Loxias | 73. Lazare et le Mauvais riche. Regards croisés sur les réceptions d'une parabole | I. Lazare et le Mauvais riche. Regards croisés sur les réceptions d'une parabole | 2. Recherches créatives: -- propositions de traduction ou remise en scène de l'Histoire et tragedie du Mauvais riche, extraicte de la saincte Escriture, et representee par dix huict personnages (Master 1, 2020-2021) 

Estelle Malausséna, Hamza Mhadi et Clara Roux  : 

Le Mauvais riche de la Renaissance est-il transposable dans notre société contemporaine ?

Résumé

La pièce intitulée Le Mauvais Riche. L’histoire et Tragedie du Mauvais Riche date des années 1510-1520. Plusieurs siècles nous séparent de ce jeu moral, et pourtant à certains égards il nous semble proche, capable de dénoncer les travers de la société contemporaine. Reste que proposer une translatio implique un déplacement d’une époque à une autre, d’un public à un autre. Les conventions théâtrales, la morale et la langue ont évolué. C’est pour cela que nous avons choisi de changer certains mots du texte originel, tout en gardant à l’esprit l’unicité de l’adaptation dramatique ancienne de la parabole. Le choix que nous avons fait de contemporanéiser la pièce ancienne nous a conduits à intégrer la manifestation des gilets jaunes dans notre proposition de remise en scène. Il s’agissait pour nous d’historiciser un texte ancien en le rapprochant d’une actualité et d’un contexte mieux connus du public contemporain.

Abstract

The Play untitled Le Mauvais Riche. L’histoire et Tragedie du Mauvais Riche dates from the 1510-1520’s. This moral play is far away from us, and yet it somehow sounds familiar: it can be a basis to denounce problems of our contemporary society. However, its translatio forces to move from one time to another, from one audience to another: dramatic codes, morality and language have changed. That is the reason why we chose to translate words of the original text, while keeping in mind the singularity of this adaptation of the parable. Our will to contemporize the old play explains that we included the recent Yellow Vests protests in our proposal to re-stage the play. We aimed at historicizing an old text by connecting it with actualities and context better known to the contemporary audience.

Texte intégral

I. Note d’intention

L’histoire et Tragedie du Mauvais Riche dramatise l’histoire d’un homme riche et d’un pauvre nommé Lazare, qui apparaissaient dans l’évangile de Luc au sein d’une série de récits du Christ à ses disciples (Luc 16,19-31 pour la parabole qui porte sur les deux figures qui nous intéressent). Dans la pièce comme dans le récit biblique, Lazare et l’homme riche meurent, puis l’âme de l’homme riche implore l’aide d’Abraham tenant l’âme de Lazare en son sein, mais le patriarche lui répond qu’il a déjà reçu ses biens pendant sa vie ; il refuse aussi d’envoyer Lazare avertir les frères du riche, qui peuvent déjà compter sur « Moïse et les prophètes ». L’adaptation théâtrale du récit de Luc date des années 1510-1520 : elle s’inscrit ainsi dans une époque où les jeux moraux connaissent un grand succès. Le théâtre met alors en scène des personnages (volontiers allégoriques) qui incarnent les vices et les vertus des hommes, et surtout développe des codes qui permettront aux dramaturges d’exploiter ce genre à des fins polémiques pendant les conflits religieux du XVIe siècle1.

C’est dans ce contexte que la pièce est créée. Les figurations imagées et contrastées y abondent. Le riche paré d’étoffes précieuses et comblé d’or festoie chaque jour, tandis que le pauvre est rongé par les ulcères et torturé par la faim. Malgré son éloignement culturel, cette pièce peut toucher un public contemporain. Des siècles nous séparent de la parabole et de sa dramatisation au sein d’une société monarchique, et pourtant les inégalités sociales perdurent2. Au XXIe siècle, de nombreux mouvements populaires ont tenté de lutter contre les injustices toujours criantes, tel le mouvement des « Nuits debout3 » qui s’est insurgé contre la loi Travail, et celui dit des « gilets jaunes4 ». Ce mouvement apparu en 2018 entre d’abord en lutte contre la hausse des prix du carburant, puis met en cause le pouvoir. Afin de contemporanéiser la pièce ancienne, nous avons décidé d’intégrer cette manifestation dans notre proposition de remise en scène. Il s’agit pour nous d’historiciser un texte ancien en le rapprochant d’une actualité et d’un contexte mieux connus du public contemporain.

