Loxias | 75. Autour des programmes d'agrégation et concours 2022 | I. Autour des programmes 2022 

Stéphane Pouyaud  : 

Jeux narratifs et intertextualité dans L'Âne d’or et « Le Mariage trompeur suivi du Colloque des chiens »

Résumé

Le fonctionnement narratif de L’Âne d’or et du « Mariage trompeur suivi du Colloque des chiens », avec leurs enchâssements de récits à la première personne, est comparable à maints égards et il s’inscrit dans une réflexion intertextuelle qui vise à réfléchir sur les frontières entre vérité et fiction, sur le rôle de la fiction et ses voies de renouvellement. La dimension ludique et les variations qu’apportent l’une et l’autre pratiques opèrent un brouillage du sens qui permet au lecteur de se croire invité à se méfier de ce qu’il lit et, en dernière intention, à suspendre son jugement.

Abstract

The narrative functioning of The Golden Ass and “The Deceitful Marriage followed by The Colloquy of the Dogs”, with their interweaving of first-person narratives, is comparable in many respects and is part of an intertextual reflection that aims to reflect on the boundaries between truth and fiction, on the role of fiction and its ways of renewal. The playful dimension and the variations brought about by the two practices operate a blurring of meaning that allows the reader to feel invited to distrust what he or she is reading and, ultimately, to suspend judgment.

Index

Mots-clés : Apulée , Cervantès

Plan

Texte intégral

Cette communication sur les jeux narratifs et l’intertextualité dans les deux œuvres les plus anciennes de notre programme, L’Âne d’or et « Le Mariage trompeur suivi du Colloque des chiens », a trois enjeux :

— Rapprocher ces deux œuvres et souligner leurs similitudes de structure

— Mixer deux approches de ces deux textes qui ont été faites dans la tradition critique portant sur elles, l’approche intertextuelle et l’approche narratologique

— Tenter de proposer l’exercice périlleux d’expliquer pourquoi on peut dépasser, voire ignorer, les difficultés que pose la critique de ces deux œuvres, tiraillées, dans un cas comme dans l’autre, entre une lecture sérieuse et une lecture comique.

Mon hypothèse ici sera que les interprétations diverses et même contradictoires qu’ont suscitées L’Âne d’or et « Le mariage trompeur suivi du Colloque des chiens » constituent un signal suffisant de la suspension du sens qu’elles provoquent, sinon qu’elles appellent nécessairement volontairement. Je me placerai aujourd’hui donc du côté de la réception pour montrer que ces lectures plurielles, qui peuvent faire de ces œuvres des œuvres indécidables, résultent notamment de deux outils essentiels dans leur construction : l’intertextualité et les jeux narratifs.

Leur fonctionnement narratif, avec ces enchâssements de récits à la première personne, est comparable à maints égards, et il s’inscrit dans une réflexion intertextuelle qui vise à réfléchir sur les frontières entre vérité et fiction, sur le rôle de la fiction et ses voies de renouvellement. La dimension ludique et les variations qu’apportent l’une et l’autre pratiques opèrent un brouillage du sens qui permet au lecteur de se croire invité à se méfier de ce qu’il lit et, en dernière intention, à suspendre son jugement. La polyphonie de ces deux œuvres, terme que j’entendrai dans un sens large, voire élargi, de voix plurielles des narrateurs mais aussi de voix des intertextes convoqués, n’est pas seulement intéressante du point de vue de la fabrication, de la composition des textes, mais aussi en ce qu’elle induit une réception particulière, qu’elle soit ou non, ou seulement partiellement, programmée.

Je commencerai par étudier les jeux narratifs qui mettent en place une narration peu fiable, avant de m’intéresser au lien entre ces jeux et les intertextes que suscitent nos œuvres. Je finirai en me demandant si l’on peut dire que le lecteur se trouve de ce fait confronté à un brouillage des significations.

I. Jeux narratifs

Les deux œuvres adoptent une construction narrative proche, marquée par la polyphonie, la présence de narrateurs par nature peu crédibles et de pièges narratifs.

I. 1. Une construction polyphonique

L’Âne d’or et le « Le mariage trompeur suivi du Colloque des chiens » ont en commun une construction narrative complexe qui multiplie les narrateurs et les massifs narratifs, en faisant deux œuvres polyphoniques. Pour autant, le fonctionnement n’est pas exactement le même dans les deux œuvres.

Dans L’Âne d’or, le récit progresse par enchâssements successifs1 mais aussi par variation, souvent en fonction des livres, du mode narratif2. Il n’est qu’à regarder le début du texte pour comprendre que la construction vise à démultiplier les voix. Nous avons ainsi successivement, à partir de I, 2, l’enchaînement de narrateurs suivants :

— Le narrateur, que nous pouvons appeler Lucius, qui laisse la parole dans un récit intradiégétique (N1)

— à Aristomène, qui lui-même délègue la narration dans un autre récit intradiégétique (N2)

— à Socrate (N3), avant que

— Aristomène (N2) ne reprenne la parole,

— puis Lucius (N1).

L’harmonie de la composition, qui referme les guillemets de manière satisfaisante – à l’inverse du principe même de la ruse de Schéhérazade –, masque la complexité de ce début et le fait que le lecteur se retrouve déjà au bout de sept paragraphes pris dans les rets de trois voix, et de deux enchâssements.

On peut donner un autre exemple en observant le livre IX où nous sont livrés successivement trois récits d’adultères (qui n’épuisent d’ailleurs pas le contenu du livre), qui fonctionnent selon des modalités narratives différentes.

— Le premier est enchâssé mais pas intradiégétique (N1), en ce que c’est Lucius qui nous le livre en sa propre voix, sans délégation de parole : c’est celui de l’adultère à la jarre, à partir de IX, 5, qu’il entend conter dans une auberge.

— Le second est intégré à la narration principale (N1’) puisqu’il concerne la femme de celui qui est à ce moment du récit le maître de Lucius, le meunier, à partir de IX, 14

— qui est interrompu par un récit intradiégétique (N2), de la vieille, qui relate l’histoire de Philésithère et Barbarus à ladite femme du meunier jusqu’en IX, 21,

— avant que le fil principal de la narration ne revienne (N1’) et poursuive l’histoire de la femme du meunier, elle-même remotivée narrativement par

— le récit intradiégétique du meunier (N2’) racontant à sa femme une autre histoire d’adultère à partir de IX, 24 jusqu’à IX, 25,

— tandis que reprennent la narration principale et l’adultère de la femme du meunier (N1’).

On voit donc que, pour rapporter ces histoires d’adultère, Lucius varie les choix narratifs, alternant entre récits intradiégétiques et récits rapportés par sa propre voix. Mais, dans tous les cas, à l’inverse de ce que nous avons vu dans le livre I, les récits sont toujours hétérodiégétiques, opérant nécessairement des variations sur le degré d’implication du locuteur et affectant donc, aussi, la réaction du lecteur.

« Le mariage trompeur suivi du Colloque des chiens » est également fondé sur une construction narrative des plus savantes. Les 11e et 12e nouvelles des Nouvelles exemplaires sont en effet liées entre elles, contrairement aux autres, non seulement sur le plan de la construction, mais aussi sur le plan thématique. Le « Colloque des chiens » apparaît en effet comme une nouvelle enchâssée dont « Le mariage trompeur » formerait comme le récit-cadre (l’attestent les deux-points p. 517). « Le colloque des chiens » est ainsi diégétiquement rattaché au « Mariage trompeur », mais typographiquement présenté à part dans les sommaires. Là encore les choses sont plus compliquées au strict point de vue narratif :

— « Le mariage trompeur » commence en effet comme un récit à la troisième personne où nous sont présentés Campuzano et Peralta (N1) ; mais, très vite, ce narrateur à la troisième personne disparaît pour laisser la place

— à une narration à la première personne qui est le fait de Campuzano (N2), récit intradiégétique et homodiégétique donc (autodiégétique même), qui se poursuit comme tel jusqu’à la page 411,

— car, dès la page 412, nous sortons du récit intradiégétique de Campuzano pour revenir à la narration-cadre (N1) qui ne fait intervenir que ponctuellement le narrateur à la troisième personne. Peralta et Campuzano commentent alors le récit de Campuzano, avant que Campuzano ne confie à son camarade p. 517 la retranscription écrite qu’il a faite du dialogue de Berganza et Scipion, qui est donc

— « Le colloque des chiens » (N3). Ce récit écrit intradiégétique, qui est le fait de Campuzano mais qui est hétérodiégétique et dont la voix de Campuzano disparaît, est présenté sous forme d’un dialogue, avec le nom des deux protagonistes. Mais, dans ce dialogue, Scipion, semble-t-il, ne joue que le rôle de réceptacle de la parole de Berganza et de relance3, puisque

— Berganza y raconte sa propre vie, dans un récit intradiégétique qui demeure sous forme dialoguée (N4). L’arrivée du jour les interrompt p. 589 et l’on revient au récit-cadre (N2), avec Campuzano et Peralta qui commentent le « Colloque »

— Tandis que la dernière phrase « Et ils s’en furent » revient, quant à elle, au récit-cadre du récit-cadre (N1), c’est-à-dire à la narration à la troisième personne qui ouvrait le mariage trompeur.

Là encore, la construction savante est rigoureuse, chaque histoire étant close (même si le récit de Scipion n’est qu’annoncé), et fonctionne selon des enchâssements successifs plus contraignants que dans L’Âne d’or : le système de poupées russes de L’Âne d’or ne se déploie en effet qu’à petite échelle, le retour à la narration première s’intercalant entre les différents excursus intradiégétiques (même intra-intradiégétiques), selon un schéma N1-N2-N3-N2-N1-N4-N1-N5-N1…, tandis que, chez Cervantès, il englobe la totalité des deux nouvelles, selon un schéma (grossièrement) N1-N2-N1-N3-N4-N2-N1. Mais en réalité les choses sont encore plus complexes dans « Le mariage trompeur suivi du Colloque des chiens », puisque « Le colloque des chiens » contient aussi son lot de décrochages narratifs avec, par exemple, le récit intradiégétique (ou, plus précisément, intra-intra-intra-intra-intra) de la Cañizares qui, elle-même, rapporte ce que la Camacha a dit à Montiela (dans un discours rapporté de discours rapporté de discours rapporté… lui-même rapporté !).

