Loxias | Loxias 12 Le récit au théâtre (1): de l'Antiquité à la modernité | I. Le récit au théâtre 

Eloïse Lièvre  : 

Les fonctions du récit dans les comédies de Marivaux

Résumé

Le récit dans la dramaturgie classique a pour mission essentielle de rapporter des événements qui ne peuvent pas être représentés sur scène. Dans son théâtre, Marivaux l’utilise aussi, renouant ainsi avec une pratique du premier XVIIe siècle, pour relater des faits qui appartiennent déjà à l’action représentée. Son théâtre est un théâtre de l’intermédiation caractérisé par la mise en abyme du dialogue et la redondance du texte qui constitue un renouvellement de la conception du principe de l’unité du poème dramatique. Mais les récits dramatiques marivaudiens peuvent également convoquer sur scène les événements fictifs grâce auxquels certains personnages manipulent les autres : ce n’est plus alors la pièce effective que répète le récit mais les différentes pièces possibles dans lesquelles évoluent les protagonistes.

Index

Mots-clés : brève typologie des récits dramatiques , temps de l’action, temps de l’histoire

Plan

Texte intégral

Le propre de la mimesis et de l’illusion théâtrale est de faire croire, d’une part, à l’identité des lieux de l’histoire et de la représentation, d’autre part, à l’absence de distance temporelle entre le moment où l’histoire se déroule et celui où elle est représentée. Cependant l’ici et maintenant ne sont jamais les seuls lieux et époques présents sur le théâtre. A la dualité temporelle qui oppose temporalité de l’action représentée et temporalité de la représentation et fonde le problème de l’unité de temps dans la dramaturgie classique1 vient s’en ajouter une troisième, qu’on peut appeler la temporalité de l’histoire, qui comprend celle de la représentation, de l’action représentée, mais aussi une autre temporalité, plus large, convoquée dans le texte et sur la scène par l’intermédiaire des répliques des personnages. Ce sont les rapports qu’entretiennent entre elles cette temporalité et celle de l’action représentée, et particulièrement leurs disjonctions2, que nous voudrions prendre pour point de départ de cette étude sur les différents types de récit présents dans les comédies de Marivaux et leurs fonctions.

Si la simultanéité fictive de la représentation et de l’action représentée, sur laquelle repose la mimesis, interdit les prolepses, il existe des analepses dramatiques, équivalents des analepses narratives, qui, elles, relèvent d’un écart entre histoire et action. Pour le genre dramatique cependant, le problème des discordances temporelles est plus complexe que pour le récit, et ce pour au moins deux raisons. D’abord, si les répliques des personnages peuvent énoncer des faits bien antérieurs à l’action représentée, qui bien souvent la fondent et la justifient, ou encore relativement étrangers à elle, et ils peuvent alors servir d’exemples ou de preuves, elles sont aussi susceptibles de rapporter ceux qui se sont passés pendant l’action, mais qui n’ont pas été représentés. Alors que dans un roman tout doit être lu pour être, l’histoire racontée par une pièce de théâtre ne se limite pas aux faits que le spectateur peut voir. Il y a d’un côté ce qui est montré, l’action représentée, de l’autre ce qui est dit, toute cette partie de l’histoire qui n’est qu’énoncée, ou même seulement suggérée, l’action parlée3. A cet art du hors scène et de l’implicite s’ajoute le fait que les répliques des personnages peuvent également rapporter des événements qui non seulement se sont déroulés pendant l’action mais ont de plus été représentés. Dans la dramaturgie classique, l’analepse dramatique qui consiste à convoquer dans la réplique d’un personnage un moment de l’histoire situé en amont du présent de l’action représentée, et dont la principale manifestation est la forme fixe du récit, n’est censée concerner en théorie que des événements extra-scéniques. L’abbé d’Aubignac, Racine, Boileau insistent sur cette règle, essentielle dans la mesure où elle travaille au plaisir du spectateur en lui évitant l’ennui d’une succession de trop longues tirades4. A fortiori, si le récit a pour fonction d’évoquer exclusivement les événements qui ne peuvent pas, pour des raisons de vraisemblance et de bienséance, être représentés sur la scène, il ne doit pas non plus rapporter des faits qui ont déjà été racontés depuis le début de la pièce, et encore moins qui ont déjà été le sujet de la représentation. Là encore, la règle est dictée par l’exigence du plaisir du spectateur à qui l’on ne saurait infliger l’ennui de ce qui constitue une répétition. Il faut cependant remarquer que ce principe théorique n’a été énoncé qu’à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, sans doute afin de mettre un terme à une pratique dramaturgique qui s’avère relativement répandue puisque de nombreuses pièces écrites avant 1640 présentent ce phénomène de ressassement de l’action par les récits qu’en font des personnages5. La dramaturgie de Marivaux revient à cette pratique du premier XVIIe siècle en subvertissant la règle classique qui condamne la répétition narrative de l’action représentée.