De fait, traduire une pièce aussi ancienne que celle du mauvais riche à dix-huit personnages relève d’une volonté de « résurrection »5, mais aussi de compréhension de l’autre, d’un mouvement d’altérité en somme. On traduit de plus en plus souvent les textes médiévaux et parfois même les textes plus tardifs. Le public du XXIe siècle est en effet capable de comprendre le sens global de la pièce, mais certains mots sont difficiles à bien entendre. À titre d’exemple, en moyen français Deduit signifie “agréable divertissementˮ, ou encore l’adverbe leans signifie “là-dedansˮ. Nous avons donc décidé de changer quelques mots, et pas seulement quand ils ont vieilli voire disparu comme Deduit ou leans. Ainsi, au vers 418 nous avons traduit bagues (“objets précieuxˮ) par “vaisselles bleutéesˮ ; nous avons en effet décidé d’opérer un rapprochement avec l’actualité. L’évocation de la vaisselle n’est pas fortuite : outre le fait qu’elle orne la table opulente, elle est au cœur d’un scandale récent, puisque l’Élysée aurait dépensé une somme colossale pour recevoir les grands de ce monde. Celle-ci a été nommée la vaisselle « Bleu Élysée », ce qui explique notre choix de l’épithète liée bleutées. En revanche, nous avons conservé des rimes ou assonances dans l’ensemble de notre traduction, afin de garder trace du rythme de la pièce. En témoigne par exemple la traduction des vers 454-455 : « Qu’il faut en fin trestous mourir / Et le corps en terre pourrir ! », traduit par : « Parce que nous allons absolument tous mourir / et le corps en terre mourir ». Le verbe mourir n’apparaît qu’une seule fois dans la réplique originelle, mais nous avons traduit ainsi afin de créer un effet d’insistance. Nous avons souhaité montrer avec notre traduction pensée pour une remise en scène que tous les hommes sont mortels, y compris les plus puissants. Enfin, nous avons délibérément atténué la portée religieuse de la pièce, afin de nous concentrer davantage sur la dimension politique des thèmes qu’elle aborde. Au vers 473, lorsque le riche interrompt Lazare, nous avons décidé de traduire « [Lazare :] … un peu de pain. / [Le riche :] Qu’il me soit hors boutté ! » par « [Lazare :] … un peu de reconnaissance. / [Le ministre :] Qu’on taise les cris de l’audience ». C’est aussi dans cet esprit qu’au vers 444, les terres dont se vante le riche sont remplacées par le salaire, le carburant et la retraite.

Nous avons décidé de remettre en scène les vers 409 à 481 de L’histoire et Tragedie du Mauvais Riche. Dans la pièce des années 1510-1520, ces vers correspondent au repas du riche et de ses frères, un repas somptueux qui montre la grande noblesse et tous les biens du riche. Les frères prennent plaisir à se retrouver autour de cette table. Ce repas est perturbé par le pauvre qui demande l’aumône au mauvais riche ; son souhait est uniquement de manger un petit morceau de pain. Le riche ignore le pauvre. Ce dernier est invisibilisé, et pire encore le riche veut le chasser de chez lui, situation qui nous a fait penser aux manifestations des gilets jaunes dont les voix ont été réduites au silence. Cette scène nous semblait intéressante à contemporanéiser. Le théâtre est propre à mettre en scène des enjeux politiques et à refléter notre monde. Mettre en scène le somptueux repas du riche oblige à changer certains aspects. Le riche est ici incarné par le ministre et les cinq frères deviennent des ambassadeurs. C’est un monde sens dessus-dessous que cette remise en scène évoque. Cette remise en scène est conçue comme un carnaval au sens bakhtinien du terme. Nous avons repris la théorie bakhtinienne qui évoque un renversement temporaire des valeurs. Bakhtine montre plus précisément que ce renversement, comme d’autres cycles vitaux, participe à la perpétuation de la vie et de l’ordre établi. Nous nous sommes inspirés de cette théorie, mais nous avons décidé de nous concentrer sur l’aspect bestourné des personnages. Nous déployons ainsi un monde à rebours, qui reflète le caractère arbitraire et grotesque de la vie, qui pourrait aussi bien se retourner. Ainsi, dans ce monde à l’envers, les hommes politiques sont grotesques, leurs cravates sont à l’envers. C’est un renversement du monde, et même si c’est un cri lointain qui met en cause l’ordre établi, la parole de l’ombre est saisissante. Ses paroles touchent au sublime ; la parole du pauvre, que nous proposons de confier à la figure symbolique de l’ombre, est une parole libérée. L’ombre qui incarne le pauvre renvoie par écho à tous les pauvres. Cette remise en scène se double donc d’une réflexion sur la pauvreté, sur ce que signifie être un pauvre. La pauvreté ne se réduit pas à une considération matérielle ou financière. La vraie pauvreté serait le manque de reconnaissance. C’est précisément le manque de reconnaissance qui a motivé les gilets jaunes à manifester.