Bref, on est, dans les deux cas, face à un texte au sens étymologique, tissé d’autres textes insérés, qui ont pour caractéristique d’être majoritairement des récits à la première personne, sauf quand, ponctuellement, les narrateurs sont hétérodiégétiques. Cette multiplication des niveaux narratifs conduit logiquement à une multiplication des voix narratives4 et donc des narrateurs auxquels accorder – ou non – son crédit, en somme des narrateurs auxquels le lecteur décide de s’en remettre. Or, le problème est que, parmi ces narrateurs, nombre d’entre eux manquent à tout le moins de fiabilité.

I. 2. Des narrateurs par nature peu crédibles

Ils manquent d’abord de fiabilité par leur nature même. C’est le cas de Campuzano, sur lequel nous passerons vite, mais qui sort affaibli et même métamorphosé de l’hôpital, où il a été traité pour une maladie qui s’accompagnait d’hallucinations. Sur ce, il raconte à Peralta une histoire dans laquelle il prend une figure de trompeur qu’il revendique, avant de lui demander de le croire quand il lui raconte avoir entendu deux chiens parler ! La question de la mémoire qu’il lui a fallu pour retenir puis retranscrire ce dialogue « sans qu’il y manquât un mot » (MT, 516) est certes posée, mais il y répond de façon assez peu convaincante, invoquant les vertus d’un régime de raisins secs et d’amandes… Ainsi, tout ce que l’on sait sur Campuzano, si l’on décide de relativiser l’épiphanie qu’il vit en écoutant les deux chiens, invite donc son auditeur et son lecteur, d’emblée, à ne pas le croire. D’autant qu’il semble se plaire à laisser planer le doute :

À supposer que je me sois trompé et que ma vérité ne soit que songe et la soutenir impertinence, votre grâce, seigneur Peralta, ne se réjouirait-elle point de voir écrits en un dialogue les propos que tinrent ces chiens, ou ces êtres, quels qu’ils aient été ? (MT, 516)

Dans L’Âne d’or et « Le colloque des chiens », la nature de nos narrateurs est, elle aussi, prompte à éveiller les soupçons : ce sont des animaux, de sorte que le lecteur se projette dans un pacte absurde, qui consiste à accorder du crédit à une narration par essence incroyable. En effet, le pacte que noue le lecteur d’un récit de métamorphose à la première personne suppose qu’il croie, ou feigne de croire, à deux adunata : à la magie et à la parole d’un animal, ironie suprême dès lors que c’est précisément leur absence de langage qui distingue les animaux des hommes.

Pour L’Âne d’or, l’explication finale, fournie dans le livre XI, vient justifier la « possibilité » de ce récit puisqu’il est rétrospectif, conduit donc par un Lucius qui, au moment où il le raconte, est censé être redevenu homme. La question de savoir pourquoi un homme converti à la prêtrise déciderait de se lancer dans un récit qu’il revendique lui-même comme milésien est un autre problème majeur qui, au moment même où la crédibilité de la narration est affermie (le narrateur est bien un homme), la remet de nouveau en question. Tout se passe comme si la narration s’amusait à placer le lecteur face à ses contradictions5, lui qui se trouverait rassuré par le fait de savoir que c’est bien un homme, et non un âne, qui vient de lui raconter sa métamorphose en âne ! Et l’identité du narrateur homme est de toute façon problématique, puisque le début le signale comme un Grec ayant appris le latin originaire de Corinthe et la fin de Madaure (XI, 27). Ce revirement ajoute une strate de sens, puisque cela fait signe vers une possible autobiographie d’Apulée, qui pourrait se cacher derrière ce Lucius dépourvu de nom. Mais en plus, les mentions du texte qui précisent que le narrateur est de langue grecque constituent, comme le note Géraldine Puccini, un

jeu de l’auteur qui met en scène un narrateur principal peu fiable qui doit réaliser une sorte de prodige stylistique et rhétorique, malgré ses faibles capacités littéraires et la difficulté qu’il rencontre de parler dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle6.

Le narrateur se plaît d’ailleurs, dans des interventions métanarratives, à souligner sa propre non-fiabilité due à son statut d’âne, comme en X, 33 : « Devrons-nous maintenant supporter un âne qui nous fait de la philosophie ? » L’invention d’un narrataire à qui le narrateur délègue la parole pour disqualifier son propre propos – et l’œuvre entière ! – relève d’un jeu métanarratif destiné à inviter le lecteur à se ressaisir de son incrédulité.

Les choses sont plus difficiles encore pour le lecteur du « Colloque des chiens », dont Peralta est l’image, puisque si, dans L’Âne d’or, la métamorphose est racontée en détail et émane, au départ du moins, d’un homme (Lucius avant sa transformation, même si rien ne nous garantit que, au moment où il écrit, il se soit remétamorphosé7), dans « Le colloque des chiens », la nature animale de Scipion et Berganza est interrogée au moment même où ils prennent la parole, et pour la raison même qu’ils prennent la parole : si nous parlons, dit le chien, c’est que nous ne sommes pas chiens, soulignant l’impossibilité même du récit que nous lisons, selon une sorte de paradoxe d’Épiménide revisité (« Les chiens ne parlent pas, dit le chien »). Les propos qu’ils tiennent sont ainsi démentis à l’instant où ils sont prononcés, ce qui constitue un sommet de narration non fiable :

Non seulement nous parlons, mais encore nous le faisons conséquemment, comme si nous étions capables de raison, alors que nous en manquons et que la différence qui va de la bête brute à l’homme est que l’homme est un animal rationnel, et la brute, irrationnel. (CC, 518)

La suite n’éclaircit pas tellement les choses, et notamment pas l’intervention de la Cañizares, contrairement à ce qu’annonce Berganza dans un propos là encore « autocontradictoire » :

Ce que je veux te conter présentement, je te l’aurais dû dire au début de mon histoire, et ainsi nous aurions évité l’étonnement que nous eûmes à nous voir doués de parole. (CC, 560)

Propos faux, ce que l’exemple de Berganza nous prouve : il avait beau connaître cet épisode, son « étonnement » n’en a pas pour autant été « évité ». D’autant que l’explication de la Cañizares offre une réponse qui ne fait qu’encore brouiller les cartes, et qui ne force pas tellement plus la confiance du lecteur : Berganza et Scipion ne seraient pas des chiens métamorphosés (par la parole) en hommes (tout en gardant leur aspect de chiens), mais des hommes métamorphosés en chiens à la naissance qui seraient ici remétamorphosés en hommes (tout en gardant leur aspect de chiens) : bref, l’élucidation de la Cañizares les fait revenir au point de départ avec un élément de complication inutile et qui n’explique rien ou, en tout cas, ne rationalise rien.

Si toute lecture de fiction implique une suspension de l’incrédulité – on aura l’occasion d’y revenir –, celle que requièrent nos deux œuvres est hyperbolique et volontairement autodésignatrice, prenant le lecteur au piège des attestations qu’il recherche.

I. 3. Pièges narratifs

En plus de leur nature animale, qui met leur parole en doute, il semble que nos narrateurs non seulement ne font rien de bien convaincant pour avaliser leur parole, mais en plus piègent le lecteur – représenté dans la diégèse par leur interlocuteur – volontairement. Nous nous concentrerons ici sur les narrations, dominantes, de nos narrateurs premiers, mais on pourrait faire la même remarque au sujet de récits enchâssés8.

S’il est admis que le narrateur, même à la première personne, pour conserver un certain suspense à son récit, n’est pas censé abattre toutes ses cartes dès le départ, nos narrateurs vont plus loin et il est intéressant de voir que c’est le cas dans nos deux œuvres de manière assez similaire, dans la mesure où trois de nos narrateurs, Lucius, Campuzano et Berganza (en d’autres termes nos trois narrateurs principaux) gardent par-devers eux une information capitale pour la compréhension de l’intrigue qu’ils nous rapportent.

Campuzano et Berganza ne le font pas tout à fait de la même manière : si Campuzano cache probablement à dessein à Peralta la tromperie qu’il faisait subir à doña Stéphanie, pour créer un effet de retournement certainement, Berganza ne justifie pas pourquoi il n’a pas raconté plus tôt à Scipion son entrevue avec la sorcière et donc l’explication qu’elle lui a donnée pouvant leur permettre d’approfondir leur questionnement identitaire. De manière similaire, à mi-chemin des deux narrateurs cervantins, Lucius ne nous explique jamais pourquoi il n’a pas décliné son identité de prêtre plus tôt – et il ne précise pas non plus quand a été rédigé son texte. Pourtant, dans les trois cas, ce sont des éléments décisifs ou supposément décisifs. Décisifs pour le lecteur du récit de Lucius et à la fois le lecteur et l’auditeur du récit de Campuzano, Peralta, dont la découverte de la vérité engage une relecture et une nouvelle position du lecteur : l’empathie de la première lecture du « Mariage trompeur » laisse place au plaisir de voir un trompeur trompé, tandis que la légèreté du récit de Lucius est nécessairement réinterrogée par le dénouement pieux. Il est d’ailleurs intéressant de voir que la tromperie narrative du lecteur du « Mariage trompeur » est miroitée dans le roman par le personnage de Peralta, qui se fait en quelque sorte le porte-parole du lecteur dans le texte. Ces éléments dérobés au lecteur sont en revanche seulement supposément décisifs pour le lecteur du « Colloque des chiens », mais bien décisifs pour Scipion, dans le cas de la révélation de Berganza : là où, comme on l’a vu, l’interprétation que propose la Cañizares ne change finalement pas grand-chose au cours du récit du point de vue du lecteur (que Berganza et Scipion soient des hommes transformés en chiens à qui est accordé pendant une nuit le don de parole, ou qu’ils soient des chiens à qui est accordé pendant une nuit le don de parole, peu importe), en revanche, pour Scipion, il en va là d’un élément identitaire, dont il est aberrant que Berganza ne l’ait pas averti, alors même que tous deux ouvraient le dialogue en s’interrogeant sur la raison de leur métamorphose. Dans ces cas, le narrateur se fait véritablement auteur, ne se contentant pas de relater une expérience, mais construisant le récit cette expérience.

Si la réponse à la question de savoir pourquoi ces narrateurs mentent ou du moins occultent une partie – importante – de la vérité est : pour entretenir le suspense et permettre des rebondissements et la surprise permanente du lecteur, le fait qu’aucun d’eux ne le revendique, pas même Campuzano, plutôt hâbleur par ailleurs, semble une manière pour nos auteurs de pointer le caractère artificiel de leurs propres intrigues et l’artifice du récit de fiction en général. Le dispositif narratif est donc aussi une façon d’interroger le récit lui-même, dans un mouvement métatextuel.