Une telle promotion s’avère possible parce que la deuxième particularité des discordances des temporalités dramatiques est qu’au théâtre il n’y a pas alternance des régimes temporels, mais superposition. Ainsi l’action n’est-elle pas suspendue par le rappel du souvenir, elle continue à se dérouler pendant les répliques des personnages qui évoquent un passé lointain ou récent, ou même immédiat, et plus encore, elle se nourrit de ces répliques, avance par elles. L’évocation du souvenir comme tout autre contenu du discours, constitue une part de l’action. Dans ses comédies, Marivaux systématise et amplifie la rupture du mode d’imitation propre au genre dramatique au point d’en faire le moteur essentiel de l’intrigue. Cela implique qu’il ajoute, semblant en cela bâtir une œuvre sur l’exemple d’une comédie de Corneille, Le Menteur, aux cas de figure précédemment évoqués celui où le récit rapporte des événements appartenant au passé de l’action ou à un passé plus lointain qui non seulement n’ont pas été représentés mais, de plus, n’ont jamais eu lieu réellement. Chez Marivaux, le récit n’est donc pas seulement le support du souvenir ou de la preuve, il est aussi celui du mensonge, un mensonge à visée pragmatique, et c’est en cela qu’il constitue l’élément essentiel de progression de l’action.

Dans la dramaturgie classique, la place privilégiée du récit est l’exposition. Là, lui revient principalement la fonction d’informer le spectateur de la situation et des relations des différents personnages au début de la pièce. Il porte donc sur des événements précédant le lever de rideau. De cette mission, le destinataire direct du récit, c’est-à-dire le personnage à qui il est adressé dans l’action représentée, constitue l’alibi dramatique. Marivaux utilise finalement assez rarement ce type de récit. Dans sa forme traditionnelle, fait par le héros à son confident, il n’apparaît qu’une seule fois dans l’œuvre, au début d’une comédie aux allures significativement héroïques, Le Triomphe de l’amour. Ailleurs, Marivaux personnalise le récit d’exposition grâce à des variations sur le personnage émetteur et le personnage-alibi. Pour exemples, on mentionnera trois cas. Le récit que dans la première scène de La Surprise de l’amour Jacqueline fait à Pierre des déboires amoureux de son maître, est une déformation par le parler paysan de la version, que l’on n’entendra d’ailleurs pas, de l’intéressé. Dans La Fausse suivante, le dispositif n’est qu’en apparence plus traditionnel puisque le personnage-alibi est double : l’héroïne apprend au spectateur comment elle se trouve déguisée en chevalier chez la comtesse en confiant à son valet Frontin le récit qu’il devra transmettre à sa sœur6. Enfin, à la fin de la première scène du Prince travesti, c’est à la favorite de la princesse de Barcelone de faire le récit, romanesque, de sa rencontre avec l’inconnu qui s’avèrera bientôt être l’homme dont la souveraine s’est éprise, l’échange fonctionnel des rôles autour du récit pouvant figurer la rivalité qui s’instaure dès lors entre les deux femmes.