D’autre part, notre remise en scène s’inspire très largement de dramaturgies fondées sur la prise de conscience de l’ambiguïté fondamentale du langage, et de pièces d’auteurs qui, comme Ionesco, Beckett ou Koltès, ont cherché à forger un nouveau langage pour dire cette ambiguïté. Dans leurs textes, les mots n’ont plus une signification univoque, ils ne sont plus stables. Ils échappent même à celui qui les profère. Les personnages sont des marginaux, mutilés. Ce dépouillement du langage et du corps est né suite aux massacres perpétrés durant la Seconde Guerre mondiale, à la terreur qu’ils ont suscitée. Dans le théâtre de Beckett, le personnage perd de sa substance. En effet, Beckett nous montre des corps mutilés, des corps qui souffrent, des corps qui sont aliénés dans un espace qui ne leur appartient pas. À titre d’exemple, il y a quelque chose d’éminemment tragique dans Fin de partie puisqu’on cache le corps d’Hamm avec un drap. C’est la volonté de voiler le corps qui s’impose, l’homme est réduit à néant, il n’est même pas un corps : « Il va vers Hamm, enlève le drap qui le recouvre, le plie soigneusement et le plie sur le bras (Clov ne bouge pas)6 ». Hamm est aliéné à son fauteuil roulant, à son propre corps. Beckett montre l’impossibilité de communiquer même par le corps. Les objets ont une place symbolique dans le théâtre de Beckett : ils sont le symbole de l’amoindrissement, du délabrement du corps et du langage. Dans En attendant Godot, dès la scène d’exposition Estragon s’acharne à enlever sa chaussure, en vain : « Estragon, assis sur une pierre, essaie d’enlever sa chaussure. Il s’y acharne des deux mains, en ahanant. Il s’arrête, à bout de forces, se repose en haletant, recommence. Même jeu7 ». Les chaussures amènent l’idée de l’impossibilité de s’échapper de la condition humaine par un effort quelconque. La thématique de la chute et de l’impotence poursuit les personnages ; c’est leur condition d’hommes qui est de ne plus pouvoir se mouvoir, d’être réduits à une forme d’immobilité, intermédiaire entre la vie et la mort, qui constitue le purgatoire beckettien. Dans notre remise en scène, cette perte d’individualité atteint son paroxysme, puisque le personnage du pauvre est réduit à une ombre. Il n’est même pas un corps, même pas une voix que l’on entend sur la scène. Le ministre est indifférent aux voix qui résonnent, et qui sont perçues par les seuls spectateurs. Ainsi, l’éclairage est porté essentiellement sur le ministre et ses invités, qui festoient tandis que le pauvre apparaît comme une ombre sur le mur nébuleux. Ce jeu de lumière qui souligne les injustices sociales est accentué par les cris puissants du pauvre. Cette ombre répète de manière mécanique les mêmes paroles qui ne sont pas écoutées. Les hommes politiques n’entendent pas les hurlements du pauvre, il est véritablement réduit à néant. Par contraste, le repas évoque la jouissance une fois que les biens ont été accumulés. Le ministre se vante de ses richesses : « Buvez, buvez hardiment ce vin. / Ne l’économisez pas plus que si c’était de l’eau, / Car j’en ai largement. / Buvez pour vider le tonneau ».

Enfin, cette remise en scène qui traite d’un sujet brûlant et actuel le fait par le biais de l’ironie et de l’humour, le but étant d’interpeller le spectateur. Le rire du spectateur est souvent grinçant, mais c’est notamment par le rire que notre société parviendra à un éveil de la conscience politique.

