Loxias | 70. Doctoriales XVII | I. Doctoriales XVII 

Guillaume Adouani  : 

Du combat épique au combat romanesque : Nervèze « imitateur » du Tasse dans la Hierusalem assiégée 

Résumé

Avec la Hierusalem assiégée, Nervèze réalise une imitation de la Jérusalem délivrée du Tasse qui se caractérise par le développement des épisodes sentimentaux, en particulier de l’histoire de Tancrède et Clorinde. Toutefois, Nervèze n’élude pas complètement la guerre dans le processus d’« imitation ». En transposant certains des combats de son modèle dans le récit, mais surtout en exploitant les virtualités romanesques d’un sujet où l’amour et la guerre sont liés, Nervèze accorde une place spécifique à la matière martiale au sein de son roman. Ce faisant, il réalise en outre des choix personnels et signifiants en matière de poétique romanesque. 

Abstract

In Hierusalem assiegée a reworking of Tasso’s Jérusalem délivrée (Jerusalem Delivered) — Nervèze developed and amplified the love stories present in the original work, especially the one of Tancrède and Clorinde. Nevertheless, Nervèze did not omit by any means the topic of the Crusade in his « imitation ». By transposing some of the fights of the original work in his narrative, and by resorting to the many possibilities offered by the virtuality of the novel in a topic that combines love and war, Nervèze gave a particular place to warfare in his novel. By doing so, he also made very personal choices that were significant in the poetics of the novel.

Index

Mots-clés : amour , combat, guerre, Nervèze, poème héroïque, roman 

Géographique : France

Chronologique : XVIIe siècle 

Plan

Texte intégral

En publiant sa Hierusalem assiégée à la toute fin du XVIe siècle, Nervèze s’inscrivait dans le mouvement d’imitation de la Jérusalem délivrée initié par la traduction de Blaise de Vigenère en 1595, qui avait permis au public de découvrir le poème héroïque du Tasse dans une séduisante transposition en prose. À la suite du traducteur, les romanciers s’emparent de l’œuvre épique du poète italien et en adaptent les passages les plus lyriques et les plus sentimentaux afin de satisfaire le goût du public français, et plus particulièrement ce que Jean Balsamo appelle son « désir romanesque1 ». Dans cette démarche d’imitation, le texte source est donc considéré avant tout comme un répertoire de personnages et de situations au sein duquel les romanciers vont opérer un travail de sélection et de recomposition caractérisé par un infléchissement romanesque prononcé. La Hierusalem assiégée, centrée autour des amours de Tancrède, Clorinde et Herminie2, est ainsi le troisième roman inspiré de la Jérusalem délivrée à paraître entre 1596 et 1599, après Les Amours d’Armide de Pierre Joulet (1596) et Clorinde ou l’Amante tuée par son amant (1597) que le catalogue de l’Arsenal persiste à attribuer à Nervèze alors que cette attribution est contestée3. La critique a plusieurs fois rapproché ces trois ouvrages en soulignant leurs points communs : du point de vue stylistique, l’amplification rhétorique et la recherche du « bien dire » (entraînant parfois une complexité excessive), et du point de vue thématique le primat accordé à la matière amoureuse et l’effacement de la matière héroïque, c’est-à-dire des matières historique et martiale4. Pourtant, si le titre complet de l’œuvre Hierusalem assiégée où est descrite la délivrance de Sophronie, et d’Olinde, ensemble les amours d’Hermine, de Clorinde et de Tancrède souligne bien un infléchissement sentimental marqué par rapport au poème héroïque, il n’efface pas totalement la référence à la croisade et conserve une tonalité guerrière avec la mention du siège de Jérusalem. De même, Nervèze affirme explicitement dans l’épître dédicatoire à Catherine de Lor[r]aine son intention de ne pas négliger dans son adaptation la matière héroïque qui se rattache à l’histoire de la première croisade. Après avoir présenté Hermine et Clorinde comme deux princesses dont il dira plus loin au lecteur qu’il les a « habillées à la française », il résume ainsi son entreprise d’« imitation » :

ce petit livre où i’ay mis par escript ce qu’elles ont dict de vive voix, vous apprendra des nouvelles du siege de Hierusalem, que Godefroy de Buillon (l’heureuse tige de vostre race) a conquise sur les infideles […]5

Cette déclaration initiale trouve en outre un écho à la fin du roman, dans les quelques lignes que l’auteur consacre à la justification de son entreprise :

pour soulager les curiositez, i’ay contraint ma plume de faire parler des passions, & des douleurs qui demeuroient muettes, […] d’ailleurs pour esloigner de mon discours quelques accidens qui s’approchoient trop de la fable, i’en ay mis d’autres en leur place qui se rapportent à l’histoire […] (f. 185 v°-186 r°)

Nervèze se démarque ainsi des auteurs des deux autres romans en présentant les orientations de son « imitation ». D’un côté, à la suite de Pierre Joulet qui mettait l’accent sur la rhétorique des passions dans l’épître dédicatoire des Amours d’Armide (1596)6, l’auteur se propose d’accorder toute sa place — une place privilégiée, de fait — à l’expression des passions éprouvées par les personnages, que le Tasse n’aurait pas suffisamment développée. Mais de l’autre il affiche également l’ambition de ne pas réduire la guerre et les enjeux de la croisade à un arrière-plan diffus comme c’était le cas dans la Clorinde et dans Les Amours d’Armide.

L’objet de la présente réflexion sera d’étudier la mise en œuvre de ce programme et de déterminer la place et le rôle que Nervèze a réservés à la matière martiale dans son roman.

Nous analyserons ainsi l’inscription des combats dans l’économie de l’œuvre, puis nous montrerons comment le romancier exploite l’intrication de l’amour et de la guerre présente chez son modèle dans une perspective romanesque. Cela nous conduira en dernier lieu à proposer un essai d’interprétation des choix de Nervèze en matière de poétique romanesque dans cette « imitation ».

L’inscription de la matière martiale dans le récit 

Nous envisagerons ici en premier lieu la situation du combat dans l’économie de l’œuvre, en présentant successivement la nature et l’amplitude des affrontements armés entre les personnages.