On a ainsi pu voir que notre « roman9 » et nos deux nouvelles mettent en place une narration qui, à la fois par sa structure enchevêtrée, par l’identité du narrateur et par ses inexplicables cachotteries, peut être qualifiée de non fiable. Or, ce que nous allons nous employer à montrer maintenant est que cette non-fiabilité est à la fois expliquée et reflétée par la nature massivement intertextuelle de nos œuvres.

II. Non-fiabilité et intertextualité

L’intertextualité foisonnante de ces textes10 contribue en effet à élaborer une narration sinon piégée, du moins qui exige ou suscite la connivence du lecteur.

II. 1. Éléments parodiques

Les nombreux éléments parodiques qui parsèment l’une et l’autre œuvre – même si nous nous concentrerons ici sur le cas apuléen11 – constituent des signaux à détecter pour le lecteur qui mettent en place différents degrés de lecture :

— Une lecture « compétente », où le lecteur non seulement repère la parodie mais reconnaît l’hypotexte ou l’hypogenre.

— Une lecture incomplète, où le lecteur repère soit qu’il y a parodie, mais sans savoir quel est l’hypotexte, soit qu’il est fait référence à tel hypotexte, mais sans se rendre compte que l’allusion est parodique.

— Une lecture incompétente, où le lecteur ne repère ni la parodie ni l’hypotexte.

Le décalage temporel qui est le nôtre, particulièrement avec Apulée, permet de supposer que nombre de moments de L’Âne d’or sont pour le lecteur des moments de lecture soit incomplète, dans le cas où l’on peut imaginer que certains hypotextes ont été perdus, soit carrément incompétente. Sans compter que, bien évidemment, la compétence varie en fonction de l’encyclopédie du lecteur et de l’époque où il se situe. Ainsi le « Jusqu’à quand nourrirons-nous inutilement cet âne crevé et maintenant boiteux de surcroît ? » (VI, 26, p. 187) (« Quo usque ruptum istum asellum, nunc etiam claudum, frustra pascemus ? »), fait allusion à la première Catilinaire de Cicéron, « Quousque tandem abutere, Catilina, patientia nostra ? » (« Jusqu’à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? »), et il y a fort à parier que tout Latin qui lisait Apulée connaissait ce début, tandis que le nombre de lecteurs pour le repérer s’est amoindri aujourd’hui. Si cette reconnaissance n’est pas impérative pour lire ce passage ni pour comprendre l’ensemble de L’Âne d’or, elle permet cependant d’ajouter un niveau de sens, à la fois par la portée héroï-comique qui est celle de la dégradation du propos, du sujet et des protagonistes, et par l’écho, au cœur de la Seconde Sophistique, à une des phrases les plus connues de la rhétorique, l’exorde d’un discours lui-même très célèbre.

La même chose peut être notée à propos des nombreuses allusions au roman grec12 – « genre » essentiel dans le mouvement de la Seconde Sophistique, précisément – qui parcourent le « roman ». Le roman grec est en effet un ensemble d’œuvres dont on peut imaginer que beaucoup nous manquent, et auquel fait pourtant clairement allusion Apulée. Nous en avons retrouvé cinq, dont seulement trois sont vraisemblablement antérieurs ou contemporains à Apulée, le plus connu d’entre eux, Les Éthiopiques d’Héliodore d’Éphèse – modèle du genre mais aussi idéal de Cervantès qui, avec Les Travaux de Persilès et Sigismonde s’en inspire largement – étant postérieur. Or plusieurs épisodes du roman semblent faire signe vers certains topoi de ces romans, notamment celui de Charité : la situation de départ, une belle jeune fille enlevée par des brigands, séparé de son fiancé admirable qui, par la ruse, finit par venir la sauver, est typique du roman grec, dont l’action est essentiellement constituée des séparations des héros et de leurs retrouvailles. L’éthos des deux héros, leurs noms, comme l’identité de leurs ennemis, ainsi que la situation diégétique semble ainsi parfaitement rappeler l’esthétique du roman grec. Mais si cette esthétique est reprise, elle est aussi moquée et détournée. Dégradée d’abord, selon un procédé propre à la parodie, lors du quiproquo qui fait croire à Lucius en la légèreté de Charité – alors que la vertu/sophrosunê de l’héroïne est l’enjeu principal de ces romans. Sa déception quand il la croit ravie d’être promise au lupanar est d’autant plus intéressante à mettre en perspective si on l’on a en tête quel idéal de chasteté guide l’appréciation par Lucius de Charité (VII, 11-12). Dégradée ensuite lors de sa première fuite sur le dos de Lucius, qui se retrouve à tenir, de façon héroï-comique, le rôle du parfait héros de roman grec, courageux et splendide. Et enfin, peut-être pas tant dégradée que revisitée, voire renouvelée dans le livre VIII quand le roman grec tourne à la tragédie, signant la mort des deux héros, là où, normalement, le roman grec se termine sur leurs retrouvailles. Cet épilogue, qui n’est plus réellement parodique, mais qui fait nettement signe vers le roman grec (avec notamment la figure du traître amoureux Thrasylle) offre une variation sur le genre et une réflexion aussi sur son potentiel renouvellement. Que ce soit pour le parodier13 ou pour le rendre plus tragique, Lucius narrateur fait donc diverses allusions au roman grec qui inscrivent un biais de lecture pour le lecteur compétent susceptible d’en repérer les éléments dissonants. Si cette connaissance n’est pas indispensable, elle constitue néanmoins, comme toute écriture parodique, un filtre pour le lecteur.

II. 2. Cervantès, lecteur d’Apulée

Une autre grille de lecture intéressante pour lire « Le mariage trompeur suivi du Colloque des chiens » relève désormais de votre compétence, c’est-à-dire la connaissance de L’Âne d’or.

On peut en effet interroger le rapport entre Cervantès et Apulée, surtout dans la mesure où Cervantès y fait allusion par la voix de la Cañizares. On s’intéressera ici à l’effet de lecture que procure cette allusion et à la manière dont la connaissance d’Apulée permet de lire l’épisode selon une strate de sens supplémentaire. La sorcière parle donc d’Apulée au moment, logiquement, où elle aborde la question de la métamorphose :

[La façon dont tu dois recouvrer ta forme première], je voudrais qu’elle fût aussi aisée que celle dont parle Apulée dans L’Âne d’or et qui ne consistait qu’à manger une rose. Mais ta métamorphose, à toi, dépend d’actions extérieures, non de ta propre diligence. (CC, 564)

Or, le lecteur d’Apulée ne peut manquer de noter que le propos de la sorcière est, sinon totalement faux, du moins légèrement fallacieux : certes Lucius n’a « qu’à manger une rose », mais tout le récit nous montre bien que c’est là loin d’être ce qu’il y a de plus « aisé ». Et, surtout, la « propre diligence » de Lucius n’est pas ce qui lui permet de quitter son enveloppe d’âne, mais au contraire une « action extérieure », une dea ex machina, en la personne d’Isis… Le lecteur attentif et compétent note nécessairement la simplification à laquelle se livre la Cañizares, simplification qui n’est en soi pas grave, mais qui devient nettement plus intéressante si l’on en conclut qu’elle fait de celle-ci une narratrice non fiable (dans une narration non fiable, dans une narration non fiable). Le soupçon qui pèse déjà sur elle est donc approfondi, poussant le lecteur à se dire qu’elle n’est pas digne de confiance, même si le mouvement des deux chiens qui parvient à la même conclusion pour d’autres raisons (essentiellement d’amour-propre) le pousse à s’interroger de nouveau. Cette notation intertextuelle a donc toutes les allures d’une fausse clé de lecture, destinée à distiller encore plus le doute, ou à suspendre encore plus l’interprétation.

Autre élément qu’apporte la connaissance de L’Âne d’or au lecteur du « Colloque des chiens », les effets de parallèle récurrents, qui ne fournissent pas tant une clé d’interprétation qu’un système d’échos plaisant pour le lecteur familier d’Apulée. On note ainsi que beaucoup d’épisodes des deux œuvres semblent parallèles, comme si le récit de métamorphoses à apparence picaresque charriait nécessairement, comme tout genre figé, un certain nombre de scènes typiques et de thématiques récurrentes. On peut citer par exemple la question de la magie, centrale chez Apulée, mais non moins présente chez Cervantès ; ou encore les scènes où Lucius et Berganza démasquent une femme trompeuse (la servante noire et la femme du meunier) ; celles où ils sont faits animaux savants selon un même processus qui les pousse à dissimuler leur compréhension sous des allures d’automatismes ; celles enfin où ils tentent de parler14 et se font rosser pour n’avoir réussi qu’à pousser un cri15. De tels parallèles semblent forger une recette du récit de métamorphose avec ses passages obligés et constituer autant de relectures de l’original apuléen. Ces clins d’œil intertextuels, appréciables pour qui connaît Apulée, permet d’ancrer l’œuvre de Cervantès dans le sillage de ce roman antique et de faire signe vers leur héritage commun, offrant une clé de lecture, par l’entremise apuléenne, de l’œuvre cervantine elle-même.

On peut insister aussi sur un point commun entre les deux auteurs, qui est l’inspiration lucianesque16, qui rejoint logiquement celle de la satire ménippée, puisque Lucien a fait du polémiste et parodiste Ménippe17 (iiie siècle avant J.-C.) le personnage de plusieurs de ses récits, personnage en quête d’une vérité que, contrairement à Lucius, en admettant une lecture sérieuse de L’Âne d’or, il ne trouve jamais. Non seulement des dialogues comme Le Songe ou le coq, récit picaresque de métamorphose animale, ou L’Âne, désormais attribué au Pseudo-Lucien, certes, montrent qu’Apulée était inspiré par Lucien, mais c’est aussi le cas de Cervantès, puisque, au xvie siècle, la fortune de Lucien redécouvert fut énorme. La forme du dialogue du « Colloque des chiens » rappelle une forme chère à Lucien et la thématique animale également18. Mais c’est surtout le jeu sur la vérité et la fiction qui semble affilier nos différents auteurs. Comme l’écrit Nicolas Correard, parler d’un auteur – en l’occurrence de Cervantès – « lucianisant » désigne

une attitude faite de détachement ironique par rapport au texte, en même temps qu’une attitude plus généralement incrédule (« on ne me la fait pas » est en quelque sorte le sous-texte de nombreux dialogues de Lucien)19.