II. Proposition de traduction : vers 409 à 481

[Les ministres et ambassadeurs siègent autour de la somptueuse table des décisions.]
LE MINISTRE :
[Interpellant les ambassadeurs d’une voix infatuée :]
Dégustez,
Vivez !
Buvez, buvez hardiment ce vin :
Ne l’économisez pas plus que si c’était de l’eau, [Il esquisse un sourire espiègle.]
Car j’en ai largement.
Buvez pour vider le tonneau.
[En arpentant la table, bien face aux convives :] Quel endroit fastueux,
Regardez cette grande noblesse
Où abondent les biens somptueux,
Tant de vaisselles bleutées, tant de richesses !
[Les ambassadeurs regardent la table bouche bée. Ils se frottent les yeux, ébahis par cette fortune, et répondent presque en chœur.]
LE PREMIER AMBASSADEUR :
[D’un ton patelin, doux, sérieux, pénétrant, insinuant :]
Quel honneur, quelle largesse,
Doux festin, et grand contentement.
LE DEUXIEME AMBASSADEUR :
[Même ton :]
Quel bonheur, quelle gentillesse,
Plaisir et ravissement.
LE TROISIEME AMBASSADEUR :
[Sa main heurte son faux-col rabattu.]
Quel enchantement.
LE QUATRIEME AMBASSADEUR :
[Il sort sa mince langue, puis la rentre fougueusement.]
Quelle bonté et volupté.
LE CINQUIEME AMBASSADEUR :
Quel divertissement plaisant :
En ce lieu, tous nos désirs sont satisfaits.
[Sourires postiches.]

[L’histoire et Tragedie du Mauvais Riche, vers 409 à 426 :

LE RICHE : Bien desgoutez / seriez, si disiez aultrement. / Buvez, buvez fort hardiment : / ne l’espargnez nom plus que l’eau, / car j’en ay ceans largement. / Buvez pour vuider le tonneau. / Or ça, fait il pas icy beau ? / N’est ce pas icy grand noblesse, / veoir tant de biens en un monceau, / tant de bagues, tant de richesses ?
LE PREMIER FRERE : C’est tout honneur, toute largesse, / deduit et consolation.
LE DEUXIESME FRERE : C’est tout bruit, toute gentillesse, / soulas et delectation.
LE TROISIESME FRERE : C’est toute jubilation.
LE QUATRIESME FRERE : C’est toute douceur et plaisir.
LE CINQUIESME FRERE : C’est toute recreation : / on a ceans tout son desir.]
LE MINISTRE :
[Se lève d’un coup, le verre à la main.]
[D’un ton ivre :] Buvons à nos décisions raisonnées,
À l’augmentation des prix du carburant,
Et pensons à l’écologie préservée.
L’EPOUSE DU MINISTRE :
[Elle tente de remettre sa perruque à l’endroit.]
[Avec une intonation lyrique surjouée :] Que votre discours est charmant.
LE MINISTRE :
[Très flatté, il se lève et marche les pieds écartés sur la jolie moquette, puis revient alerte à la table.]
Savez-vous comme mon métier est séduisant ? [Il touche ses joues rouges.]
Afin d’éviter tous débats,
Que Dieu me laisse ici-bas.
[Avec vivacité :] Mon pouvoir est tel, dans ce pays,
Qu’il peut bien garder son paradis
Pour lui ; l’Élysée est le monde céleste, [Le ministre s’acharne sur sa cravate qu’il ne parvient pas à remettre à l’endroit.]
Le peuple est le monde funeste.
Je préfère être en ce haut lieu,
Par mon âme, que d’être Dieu.
Dieu n’a pas plus de gloire
Que moi qui incarne le suprême pouvoir.
Tout compte fait, j’ai ici
Palais, assiettes, et argenterie,
Salaire, carburant et retraite ;
Je ne connaîtrai jamais la disette ;
J’ai puissance et argent en abondance. [Un cri lointain se fait entendre.]
Je suis en bonne santé, je bois, je danse,
Je chante, je suis un poète, un flûtiste8,
Pour accomplir mes doux désirs :
Ce qui compte, c’est mon plaisir,
À tel point que vous ne pourriez même pas l’imaginer.
L’EPOUSE DU MINISTRE :
[D’une voix redevenue soudainement lyrique :] Certes, mais c’est pour enrager
Que nous allons absolument tous mourir,
Et le corps en terre mourir !
Il n’est pas un homme qui puisse échapper à ce destin de mortels.
LE MINISTRE :
[D’une voix orgueilleuse :]
Pensez-vous que la mort me touche, ô moi ?
Mon Dieu, voilà bonne farce !
J’ai été bien portant, de toute ma vie à moi :
Hiver comme été, la vie a été une grâce.

