un total resserrement du temps.

Le passé proche n’est rappelé que de manière résultative, à la lumière de la désillusion actuelle (tout déconcerte, tout trompe, tout trahit), les faits racontés dans la perspective malheureuse de leur insuccès. Le futur, qui donne à l’action non encore réalisée un degré de certitude égal à celui d’une réalisation effective (nous ne quitterons point cette courte vie), se convertit immédiatement en présent du fantasme (cet instant est environné des horreurs de la mort). « Quand dire, c’est faire », la formule que John Austin donne pour titre à son livre de 1962 pourrait mutatis mutandis s’appliquer au discours de Julie, déjà plongée dans la contemplation des effets de sa lettre sur le destinataire (Ô comme je vois à présent palpiter ton cœur ! comme j’y lis tes transports, et comme je les partage !), ce qui permet de rendre compte de la visée perlocutoire de son dire. La modalité exclamative et sa charge émotionnelle valent indifféremment pour le moment de l’écriture et pour celui de la lecture.

3.3. La lyrique amoureuse : de la catachrèse à l’image vive

Métaphores, métonymies et synecdoques viennent de la tragédie, mais participent ici d’une analyse novatrice et originale des sentiments :

Feux (des feux que le ciel eût dû couronner)

Feu, feux et flamme(s) constituent des métaphores récurrentes, que la lexicalisation a quelque peu ternies, sans les faire apparaître clichéïques pour autant. Au pluriel (pluriel vrai de deux sentiments réciproques, pluriel augmentatif ou pluriel d’estompement des contours), le mot feux ne donne ici lieu à aucune revalorisation de l’image primitive de lumière ou de brûlure. Il est simplement porteur d’une connotation galante et en association avec le verbe « couronner », lui aussi démonétisé et passé au sens abstrait de « récompenser, reconnaître, officialiser », riche de réminiscences de la tragédie du siècle précédent, comme dans ce vers de Rodogune (« Oui, je veux couronner une flamme si belle »)25.

Cœur et transports

Le mot cœur sert traditionnellement à désigner chez l’être humain « l’ensemble des facultés affectives et des sentiments moraux », ce qui viendrait selon Littré qui propose cette définition, « d’une opinion ancienne et erronée qui plaçait le siège des passions dans le cœur, parce que cet organe en ressentait immédiatement des effets manifestes ». La lettre LIII adhère à cette conception, que le mot conserve uniquement l’acception figurée (si la pointe d’une épée n’effraye pas plus aujourd’hui ton cœur), ou que soit proposée une représentation organique de l’émotion (comme je vois à présent palpiter ton cœur !).

Le déverbal transport s’emploie classiquement pour un « mouvement violent de passion qui nous met hors de nous-mêmes » (Littré). Employé absolument comme ici (Comme j’y lis tes transports, et comme je les partage !) et très proche de « transporter » au sens d’« agiter quelqu’un par un sentiment violent », le mot semble réservé au seul élan amoureux, au désir quand il est inséparable du sentiment. Transport dans la lettre LIII doit se lire à la lumière des lettres L (reproches de Julie) et LI (justification de Saint-Preux), qui ont tenté de théoriser la notion, de la débarrasser de ce qui la souille (grossièreté, effronterie, outrage, témérité, intempérance…), de n’en garder, fût-ce au prix de certains sophismes, que la subordination à la douce union de nos âmes, une union si touchante et si tendre.

Âme de mon cœur, vie de ma vie 

Ces deux apostrophes interviennent en clausule de la lettre, au sein d’une injonction exaltée que renforcent au moins deux procédés : le connecteur donc (Viens donc) qui, outre sa valeur conclusive pour le raisonnement ou l’argumentation, rend l’ordre plus pressant ; l’anaphore de viens (viens te réunir à toi-même, viens… recevoir, Viens avouer), suivi chaque fois d’un infinitif en construction directe après le verbe cinétique. C’est selon Damourette et Pichon26, un « infinitif de progrédience », associant l’image concrète d’un mouvement et d’une localisation, la notation temporelle de futur proche et l’idée abstraite de but ou de finalité.

Ces deux syntagmes interpellent le destinataire, non sans une certaine emphase, qu’accentue encore la similitude de patron syntaxique (N1 de N2, selon l’appellation technique adoptée par les linguistes qui ont étudié de près la complexité de cette relation de détermination). Le second (vie de ma vie) repose sur une syllepse ou antanaclase externe. L’unique signifiant (vie) prend successivement deux signifiés différents : un signifié discursif, qui pourrait se paraphraser par « principe vital » ; un signifié lexicalisé, qui renvoie plus conventionnellement à l’existence de Julie, l’ensemble faisant du destinataire la seule raison d’être de la destinatrice.

Âme de mon cœur, Vie de ma vie font partie de ce lot d’images de Rousseau qui ne relèvent ni du simple ornement, ni du symbole, mais d’une sorte de transposition : la sensation s’y fait sentiment, et l’expression n’est que la traduction d’une expérience mystique de l’amour insaisissable et presque impossible à communiquer.