Lucien est en effet l’auteur des Histoires vraies qui ne cessent d’exhiber leur propre fiction, dès leur ouverture :

Aussi moi-même, poussé par la vaine gloire et jaloux de léguer quelque chose à la postérité, j’ai voulu profiter, moi aussi, de la liberté de feindre, et, parce que je n’avais rien de vrai à raconter, n’ayant jamais eu d’aventure digne d’intérêt, je me suis rabattu sur le mensonge ; mais ma manière de mentir est beaucoup plus honnête que [celle de Ctésias, Iamboulos ou Ulysse] ; car il y a au moins un point où je serai véridique, c’est en avouant que je suis un menteur20.

Ce pacte de lecture fait écho au principe narratif choisi par les deux auteurs et déjà souligné : le fait de déléguer la parole à un narrateur qui n’est pas fiable. L’influence lucianesque est ainsi capitale pour comprendre comment Apulée et Cervantès forgent une première personne qui, pour être moins assumée dans ses mensonges, n’en est pas plus fiable. Pour Cervantès, la réappropriation de l’héritage lucianesque est aussi une manière de dialoguer avec l’une des autres modalités auxquelles recourent nos deux auteurs, la picaresque21.

II. 3. La question picaresque

En effet, un autre point commun entre les deux œuvres est leur lien fort avec la tradition picaresque. Les tribulations dans les différentes couches de la société qui sont celles à la fois de Lucius et de Berganza les rattachent en effet à ce sous-genre, de même que la double tromperie de Campuzano et doña Stéphanie22 rappelle les burle23, les tours joués par le picaro pour s’enrichir24. Surtout, l’usage d’une première personne narratrice, central dans le roman picaresque, est au cœur, comme on l’a vu, de l’édifice ludique que dressent nos deux auteurs et, en cela, tous deux réfléchissent aux ressources d’un genre qui y recourrait. Le rapport d’Apulée et de Cervantès ne peut toutefois pas être tout à fait le même en raison des quinze siècles qui les séparent : tandis qu’Apulée apparaît traditionnellement comme un des précurseurs inconscients du genre, précisément avec L’Âne d’or, Cervantès réagit à un genre particulièrement en vogue dans l’Espagne dans laquelle il écrit.

La tradition du récit de gueux explorant les diverses couches de la société ne s’arrête pas à Apulée dans l’Antiquité, puisqu’on trouve déjà chez Lucien, de manière à peu près contemporaine, dans Le Songe ou le coq, entre autres, un itinéraire picaresque du héros au gré des métamorphoses qu’il a subies dans sa vie. Apparaissant dans le dialogue sous la forme d’un coq, le personnage d’Alectryon raconte en effet les métamorphoses qu’il a subies, ayant été successivement des personnages aussi divers qu’Euphorbe, Pythagore, Aspasie, Cratès… :

J’ai été roi, puis prolétaire et peu après satrape, après cela cheval, geai, grenouille et cent autres choses ; mais il serait trop long d’en faire le dénombrement. J’ai fini par être coq et je l’ai été plusieurs fois, car j’aimais ce genre de vie, et, après avoir servi beaucoup d’autres maîtres, soit pauvres, soit riches, à présent je vis avec toi, riant tous les jours de t’entendre te plaindre et gémir de ta pauvreté et t’extasier sur le bonheur des riches, faute de connaître les ennuis qui les assiègent25.

Outre la trajectoire commune des deux héros, puisque Alectryon aussi est avide de connaissance et trouve son bonheur en Égypte :

Je ne manquais pas d’instruction, et j’étais versé dans les plus nobles sciences. Je me rendis même en Égypte pour prendre des leçons de sagesse auprès des prêtres de ce pays ; je pénétrai dans leurs sanctuaires et j’appris par cœur les livres d’Oros et d’Isis26,

on peut noter la ressemblance des deux picaros, qui prennent tous les deux une forme animale. Cet exemple, en plus de celui d’Apulée, témoigne donc d’une tradition vivante de ce qui sera ensuite appelé récit picaresque et qui inscrit à juste titre Apulée comme une des origines du genre. Pour Apulée, comme pour plus tard les autres auteurs picaresques, la forme picaresque, qu’il pratique sans le savoir, est avant tout un moyen d’exploration de la société et la forme métatextuelle que prend la recherche effrénée de connaissance de Lucius. C’est aussi un moyen commode pour s’assurer de la uarietas des histoires racontées. Mais, à la différence du picaro moralisateur à la Guzmán, Lucius est un picaro amoral, plus porche en cela d’un Lazarillo, en ce que la disjonction propre au picaresque et à sa narration rétrospective27, qui offre le regard rétrospectif du picaro sur ses propres forfaits, n’offre ici aucun commentaire moral. Comme on l’a vu, Lucius se garde bien de signaler sa qualité de prêtre lorsqu’il commence son récit et si Lucius ne se prive pas de condamner certains personnages, il ne porte par exemple pas un regard réprobateur sur son hubris ou sur sa lubricité en tant qu’homme.

Quant à Cervantès, son exploration de la problématique picaresque n’est évidemment absolument pas la même, car il répond au succès croissant de ce genre en Espagne – inspiré par la relecture d’Apulée et de Lucien –, et notamment au succès de son rival Mateo Alemán. « Le mariage trompeur » présente une morale picaresque :

« Bien mal acquis ne profite jamais » et un héros qui, tel Guzmán, se juge et comprend le sens de son aventure : son mariage est le châtiment de son péché (cupidité et luxure) dans un monde où Dieu envoie des épreuves aux hommes pour leur ouvrir les yeux28.

Quant au « Colloque des chiens », l’itinéraire de Berganza dans les divers états de la société est l’occasion d’une exploration qui se traduit par des réflexions morales qui le conduisent à privilégier deux vertus : l’humilité et la charité. La question qui se pose, concernant Cervantès, n’est donc pas tant celle des éléments picaresques de ces nouvelles, qui en constituent comme un inventaire, mais celle du sens à donner à cette reprise.

Souvent qualifiée de parodique29, on ne peut nier les éléments de dégradation apparents qui sont à son fondement, le premier étant le passage du personnage de gueux à un personnage de chien. Le deuxième réside non pas tant dans la morale qui semble s’en dégager que dans le personnage qui paraît la formuler : la sorcière. Selon Didier Souiller,

Le « mystère » de ces deux nouvelles imbriquées, c’est la conversion finale du chien-picaro (exprimant la vision du Capitaine, touché par la Grâce après son châtiment) qui, à la manière de Guzmán, racontant sa vie, donne un sens au monde : Satan y règne, mais par la permission de Dieu, qui éprouve ainsi les hommes pour leur permettre d’exercer leur liberté salvatrice, tout comme le chien Bergance, dont les yeux s’ouvrent malgré un atavisme ignoble. Le discours central de la sorcière (théologienne malgré elle…) donne son sens au Colloque30.

Si cette analyse est séduisante, elle ne paraît recevable que comme une des interprétations que veut livrer Cervantès. En effet, il est difficile de penser d’une part que ce soit la sorcière qui se fasse la voix de l’auteur dans la nouvelle31, d’autre part que le Capitaine éprouve véritablement une entreprise de rédemption – n’est-il pas peut-être en train de faire passer pour vrai un récit totalement mensonger ? –, et, surtout, que Cervantès ait voulu livrer une morale univoque. À la fois l’identité des personnages qui la portent, le chien, le Capitaine syphilitique et la sorcière, et l’idée même d’UNE morale posent problème.

Pour ce qui est de l’identité des personnages, on pourra me répondre que c’est précisément là la vocation picaresque, que de donner la parole aux humbles et aux exclus et que, à ce titre, l’inscription dans la tradition picaresque justifierait à elle seule cette interprétation. Mais c’est oublier que Cervantès cultive l’ambiguïté, aime à suspendre son jugement32 et est intrinsèquement parodiste. La reprise picaresque est évidemment dégradée par le choix d’un chien et, dans le même temps, l’intégrité morale dont témoignent Berganza et Scipion réhabilite cette figure dégradée, puisque, comme l’explique Pierre Darnis33, Cervantès oppose à l’indignité de l’homme de la picaresque la dignité du chien. De la sorte, Cervantès nous prend au piège : la dégradation apparente que manifeste le choix du chien est aussitôt démentie par l’anoblissement de la figure du picaro que constitue sa métamorphose canine. À mon sens, donc, plus qu’une parodie ou une appropriation de la picaresque, l’ensemble du « Mariage trompeur suivi du Colloque des chiens » en constitue une exploration, une interrogation. Cervantès, sceptique envers la vogue picaresque, en reprend la forme en la dégradant apparemment mais interroge au passage les virtualités du genre34. De ses possibilités narratives, explorés en première partie, Cervantès conclut à l’impossibilité d’une parole totalement vraie ou crédible à la première personne. Il accentue les éléments manifestant ces dysfonctionnements et cherche malgré tout ce qui, dans ce jeu de faux-semblants, de mensonges, d’aveuglement qu’offre la première personne, peut l’intéresser. Or, ce qui l’y intéresse, c’est précisément ce jeu.

Les jeux narratifs des deux auteurs, Apulée et Cervantès, amorcent donc pour l’un et explorent pour l’autre une réflexion sur la narration à la première personne, sa portée, ses vertus, que récupérera/a récupérée le roman picaresque espagnol et à laquelle il a répondu par deux voies différentes : le choix d’un picaro moralisateur (Guzmán) ou non (Lazarillo). Pour Apulée, comme pour Cervantès, la texture complexe du monde et les ruses de l’être, aux autres ou à soi, ne se contentent pas de réfuter la possibilité d’un picaro moral ou d’entériner un picaro amoral, elles les questionnent et les mettent en évidence, sans conclure, car la conclusion, précisément, est impossible et ne doit pas être imposée au lecteur.

III. Le brouillage des significations ?

On peut ainsi se demander si ce qui se met en place est un brouillage des significations volontaires, qui pourrait soit viser à suspendre le sens, soit à laisser le lecteur libre de se faire sa propre opinion. De ce fait, c’est à la fois l’exemplarité du texte et la question de savoir s’il est structurellement indécidable qu’il faut interroger, avant de voir comment ces textes constituent, par les pièges et jeux qu’ils mettent en place, une initiation du lecteur.