Dans le cours de l’intrigue, lorsque le récit intervient, c’est encore la plupart du temps pour apprendre au spectateur la teneur d’événements extra-scéniques. Mais de la même façon que dans l’exposition, ce procédé informatif nécessite une justification qui remplisse les exigences de la vraisemblance : le récit est alors fait à un personnage qui est censé ne pas avoir pu assister aux événements en question7. Dans ses comédies, Marivaux reprend ce procédé en l’étendant à tous les moments de la pièce, en le systématisant à l’excès, et en le détournant par cette systématisation même de ses fonctions habituelles. On peut alors qualifier son théâtre de théâtre de la répétition8 au sens où la spécificité de son dialogue dramatique est d’être constitué en grande partie par le rapport des faits déjà passés, mais aussi déjà représentés, et des discours déjà prononcés. Les personnages de Marivaux ne cessent de rapporter les faits et les propos qui se sont tenus hors scène et sur scène, à ceux d’entre eux qui étaient absents à ce moment de l’histoire. Cette prolifération de la forme fixe du récit, aussi bref soit-il9, caractéristique de la dramaturgie marivaudienne, appelle deux remarques. D’abord, il s’agit d’un procédé commun à l’écriture dramatique et à l’écriture romanesque : tout comme il est possible de recomposer le récit principal du narrateur à partir de l’assemblage des multiples récits fragmentaires des aventures des héros dans La Vie de Marianne ou dans Le Paysan parvenu, au théâtre, le montage des répliques-récits des personnages, racontant par bribes la fable qui nourrit l’action représentée, constitue une répétition partielle et discontinue de la comédie à l’intérieur de la comédie. Ensuite, dans cette pratique dramaturgique, Marivaux procède à l’inversion du rapport hiérarchique qui lie le récit proprement dit et sa légitimation dramatique. En effet, la justification circonstancielle de l’information du spectateur (généralement l’ignorance ou l’incompréhension d’un personnage qu’il faut mettre au courant, à qui il faut expliquer la situation), qui n’était dans la dramaturgie classique que l’alibi du récit, devient un élément constitutif de l’action10. Marivaux en fait même son point de départ, une donnée essentielle de l’intrigue, et réduit la fonction informative du récit envers le public au rang de simple conséquence induite par le dispositif ainsi mis en place. Ce n’est pas, comme dans la dramaturgie classique, pour faire connaître des événements au spectateur à travers l’écoute d’un personnage que le rapport des faits est produit mais parce que, dans l’ordre de la vraisemblance de la fable, ce personnage éprouve effectivement et de façon primordiale, le besoin, ou la volonté, d’être informé. Cette nécessité est amenée par un dispositif originel et original sur lequel s’ouvrent un bon nombre de comédies marivaudiennes. Au commencement donc est souvent un refus ou une interdiction de communication, déclinés en une série de motifs : séparation, mécontentement, absence, inconstance, rupture, fuite, congé, etc. Les pièces de Marivaux débutent, en quelque sorte, par où, en bonnes comédies, elles ne devraient pas même finir. Leur action consiste alors en une mise en échec de cette issue première et prématurée et ce qui se joue entre les personnages ressemble à une relation en sursis. C’est ce dispositif dramatique, paradoxal dans la mesure où il donne au dialogue un point de départ qui est sa négation même, qui rend nécessaire le rapport des faits et des discours, et qui fait de ce théâtre un théâtre de la parole indirecte, de l’intercession, de l’intermédiation, de la répétition, dans lequel le récit a un rôle particulièrement important à jouer.

Dans cette dramaturgie de la répétition, il faut donc distinguer les récits qui inscrivent dans le dialogue dramatique ce que l’on pourrait appeler des « scènes fantômes »11, scènes absentes de la représentation mais ayant leur place dans l’action et se déroulant hors-scène, de ceux qui résument une scène déjà représentée, produisant ainsi un phénomène de redondance dans le texte de la pièce. Dans ces cas-là, le récit ne donne donc plus seulement pour objet à la répétition un élément de l’histoire mais également le mode d’énonciation de cette histoire, le dialogue dramatique. Essentiellement récit de paroles, il aboutit à la mise en abyme de ce dialogue, à un « dialogue au second degré »12. Bien sûr, la scène reprise n’est jamais répétée telle quelle par la scène-rappel. Le récit,  dans le souci de ne pas déroger trop violemment à la règle classique,  peut se resserrer au point de prendre la forme d’un bref sommaire, introduit comme dans la deuxième scène du premier acte de La double Inconstance par la figure de la prétérition. Trivelin rapporte précisément au Prince les propos tenus par Silvia à la première scène comme « de petites bagatelles dont le récit [l’]ennuierait » :

Tendresse pour Arlequin, impatience de la rejoindre, nulle envie de vous connaître, désir violent de ne vous point voir, et force haine pour nous ; voilà l’abrégé des ses dispositions [...]. 