La variété des combats

Les analyses que Gérard Genot a consacrées à la guerre dans la Jérusalem délivrée sont ici précieuses pour clarifier ce que nous entendons par variété dans les combats. Selon le critique, l’action guerrière est la principale classe d’actions de la Jérusalem délivrée7. Envisagée en tant qu’action guerrière « proprement dite », la guerre regroupe les différents types d’affrontements : la « bataille générale », l’« affrontement singulier », ainsi que le duel sous toutes ses formes, et quelques cas particuliers. Appliquer ces catégories à la fiction de Nervèze permet de proposer une typologie sommaire mais synthétique des différents combats car le romancier conserve de son modèle une grande variété d’affrontements. On trouve ainsi tout d’abord trois récits de batailles, qui correspondent aux deux assauts sur Jérusalem et à la bataille finale d’Ascalon8, et qui scandent le déroulement de la deuxième partie du récit, à partir du moment où Jérusalem est à proprement parler « assiégée ». L’autre type de combat bien représenté est le duel qui va être décliné sous des formes diverses, ce qui illustre l’effort de variation réalisé par l’auteur sur un thème apprécié des lecteurs. Il en va ainsi de deux duels « illégitimes » selon l’analyse de Gérard Genot9, qui font tous deux intervenir Tancrède. L’affrontement avec Rambaud tout d’abord est l’occasion d’accentuer la référence au roman de chevalerie déjà présente chez Le Tasse grâce au motif de la rencontre aventureuse :

Ceste lettre fut envoyée par un Berger à Tancrede, qui, s’estant esgaré dans les bois, se rencontra pres d’un Chasteau, appartenant à Armide, où selon les coustumes anciennes, il falloit que les Cavalliers passans, lui laissassent pour tribut leurs armes, ou qu’ils combattissent un Chevalier qui se presentoit. (f. 57 v°-58 r°)

Ensuite, le second affrontement contre Argant est le prétexte à l’insertion dans le récit d’un cartel et son déroulement reste « secret » jusqu’à l’annonce de la mort de celui-ci, ce qui rapproche ce duel de la forme rituelle que prenait dans les romans le duel chevaleresque ou le duel pour le point d’honneur. Quant au type de l’affrontement singulier, défini comme la lutte entre deux adversaires au cœur de la bataille, il est beaucoup moins représenté puisque les occurrences remarquables chez le Tasse (Godefroy et Soliman, Raymond et Aladin, Renaud et Soliman) n’ont pas été reprises dans l’adaptation. Le romancier a manifestement tenu à simplifier et à privilégier les récits de batailles et les variations sur le duel, plus conformes à l’esprit de son adaptation, et il a également tenu à mettre en valeur l’affrontement entre Tancrède et Hermine qui a lieu lors du second assaut sur Jérusalem, et dans lequel celle-ci meurt volontairement en se jetant sur l’épée de Tancrède. C’est le seul combat qui relève à proprement parler de « l’affrontement singulier » dans l’adaptation romanesque10, et il revêt une importance particulière car il offre ainsi à l’auteur une situation dont le potentiel pathétique et narratif s’avère particulièrement riche.

L’amplitude des combats

Qu’en est-il à présent de l’amplitude de ces différents affrontements, c’est-à-dire de leur longueur et des procédés utilisés pour leur description ? De manière générale, la condensation de l’action et le primat accordé à la matière amoureuse induisent une grande concision et une économie de moyens qui confine parfois au dénuement. Citons à titre d’exemple le passage consacré au premier combat entre Tancrède et Argant :

Ils ne tardent gueres à sonder leurs forces, & à contracter une victoire avec la poincte de leurs lances, qui en leur devoir entament leurs vies, se brisent en leurs efforts, & cedent leur place aux espées, lesquelles guidées d’un reciproque désir de vaincre, d’une semblable generosité, firent durer le combat, dont la longueur amena les tenebres de la nuict, de sorte que les Heraults qui furent envoyez d’une part & d’autre, pour les separer, leur font faire la retraicte, sur l’esgale perte de leur sang, remettant d’un commun accord la partie à une autre fois. (f. 41v°)

Le combat, très bref, se résume à l’enchaînement topique des différentes phases de l’affrontement (affrontement à la lance, puis à l’épée, blessures réciproques et suspension du duel), exposé en une seule phrase11. De manière plus générale, on ne trouvera dans les duels de la Hierusalem assiégée que des tentatives très timides pour intégrer à la description les procédés caractéristiques de l’affrontement épique que sont les images frappantes ou le lexique technique dont le Tasse fait un usage récurrent, sans oublier le merveilleux qui disparaît presque entièrement. Il faut en outre souligner à nouveau l’absence (Emiren) ou la quasi-absence (Soliman) de figures importantes de l’armée « païenne » ainsi que le traitement sommaire d’autres personnages (Argant, Aladin) qui éloignent sensiblement l’adaptation de Nervèze de son modèle épique.

On peut tout de même signaler quelques efforts consentis par Nervèze pour tenter d’enrichir occasionnellement la description des combats, car tous les affrontements ne sont pas traités de manière aussi lapidaire. Ainsi, le second combat de Tancrède et d’Argant, plus décisif puisqu’il se conclura par la mort d’Argant, est développé plus longuement. D’autre part, Nervèze cherche à conférer aux batailles un peu de l’ampleur dont les combats individuels manquent le plus souvent. À la différence de Joulet qui traite la prise de Jérusalem en une dizaine de lignes12, il consacre sept à huit pages à l’assaut sur la ville, et cherche par endroits à restituer le déroulement et la violence de l’attaque, comme le montrent l’accumulation des verbes d’action et la mention des ravages causés par les armes fabriquées par Ismène dans le passage suivant :

Ils abordent heureusement, la Cité où d’une saincte furie, les Chrestiens s’exposent au salutaire danger de ces murailles : les uns dressent des eschelles, les autres sont sur des machines, qu’on y a roulées : ceux-cy sapent, ceux-là les soustiennent & raffraichissent ceux qui ont long temps combattu. Les Payens gettent des Grenades, & pots à feu qui sont les diaboliques œuvres de la science d’Ismen, & faisant plus de mal que de peur, n’ont pas si tost offencé les plus mal-heureux, que d’autres se mettent à leur place […] (f.167 v°-168 r°)