[L’histoire et Tragedie du Mauvais Riche, vers 427-460 :

LE RICHE : Or buvons bien tout a loisir ; / comment qu’il soit, n’espargnons rien, / et pensons du meilleur choisir.
LA DAME : Mon amy, vous dittes trés bien.
LE RICHE : Sçavez voys que je vouldroye bien, / affin d’eviter toutz debats ? / Que Dieu me laisse icy bas / toujours – escoutez que je dis –, / et qu’il gardast son paradis / pour luy, ou a qui qu’il vouldroit. / Il m’est advis que mieux vaudroit / estre ainsi comme en ce lieu, / par mon ame, que d’estre Dieu, / et que Dieu n’a pas plus de gloire / en Paradis que j’en ay, voire, / tout bien comté de toutes pars, / car j’ay icy manoirs et parcs, / terres, boys, estangs et prairies, / rentes, cens, grosses seigneuries, / or et argent en abondance. / J’ay santé, je chante, je dance, / je mange tout mon saoul, je bois, / j’ay chantres, menestriers, hauxboys / pour faire mon desir soudain : / bref, j’ay tout mon plaisir mondain, / autant qu’on en sçauroit songer.
LA DAME : Voire, mais c’est pour enrager / qu’il faut en fin trestous mourir, / et le corps en terre pourrir ! / Il n’est pas un qui en reschappe.
LE RICHE : Pensez vous que la mort me happe ? / Parbieu, voila bonne ballade ! / En ma vie ne fus malade, / ne n’euz mal yver ne esté.]
L’OMBRE :
[Elle apparaît sur le mur :]
Majestueux ministre rempli de cupidité,
Entendez ma voix qui s’élève de l’éternité :
Très respectueusement votre démission je demande ;
Je meurs de faim, une retraite respectable je recommande :
Un peu de reconnaissance, ma sainteté.
LE MINISTRE :
[Avec emportement :]
Allez, l’impudique ! Qui vous a ici poussé à crier ?
Dehors, dehors, vous y trouverez emploi attendu.
Quelle drôle de voix ! Qui vient sans qu’on la mande ! [Il serre sa cravate encore plus fort.]
L’OMBRE :
[Qui continue de crier :]
Majestueux ministre rempli de cupidité,
Entendez ma voix qui s’élève de l’éternité :
Très respectueusement votre démission je demande.
LE MINISTRE :
Dehors, le serf, tu as assez jacassé !
L’OMBRE :
[D’une voix implorante :]
Un peu de reconnaissance…
LE MINISTRE :
Qu’on taise les cris de l’audience !
L’OMBRE :
[Lassée, épuisée, désabusée, mais révoltée :]
Personne ne veut être remplacé par un emploi ;
Douce république qui n’est ni fraternité ni liberté,
J’implore seulement de la reconnaissance aux démunis.
Majestueux ministre rempli de cupidité,
Entendez ma voix qui s’élève de l’éternité :
Très respectueusement votre démission je demande ;
Je meurs de faim, une retraite respectable je recommande :
Un peu de reconnaissance, ma sainteté.

[L’histoire et Tragedie du Mauvais Riche, vers 461-48 :

LE PAUVRE en demandant l’aumosne au mauvais riche : Noble seigneur remply d’auctorité, / prenez pitié de ma grand pauvreté, / trés humblement l’aumosne vous demande ; / je meurs de faim, a vous me recommande : / un peu de pain, en saincte charité.
LE RICHE : Allez, paillard ! Qui vous a cy boutté ? / Dehors, dehors, que ne soyez frotté ! / Quel grand maraut ! Vient il sans qu’on le mande ?
LE PAUVRE : Noble seigneur remply d’authorité, / prenez pitié de ma grand povreté : / trés humblement l’aumosne vous demande.
LE RICHE : Dehors, vilain, c’est par trop caqueté !
LE PAUVRE : Un peu de pain…
LE RICHE : Qu’il me soit hors boutté !
LE PAUVRE : Point ne requiers avoir de la viande / delicieuse, ne chere ne friande, / mais seulement du pain aux chiens getté. / Noble seigneur remply de charité, / prenez pitié de ma grand povreté, / trés humblement l’aumosne vous demande ; / je meurs de faim, a vous me recommande : / un peu de pain, en saincte charité.]