La plupart du temps, le récit de redondance a pour but de servir le comique par son caractère parodique : il déforme l’énoncé initial de la scène en en faisant apparaître les présupposés, les enjeux tacites, le ridicule. Le Prince travesti, une des comédies marivaudiennes reposant spécifiquement sur le dispositif de l’intermédiation, est à cet égard exemplaire. Le personnage d’Arlequin, valet d’un Lélio dont il ne connaît pas l’identité, est soudoyé par Frédéric, le conseiller de la Princesse, pour espionner son maître. C’est dans ce cadre qu’il prend en charge la redondance. La scène 11 de l’acte II contient ainsi d’abord le récit, explicité par le terme « histoire », de la deuxième scène du même acte :

Arlequin. – [...] A cette heure voilà mon histoire. Vous saurez donc, avec votre permission, que tantôt j’écoutais Monsieur Lélio, qui faisait la conversation des fous, car il parlait tout seul. Il était devant moi, et moi derrière. Or, ne vous déplaise, il ne savait pas que j’étais là ; il se virait, je me virais ; c’était une farce. Tout d’un coup il ne s’est plus viré, et puis s’est mis à dire comme cela : Ouf je suis diablement embarrassé. Moi j’ai deviné qu’il avait de l’embarras. Quand il a eu dit cela, il n’a rien dit davantage, il s’est promené, ensuite il y a pris un grand frisson.
Hortense. – En vérité, Madame, vous m’étonnez.
La Princesse . – Que veux-tu dire : un frisson ?
Arlequin . – Oui, il a dit : Je tremble. Et ce n’était pas pour des prunes, le gaillard ! Car, a-t-il repris, j’ai lorgné ma gentille maîtresse pendant cette belle fête ; et si cette princesse, qui est plus fine qu’un merle, a vu trotter ma prunelle, mon affaire va mal, j’en dis du mirlirot. Là-dessus autre promenade, ensuite autre conversation. Par la ventre-bleu ! a-t-il dit, j’ai du guignon : je suis amoureux de cette gracieuse personne, et si la princesse vient à le savoir, et y allons donc, nous verrons beau train, je serai un joli mignon ; elle sera capable de me friponner ma mie. [...]

Puis Arlequin rapporte l’échange qu’il a eu avec Frédéric en ajoutant au récit de paroles celui de son état d’esprit à cet instant :

Arlequin. – Tenez, Madame, voilà comme cela est venu. Il m’a trouvé comme j’allais tout droit devant moi...Veux-tu me faire un plaisir ? m’a-t-il dit. – Hélas ! de toute mon âme, car je suis bon et serviable de mon naturel. – Tiens, voilà une pistole. – Grand merci. – En voilà encore une autre. – Donnez mon brave homme. – Prends encore cette poignée de pistoles. – Et oui-da, mon bon Monsieur. – Veux-tu me rapporter ce que tu entendras dire à ton maître ? – Et pourquoi cela ? – Pour rien, par curiosité. – Oh ! non, mon compère, non. – Mais je te donnerai tant de bonnes drogues ; je te ferai ci, je te ferai cela ; je sais une fille qui est jolie, qui est dans ses meubles ; je la tiens dans ma manche ; je te la garde. – Oh !Oh ! montrez-la pour voir . – Je l’ai laissée au logis ; mais suis-moi, tu l’auras. – Non, non, brocanteur, non. – Quoi ! tu ne veux pas d’une jolie fille ?... A la vérité, Madame, cette fille-là me trottait dans l’âme ; il me semblait que je la voyais, qu’elle était blanche, potelée. Quelle satisfaction ! Je trouvais cela bien friand. Je bataillais, je bataillais comme un César ; vous m’auriez mangé de plaisir en voyant mon courage ; à la fin je suis chu. [...]