Et le combat de Tancrède et Clorinde offre l’exemple d’un duel plus développé. S’il ne peut rivaliser avec l’original du Tasse, il témoigne toutefois d’une certaine proximité avec son modèle dont il respecte la structure et la tonalité. Le romancier cherche par exemple à retranscrire le déchaînement de violence entre les deux amants qui souligne l’éloignement du code du combat chevaleresque :

A mesme temps son adversaire se rüe sur elle, & son courroux converty en rage, porte son espee en tous endroicts pour la mettre à terre : elle d’un autre costé en parant ses coups, lui en rend de semblables ; ils sont plus acharnés que des bestes sauvages : ce qui enflamme leur ames au combat, donne la force au corps de supporter leur foiblesse, tantost l’un est pres de la cheute, l’autre branle pour tomber, & quelquefois tous deux sont sur le point de donner du nez à terre, le sang leur offusque la veuë, & sa perte trouble leur entendement, ils se combattent plus d’une ardeur artificielle, que des forces naturelles. (f.108 r°-109 v°)

Le lexique traduisant l’idée d’impulsivité, la comparaison « aux bêtes sauvages », et les balancements qui envisagent successivement chacun des adversaires illustrent un effort de transposition et de condensation des éléments saillants du texte original.

Ainsi, en imitant son modèle épique, le romancier a tenté de restituer les affrontements armés dans leur diversité et parfois avec une certaine ampleur. Toutefois, ce rapide examen fait aussi apparaître les limites de ces efforts, d’autant plus que ceux-ci restent inégalement répartis entre les différents combats.

L’articulation de la matière martiale et de la matière amoureuse

La Jérusalem délivrée offre un sujet d’imitation dans lequel l’amour et la guerre sont intriqués, car le Tasse a conféré à l’amour le statut de sujet épique à part entière dans un geste théorique fort13. Dans la Hierusalem assiégée, Nervèze va exploiter le « potentiel romanesque des situations14 » offertes par son modèle en amplifiant les tensions induites par des amours entre des personnages qui sont aussi des ennemis engagés dans une guerre au nom de leur foi. Ce faisant, Nervèze oriente son propos dans un sens à la fois sentimental et moral, qui aboutit à une redéfinition de l’héroïsme.

Le motif de la guerre amoureuse

L’amour de Tancrède pour Clorinde, que le romancier transforme en une passion réciproque en altérant profondément le texte original, et celui d’Hermine pour Tancrède sont d’abord pour Nervèze l’occasion de développer des variations sentimentales sur le motif de la bataille amoureuse. Le Tasse avait fait de ce motif le nœud d’une passion tragique qui allait trouver son expression la plus remarquable dans le combat de Tancrède et Clorinde, où se mêlent une violence extrême et un érotisme morbide. Le romancier souligne la puissance des mouvements intérieurs qui animent les amants et l’empire de la passion amoureuse en dépeignant fréquemment les rapports amoureux en termes de combat. Il passe même de l’image à l’action concrète en insérant deux combats de son invention dans lesquels l’affrontement armé est destiné à illustrer un mouvement psychologique et un état affectif. Le premier est un épisode de jalousie aussi topique que peu vraisemblable, dans lequel Clorinde, s’estimant trahie par Tancrède, vient lui demander réparation sous couvert d’une expédition guerrière15. Cet épisode entre en résonance avec la mort d’Hermine, qui se jette volontairement sur l’épée de Tancrède lors du second assaut des croisés sur Jérusalem16. Le romancier développe ainsi l’idée de la blessure d’amour infligée par Tancrède à la Princesse d’Antioche en modifiant en profondeur le texte original. Symboliquement, la défaite — volontaire — d’Hermine au combat témoigne de sa défaite intérieure face à une passion qu’elle n’a pas pu ou pas su dominer : comme dans le combat précédent qui était motivé par la jalousie, cette mort montre l’égarement auquel la passion peut conduire, et là encore le narrateur ne se fait pas faute d’expliciter la leçon morale de l’épisode dans une nouvelle et assez longue intervention.

Amour héroïque et héroïsme amoureux

Mais Nervèze ne se limite pas aux seuls ornements sentimentaux. Ainsi, c’est surtout la question de l’amour comme vertu héroïque qui trouve un éclairage particulier dans la Hierusalem assiégée17 au travers de l’évolution des personnages de Tancrède et Clorinde. La mort de Clorinde, tuée par Tancrède dans un duel où chacun des adversaires ignore l’identité de l’autre, provoque un premier basculement qui modifie très négativement la représentation de l’amour de Tancrède. En effet, Clorinde ne rencontre pas la « belle mort » aristocratique et héroïque sur le champ de bataille mais, une fois baptisée, meurt transfigurée et habitée par une joie qui contraste avec la douleur de Tancrède. Celui-ci va alors s’abandonner à une mélancolie funeste, bien plus développée que chez le Tasse, qui s’exprime par la tentation du suicide18, ou encore par un attachement morbide et dérangeant au cadavre de l’amante :

A voir ces deplorables actions de Tancrede, on eust dict que sa douleur, idolatroit sur ceste pauvre Amante, ou que luy-mesme vouloit abuser de ce corps à la façon des Nigromanciens, tant il le cherit, et le caresse19. (f. 131)

L’égarement du personnage va jusqu’à l’idolâtrie, d’autant plus dommageable que le chevalier devient incapable d’accomplir sa tâche et de défendre sa foi au combat. Pierre l’Ermite qui était venu l’exhorter à endosser à nouveau son rôle en convoquant la Providence pour atténuer sa culpabilité et en faisant appel à l’obligation d’exemplarité du chevalier, le trouve ainsi en train de se lamenter sur le tombeau qu’il a fait ériger pour Clorinde20. Pourtant, les derniers développements guerriers et le dénouement renversent une seconde fois cette représentation négative d’un amour qui s’est mué en passion avilissante. D’abord, les actions de Tancrède en faveur de l’Église (sa participation — quoique discrète — aux deux dernières batailles, la conversion d’Arsète et des suivantes de Clorinde qu’il favorise) apparaissent comme un moyen de purger opportunément sa passion de ce qu’elle avait d’excessif et de blâmable. Ensuite, la retraite finale du personnage est, comme l’a montré Bruno Méniel, avant tout un acte d’amour21. Le sens de cet acte ne nous est pas livré explicitement dans la Hierusalem assiégée, mais dans la version publiée en recueil sous le titre Amours de Clorinde, l’auteur-narrateur lui-même l’expose en examinant les motivations de Tancrède : 

