Loxias | Loxias 7 (déc. 2004) Programme d'agrégation 2005 | Langue et littérature françaises
Isabelle Vedrenne-Fajolles :
À propos des recluses de la Queste del Saint Graal (ca 1225-1230)
Résumé
Dans cet article, nous avons voulu mettre à l’honneur les deux personnages de recluses qui apparaissent dans la Queste del Saint Graal (ca 1225-1235). Souvent présentées comme des variantes (des autres adjuvants religieux du roman, de personnages antérieurs de la matière arthurienne) ces personnages semblent devenus presque invisibles aux yeux d’un grand nombre des commentateurs et uniquement justifiés par leur discours. Or, qui dit variation ne dit pas transparence. La réclusion a ses spécificités qu’il convenait de rappeler pour mieux montrer comment la création littéraire a su jouer avec un modèle historique, pour en garder les traits les plus marquants et pour, dans le même temps, s’en détacher afin de développer un type proprement romanesque. A l’emprisonnement physique, correspond une grande liberté intérieure et une capacité d’initiative qui permet aux deux recluses de la Queste de jouer un rôle des plus marquants dans l’économie du récit. Rappelant l’importance de leurs interventions respectives, déjà bien étudiées, nous avons surtout voulu montrer qu’elles apparaissent à des moments bien particuliers de l’histoire et en particulier de la deuxième partie de la quête, temps des épreuves et du progrès spirituel. Semblant participer à la construction d’une structure d’enchâssement complexe, dont chaque repère est une femme, elles contribuent à renforcer l’impression que le genre féminin a toute sa place dans ce roman qui par ailleurs condamne les valeurs de la courtoisie. Elles renvoient donc à un avant de la littérature courtoise, à une mythologie archaïque où la femme est initiatrice, porteuse du savoir et de la souveraineté, ou, sans aller si loin, aux valeurs de la chanson de geste où la femme est nourricière, conseillère et gardienne du lignage ou encore aux fées et sorcières, qui ont pu assumer ces rôles dans une matière de Bretagne moins fortement christianisée. L’une de ces deux recluses est la tante d’un des personnages principaux de la matière arthurienne : Perceval. Cette femme se trouve donc dotée d’une identité, mais aussi d’une biographie et d’une psychologie, qui se livrent peu à peu au cours de la longue rencontre avec son neveu. Sans prétendre résoudre d’ores et déjà les questions que pose ce personnage, nous nous interrogeons sur le pourquoi de cette personnalisation et sur ce qu’il soulève de questions encore non résolues sur le lignage de Perceval.
Index
Mots-clés : femme , littérature, Moyen Âge, Perceval, réclusion
Chronologique : Moyen Age
Plan
- La réclusion féminine dans la Queste : entre véracité et fiction
- La réclusion dans l’Histoire
- La réclusion en littérature : un effet de réel
- La réclusion en littérature : typification et processus de fictionnalisation
- Pour une réévaluation de la fonction romanesque des recluses
- Des positions-clé dans le récit
- Un apport d’information fondamental
- Essai de justification : le pouvoir religieux des femmes
- Du type au personnage romanesque
- De la pratique du récit rétrospectif : construction d’un épisode romanesque
- Epaisseur psychologique et enjeu religieux
- Intertextualité et réécriture de l’histoire familiale
- Conclusion
Texte intégral
1La Queste del Saint Graal, on l’a assez dit, est le roman de la conversion à la chevalerie “ célestielle ”. Accompagnant le cheminement des compagnons de la Table Ronde, des religieux de toutes sortes hébergent, conseillent, exhortent à la conversion, assurent ce “ noviciat chevaleresque ”, selon l’expression heureuse de Paul Bretel1, avant de s’effacer quand l’heure de la révélation va sonner.
2A deux reprises, ce sont des recluses qui remplissent ce rôle. Ces personnages, jusqu’alors peu fréquents dans la littérature, n’ont guère retenu l’attention. Considérées comme de simples doubles féminins des ermites, elles ne mériteraient guère qu’on s’y arrête. Les articles consacrés au rôle des femmes dans la Queste les mentionnent à peine ; ceux consacrés aux guides religieux ne les différencient guère de leurs homologues masculins ; les études d’ensemble sur le roman s’y intéressent parfois un peu plus, mais sans épuiser les possibilités d’interprétation. Il nous a donc semblé possible de mettre à l’honneur ce type bien particulier de personnage féminin et souhaitable de repenser leur rôle dans le roman.