Cet exemple témoigne, parmi d’autres, du mode de construction et de progression du texte marivaudien : celui-ci avance grâce au récit par rappels successifs des événements de l’intrigue ; mais plus encore, parce que ces événements rappelés ne sont pas, la plupart du temps, des événements extra-scéniques que le spectateur n’aurait pas pu voir, mais ceux-là même qui composent déjà l’action représentée, c’est de la reprise constante de ses propres éléments qu’il se nourrit. Ce procédé de repli du texte sur lui-même13 constitue bien une subversion de la règle qui condamne la répétition des informations données au spectateur, mais propose en même temps un renouvellement de la conception du principe essentiel de la dramaturgie classique qu’est l’unité du poème dramatique. Même si Marivaux continue à respecter scrupuleusement, d’une part, les règles du lieu unique et des vingt-quatre heures14, d’autre part, celles de l’unité d’action et de péril, et plus encore celle de l’unité d’intérêt définie par La Motte, il les complète par un souci d’unification spécifiquement textuelle dont le récit inséré dans le dialogue, au sein du dispositif de l’intermédiation et des systèmes de répétitions qu’il engendre, est le principal instrument. Ainsi, ce dispositif apparaît comme une parfaite mise en œuvre du modèle dramaturgique que Marivaux explicitait à l’occasion de la critique d’Inès de Castro de La Motte dans la vingtième feuille du Spectateur français :

Dans les tragédies ordinaires, paraît-il une situation intéressante, elle frappe son coup, et voilà qui est fini jusqu’au moment qu’il en revienne une autre.
Ici chaque situation principale est toujours tenue présente à vos yeux, elle ne finit point, elle vous frappe partout, sous des images passagères qui la rappellent sans la répéter ; vous la revoyez dans mille autres petites situations momentanées qui naissent du dialogue des personnages, et qui en naissent si naturellement que vous ne les soupçonnez point d’être la cause de l’effet qu’ils produisent ; de façon à ce que dans tout ce qui se passe actuellement d’intéressant réside encore, comme à votre insu, tout ce qui s’est passé : de là vient que vous êtes remué d’un intérêt si vif et si soutenu, et qui est d’autant plus infaillible, que, hors des endroits extrêmement marqués, vous ne distinguez plus les instants où il vous gagne, ni les ressorts qui le contiennent.15

Pour Marivaux, le récit inséré dans le dialogue dramatique a autant pour fonction de rappeler l’action et d’assurer l’unité non seulement narrative mais également structurelle et textuelle de la comédie et de sa représentation, que de la faire avancer, ou plus exactement, il la fait avancer en la rappelant.

Le dernier type de récit non traditionnel dans le théâtre de Marivaux est celui qui convoque dans le dialogue une scène absente de la représentation et rapportant non des faits se passant hors scène comme les « scènes fantômes » mais des événements fictifs. Ce genre de récit intervient dans le cadre de stratégies élaborées par certains des personnages (le rôle échoit le plus souvent aux valets meneurs de jeu) pour agir sur les autres personnages ou les pousser à agir. On trouve par exemple de ces fictions, relatant des événements censés s’être déroulés avant le début de l’action représentée, dans La Double inconstance (Flaminia s’invente un amant perdu ayant ressemblé à Arlequin afin de lui inspirer du goût pour elle) ou dans Le Triomphe de l’amour où successivement dans les scènes 6 et 8 du premier acte et dans la scène 3 du deuxième, Léonide, sous le nom de Phocion, produit trois fictions narratives dans le but de séduire chacun de ses hôtes.