Ie n’introduis point la devotion en ceste occurrence : par ce qu’il ne m’appert pas qu’elle aye esté de la partie, & puis, c’est au Ciel à tesmoigner de ce secret & moy ie dois dire qu’autant le repentir que la confession de foy que Clorinde fit glorifie sa mort, d’autant sa memoire est honorable & Tancrede honoré & loüé d’avoir vescu sur ses reliques, & d’y avoir basty un Temple pour tesmoigner que sa grandeur et ses plaisirs estoient de celebrer en liberté la memoire d’une si chere depoüille22

Tancrède, qui incarne par conséquent les ambiguïtés de la passion, devient dans cette version du récit le modèle de ceux qui ont « bien aimé », et le chevalier peut être célébré à la fin du récit en tant qu’amant resté fidèle à la mémoire de son amante convertie : l’héroïsme du personnage prend la forme d’une dévotion amoureuse que sa valeur retrouvée, son attachement à sa foi et la sanction divine manifestée par la grâce accordée à Clorinde semblent avoir rendue acceptable, voire honorable.

Permanence de l’héroïsme guerrier et rémanence de la croisade 

Par contraste, l’évolution du personnage de Tancrède, métamorphosé par l’amour, met en lumière la figure de Godefroy qui est marquée au contraire par l’immuabilité. Nervèze emprunte à son modèle les traits principaux du personnage (sa piété, son insensibilité à l’amour humain sauf sous la forme supérieure de la charité, son sens du devoir et ses qualités de chef guerrier tout entier dévoué à sa mission) qu’il construit avec moins de subtilité en le traitant comme une figure monolithique : il est « la terreur des faux Dieux ; le tonnerre des infideles ; le foudre de l’Orient, l’appui et le bras dextre de l’Église ». Toutefois, deux points méritent d’être soulignés. Tout d’abord, la présence de Godefroy dans le récit n’est pas uniforme. Quasiment absent de la première partie du roman, la plus sentimentale, Godefroy prend de plus en plus d’importance à mesure que la guerre contre l’armée « païenne » progresse. Sa présence permet d’inscrire les enjeux de la croisade dans le récit, en particulier au sein des harangues du personnage. La comparaison avec la Clorinde et les Amours d’Armide montre que Nervèze a accordé un soin particulier à l’éloquence militaire : il donne à Godefroy deux longs discours et rapporte ses paroles lorsqu’il passe dans les rangs de l’armée pour exhorter ses troupes avant la bataille d’Ascalon, tandis que les deux autres romans sont plus économes en la matière. De plus, ces discours sont l’occasion de souligner le caractère particulier de la guerre menée par les croisés au nom de leur foi, comme dans le passage suivant :

Ce n’est pas une dispute particuliere que nostre guerre, qui puisse appartenir à nos fortunes, ce n’est point pour allonger les limites de nos terres que nous portons nos vies aux perils, nous combattons (Messieurs), pour Dieu, pour son nom, pour nos autels, & pour nos consciences23 […] (f. 77 r°-78 v°)

En outre, Nervèze a développé un parallèle signifiant entre Godefroy et Tancrède, qui informe tout le récit et donne une autre dimension au chef des croisés. De la même manière qu’il mène l’armée, Godefroy veille sur Tancrède dans le roman : il s’inquiète de sa santé au moment de la mort de Clorinde, assure qu’on soigne ce dernier après son duel contre Argant, et c’est lui qui le rappelle à son devoir lorsqu’il est en proie à l’égarement passionnel le plus coupable24. Deux formes d’héroïsme cohabitent donc au travers des deux personnages jusqu’au dénouement, lui-même construit sur le parallèle entre Tancrède et Godefroy : Tancrède, après avoir prouvé sa valeur, se retire du monde pour vivre dans le souvenir de Clorinde, et Godefroy demeure dans le monde au service de sa foi et de l’Église en devenant roi de Judée25 : Tancrède et lui sont symboliquement attachés chacun à la garde d’un « sépulcre ».

Quelques enjeux de poétique romanesque

Nous souhaitons en dernier lieu montrer que l’« imitation » du modèle italien a pu constituer pour Nervèze une forme d’expérimentation qui témoigne d’une réflexion active en matière de poétique romanesque.

De l’instruction morale à la croisade romanesque

Nervèze semble partager avec la plupart des auteurs de son temps l’idée selon laquelle le plaisir romanesque doit être lié à l’instruction. En contrepoint des développements sentimentaux, le romancier exploite ainsi certains épisodes martiaux pour développer des représentations idéologiquement prononcées. La mise en œuvre de cette conception va se traduire par un appauvrissement du modèle épique à des fins d’édification. Reprenant l’opposition développée par le Tasse entre l’armée croisée caractérisée par son unité harmonieuse et l’armée païenne marquée au contraire par sa dimension « multiforme », Nervèze expose par exemple une représentation hiérarchisée de la société selon l’image classique du corps social mené par un chef garant de l’harmonie de l’ensemble :

les Mareschaux de camp disposent l’ordre & les Capitaines l’observent : les dignitez, les charges et les les commandements sont distribués par mesure : la discipline de la guerre & des mœurs est fidelement gardee : ceux qui sont nez pour comander, comandent, & et les autres leur obeyssent : il n’y a point d’envie parmy eux, et s’ils sont ialoux, c’est seulement de l’honneur de Dieu, & de leur reputation : Un chacun se contient en son devoir, & en son rang : les charges parmy eux sont differentes, mais les volontez sont egalles : les superieurs et inferieurs veulent combattre, & tous ensemble aspirent à un mesme but […] (f. 81)

On lit également entre ces lignes l’expression de la nostalgie d’un idéal héroïque et aristocratique mis à mal par les récentes et meurtrières guerres de religion et par les mutations sociales qui devait toucher les lecteurs de Nervèze26.