III. 1. Des textes exemplaires ?

La question de l’exemplarité se pose pour l’un et l’autre textes, mais encore une fois différemment : si Apulée dote son récit d’une exemplarité qu’il n’annonce ni n’affiche jamais, Cervantès, au contraire, dès le titre du recueil, affiche une exemplarité qu’il n’embrasse pas aussi simplement.

Qu’on le lise comme alibi, rédemption ou renversement – on explorera ces hypothèses dans la section suivante –, le livre XI de L’Âne d’or apparaît en tout cas comme un possible lieu visant à retourner la licence et l’amoralité apparente des livres précédents en exemplarité35. Les exégètes qui ont soutenu cette hypothèse insistent sur la continuité entre les dix premiers livres et le onzième : le choix de l’âne se justifierait ainsi par la trajectoire de rédemption du personnage au sein même du culte isiaque, de l’animal ennemi d’Isis par excellence, l’âne de Seth, au serviteur d’Isis36. Ils notent aussi que l’épisode pivot que constitue le conte enchâssé de Psyché et de Cupidon est une mise en abyme de l’ensemble du « roman », qui témoigne bien de ce que le livre XI, loin de constituer une addition visant à atténuer une culpabilité, est prévu dès, au moins, le livre VI. Les deux récits seraient ainsi porteurs de la même leçon, condamnant la curiositas – de Psyché et de Lucius –, dès lors qu’elle s’applique à des sujets qui ne devraient pas concerner l’homme. Dans les deux cas, à la punition de la curiositas (l’errance de Psyché, la métamorphose de Lucius) succède une rédemption accordée par la divinité (l’immortalité, le salut). On peut ainsi lire L’Âne d’or comme un itinéraire de rédemption, aussi bien pour le personnage que pour le livre lui-même, qui se dégage de la milésienne pour ouvrir sur le divin. L’un des symboles de ce retournement est alors le silence que garde Lucius dans sa description de son initiation, silence choisi et qui ne résulte pas d’une punition divine, cette fois, qui tranche avec son penchant pour la logorrhée et pour les indiscrétions.

Néanmoins, des éléments dissonants37 permettent aussi de remettre en doute cette lecture totalement sérieuse, en soulignant par exemple que l’identité de celle qui raconte l’histoire de Psyché – une anicula, diminutif de anus qui signifie à la fois « vieille femme » et « anus », donc une « petite vieille », qui se trouve de surcroît dans « sa folie et son ivresse » –, tout comme certains éléments du livre XI contredisent ce sérieux. Je ne citerai qu’un exemple pour le livre XI (mais tout ce qui peut faire croire à une naïveté de Lucius embarqué dans un processus de conversion onéreux va dans ce sens38) : en XI, 16, le prêtre d’Isis termine son discours « haletant et épuisé ». Notre traduction, dont on sait qu’elle est le fait d’une traductrice qui penche pour une interprétation sérieuse du livre XI, propose, pour le latin « Ad istum modo uaticinatus sacerdos egregious fatigatos anhelitus trahens conticuit » : « Ayant prophétisé de la sorte, le remarquable prêtre, haletant et épuisé, se tut ». Or, le verbe vaticinare, en latin, ne signifie pas seulement « prophétiser », mais aussi « délirer », selon une double acception qui est celle du français vaticiner, qui contient une acception péjorative. Face à ce verbe, Olivier Sers traduit de façon plus littérale : « Ayant ainsi vaticiné, l’éminent prêtre, poussant des soupirs épuisés, se tut39 » et Pierre Grimal choisit : « Après avoir prononcé ces paroles inspirées, cet excellent prêtre se tut, épuisé, et le souffle court40 », deux traductions qui suggèrent subtilement un possible ridicule du prêtre. D’ailleurs, l’interprétation du discours du prêtre que formulent les auditeurs (« “Chanceux par Hercule, et trois fois heureux celui qui, sans doute par l’innocence et la loyauté de sa vie antérieure, a mérité du ciel une protection si éclatante” » [AO, XI, 16]) montre bien que ce morceau d’éloquence, tout émouvant qu’il fût, n’a pas suffi à éviter les mauvaises interprétations. On le voit, ce sont encore des éléments relevant de la narration qui font signe vers ces indices dissonants rendant suspecte une lecture sérieuse du livre XI et, rétrospectivement, de la trajectoire de l’œuvre.

L’exemplarité affichée du titre du recueil de Cervantès41 est aussi, on le sait, annoncée dans le prologue :

Je leur ai donné le nom d’exemplaires, car, si tu y regardes bien, il n’en est aucune dont on ne puisse tirer quelque profitable exemple ; et si je ne craignais d’allonger mon discours, je te montrerais le fruit honnête et savoureux que l’on pourrait tirer de toutes ensemble, comme de chacune en particulier. (NE, p. 27)

La première personne est là encore trompeuse dès ce prologue, jetant le doute sur cet argument de la crainte d’un surcroît de longueur : la mention de la main qu’il se propose de couper est une allusion à la main que Cervantès a effectivement perdue, et la mention finale de « quelque mystère caché qui en rehausse le prix » (NE, p. 28) induit une lecture complexe, qui peut aller au-delà de la recherche de l’exemplarité.

De plus, si certaines nouvelles du recueil laissent entrevoir une moralité, elle n’est pas des plus évidentes pour nos deux nouvelles. Alors, certes, on trouve une sorte de moralité dans « Le mariage trompeur » : « Qui prend plaisir à duper autrui ne se doit plaindre lorsque autrui le dupe » (MT, 513). Certes, Campuzano se retrouve édifié par le discours des deux chiens, selon une justification morale de l’agencement narratif des deux nouvelles, constituant ainsi, en personne, l’exemple d’un personnage qui a su saisir l’exemplarité du « Colloque des chiens ». Comme le dit Maurice Molho,

L’originalité du Mariage trompeur est que non seulement la nouvelle constitue en soi un exemple, mais qu’elle met en scène un personnage qui s’entend proposer, sous la forme d’un colloque de deux chiens, un exemple susceptible de l’éclairer sur sa propre condition. Soit : un exemple dans un exemple, une histoire exemplaire qu’un personnage exemplaire est en situation de méditer42.

Certes, on peut lire les nouvelles comme un itinéraire de rédemption, là aussi, qui enseigne la charité et l’humilité après avoir débattu du bien et du mal et de la question, métalittéraire, de la médisance. Là encore, cette question centrale du « Colloque », qui revient régulièrement dans l’échange entre Scipion et Berganza, apparaît en effet comme une manière d’interroger la méthode picaresque. La finalité de la satire que suppose la médisance et de la critique qui est au fondement du picaresque est ainsi interrogée par nos deux chiens, qui se méfient d’une parole qui ne serait que critique. Cette inquiétude des deux chiens quant à leur propre attitude reflète l’inquiétude de Cervantès face au genre picaresque, et la rédemption douteuse de Campuzano n’annule pas totalement le danger que cette figure trompeuse fait courir à la société mais aussi aux lettres : « Campuzano ne représente pas l’Homme, comme Guzmán, mais plutôt l’inhumain. Par son récit biaisé, il trompe Peralta autant qu’Estefanía. Or, n’est-ce pas un ami ? », souligne ainsi Pierre Darnis43.

Toutefois, une lecture « exemplaire » univoque est là encore mise en doute par l’instabilité qu’installe le mode narratif et par les jeux menés par Cervantès. La figure du Silène, auquel on recourt habituellement pour désigner ces textes dont l’allure humble cache des trésors de sagesse, est ainsi remplacée par celle du poulpe, symbole des digressions sans fin auxquelles conduit une parole débridée. Or, au moment même où elle est avancée, cette analogie est aussitôt réfutée par Scipion, non pas tant sur le fond que sur la forme, et dérobée ainsi au lecteur : « Parle avec propriété, les poulpes n’ont pas de pattes » (CC, 540). Et pourtant, l’image des tentacules du poulpe, dont chacun offrirait un sens qui peut ou non happer le lecteur avec ses ventouses, semble bien adaptée à une œuvre qui, sous couvert d’exemplarité, semble surtout susciter l’interprétation du lecteur :

Il nous semble que ce qu’il faut voir dans le refus d’expliciter leur exemplarité est moins l’aveu d’un manque que l’affirmation d’un nouveau genre d’exemplarité que l’auteur ne peut pas expliciter lui-même car elle relève du lecteur. Comme le dit Cervantès lui-même, ces nouvelles ne cherchent pas à « susciter chez qui les lirait quelque […] pensée ». L’exemplarité n’est donc plus du côté de l’énonciation, mais de la réception44.

Libre arbitre du lecteur, donc ; cela équivaut-il à la suspension volontaire, au moins momentanée, du sens ?

III. 2. Une indécidabilité structurelle ?

Le résultat des jeux que l’on a étudiés est une suspension du sens, une indécidabilité qui émerge des œuvres, qu’elle soit programmée ou non. Mais, là encore, malgré une similitude de résultat, le fonctionnement n’est pas le même chez nos deux auteurs.

L’indécidabilité à l’œuvre chez Apulée45 procède d’un effet de réception, nous semble-t-il. En effet, nombre de critiques d’Apulée prennent au sérieux le livre XI46, qui offrirait, dans une formule qui annonce là encore le picaresque, une volte-face tonale et une rédemption. Rédemption de Lucius qui, après ses années d’errance, à la fois morales et déambulatoires, est initié aux mystères isiaques, devient prêtre et rachète ses péchés ; rédemption du roman qui, après les facéties milésiennes et peu orthodoxes, devient un roman d’initiation philosophico-religieux. Mais d’autres exégètes, influencés sans doute par le développement du roman moderne et l’importance qu’y tient la suspension du sens, voient au contraire dans les éléments de contradiction du roman, au premier chef desquels le fameux livre XI, le dessin d’une poétique de l’indécidabilité qui, en un sens, irait donc encore plus loin que Lucien qui, lui, se déclare d’emblée in-croyable !