Dans la comédie des Fausses confidences, ces fictions concernent des faits contemporains de l’action représentée, des scènes non seulement absentes mais également fictives. Dans cette comédie, plusieurs projets, dont Araminte est l’enjeu ou le moyen, défendus par les différents personnages, se concurrencent : Dubois et Dorante veulent que ce dernier épouse la maîtresse de maison ; Monsieur Rémy et Marton entendent que cette dernière empoche le cœur de l’intendant ; Mme Argante et le comte pensent faire affaire en troquant un procès contre un mariage. Mais dans cette pièce, le récit n’est pas seulement, comme dans la quatorzième scène du premier acte où Dubois commet sa première fausse confidence, au service de la stratégie du meneur de jeu. Il intervient aussi au moment où les différents projets des personnages se rencontrent, pour éclaircir des quiproquos qui portent sur l’histoire même, ou plus exactement les histoires, que sont en train de vivre les protagonistes. Le récit est donc dans ce cas-là l’instrument d’énonciation privilégié des pièces virtuelles qui se jouent dans l’imagination des personnages, et qui nourrissent la pièce effective. Le récit auquel se livre Marton pour se justifier auprès de sa maîtresse à la fin du deuxième acte participe ainsi à la fois du résumé de l’intrigue et du phénomène de redondance et de la fiction :

Marton. – Ma foi, Madame, toute autre que moi s’y serait trompée. Monsieur Rémy me dit que son neveu m’aime, qu’il veut nous marier ensemble ; Dorante est présent, et ne dit point non ; il refuse devant moi un très riche parti ; l’oncle s’en prend à moi, me dit que j’en suis cause. Ensuite vient un homme qui apporte ce portrait, qui vient chercher ici celui à qui il appartient ; je l’interroge : à tout ce qu’il répond, je reconnais Dorante. C’est un petit portrait de femme, Dorante m’aime jusqu’à refuser sa fortune pour moi. Je conclus que c’est moi qu’il a fait peindre.

En fait, ce récit que Marton fait, pour mieux l’actualiser et y croire encore, au présent de narration, ne répète pas la pièce ou une partie de la pièce qui est en train de se dérouler, mais une version déformée, une autre pièce, celle qui ne se déroule que dans son esprit et celui de Monsieur Rémy, et dont ils sont en quelque sorte les seuls spectateurs. Elle est d’abord suggérée par Dubois (à la fin de la deuxième scène du premier acte, Dubois recommande à Dorante de séduire Marton dans le but d’avoir sous la main, le moment venu, le moyen de piquer la jalousie d’Araminte et de la forcer à assumer son penchant pour l’intendant), puis mise en œuvre par Monsieur Rémy, et enfin rappelée à plusieurs reprises, d’abord directement, puis indirectement. Ainsi, dans la scène 14 de l’acte II, Marton, de sa propre initiative et pour éclaircir le malentendu humiliant du portrait ou bien guidée par Dubois, énonce encore une fois devant Araminte et Dorante l’intrigue dont elle s’imagine être le personnage principal :

Marton. – [...] Aujourd’hui Monsieur me recherche ; il vient même de refuser un parti infiniment plus riche, et le tout pour moi ; du moins me l’a-t-il laissé croire, et il est à propos qu’il s’explique [...].

Dans la scène 12 du même acte, Dubois produit pour détromper Araminte à propos de l’amour de Dorante pour Marton un récit où se mêle le démenti de la pièce possible forgée par Monsieur Rémy et le récit d’une scène fictive entre Dorante et son domestique, contenant elle-même un récit, récit au carré :

Dubois. –  Bagatelle ! Dorante n’a jamais vu Marton ni de près, ni de loin, c’est le procureur qui a débité cette fable-là à Marton, dans le dessein de les marier ensemble. Et moi je n’ai pas osé l’en dédire, m’a dit Dorante, parce que j’aurais indisposé contre moi cette, qui a du crédit auprès de sa maîtresse, et qui a cru ensuite que c’était pour elle que je refusais les quinze mille livres de rente qu’on m’offrait.

Enfin, c’est au tour de Dorante dans la scène suivante de révéler l’illusion qui a nourri jusque là la version de Marton, rappelant à la fois cette version et le récit-démenti de Dubois :

Dorante. –  C’est une erreur où Monsieur Rémy l’a jetée sans me consulter ; et je n’ai point osé dire le contraire, dans la crainte de m’en faire une ennemie auprès de vous. Il en est de même de ce riche parti qu’elle croit que je refuse à cause d’elle ; et je n’ai nulle part à tout cela. [...]