Mais, c’est surtout la représentation des « païens » dans le récit qui est à la fois plus explicite et très problématique, en particulier la légitimation de la violence la plus extrême à leur égard. En effet, si le Tasse célèbre la lutte et la victoire des croisés, il souligne l’horreur des combats, et présente un tableau saisissant des massacres perpétrés pendant la prise de la ville27, qui avaient horrifié les chrétiens et les chroniqueurs du temps eux-mêmes28. Or, la version de l’entrée des croisés dans la ville que donne Nervèze est très différente :

Les Gascons cependant ont passé à travers le fer, le feu & la flamme, pour gaigner le haut de la muraille, & comme Messagers de Mars, vont querir la victoire dans la ville, & font entrer la mort avec eux, pour luy offrir les infidelles : lesquels pensans sauver quelque chose de leurs vies se precipitent des murs, & croyent trouver plus de grace en ce precipice, que parmy les armes de leurs ennemis : ils entendent qu’on crie tüe tüe, & ces paroles qui sont proferées par la furie, leur sont de demy-morts. Aladin et Soliman se sont gettez dans la forteresse du Temple, où ils implorent secretement, la misericorde de Godefroy, lequel prevoyant que cette Cité seroit sa demeure avoit deffendu le pillage. (f.168 r°-169 v°)

Le romancier n’élude pas totalement la violence ni la frénésie meurtrière (la « furie »), mais il n’évoque pas directement de massacre, présente la mort des « infidelles » que rencontrent les soldats comme la conséquence de tentatives désespérées pour sauver leur vie, et célèbre la magnanimité de Godefroy interdisant le pillage de la cité, s’éloignant à nouveau du Tasse29. Plus loin, dans le récit de la bataille d’Ascalon, il évoque en revanche un autre massacre, celui de la « Payenne armée », qu’il qualifie de « salutaire » dans des lignes qui ne peuvent que choquer le lecteur moderne :

Ces Turcs, ces Ægyptiens, ces Mores, ces Arabes, ces Perses, & tant d’autres nations dont ceste Payenne armée est composee, implore la misericorde des Chrestiens mais les François qui n’entendent non plus leur langaige qu’à leur faire grace continuent ce salutaire massacre30. (f.180)

Il semble impossible d’évaluer le degré d’adhésion personnelle de Nervèze à ce discours, mais sa présence s’explique sans doute par le contexte de la guerre contre l’empire ottoman31. En effet, comme le rappelle Frank Greiner, « [n]ombreux sont les romanciers français qui, sur le modèle du Tasse, imaginent alors de nouvelles croisades32 », et il est probable que sans imaginer de « nouvelles croisades », Nervèze traite ici la première comme une référence à l’actualité, transparente pour ses lecteurs.

Personnages et situations

On peut remarquer en outre que Nervèze se souviendra de certains personnages et de certaines situations dans ses œuvres plus tardives. Un passage extrait des Amours de Melliflore mérite ainsi d’être signalé, parce qu’il rappelle l’égarement de Tancrède. Cloridon, passionnément épris de la belle Melliflore, se retire de la vie sociale et s’abîme dans des rêveries amoureuses. Son ami Mellimpior, « le voyant engagé en une vie solitaire qui l’avoit asservy à ses resveries », vient lui adresser de longues remontrances qui s’apparentent à celles de Pierre l’Ermite33. Plus profondément, Nervèze a pu voir dans la Jérusalem délivrée une hybridation entre l’histoire sentimentale, le roman d’aventures, dans une moindre mesure l’histoire tragique (avec le suicide d’Hermine), et l’histoire dévote : autant de formes qu’il explorera lui-même dans sa production romanesque, et qu’il cherchera parfois lui aussi à mêler comme dans Les Advantures guerrières et amoureuses de Léandre. Dans ce roman d’amour et de guerre, le héros est ainsi partagé entre la lutte contre les « infidèles » et ses propres hésitations sentimentales. Dans la deuxième partie du roman34, on trouve le personnage de Lysimène, jeune femme grecque et musulmane que Léandre tire des griffes de pirates aux ordres du Bacha Helin. Au cours du récit, Lysimène, secrètement amoureuse de Léandre, va se muer en vierge guerrière déguisée en homme sous le nom de Francidor, pour finir par être blessée à mort par Léandre (qui ne l’a pas reconnue) lors d’un tournoi. Elle se convertit in extremis et meurt heureuse après avoir reçu le baptême : la référence au modèle de Clorinde est transparente35.

« L’ordre d’une histoire »

Mais le point le plus important et le plus intéressant reste l’attention que le romancier porte à la composition du récit en accordant le plus grand soin à ce qu’il appelle « l’ordre d’une histoire ». Il faut ici rappeler que le roman de Nervèze est le seul parmi les trois adaptations citées dans notre étude qui envisage les principaux événements militaires de la croisade dans leur ensemble36, et qui les rapporte en menant l’action guerrière jusqu’à son terme. Le récit de la Clorinde s’interrompt en effet après la « visitation » de Tancrède par l’esprit de la jeune femme, tandis que le roman de Joulet, qui comme nous l’avons vu expédie la prise de Jérusalem, se termine par la conversion d’Armide à l’écart du combat, sans fournir d’indications précises sur les suites de la bataille décisive37. L’importance accordée par Nervèze à l’agencement autant qu’à la sélection des composantes du récit témoigne d’une recherche d’unité et de cohérence, et se traduit de plusieurs manières.

Tout d’abord, l’auteur-narrateur affirme à plusieurs reprises la volonté de ne pas céder à la tentation de la digression. On peut d’ailleurs remarquer que cette restriction s’applique au domaine de la guerre comme à celui de l’amour. Ainsi, le narrateur s’engage à ne pas raconter les « advantures » antérieures de Clorinde sans rapport direct avec l’histoire en cours :

Interdisant donc ce discours à ma plume, ie luy osteray aussi la curiosité de dépeindre particulierement les advantures de Clorinde, depuis son despart du giron de sa mere, iusques à son arrivée, dans Hierusalem. (f. 24 v°)

Le lecteur est donc prévenu qu’il ne lira pas une succession désordonnée d’actions parmi lesquelles l’imagination du romancier aurait pu donner vie à de nombreux combats ou duels caractéristiques des aventures chevaleresques38.