III. Illustrations de notre proposition de traduction

Dans la perspective de l’adaptation d’une partie de la pièce intitulée L’histoire et Tragedie du Mauvais Riche, nous avons choisi d’illustrer notre proposition de remise en scène par des images.

Nous avons réalisé trois dessins à l’aquarelle qui représentent l’espace scénique et les personnages impliqués dans cette scène. Nous avons choisi la technique de l’aquarelle parce que c’est une technique épurée qui permet de répondre à notre exigence de simplicité. Nous souhaitions réaliser un décor dépouillé de toute fioriture, très neutre, qui réponde à l’esthétique du Nouveau théâtre. Les personnages impliqués dans notre proposition de remise en scène sont de deux natures différentes, à savoir : le réel et l’irréel. Le riche, sa femme, ses frères, et son valet sont réels. Le pauvre, quant à lui, est une ombre projetée sur le mur, qui représente une masse de manifestants invisibles et inaudibles pour le premier groupe.

L’action se déroule dans un théâtre contemporain doté d’un espace fermé avec une estrade servant de scène, et en face de cette estrade se trouvent des sièges où se tiennent les spectateurs. Le premier dessin est composé d’un élément principal qui se situe un peu à gauche du centre de la scène. L’élément est une estrade pyramidale à trois niveaux qui représente la hiérarchie sociale. Sur cette estrade est exposée une table éclairée par des bougies et couverte de verres et de nourriture. L’éclairage avec les bougies donne une sensation de chaleur. Les projecteurs sont au nombre de trois, à l’image de la pyramide sociale qui structure notre remise en scène : le ministre, les ambassadeurs et le peuple. De même les projecteurs reflètent des couleurs froides pour éclairer la table des décisions. Tandis que l’ombre est toujours dans l’ombre.

Le deuxième dessin représente le couple : le ministre et sa femme. Ils sont vêtus tous les deux à l’identique. Ce choix vestimentaire unit les deux personnages qui partagent les mêmes opinions. L’épouse encourage les choix de son mari. Une seule différence réside dans les cravates : l’une est bleue, l’autre rouge. En effet, l’épouse du ministre porte une cravate bleue, et son époux est paré d’une cravate rouge, symbole de la fougue, de l’énergie. La couleur jaune de leurs vestes symbolise la richesse, en rapport avec l’or et les biens matériels. La table est dotée d’un chandelier, symbole de la richesse du ministre et des ambassadeurs. Du fait de sa forme, ce chandelier évoque l’État d’Israël, et ainsi l’un des plus longs conflits du monde contemporain. Les ambassadeurs qui siègent sont d’origines diverses et représentent à l’étranger une certaine image de leurs pays. C’est pourquoi le premier personnage de la troisième image porte un chapeau turc.

Le troisième dessin est celui des invités : les ambassadeurs rendent visite au ministre à l’Élysée, ils sont tous vêtus de la même manière. Cela accentue l’idée qu’ils sont grotesques. Ils sont uniformes dans leur allure comme dans leur absence de recul critique quand le ministre chasse l’ombre. En effet, ils ont tous des costumes noirs, une cravate violette, un manteau gris et un chapeau gris avec une bande violette. Ils sont vêtus d’habits conventionnels et élégants, avec lesquels contrastent chaussures et carnation rouge sur les pommettes.

Enfin, en ce qui concerne l’éclairage, la scène sera éclairée par deux types de lumières : électrique (projecteurs) et vivante (chandelle). La lueur des bougies sert à éclairer la table et les personnages. Le but de cet éclairage est de donner de la valeur au contenu de la table. En ce sens, les hommes politiques ainsi que leurs richesses sont éclairés, tandis que le peuple opprimé reste dans l’ombre. La scène de manière générale sera éclairée par deux types de projecteurs : lampe à LED et lampe halogène. Les lampes à LED seront froides (bleu, violet). Ce choix d’éclairage reflète la froideur des personnages, leur indifférence face aux cris de l’ombre.

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Notes de bas de page numériques

1 Pour une approche historique, culturelle et esthétique de ces pièces, voir Estelle Doudet, Moralités et jeux moraux, le théâtre allégorique en français (XVe-XVIe siècles), Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 167-181.

2 Thomas Piketty, « “Gilets Jaunesˮ et justice fiscale », Le Monde, mis en ligne le 11 décembre 2018, URL : https://www.lemonde.fr/blog/piketty/2018/12/11/gilets-jaunes-et-justice-fiscale/, cons. le 14 juin 2021.