Il ne s’agit pas ici de revenir sur ces polémiques, dont la vivacité souligne certainement l’impossibilité de trancher47, mais de prendre en compte l’effet de lecture que cette œuvre suscite de fait pour le lecteur moderne. Or, ce feuilletage de sens, cette indécidabilité à l’œuvre sont bien l’effet de lecture non seulement des contradictions48 du roman, mais des jeux mis en place, jeux intertextuels, jeux narratifs et souvent, comme on l’a vu, jeux narrato-intertextuels. Par tous ces effets, le texte se retrouve toujours à aller là où on ne l’attend pas : la mort de Charité et Tlépolème détone en ce que, jusque-là, il est peu arrivé que l’on retrouve dans la diégèse des personnages qui avaient été abandonnés, mais aussi parce qu’elle contredit les codes. Socrate meurt quand il apparaît hors de danger. Thélyphron, censé rapporter une histoire dont on pense au début qu’il est juste le témoin, se révèle en fait non seulement la victime, mais aussi dépourvu de nez et d’oreilles alors que rien dans la narration n’avait non seulement laissé présager cela, mais surtout que rien n’avait été mis en place pour tromper le lecteur (on aurait pu imaginer que le narrateur décrive son nez au passage, par exemple, ou précise qu’il porte un cache-col, comme l’aurait fait un auteur de roman policier49). En cela, le livre XI s’intègre parfaitement dans le reste de l’œuvre par la surprise qu’il suscite, et il fonctionne même comme l’épisode du festival du Rire, mais de manière inversée.

Quant à Cervantès, l’effet d’indécidabilité que crée son texte paraît plus facile à soutenir, ne serait-ce que parce qu’il y a Don Quichotte, même si de nombreux exégètes plaident pour une lecture exemplaire de l’œuvre et son intention morale50. Tout nous semble en effet, dans ces nouvelles, placé sous le signe du doute, à commencer par le récit du « Colloque des chiens », livré par un narrateur qui a déjà trompé son auditeur, qui sort d’une longue hospitalisation d’une maladie pouvant produire des hallucinations, et qui laisse planer le doute sur la véracité de son propos. Les difficultés qui entourent l’interprétation de la prophétie et des annonces de la Cañizares vont dans le même sens, les niveaux d’interprétation possible venant se mêler aux raisons personnelles qu’ont les personnages de vouloir privilégier l’hypothèse du mensonge de la sorcière, mais aussi à la difficile fiabilité des narrateurs que l’on a déjà soulignée. On peut à ce titre évoquer les différentes explications qui sont données du son de la parole canine :

— Campuzano parle de « miracle » (p. 515).

— Peralta parle de « conte » ou de « fable ».

— P. 516, Campuzano imagine avoir fait un « rêve »51, hypothèse qu’il renie selon un argument selon lui irréfutable, mais qui complique en fait encore les choses. Il explique en effet qu’il a consigné ce texte dont les propos sont si hauts pour lui que, s’il les a retranscrits, c’est bien qu’ils ont été tenus : par un effet de renversement, c’est la sophistication extrême du propos qui prouve la véracité du discours canin.

— P. 517, Campuzano reprend cette hypothèse des songes ou des extravagances, qu’il vient pourtant de réfuter.

— En plus du débat des interlocuteurs humains, se met en place un débat canin :

— Scipion parle de « grâce inouïe du ciel » p. 518,

— puis, dans la même page, Berganza qualifie leur expérience de « miracle »,

— avant que Scipion ne parle de « prodige », p. 519.

— Mais en plus, en admettant avec Berganza que les chiens puissent parler en songe, cela ne résout rien et pose au contraire un double problème : ils ne rêveraient pas tous les deux la même chose et, de toute façon, Campuzano ne pourrait pas les entendre songer…

Cervantès joue ainsi de la caractérisation de sa fiction qui, à force d’être authentifiée puis désauthentifiée, paraît, paradoxalement, interroger le statut de vérité. La conclusion finale de Peralta, « bien que ce colloque soit inventé » (CC, 589), et l’absence de réaction de Campuzano, « sans disputer davantage avec votre grâce si les chiens parlèrent ou non » (CC, 590), ne font que semer encore plus le doute. D’autant que tout le « Colloque » repose sur l’idée qu’à leur parole est liée leur conquête de l’entendement (dans une lecture où zoon logikon signifie simultanément « animal parlant » et « animal rationnel »). Pourtant, tout laisse croire que Berganza, auparavant, était un animal muet, mais rationnel, condition fondamentale pour que son récit ait lieu52. En effet, dans la narration disjonctive que nous propose Berganza de sa vie, il raconte des épisodes où son entendement se manifeste nettement : Berganza affirme avoir toujours considéré Scipion comme un sage p. 520 ; p. 525, il précise qu’il exerçait sa mémoire et méditait (même si le mot n’est pas employé) au sujet de l’asservissement à leur dame de ses anciens maîtres. De même, tout le passage parodique sur la pastorale, p. 526 sq., témoigne d’une capacité de réflexion et de mémoire à l’époque qui contredit l’idée d’une apparition subite et concomitante de la parole et de l’entendement.

On pourrait multiplier les exemples, mais ce qui nous intéresse ici est de voir comment, chez Apulée comme chez Cervantès, des niveaux de sens et de la concurrence des interprétations résulte une difficulté à statuer qui semble programmée par l’auteur, voire être au cœur de son propos. Cette lecture commune permet des rapprochements féconds entre les deux œuvres et a pour avantage de dissoudre les contradictions en les légitimant.

III. 3. Une initiation du lecteur

Plus fondamentalement, cette lecture a aussi le mérite de véhiculer une image de nos auteurs qui laissent le texte ouvert et permettent au lecteur de s’y engouffrer comme bon lui semble (libre à lui de choisir une interprétation ou d’opter lui aussi pour la piste de l’indécidabilité). Mais, dans un cas comme dans l’autre, les décrochements narratifs, les jeux d’écho et de contradiction forgent un lecteur actif, qui participe à l’élaboration du sens du texte. En cela, nos deux œuvres contribuent à construire un éthos de lecteur « moderne », que ce soit rétroactivement, ou volontairement.

Il y aurait de nombreuses choses à dire sur la manière dont la participation du lecteur est sollicitée dans ces textes53, comment ils se jouent de lui tout en jouant avec lui. On se concentrera ici sur un seul aspect, là encore commun aux deux œuvres : la promotion de la suspension volontaire de l’incrédulité, expression bien évidemment anachronique pour les deux œuvres54, mais qui reflète le nouveau protocole de lecture qu’elles mettent en place.

Juste avant de proposer à Peralta la lecture du « Colloque », Campuzano le prévient : « Préparez-vous à y croire » (MT, 515). Peralta commence par accepter cette proposition avec méfiance et profite de l’annonce de ce récit incroyable pour invalider non seulement celui à venir, mais aussi celui passé :

Je doutais jusqu’à cette heure si je devais croire ou non l’aventure de votre mariage, mais ce que vous me contez à présent des chiens que vous avez ouïs parler, me détermine à ne rien croire de vous. (MT, 515)

Malgré cette réticence initiale, il semble que Peralta soit parvenu, à la fin du « Colloque des chiens », à suspendre suffisamment son scepticisme pour prendre plaisir à ce qu’il a lu, même s’il tient à rappeler, in fine, qu’il n’est pas dupe : « J’ai compris l’artifice du Colloque, j’en goûté l’invention et cela est assez » (CC, 590). Il y a là une promotion de la fiction reconnue comme telle que permet de refléter le lecteur en abyme qu’est Peralta. D’ailleurs, la question de la véracité du texte est évacuée par Campuzano lui-même : « sans discuter avec votre grâce si les chiens parlèrent ou non » (CC, 590). Peralta illustre ainsi le divertissement (« plaisir ») qu’il a ressenti en choisissant d’abolir son incrédulité, tandis que l’auditeur en abyme que constitue Campuzano du colloque des deux chiens – à condition qu’on le croie – reflète l’utilité qu’on peut en tirer.

La même suspension volontaire de l’incrédulité semble un guide de lecture prescrit aussi dans L’Âne d’or55, à travers la réaction de Lucius au récit liminaire :

J’estime que rien n’est impossible ; au contraire, tout ce que les destins ont décidé se produit pour les mortels, car à toi, à moi, à n’importe qui, il arrive des choses étonnantes, presque impossibles, qui perdent toute crédibilité quand on les raconte à qui les ignore. (AO, I, 20)

Certes, la dimension métalittéraire de ce propos est moins nette que chez Cervantès, mais la situation l’est tout autant, puisqu’il s’agit du commentaire d’un auditeur d’une histoire incroyable, comme l’est le lecteur d’Apulée. La croyance dans un récit, semble nous dire Lucius, est un acte de foi, nécessaire pour le goûter et en profiter : Lucius ne dit pas qu’il a cru en l’histoire, mais qu’il l’estime possible, et c’est tout ce qui lui suffit à goûter le divertissement que lui a offert ce récit56 : « je lui suis moi-même très reconnaissant de nous avoir distraits par l’enjouement spirituel de cette histoire pleine de charme » (AO, I, 20).

On pourra m’opposer que la suspension volontaire de l’incrédulité comme mode de lecture implique une immersion fictionnelle qui contredirait la lecture suspensive et critique que ces deux œuvres requièrent aussi. Mais ce qui compte, dans cette formule, c’est l’adjectif volontaire et c’est en cela que nos œuvres font partie d’un ensemble qui apprend au lecteur à mieux lire. Si la suspension est volontaire, c’est que le lecteur ne prend pas ces textes comme des vérités incontestables – ce que leur thématique de métamorphose rend de toute façon difficile – et que, à ce titre, il est déjà engagé dans une lecture critique. L’immersion fictionnelle naïve laisse ainsi la place à une postulation du lecteur qui, par là même, démontre un esprit critique que les œuvres ne cessent ensuite d’aiguiser. Choisir de croire pour quelque temps dans la fiction d’un âne ou un chien qui parle n’implique pas de croire tout ce qu’on lit. Ainsi le lecteur de L’Âne d’or notera-t-il nécessairement en III, 5 que le récit que donne au tribunal Lucius du meurtre des brigands diffère largement de celui qu’il nous a lui-même livré en II, 32. Les contradictions du narrateur, visibles dans cet exemple, signalent l’usage différent du même discours porté par une même voix en fonction des contextes de profération. Elles interrogent aussi la question de l’efficacité de la rhétorique, dans une mise en œuvre qui n’est pas sans rappeler ce que l’on trouve chez Achille Tatius57. Nos œuvres invitent à une lecture qui accepte de surmonter son incrédulité initiale non pas pour abolir tout esprit critique, mais au contraire pour le déployer dans un cadre où il peut être conscient de lui-même. C’est là le moyen de goûter à la fois le plaisir et l’utilité de la fiction.