Ensuite, Nervèze cherche à concilier la variété et l’unité d’action. Il adopte l’ordo naturalis, ce qui l’amène à justifier la première analepse consacrée à l’histoire de Clorinde39, et conduit le récit depuis la décision de Godefroy de mener le siège, jusqu’à la prise de la ville et la mention du destin de chacun des personnages principaux, conformément au principe aristotélicien de la structuration de l’action en début, milieu et fin. Il élabore également une structure signifiante qui repose sur des effets d’échos et de correspondances dans lesquels les combats jouent un rôle important. Ainsi, en développant la proximité soulignée par le Tasse entre Clorinde et Herminie, Nervèze a construit le personnage d’Hermine comme un véritable double de la guerrière dans son adaptation : dans la Hierusalem assiégée, les deux femmes aiment Tancrède avec qui elles entretiennent une correspondance sentimentale, elles appartiennent toutes deux à l’armée ennemie, et elles meurent de sa main dans un combat40. Le romancier indique même clairement qu’Hermine, avant le second assaut sur Jérusalem, va prendre la place de Clorinde dans l’armée païenne par dépit amoureux :

[Hermine] luy [à Aladin] demande au reste quelque charge parmy ses trouppes pour monstrer ce qu’elle sçavoit, & avoit envie de faire, qu’elle n’estoit pas de moindre qualité que Clorinde, qui avoit acquis beaucoup de reputation, & obligé le Levant à celebrer ses armes […] A ouïr ceste Princesse, on eust dit que sa valeur promettoit des miracles ou des merveilles, mais il est aisé à iuger que le despit qu’elle a conçeu contre les froideurs de Tancrede l’eschauffent plus que le dessein de servir à sa loy, & que le desir de se vanger de luy, appelle la hayne à son service. (f.163 v°-164 v°)

Un tel procédé permet de créer une correspondance entre les différentes parties du récit, par des ressemblances mais aussi par des oppositions signifiantes entre les personnages et les événements : la mort d’Hermine est involontaire comme celle de Clorinde, mais Tancrède connaît l’identité de son adversaire et veut éviter de le tuer dans le second combat (la situation est exactement inverse à celle du premier combat), Clorinde perd la vie mais sauve son âme tandis que le suicide d’Hermine égarée par sa passion ne lui permet pas de se convertir, elle est « emportée par des siens » et meurt symboliquement « entre leurs bras ». Il souligne par là même la volonté d’assurer la liaison entre les thématiques guerrière et amoureuse à l’échelle du récit, malgré la disproportion en matière d’espace textuel, puisque chaque bataille est marquée par une figure féminine et par un événement sentimental décisif : Clorinde meurt après sa sortie nocturne, la nuit suivant le premier assaut sur Jérusalem, Hermine meurt lors du second assaut, et Tancrède se retire du monde pour vivre dans le souvenir de Clorinde à l’issue de la bataille d’Ascalon.

Conclusion

Au terme de cette étude, nous pouvons ainsi mieux situer la place des emprunts de Nervèze à la matière héroïque de la Jérusalem délivrée. Pour le Tasse, la guerre et l’histoire qui relèvent de l’« illustre héroïque » constituent la matière propre de l’épopée à laquelle l’amour est intégré comme sujet épique. Pour Nervèze, en tant que romancier- » imitateur », les combats de son modèle héroïque sont des éléments qu’il intègre à un récit recomposé et dominé par la matière amoureuse et le discours des passions. Si le romancier a conservé de son modèle le souci de la variété et a mis en valeur certains affrontements incontournables, les combats dans lesquels sont impliquées les principales figures autour desquelles le romancier resserre l’action n’occupent donc pas directement le premier plan dans le récit. En revanche, Nervèze n’a pas totalement négligé la matière héroïque qui informait son modèle : en développant les tensions inhérentes à l’articulation de l’amour et de la guerre, et malgré la disproportion manifeste entre l’espace accordé à chacune des deux matières dans le texte, le romancier tente de faire cohabiter l’héroïsme guerrier, directement issu de l’épopée, et l’amour héroïque qui participe à l’élaboration d’un nouveau type de héros romanesque dans son récit. Enfin, Nervèze n’a pas été aveugle aux problèmes de poétique que le poème du Tasse soulevait, et son « imitation » offre à la fois le pire (la réduction du propos jusqu’à la caricature à des fins moralisatrices) et le meilleur (l’élaboration d’une poétique de l’unité) en matière de solutions proposées pour le genre en devenir qu’est alors le roman.

Notes de bas de page numériques

1 Voir Jean Balsamo, Les Rencontres des muses : italianisme et anti-italianisme dans les Lettres françaises de la fin du XVIe siècle, Genève, Slatkine, 1992.Voir également Joyce G. Simpson, Le Tasse et la littérature et l’art baroques en France, Paris, Nizet, 1962.

2 Qui est appelée Hermine dans le roman.

3 Voir les analyses de F. Greiner dans le Répertoire des fictions narratives de l’Âge baroque (Tome 1).

4 Voir Joyce Simpson, Le Tasse et la littérature baroque en France : » Ainsi ces trois ouvrages, non seulement ignorent résolument l’aspect héroïque, qui est aussi l’aspect classique de la Jérusalem délivrée, et réduisent les personnages à la banalité, mais ils contribuent par leur style à cette identification du Tasse avec des tendances baroques qui commence à s’annoncer dans l’entourage de la Cour, dans le ballet et la peinture. » (p. 66). Sur Les Amours d’Amide de Joulet, voir l’article d’Adrienne Petit, « Les Amours d’Armide de Pierre Joulet ou la Jérusalem romancée : analyse d’un discours de rupture amoureuse » in Exercices de rhétorique 12 | 2019 https://journals.openedition.org/rhetorique/823 ?lang =en .

5 Hierusalem assiégée où est descrite la délivrance de Sophronie, et d’Olinde, ensemble les amours d’Hermine, de Clorinde et de Tancrède — Seconde édition revuë corrigée, et de beaucoup augmentée par l’Autheur, Paris, Anthoine du Brueil, 1599, « Epistre » dédicatoire. Sauf indication contraire, toutes les citations de l’œuvre seront extraites de cette édition.

6 Pierre Joulet, Les Amours d’Armide : « Et d’autant qu’il me semble que ce Poëte a rendu quelques passions, sinon du tout muettes au moins un peu plus retenues que leur naturel, ie leur ay laissé la voix libre, & leur ay faict dire ce que i’ay pensé que l’on ressent au milieu du desplaisir, ou de la ioye qu’elles nous apportent ». L’idée apparaît également dans la préface de la Hierusalem du sieur Torquato Tasso, rendue françoise par Blaise de Vigenère, Bourbonnois, Paris, 1595.