3 Raphaëlle Besse Desmoulières, « Nuit debout, histoire d’un ovni politique », Le Monde, mis en ligne le 06 avril 2016, URL : https://www.lemonde.fr/politique/article/2016/04/06/nuit-debout-histoire-d-un-ovni-politique_ 4896808_823448.html, cons. le 14 juin 2021.

4 « Prix du carburant : les principaux arguments du débat vérifiés », Le Monde, mis en ligne le 22 novembre 2018, URL: https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2018/11/22/carburants-les-principaux-arguments-du-debat-verifies_5386986_4355770.html, cons. le 14 juin 2021.

5 Ce terme de résurrection fait référence aux propos de René Clermont, invitant dans les années 1950 Gustave Cohen à rompre avec sa tentative de restitution des pratiques scéniques anciennes : Clermont entendait mieux mettre en évidence la dimension tragique des mystères de la Passion auxquels Gustave Cohen s’était attaché avec la troupe universitaire des Théophiliens dès les années 1930 (sur cette évolution, voir Véronique Dominguez, « Les Théophiliens et le Mystère de la Passion : une réflexion en acte sur l’adaptation du théâtre ancien (1936-1939 ; 1950-1954) », dans Véronique Dominguez (dir.), Renaissance du théâtre médiéval, Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 2009).

6 Samuel Beckett, Fin de partie, Les éditions de minuit, 1957, p. 12.

7 Samuel Beckett, En attendant Godot, Les éditions de minuit, 1952, p. 9.

8 Le terme poète qui traduit le mot menestriers montre l’orgueil du ministre (qui ne dit plus qu’il a de tels artistes à son service mais prétend en être un lui-même). Comme ce terme peut avoir une valeur péjorative, nous l’utilisons ici pour suggérer qu’il use bien de la rhétorique pour séduire et manipuler le peuple. Nous avons aussi décidé de remplacer le mot hauxboys (désignant un hautboïste) par le mot flûtiste qui renvoie à l’expression populaire. La locution verbale jouer de la flûte est ici prise dans son emploi métaphorique : le ministre joue de la flûte pour endormir le peuple. On pense alors au mythe d’Orphée, dont le chant est tellement charmeur qu’il peut amadouer les créatures les plus féroces des enfers.

Bibliographie

Beckett Samuel, En attendant Godot, Paris, Les éditions de minuit, 1952.

Beckett Samuel, Fin de partie, Paris, Les éditions de minuit, 1957.

Besse Desmoulieres Raphaëlle, « Nuit debout, histoire d’un ovni politique », Le Monde, mis en ligne le 06 avril 2016, https://www.lemonde.fr/politique/article/2016/04/06/nuit-debout-histoire-d-un ovni-politique_4896808_823448.html, cons. le 14 juin 2021.

Dominguez Véronique, « Les Théophiliens et le Mystère de la Passion : une réflexion en acte sur l’adaptation du théâtre ancien (1936-1939 ; 1950-1954) », in Véronique Dominguez (dir.), Renaissance du théâtre médiéval, Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 2009.

Doudet Estelle, Moralités et jeux moraux, le théâtre allégorique en français (XVe-XVIe siècles), Paris, Classiques Garnier, 2018.

Dictionnaire du moyen français [en ligne] : http://www.atilf.fr/dmf

Piketty Thomas, « “Gilets Jaunesˮ et justice fiscale », Le Monde, mis en ligne le 11 décembre 2018, https://www.lemonde.fr/blog/piketty/2018/12/11/gilets-jaunes-et-justice-fiscale/, cons. le 14 juin 2021.

Pour citer cet article

Estelle Malausséna, Hamza Mhadi et Clara Roux , « Le Mauvais riche de la Renaissance est-il transposable dans notre société contemporaine ? », paru dans Loxias, 73., mis en ligne le 19 septembre 2021, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=9817.

Auteurs

Estelle Malausséna

Estelle Malausséna et Clara Roux sont l’une et l’autre titulaires d’un Master 1 de Lettres préparé et soutenu à l’Université Côte d’Azur en 2020-2021. Hamza Mhadi a préparé et soutenu en 2020-2021 à l’Université Côte d’Azur un Master 1 en Arts, spécialité Théâtre.

Hamza Mhadi

Clara Roux