Pour conclure

Dans L’Œil vivant, Jean Starobinski écrit : « Tout porte à croire que l’approche du réel, chez Rousseau, n’est que la pointe avancée d’une poursuite imaginaire » et parle de « la lumière matinale de l’attente heureuse, de l’élan expansif27 ». Dans la lettre LIII, Julie n’est que l’un des doubles de son créateur : toute à « l’euphorie primitive de l’élan vers un bientôt accueillant, la libre ouverture au possible, que ne vient pas troubler le souci d’une conformité aux lois mesquines de l’ici-bas », elle se fait rebelle à la loi du père comme aux mœurs et impératifs de la société bien-pensante. Ingénieuse et impérieuse, innocente et rouée, transparente et opaque, tour à tour offensée par le désir de l’autre et spontanément soucieuse de le raviver, elle passe sans transition du désespoir à l’espoir, avec sans doute au fond de ces deux états contradictoires, l’ambiguïté même qu’y manifeste son créateur : une certaine complaisance dans la déploration, plus douce à l’âme qu’il n’y paraît, une méfiance au moins égale dans l’aspiration. Ce père, dans l’aveuglement immédiat de la vengeance, pourrait-il n’être que la figure extériorisée, moins d’un sentiment de culpabilité, que de la profonde conviction que ce bonheur imminent tournera aussitôt au bonheur perdu ?

Notes de bas de page numériques

1 Frédéric Calas, Le Roman épistolaire, Paris, Nathan, 1996, p. 87.

2 Frédéric Calas, Le Roman épistolaire, op. cit., p. 89.

3 Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle, suivi de Sept Essais sur Rousseau, Paris, Gallimard, coll. tel », 1976.

4 Un effet de surprise que créent par exemple certaines lettres de Mme de Sévigné à sa fille : de « vraies lettres » cette fois, où dans la transmission de nouvelles, s’intercalent des effusions, des conseils, des réflexions rapides, de véritables méditations…

5 Jean Starobinski, L’Œil vivant, Paris, Gallimard, 1999, p. 133.

6 Jean Starobinski, L’Œil vivant, op. cit., p. 161.

7 Frédéric Calas, Le Roman épistolaire, op. cit., p. 90.

8 Frédéric Calas, Le Roman épistolaire, op. cit., p. 90.

9 Jean-Paul Sartre, Saint Genet comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 9.

10 Jean Racine, Phèdre, Acte I, scène 2, vers 161.

11 Pour cet emploi du semi-auxiliaire devoir à l’imparfait, avec inférence de non-réalisation du procès auxilié à l’infinitif, tour affectionné de l’époque classique, voir Nathalie Fournier, Grammaire du français classique, Paris, Belin, 1998, § 384 et 385, p. 268-270.

12 Roland Barthes, « L’effet de réel », Communications, n°11, 1968, p. 84-89.

13 Roland Barthes, Le Bruissement de la langue, « Essais critiques IV », Paris, Le Seuil, 1984.

14 Jean Starobinski, La Transparence et l’obstacle, op. cit., p. 146-148.

15 Bernard Lamy, La Rhétorique ou l’Art de parler, Édition de Paris, 1688.

16 Frédéric Calas et Anne-Marie Garagnon, « Je me crus perdue aussitôt que j’aurais parlé », étude stylistique de l’aveu de Julie, L’Information Grammaticale, n°171, octobre 2021, p. 18-22.

17 Corneille, La Mort de Pompée, acte V, scène 2, v. 1593.

18 Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse, op. cit., p. 121-122.

19 Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse, op. cit., p. 185.

20 Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, Livre II, p. 112.

21 Marc Bonhomme, Pragmatique des figures du discours, Paris, Champion, 2005, p. 181 passim.

22 Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse ; op. cit., p. 216.

23 Michel Pougeoise, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Armand Colin, 2001, p. 142.

24 Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse, op. cit., p. 185.

25 Corneille, Rodogune, acte IV, scène 3, v. 1367.

26 Damourette et Pichon, Des mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue française, Paris, d’Artrey, 1911-1940. Réédité chez Vrin.

27 Jean Starobinski, L’Œil vivant op. cit, p. 161.

Bibliographie

Barthes Roland, « L’effet de réel », Communications, n°11, 1968, p. 84-89.

Bonhomme Marc, Pragmatique des figures du discours, Paris, Champion, 2005.

Calas Frédéric, Le Roman épistolaire, Paris, Nathan, 1996.

Calas Frédéric et Garagnon Anne-Marie, Cinq études sur le style de Rousseau, Lisbonne, La ligne d’ombre, 2020.

Calas Frédéric et Garagnon Anne-Marie, « Je me crus perdue aussitôt que j’aurais parlé… » : étude stylistique de l’aveu de Julie (La Nouvelle Héloïse, Première partie, lettre IV), L’Information grammaticale, n°171, 2021, p. 18-22.

Starobinski Jean, Jean-Jacques Rousseau la transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, coll. « tel », 1971, en particulier le chapitre V sur La Nouvelle Héloïse, p. 102-148.

Starobinski Jean, L’Œil vivant, Paris, Gallimard, 1961.

Pour citer cet article

Frédéric Calas et Anne-Marie Garagnon , « La Nouvelle Héloïse : « à la mesure de l’obstination du désir ». Étude stylistique de la lettre LIII », paru dans Loxias, 75., mis en ligne le 31 janvier 2022, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=9878.

Auteurs

Frédéric Calas

Frédéric Calas est professeur de langue française à l’Université Paul-Valéry de Montpellier.

Anne-Marie Garagnon

Anne-Marie Garagnon est maître de conférences à l’Université Paris-Sorbonne.