7 Voir Le Tasse, Gerusalemme liberata / Jérusalem délivrée, Paris, Les Belles Lettres, 2008. Introduction par Gérard Genot, p. XXIX-XXXI.

8 Le Tasse situe la bataille finale sous les murs de Jérusalem, Nervèze mentionne le lieu historique d’Ascalon.

9 Illégitimes parce qu’ils ne respectent pas les codes du combat chevaleresque et courtois.

10 Il est possible de faire entrer dans cette catégorie les échanges entre Tancrède et Clorinde qui ont lieu lors des premières escarmouches entre les deux armées, mais ces accrochages sont très peu développés, et n’ont pas l’ampleur qui caractérise les affrontements singuliers de la Jérusalem délivrée.

11 Le combat contre Rambaud est encore plus bref.

12 Voici le texte extrait des Amours d’Armide : » Godefroy ayant ouy ces nouvelles, y envoya dès l’heure mesme, toutes sortes d’ouvriers pour y coupper le bois qui estoit nécessaire pour achever son siege : et après leur avoir fait faire des fascines, des gabions, & autres sortes de machines de guerre, fit donner l’assaut furieux à la ville de Hierusalem, qu’il la prit en fin de soirée, & contraignit le Roy de se retirer au Chasteau où il se fortifia en attendant l’armée d’Égypte. »

13 Nous suivons ici les analyses de Françoise Graziani (voir « L’amour héroïque » in Gisèle Mathieu-Castellani (dir.), Plaisir de l’épopée, Presses Universitaires de Vincennes, 2000). Pour le texte du Tasse, voir le livre second du Discours du poème héroïque, éd. de F. Graziani, p. 198 et suivantes.

14 La formule est employée par Bruno Méniel dans le Répertoire des fictions narratives en prose de l’âge baroque.

15 Le point de départ de la querelle est une lettre adressée par Hermine à Tancrède et interceptée en même temps que le messager. Comme on pouvait s’y attendre, l’affrontement armé va se muer en échange d’arguments pour aboutir à une réconciliation, et à un développement moral du narrateur sur la nature et les dangers de la jalousie

16 Ce combat est un autre ajout de Nervèze, composé cette fois à partir d’une rêverie d’Herminie au chant VI de la Jérusalem délivrée dans laquelle celle-ci s’imagine frappée à mort par celui qu’elle aime secrètement.

17 Nous suivons ici les analyses de F. Greiner sur les transformations du héros chevaleresque et l’« évolution vers un nouveau système de valeurs » à la fin du XVIe siècle qui se traduit par une « redéfinition sentimentale » de la figure du héros. Voir Les Amours romanesques de la fin des guerres de religion au temps de L’Astrée (1585-1628) – Fictions narratives et représentations culturelles, Paris, Classiques Garnier, 2017 (p. 341-347).

18 C’est Clorinde, éclairée par la lumière divine, qui détourne une première fois son amant de cette pensée funeste pour son corps et pour son âme.

19 Le changement dans l’ordre des événements par rapport au Tasse est signifiant ici, car dans la Jérusalem délivrée, Tancrède ne fait ériger le tombeau de Clorinde qu’après avoir été apaisé par l’apparition de celle-ci. Voir en outre l’analyse de ce passage et l’explicitation de la référence à l’amour d’Achille pour Penthésilée par Gabriele Quaranta art.cit., p. 42.

20 Chez le Tasse, Tancrède fait ériger un tombeau pour Clorinde après avoir vu en songe une apparition de la jeune femme. Le fait que Pierre trouve Tancrède en train de se lamenter sur le tombeau accentue le caractère idolâtre de sa passion pour la « belle morte ». Et Tancrède ne peut que confesser en termes de défaite cet effondrement intérieur qui s’apparente à une capitulation face à la passion : « Ie voudrois avoir rachepté sa vie de ma mort, & de tout ce que ie puis pretendre en ceste guerre, où il n’y a plus d’honneur à acquerir pour moy, puis qu’en sa perte la source de l’honneur est tarie : aussi ay-ie perdu le courage à la bataille de mes douleurs : ie n’en ay plus n’y n’en veux avoir, que pour mourir & pour honorer ma fin des plaintes que ie paye à ceste froide cendre » (f. 139 r°). Il est significatif que les différents déplacements (voir en Clorinde la source de l’honneur, tourner ce qui reste de son courage vers la mort) expriment les ravages que cette passion a causés chez Tancrède en termes de vertus guerrières (l’honneur, le courage) perdues ou dévoyées.

21 Celui-ci montre que si cette retraite évoque le choix d’autres personnages du romancier, elle n’est nullement motivée par la seule vocation religieuse. Voir « La disposition des Amours diverses d’Antoine de Nervèze », Études françaises, 38 (3), p. 93-105.

22 Les Amours diverses divisées en sept histoires par le sieur de Nervèze, Conseiller et Secrétaire de M. le Prince de Condé — Revuës et augmentées, Lyon, Thibaud Ancelin, 1608 (f. 80 v°).

23 En comparaison, Joulet mêle à la nécessité de défendre la foi des considérations prosaïques et profanes dans les exhortations de Godefroy : « […] aux soldatz, il promettoit des augmentations de solde, à la Noblesse des honneurs & des grades […] » (Les Amours d’Armide, p. 397).

24 Le texte l’indique de façon tout à fait explicite : « Cette Princesse [Hermine] faict partir secrettement un Courrier pour apporter sa lettre à Tancrede, lequel il trouva parlant à Godefroy, qui employoit son pouvoir & ses persuasions pour le ramener au chemin de la prudence, d’où ses afflictions l’avoient tellement fourvoyé qu’il cerchoit plutost les campagnes inhabitees & les forets desertes, que les lieux & compagnies où sa qualité et sa fortune l’appelloient, s’accoustumant si bien aux coustumes de la douleur qu’il ne cesse de se plaindre, et paindre sur son visage les traicts de la tristesse : mais le Duc de qui les parolles sont authorisees de mille raisons & combattent l’obstinée & pitoyable resolution de ce pauvre Prince, lui proteste si souvent le retardement de la cause de Dieu & de son honneur, qu’il luy faict reprendre son premier courage, & rappelle le dessein de servir sa Loy » (f. 145 r°-146 v°). Il s’agit d’une modification de taille par rapport à la Jérusalem délivrée, qui montrait Tancrède recevant la visite en songe d’une apparition de Clorinde, seule à même de l’apaiser.