 

Mon intervention n’avait pas pour but de proposer une prise de parti dans les controverses sur les deux œuvres, mais simplement de montrer comment on peut interpréter le fait qu’elles en aient tant suscité et comment on peut s’en servir pour lire ces textes. Que la suspension du sens et l’indécidabilité aient été programmées par nos auteurs ou qu’Apulée ait voulu faire un roman philosophico-religieux et Cervantès deux nouvelles exemplaires, peu importe somme toute ; on peut considérer que ce qui compte est les lectures ambiguës et parfois contradictoires qu’autorisaient, par leur forme même, ces textes. La dimension de jeu, indéniable, de ces deux œuvres, leur dimension polyphonique – à la fois narrativement et intertextuellement – en font des œuvres soumises à la sagacité et à l’interprétation personnelle du lecteur, en tout cas à sa réflexion, en plus de son délassement. Ce divertissement conditionné à la vigilance du lecteur n’est-il pas d’ailleurs ce qu’Apulée promet lui-même à son lecteur ? « Lector, Intende. Laetaberis. » Ces fictions animales, par l’adunaton même sur lequel elles reposent, encore accentué par le choix de faire parler ces animaux à la première personne, semblent donc soulever ces questions à la fois par les procédés de composition auxquels elles recourent, mais aussi par leur choix de la thématique de la métamorphose animale : partant du postulat impossible d’un être hybride, tenant de l’homme et de l’animal, au statut par là même ambigu, au confluent de deux mondes et deux positions sociales, nos fictions reposent sur une série d’ambivalences indécidables que l’on ne peut facilement – et qu’on ne souhaite d’ailleurs pas nécessairement – résoudre. Hybridité narrative, hybridité générique, hybridité interprétative apparaissent ainsi comme la conséquence logique de l’hybridité du protagoniste au principe de ces fictions.

Notes de bas de page numériques

1 Ce qui le distingue de l’Onos du Pseudo-Lucien.

2 Pour une lecture narratologique de L’Âne d’or, voir l’exhaustif John J. Winkler, Auctor and Actor. A Narratological Reading of Apuleius’s The Golden Ass, Berkeley, University of California Press, 1985. Dans sa préface, il annonce ainsi : « L’interaction à la Escher entre fiction et réalité, la conscience ludique du jeu subtil et absurde que constitue pour quiconque le fait de dire “je” pour écrire quelque chose – telles sont les spécialités de L’Âne d’or. Borges et Nabokov n’ont rien inventé qu’Apulée n’ait pas fait » (p. vii, je traduis).

3 Mais aussi un rôle de désorganisation de la narration, par des interruptions incessantes qui fragmentent le discours, créant à la fois variété et interruptions.

4 Joseph Barbéra, dans sa communication « Voix humaines et voix animales dans Les Métamorphoses d’Apulée » lors des journées d’étude sur le programme d’agrégation de Nantes (https://mediaserver.univ-nantes.fr/videos/je-fictions-animales-session-1/), signale ainsi que l’on compte 354 discours rapportés dans L’Âne d’or, un nombre inédit dans la fiction antique.

5 Sur la question plus large, que nous n’avons pas le temps de traiter en détail ici, de certains passages du livre comme réflexion métalittéraire sur l’interprétation, voir Winkler, Auctor and Actor. A Narratological Reading of Apuleius’s The Golden Ass, op. cit., p. 11 sq.

6 Apulée, L’Âne d’or (Les Métamorphoses), éd. trad. Géraldine Puccini, Paris, Arléa, 2008, p. 22.

7 Après tout, il rapporte bien le conte de Psyché et Cupidon malgré le fait qu’il n’ait ni « tablette » ni « poinçon » pour « noter par écrit cette si belle historiette » (AO, VI, 25) ; avait-il mangé aussi des amandes et des raisins secs ?

8 On peut par exemple signaler comment le premier récit enchâssé, celui d’Aristomène, est dès le départ miné par les accusations de mensonge lancées par le deuxième voyageur (« cesse de raconter des mensonges aussi absurdes et énormes » [AO, I, 2]), proposant une lecture critique, jusqu’à ce que Lucius accepte de la prendre pour vraie. Sur les mensonges et contradictions des narrateurs, voir Françoise Lavocat, « Fiction et croyance dans L’Âne d’or et le Colloque des chiens », disponible à l’adresse suivante : https://mediaserver.univ-nantes.fr/videos/je-fictions-animales-session-2/ Pour « Le mariage trompeur », on peut étudier comment les paroles de Stéphanie p. 504-505 entremêlent mensonges, vérités et doubles sens pour leurrer son interlocuteur, avec pour effet de construire un autre discours douteux.

9 Nous utilisons les guillemets pour qualifier de roman L’Âne d’or, non pas parce qu’il s’agit là d’une qualification rétrospective – c’est aussi le cas du roman grec –, mais parce qu’il ne sous semble pas que l’ensemble formé par ce qu’il nous reste de L’Âne d’or et du Satiricon témoigne, à l’inverse de ce qu’on observe avec les romans grecs, d’une conscience générique, c’est-à-dire d’une conscience ou d’une volonté de s’inscrire dans le même sillage.

10 Dont vous retrouverez la plupart des références au fil de l’Atlande, extrêmement complet notamment sur ce point (Nicolas Correard, Carole Boidin, Florence Godeau, Michel Riaudel, Fictions animales, Neuilly, Atlande, 2022).

11 Nous ne parlons pas ici du cas de parodie le plus évident, celui de l’Odyssée, très bien traité par Carole Boidin dans l’Atlande sur votre programme, Lucius représentant, par son discours à la première personne inspiré de l’épisode chez les Phéaciens, par sa trajectoire itinérante et par ses aventures, un anti-Ulysse. Pour les parodies cervantines, la question du rapport au picaresque sera traitée dans la section suivante et il y aurait fort à faire aussi de l’épisode où Berganza, en tant que chien de berger, rapporte dans un sommaire qui rappelle Don Quichotte les clichés des romans pastoraux (CC, 526-527). Voir aussi Nicolas Correard, in Correard et al., Fictions animales, op. cit., p. 134-135.

12 « Le roman grec présente, dans sa forme typique, le plan suivant. Un jeune homme et une jeune fille, tous les deux d’une beauté extraordinaire et comptant parmi les premiers de leur pays, tombent amoureux l’un de l’autre. Un dieu s’intéresse à eux. Tous les deux se retrouvent embarqués, soit ensemble soit séparément, pour un long voyage à travers tout le monde grec et les pays adjacents ; voyage qui leur fait courir des dangers de toute sorte, et en particulier met leur chasteté en péril à tout moment. L’aide divine les soutient, cependant, et à la fin ils regagnent leur patrie, où ils sont réunis pour mener désormais une vie heureuse et tranquille. » (Bryan P. Reardon, Courants littéraires grecs du IIe et IIIe siècles après J.-C., Paris, Les Belles Lettres, « Annales de l’Université de Nantes » 3, 1971, p. 310).

13 Le roman grec qui parodiera véritablement le genre du roman grec, Leucippé et Clitophon, contemporain à peu près d’Apulée, se trouve être le seul écrit à la première personne, avec un narrateur non fiable. Dans quelque sens que se soit exercée l’influence entre Apulée et Achille Tatius – même si on peut supposer qu’Apulée était légèrement postérieur –, et à supposer qu’il n’y ait pas une autre œuvre qui triangule, il n’est pas anodin que la parodie de roman grec se fasse par le recours à la première personne.

14 Dans Le Songe ou le coq de Lucien, alors que son maître lui demande pourquoi il n’a pas crié quand il le voyait se faire dépouiller, Alectryon répond pareillement : « J’ai poussé mon cocorico, c’est tout ce que je pouvais faire alors » (Lucien de Samosate, Le Songe ou le coq, in Lucien de Samosate, Œuvres, trad. Émile Chambry, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », p. 262).

15 Pour d’autres éléments de parallèle entre les deux œuvres, voir Nicolas Correard, in Correard et al., Fictions animales, op. cit., p. 73-75.

16 Sur Lucien, voir Jacques Bompaire, Lucien écrivain, Paris, Les Belles Lettres, 2000.

17 Nicolas Correard (dans « La vérité au fond du puits », 2006, disponible à l’adresse suivante : https://docplayer.fr/5003356-La-verite-au-fond-du-puits-les-variations-du-genre-menippeen-et-lucianesque-dans-le-tiers-livre-don-quichotte-et-tristram-shandy.html) définit « le récit ménippéen » (à distinguer de la satire ménippée) comme « le récit satirique d’une enquête intellectuelle infructueuse » qui « permet de mettre en scène dans une forme fictionnelle les impasses de la libido sciendi, désir de transgresser les limites métaphysiques de la connaissance », ce en quoi, si on fait une lecture sérieuse de L’Âne d’or, Apulée se démarquerait dans le livre XI en laissant Lucius accéder à la connaissance. Tout le début, en revanche, l’inscrit bien dans l’inspiration de ces récits ménippéens inspirés de Lucien.

18 Sur Cervantès et Lucien, voir Pierre Darnis, Don Quichotte de la Manche, Neuilly, Atlande, 2015, p. 97 sq. ; Nicolas Correard, « Lucien, Torquemada et les “merveilles” des mondes cervantins », Atalaya, 19, 2019 (sur « Le colloque des chiens », voir § 8-12) ; et Nicolas Correard, « La vérité au fond du puits », art. cit.

19 Correard, « Lucien, Torquemada et les “merveilles des mondes cervantins” », art. cit., § 4.

20 Lucien de Samosate, Histoires vraies, I, 4, in Lucien de Samosate, Œuvres, trad. Émile Chambry, op. cit., p. 121.

21 En effet, Guzmán reprenait du lucianisme la dimension satirique qui est celle de la satire ménippée. Pour Cervantès, cette réappropriation de Lucien ne doit pas porter seulement sur la question de la satire (la méfiance permanente des deux chiens envers la médisance souligne assez l’inquiétude du dévoiement de la satire), mais lui emprunter ses éléments structurels et narratifs, qui se manifeste notamment dans l’atmosphère merveilleuse qui préside au Colloque. Comme le dit Pierre Darnis, Cervantès préfère le loco sabio qu’il met en place plutôt que le galeote predicador (Darnis, Don Quichotte de la Manche, op. cit., p. 103).