Le phénomène de redondance et de repli du texte dramatique sur lui-même ne concerne plus ici seulement le dialogue dramatique mais le récit inséré dans ce dialogue, plus seulement l’action représentée de la pièce effective mais l’action parlée dans sa dimension imaginaire. Lorsqu’enfin Dorante avoue son amour à Araminte, scène 12 du troisième acte, il se livre à un dernier résumé de la pièce qui la déréalise totalement, rejetant la responsabilité de toute l’aventure sur Dubois et maintenant discrètement l’ambiguïté de ses sentiments en associant la réalité de son amour à celle d’un élément clé du stratagème employé pour le déclarer et l’assouvir :

Dorante. – Dans tout ce qui s’est passé chez vous, il n’y a rien de vrai que ma passion qui est infinie, et que le portrait que j’ai fait. Tous les incidents qui sont arrivés partent de l’industrie d’un domestique qui savait mon amour, qui m’en plaint, qui par le charme de l’espérance, du plaisir de vous voir, m’a pour ainsi dire forcé de consentir à son stratagème ; il voulait me faire valoir auprès de vous.

Marivaux fait donc dans son théâtre un usage à la fois classique et subversif du récit, puisqu’il exploite les principes dramaturgiques fixés par Racine et Boileau jusqu’à la contradiction. La fonction informative du récit est ainsi paradoxalement « détournée » vers le centre de la construction dramaturgique : ce sont l’intercession, l’intermédiation, et le récit qui en est l’instrument, qui constituent bien souvent à la fois le sujet et le dispositif dramaturgique des comédies marivaudiennes. Par ailleurs, contrevenant à la règle d’évitement de la répétition, Marivaux confie particulièrement au récit la mission de relater des événements ayant déjà fait l’objet d’une représentation scénique : loin de briser l’homogénéité du mode de mimesis, l’insertion du narratif dans le dramatique vient au contraire en souligner le fonctionnement tout en assurant l’unité du texte par un phénomène à la fois structurel et esthétique de ressassement. Mais la fonction la plus spectaculaire du récit dramatique marivaudien est sans doute de convoquer dans l’histoire ces événements fictifs dont certains personnages se servent pour manipuler les autres, figurant grâce aux pièces possibles inscrites ainsi dans la comédie les tentations et les choix du dramaturge et les ambiguïtés herméneutiques qu’ils produisent.