25 Godefroy de Bouillon a refusé le titre de roi de Jérusalem et pris celui, plus modeste, d’« avoué du saint Sépulcre ».

26 Voir les analyses d’Ellery Schalk dans LÉpée et le sang, citées par F. Greiner dans Les Amours romanesques de la fin des guerres de religion au temps de L’Astrée (1585-1628) – Fictions narratives et représentations culturelles, Paris, Classiques Garnier, 2017.

27 « L’ire du fer plane partout ; et va avec le deuil, avec l’horreur, ses compagnons, la mort. / Le sang s’étale en lacs, court en ruisseaux / plein des corps des tués et des demi-vivants. » (Jérusalem délivrée, chant XVIII, octave 105, traduction de Gérard Genot).

28 Guillaume de Tyr, la principale source historique du Tasse, décrit ainsi une partie de la scène dans son Histoire des croisades (livre VIII) : « Tous se réunissant en troupes, armés jusqu’aux dents, se précipitèrent en même temps dans la ville, faisant un horrible carnage. […] Enfin, de toutes parts, le carnage était si grand, le sang coulait en telle abondance, que les vainqueurs eux-mêmes devaient en être fatigués, et éprouver un sentiment d’horreur. » (Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France, Paris, 1824).

29 Dans la Jérusalem délivrée, Godefroy met un terme au pillage en évoquant les extrémités coupables auxquelles certains se sont laissé entraîner : « Allez, et prenez soin de ceux qui ont acquis / cette patrie pour nous, la payant de leur sang. / Cela sied mieux aux chevaliers du Christ / Que désir de vengeance ou de trésor. / Trop, ah, trop de carnage s’est vu aujourd’hui / trop chez certains d’avidité pour l’or, / et j’interdis qu’on pille encore, et qu’on s’acharne. / Qu’à son de trompe on divulgue mon ordre. » (Jérusalem délivrée, chant XIX octave 51, traduction de Gérard Genot).

30 Le narrateur souligne ensuite la retenue dont les croisés feront preuve après ce premier déchaînement de violence.

31 Le Tasse avait lui-même choisi son sujet en résonance au contexte contemporain marqué par la Contre-Réforme et la guerre contre l’empire ottoman. La position de Nervèze vis-à-vis des Protestants qui tend à l’apaisement, bien établie grâce à des articles récents, semble exclure une interprétation liée à la lutte contre la religion réformée. Voir Mélanie Sag, « 1599-1629 : le roman français du premier XVIIe siècle et la mémoire des guerres de Religion » in Tangences, n° 111, p. 85.

32 Frank Greiner, Les Amours romanesques de la fin des guerres de religion au temps de L’Astrée (1585-1628) – Fictions narratives et représentations culturelles, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 350.

33 De même que le prêtre avait fait appel à l’exigence d’exemplarité du chevalier, Mellimpior cite l’exemple historique d’Antoine et Cléopâtre pour mettre son ami en garde contre « ceste passion qui, effeminant les ames et les courages des hommes, a fait renverser des monarchies, & tailler en pièces des armees, comme iadis celle d’Antonius » : nous retrouvons ici l’opposition topique entre l’amour et la valeur guerrière au travers d’un exemplum lui-même traditionnel.

34 Suitte des Advantures guerrieres et amoureuses de Leandre, Paris, Toussainct du Bray, 1609.

35 Lysimène est dotée d’une « inclination aux armes » et d’une « humeur Martiale » qu’elle a nourries en lisant « l’histoire des Amazones & particulierement des exploits d’une Clorinde ». Il est possible Nervèze fasse référence à la Hierusalem assiégée lorsqu’il mentionne l’histoire des exploits de Clorinde, comme il avait inclus dans Les Aventures de Lidior, un commentaire sur le dénouement des Amours de Birène (1599), sa propre adaptation d’un épisode du Roland furieux de l’Arioste.

36 La décision de mener le siège, les deux assauts sur Jérusalem, puis la bataille décisive contre l’armée d’Égypte.

37 L’auteur annonce même une suite entièrement consacrée aux amours de Renaud et d’Armide, sans évoquer la croisade.

38 En ce qui concerne l’amour, le narrateur mentionne à deux reprises l’amour de Bojamond pour Hermine, mais il renonce à raconter cette histoire car elle ne rentre pas dans le champ de sa narration.

39 Selon un procédé que Nervèze utilise également dans Les Amours de Birène, qui est une imitation de l’Arioste cette fois, Nervèze propose deux versions successives de l’histoire de Clorinde dans la Hierusalem assiégée.

40 Dans la Jérusalem délivrée, Hermine disparaît du récit de manière moins spectaculaire mais plus énigmatique, cloîtrée dans « un asile bien clos et secret » dans lequel Vafrin, écuyer de Tancrède, l’a conduite (Jérusalem délivrée, chant XIX, octave 119).

Bibliographie

Textes de référence

La Hierusalem du sieur Torquato Tasso, rendue françoise par Blaise de Vigenère, Bourbonnois, Paris, 1595.

Le Tasse, La Jérusalem libérée, traduction de Michel Orcel, Paris, éd. Gallimard, coll. Folio, 2002.

Le Tasse, Gerusalemme liberata / Jérusalem délivrée, Paris, Les Belles Lettres, 2008.

Nervèze, Antoine de, Hierusalem assiégée, où est descrite la délivrance de Sophronie, et d’Olinde, ensemble les amours d’Hermine, de Clorinde et de Tancrède, Paris, 1599.

Autre texte

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Pour citer cet article

Guillaume Adouani, « Du combat épique au combat romanesque : Nervèze « imitateur » du Tasse dans la Hierusalem assiégée  », paru dans Loxias, 70., mis en ligne le 14 septembre 2020, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=9533.

Auteurs

Guillaume Adouani

Guillaume Adouani est agrégé de Lettres modernes et prépare actuellement une thèse sous la direction d’Hélène Baby dont le titre est le suivant : « Mise en fiction du combat et poétique du roman : Vital d’Audiguier et ses contemporains ».

Université Côte d’Azur, CTEL