22 De sorte que Didier Souiller qualifie « Le mariage trompeur » de « parfait fragment de roman picaresque » (Didier Souiller, Le Roman picaresque, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1980, p. 46).

23 Elle utilise elle-même le mot de « bourle » pour qualifier le tour qu’est censée jouer doña Clémentine à don Lope, mais c’est en soi une bourle supplémentaire qu’elle fait à Campuzano.

24 Sur le rapport de Cervantès à la picaresque, voir notamment Pierre Darnis, « Deux réponses à la picaresque, ou les questions posées par le “Mariage trompeur” et le “Colloque des chiens” de Miguel de Cervantès », juin 2021, disponible à l’adresse suivante : https://sflgc.org/agregation/darnis-pierre-deux-reponses-a-la-picaresque-ou-les-questions-posees-par-le-mariage-trompeur-et-le-colloque-des-chiens-de-miguel-de-cervant/

25 Lucien de Samosate, Le Songe ou le Coq, in Lucien de Samosate, Œuvres complètes, op. cit., p. 267.

26 Lucien de Samosate, Le Songe ou le Coq, in Lucien de Samosate, Œuvres complètes, op. cit., p. 264-265.

27 Qui distingue ainsi je narré et je narrant ou, pour parler comme John J. Winkler, actor et auctor.

28 Winkler, Auctor and Actor. A Narratological Reading of Apuleius’s The Golden Ass, op. cit., p. 48.

29 Pour un questionnement sur cette qualification, voir Correard, in Correard et al., Fictions animales, op. cit., p. 130-133.

30 Souiller, Le Roman picaresque, op. cit., p. 48.

31 D’autant que, comme le note Françoise Lavocat (dans « Fiction et croyance dans L’Âne d’or et le Colloque des chiens », art. cit.), si on accepte ce qu’elle dit de la naissance des deux chiens, cela signifie qu’ils sont des créatures diaboliques ce qui, à ce titre, complique encore l’édification possible de ce texte.

32 Que ce soit pour que le lecteur parvienne seul à son édification, ou pour mettre en œuvre des textes indécidables.

33 Voir notamment Pierre Darnis, « Le pseudo-Colloque des chiens, ou le tour de passe-passe cervantin », janvier 2022, disponible à l’adresse suivante : https://mediaserver.univ-nantes.fr/videos/je-fictions-animales-session-2/

34 Sur ce point, voir Darnis, Don Quichotte de la Manche, op. cit. Il explique notamment que Cervantès se détache de la picaresque à la Alemán par sa conception de l’attitude à adopter face au mal : si « la leçon de vie suggérée par Alemán est machiavélienne », « Cervantès veut prendre le contre-pied d’Alemán et proposer une éthique inverse : […] pas se frayer un chemin par la simulation et la dissimulation, mais, à l’instar du chien de berger Berganza, lutter très ouvertement contre les agressions qui empoisonnent son temps » (p. 95).

35 Et d’ailleurs, comme le note Ben Edwin Perry (« Apuleius and his Metamorphoses », in The Ancient Romances, Berkeley, University of California Press, 1967, p. 243), le livre XI opère aussi un changement narratif, puisqu’on n’y trouve ni récit enchâssé, ni digressions.

36 « Les tribulations de Lucius changé en âne pour avoir voulu pénétrer les mystères de la magie seraient la punition de l’âme entraînée d’épreuve en épreuve jusqu’à la purification et le salut en Isis » (Pierre Grimal – qui ne souscrit pas à cette opinion –, in Romans grecs et latins, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, p. 143).

37 Pour une lecture carrément satirique, de charge contre Aelius Aristide, voir l’introduction au roman par Danielle van Mal-Maeder in Romain Brethes et Jean-Philippe Guez (dir.), Romans grecs et latins, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 577 sq.

38 Pour une réfutation de cette argumentation et une explication détaillée expliquant la valeur sacrée de ces scènes, voir Géraldine Puccini, Apulée : roman et philosophie, Paris, PUPS, 2017, p. 274 sq.

39 Traduction d’Oliviers Sers, dans Apulée, Les Métamorphoses ou l’Âne d’or, Paris, Les Belles Lettres, « Classiques en poche », 2021.

40 Traduction de Pierre Grimal, dans Apulée, Les Métamorphoses, in Romans grecs et latins, op. cit.

41 Sur l’exemplarité dans les Nouvelles exemplaires, voir Marina Mestre Zaragozá, « Littérature et philosophie à la Renaissance : le statut de l’exemplarité dans Nouvelles exemplaires de Cervantès », Réforme, humanisme, Renaissance, 64, 2007, p. 93-109. Sur nos deux nouvelles spécifiquement, voir Darnis, « Deux réponses à la picaresque… », art. cit. ; Maurice Molho, introduction à Miguel de Cervantès, Le Mariage trompeur. Le Colloque des chiens, Paris, Aubier, 1990, p. 10 sq., où Molho explique qu’« exemplaire » est à comprendre comme « une modalité interprétative de l’opposition aristotélicienne d’historia et de poiesis ».

42 Maurice Molho, Le Mariage trompeur et Colloque des chiens, Paris, Aubier-Flammarion, 1970, p. 69.

43 Darnis, « Deux réponses à la picaresque… », art. cit.

44 Mestre Zaragozá, « Littérature et philosophie à la Renaissance : le statut de l’exemplarité dans Nouvelles exemplaires de Cervantès », art. cit., p. 100.

45 Sur le sujet, voir encore Winkler, qui soutient qu’aucune conclusion univoque ne peut être tirée, dans une œuvre qui repose sur des jeux narratifs et herméneutiques constitutifs ; il écrit par exemple : « Comédie philosophique sur la connaissance religieuse. Le but de son jeu herméneutique permanent, livre XI compris, est qu’on se demande s’il existe un ordre supérieur qui puisse intégrer des jugements individuels qui se contredisent. Je soutiens que le but du roman et l’intention d’Apulée est de poser cette question mais pas d’y répondre. […] La thèse implicite du roman est que la croyance en Isis ou en n’importe quelle autre hypothèse cosmique relève d’un acte individuel et ne peut être partagée. On peut observer Lucius faire un saut dans la foi, mais rien (dans le roman) ne nous permet de nous appuyer dessus pour le suivre. […] L’Âne d’or est une comédie philosophique sur les convictions religieuses qui met en application dans la lecture qu’elle suscite la thèse qui guide son écriture. Cette thèse, en une phrase, c’est que toute réponse à une question d’ordre cosmique est non autorisée » (Winkler, Auctor and Actor. A Narratological Reading of Apuleius’s The Golden Ass, op. cit., p. 124, je traduis).

46 Pour une lecture sérieuse, philosophico-religieuse de L’Âne d’or, voir Puccini, Apulée : roman et philosophie, op. cit.

47 À mon sens, la question entre une lecture sérieuse et une lecture parodique correspond surtout à un héritage de la pensée du roman qui n’adoptait pas cette forme dans l’Antiquité : le principe même du spoudogeloion implique une coexistence pure des deux régimes, que l’on a du mal à se figurer. Les théories bakhtiniennes supportent, à mon sens, cette idée d’un autre état d’esprit qui pourrait expliquer que L’Âne d’or soit à la fois sérieux et comique sans qu’il y ait là la contradiction que nous, modernes, y voyons souvent.

48 À ce sujet, voir Perry, op. cit., p. 254 sq., qui recense un certain nombre d’incohérences ou de contradictions du récit. Voir aussi l’analyse de Carole Boidin dans l’Atlande sur trois manipulations du livre VIII, p. 360-361.

49 « Chacun de ces retournements de situation (twists) peut être vu comme une manière adroite de pervertir les attentes du lectorat » (Graham Anderson, Eros Sophistes. Ancient Novelists at Play, Chicago, Scholars Press, 1982, p. 77, je traduis).

50 Voir notamment Darnis, « Le pseudo-Colloque des chiens… », art. cit.

51 P. 511, il fait même mention du sommeil profond dans lequel il tombe : « je dormirais encore si on ne m’eût éveillé ». L’épisode de la caverne de Montesinos, dans Don Quichotte et, plus largement, l’esthétique baroque, peut laisser penser que c’est là un marqueur de doute.

52 Ce que justifierait l’hypothèse de leur transformation en chiens à la naissance : la possession de leur entendement – qui ne semble pas autant avoir dérangé Berganza pendant sa vie que sa découverte de la parole – viendrait de cette métamorphose.

53 Voir notamment Boidin, in Correard et al., Fictions animales, op. cit., p. 361-364. Ou encore Winkler, Auctor and Actor. A Narratological Reading of Apuleius’s The Golden Ass, op. cit. : « L’Âne d’or joue au jeu du chat et de la souris avec son lecteur, renonçant sans cesse à sa propre autorité pour encourager la participation du lecteur, et le message ultime est : “À vous de vous faire votre propre opinion.” »

54 Puisque je rappelle qu’elle vient de Samuel Coleridge en 1817 (willing suspension of disbelief).

55 Sur les figures de lecteur et les leçons de lecture de L’Âne d’or, voir Winkler, notamment chapitre 1 et chapitre 3, de Auctor and Actor. A Narratological Reading of Apuleius’s The Golden Ass, op. cit.

56 Ce divertissement n’est-il pas d’ailleurs ce qu’il promet lui-même à son lecteur ? « Laetaberis », « Tu te réjouiras » ? (I, 1) Mais il est précédé de « Lector, intende », « Lecteur, sois attentif » qui témoigne que le divertissement maximal que pourra trouver le lecteur viendra de son attention minutieuse.

57 Achille Tatius, Le Roman de Leucippé et Clitophon, V, xxv-xxvii, trad. Jean-Philippe Garnaud, Paris, Les Belles Lettres, 2002.

Bibliographie

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Pour citer cet article

Stéphane Pouyaud, « Jeux narratifs et intertextualité dans L'Âne d’or et « Le Mariage trompeur suivi du Colloque des chiens » », paru dans Loxias, 75., mis en ligne le 17 décembre 2021, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=9869.

Auteurs

Stéphane Pouyaud

Stéphane Pouyaud est maître de conférences à l’Université de Rouen. Ses travaux portent sur le roman entre l’Antiquité et le xviiie siècle, plus spécialement sur la parodie. Elle a publié en 2019 une édition de poche de Pamela de Samuel Richardson. Un autre pan de ses recherches se concentre sur les questions de narration policière et sur les questions de réception.