Notes de bas de page numériques

1 Voir A. Ubersfeld, Lire le théâtre, Editions Sociales, Paris, 1977, p. 203.
2 En parlant de la distance entre le temps indiqué par le décor et le discours des personnages sur le temps, c’est-à-dire entre la temporalité représentée et la temporalité de l’histoire et des personnages, Anne Ubersfeld a cette très belle formule : « Le théâtre est toujours ce rapport temporel impossible, cet oxymore du temps, sans lequel il ne ferait voir et vivre ni l’histoire ni notre temps vécu. », Lire le théâtre, op. cit., p. 224.
3 Voir P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, Dunod, Paris, 1996, article « action », p. 11.
4 Voir J. Schérer, La Dramaturgie classique en France, Librairie Nizet, Paris, 1986, p. 229.
5 Voir les exemples de J. Schérer (Hardy, Rotrou, Mairet, Racan), Ibid., p. 231-233. Le tournant entre pratique et théorie semble se situer dans la pièce collective commandée par Richelieu, La Comédie des Tuileries, dans laquelle un personnage du cinquième acte critique le récit-répétition présent dans l’acte précédent.
6 Marivaux utilise un dispositif assez semblable, mais ne faisant pas intervenir le récit, dans Le Jeu de l’amour et du hasard ; c’est la lecture que le père de Silvia fait à son fils de la lettre du père de Dorante qui informe le spectateur.
7 Sur ces règles complémentaires relatives au récit (place dans la pièce, limites d’utilisation, etc.) ainsi que sur ces fonctions (information, peinture du caractère, ornement), voir La Dramaturgie classique en France, op. cit., p. 230-231 et p. 233-244.
8 On trouve ce sens du terme répétition, « rapport de paroles », dans de nombreuses comédies : Le Prince travesti (II, 11), Le Jeu de l’amour et du hasard (II, 11), L’Ecole des Mères (scène 12).
9 Si la forme canonique du récit construite sur les règles de la rhétorique est encore parfois utilisée par Marivaux, le rapport de faits ou de paroles peut surgir dans une simple phrase au sein d’une réplique ou occuper une tirade entière. Pourtant Marivaux, par l’intermédiaire de ses personnages, les identifie bien comme récit : « voilà une petite narration de bon goût que vous me faites là » dit Lucile à Phénice à propos d’une réplique de deux phrases exclamatives seulement (Les Serments indiscrets, IV, 7) ; « Hélas ! quelle lamentable histoire ! » souligne Colombine dans La Surprise de l’amour lorsqu’Arlequin explique les raisons de la fuite de son maître, sont deux exemples de cette identification.
10 Voir Dictionnaire du théâtre, op. cit., article « action », p. 10-11. Cette inversion s’accompagne du changement de statut des personnages de confident : de fonctionnels dans la dramaturgie classique, il deviennent de véritables personnages, doués de psychologie et d’individualité chez Marivaux.
11 L’expression est calquée sur celle de « texte fantôme » de Michel Charles dans Introduction à l’étude des textes, éditions du Seuil, collection « Poétique », p. 196. La notion de texte fantôme renvoie non pas aux possibilités successivement abandonnées par l’écrivain lors de l’écriture de son livre, mais à celles qui traversent tout le livre en creux, en négatif, souterrainement, implicitement, sans jamais parvenir à se réaliser.
12 Sur ce trait spécifique du théâtre marivaudien voir la synthèse (typologies, fonctions) de R. Sabry, « Le dialogue au second degré dans le théâtre de Marivaux », Poétique, n° 115, 1998, p. 305-325 et A. Principato, « Dialogue romanesque et dialogue théâtral chez Marivaux », Marivaux e il teatro italiano, Pacini editore, 1992, p. 87-98. Le procédé de la « tirade dialoguée » n’est cependant pas l’exclusivité du théâtre de Marivaux. Elle est aussi présente dans les comédies de Molière : voir J. Truchet, « Molière et le procédé du dialogue dans le dialogue. Style direct et style indirect », Travaux de linguistique et de littérature de l’Université de Strazbourg, XIII, n° 2, 1975, p. 249-260 ; N. Fournier, « Dialogue et polyphonie conversationnelle dans Les Fourberies de Scapin,  La Comtesse d’Escarbagnas,  Les Femmes savantes, Le Malade imaginaire », XVIIe siècle, n ° 177, 1992, p. 561-566 ; M.-H. Prat, « Le dialogue inséré dans le théâtre de Molière », Les genres insérés au théâtre, acte du colloque, 12-13 décembre 1997, textes rassemblés par Mme A. Sancier et M. P. Servet, Lyon, Centre d’études des infractions culturelles, p. 57-66.
13 Ce mouvement du texte marivaudien, pouvant être figuré par l’arabesque ou la volute, est peut-être un avatar littéraire du style rococo. Voir à ce sujet J. Sgard, « Style rococo, style Régence », dans La Régence, Colloque d’Aix-en-Provence, 1968, Paris, A. Colin, 1970 et P. Brady, « Rococo Style in French litterature », Studi Francesi, sept-déc. 1966.
14 Voir note 3 de la p. 664 de l’édition de H. Coulet et M. Gilot, Théâtre complet, tome I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1993.
15 Le Spectateur français, feuille  XX, dans  Journaux et Œuvres diverses, édition de Frédéric Deloffre et Michel Gilot, Bordas, p. 226.

Pour citer cet article

Eloïse Lièvre, « Les fonctions du récit dans les comédies de Marivaux », paru dans Loxias, Loxias 12, mis en ligne le 06 mars 2006, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=971.

Auteurs

Eloïse Lièvre

Chargée de cours à l’Université de Marne-la-Vallée