3Leur fonction la plus évidente est de contribuer à dessiner un arrière-plan religieux vraisemblable à la quête mystique. Si l’on compare les informations que l’auteur nous donne sur les deux recluses et ce que l’on sait de la réalité historique, force est de constater que l’auteur parvient à créer un incontestable effet de réel. Mais les deux recluses n’en sont pas moins des créations littéraires et le processus de fictionnalisation joue pour elles, comme il a pu le faire pour les ermites. Ce souci d’adaptation aux besoins du récit va au-delà des processus habituels de typifications littéraires. Nous aimerions ici soutenir que, loin d’être de simples éléments d’une toile de fonds, les deux recluses jouent un rôle fort important dans l’économie du récit, et ce à plusieurs titres. Intervenant à des moments-clé de l’histoire, elles fournissent des grilles de lecture aussi bien aux personnages qu’aux lecteurs et jouent un rôle actif dans le processus d’investissement religieux que l’on voit à l’œuvre dans la Queste del Saint Graal. Qu’un auteur farouchement opposé à la glorification de la dame courtoise choisisse deux femmes pour transmettre des informations essentielles n’est pas sans signification. Avant même qu’apparaisse dans le récit la sœur de Perceval, les deux recluses semblent incarner les vieux mythes du pouvoir religieux et sacrificiel de la femme. Cependant, quoique étant associables par leur statut religieux et leurs fonctions narratives, les deux recluses de la Queste se présentent à nous comme fort différentes. L’une reste un type reconnaissable à quelques caractéristiques et qui ne prend sens que par le discours qu’elle délivre. L’autre est un véritable personnage romanesque, à qui l’auteur donne une biographie et une épaisseur psychologique. Ce personnage mérite qu’on lui consacre un développement en propre. Des parallèles rapides avec d’autres personnages ont été proposés, une interprétation allégorique a été donnée, mais il manque, nous semble-t-il, une analyse de l’itinéraire romanesque de ce personnage, analyse qui nous conduit à nous interroger, après bien d’autres auteurs, sur les mystères entourant le lignage de Perceval.
4Sans être le premier à faire apparaître des recluses dans son œuvre2, l’auteur de la Queste del Saint Graal leur donne une importance jusqu’alors inconnue. Ce développement du type romanesque de la recluse n’est sans doute pas étranger à la montée de la pratique de la réclusion en Occident aux XIe et XIIe siècles et à sa fréquence au XIIIe siècle3. Pauline Matarasso a d’ailleurs remarqué que l’auteur de la Queste del Saint Graal rend assez fidèlement compte des questionnements et des pratiques religieuses de son époque4. Aussi, comme Pierre Jonin, Robert Deschaux ou Paul Bretel ont pu le faire pour leurs équivalents masculins, les ermites5, il semble possible de proposer une comparaison entre témoignages historiques et littéraires sur la réclusion féminine.
5Les sources historiques sont assez nombreuses pour que le phénomène ait été bien décrit et analysé. Incidemment, les études historiques sur l’érémitisme évoquent ce phénomène6. En outre, les approches littéraires ne manquent pas de fournir quelques données historiques7. Enfin, l’historienne Paulette L’Hermite-Leclercq a consacré un article au phénomène de la réclusion féminine. Non contente d’y faire la synthèse des sources disponibles8, l’auteur y dresse un portrait nuancé des différents types de réclusion féminine et s’interroge sur les motivations à l’œuvre dans cette démarche.
6La réclusion féminine est généralement présentée comme un cas particulier de l’érémitisme, dont les modalités spécifiques se justifient par la fragilité et le besoin de sécurité de la femme9. La réclusion se singularise en effet essentiellement par l’enfermement dans une cellule (murée ou fermée du sceau de l’évêque), cellule qui peut être considérée à la fois comme un tombeau et une protection efficace. Le réclusoir dispose au moins d’une “ fenestrelle ” sur l’extérieur afin que la recluse puisse recevoir de la nourriture. Le plus souvent, il est adossé à une chapelle ou à une église et la recluse dispose alors d’un “ hagioscope ”, fenêtre lui permettant de participer à la vie sacramentelle.
7Le phénomène de la réclusion féminine s’est surtout développé dans les villes, l’Église considérant qu’on pouvait y assurer plus facilement la protection et le suivi religieux de cet être foncièrement faible devant la tentation qu’est la femme10. Vivant de l’aumône publique, pouvant bénéficier de la direction spirituelle des prêtres de l’endroit, la recluse citadine n’a guère besoin de davantage pour survivre. Elle peut cependant avoir l’aide d’un ou de deux serviteurs, qui l’assisteront et demanderont l’aumône pour elle. Paulette Lhermite-Leclercq remarque que les conditions de réclusion ont pu être difficiles, la cellule étant de taille limitée, souvent orientée au nord et très froide11. Pour le reste, la vie matérielle de la recluse est beaucoup moins réglementée que celle des femmes appartenant à une communauté cénobitique.
8En effet, les règles de recluses s’intéressent essentiellement à la vie morale et spirituelle. Le principe même de la réclusion est justifié par ce passage de l’évangile de Luc où Marie écoute l’enseignement du Christ pendant que Marthe reste prisonnière de ses devoirs de maîtresse de maison12. En se libérant de toutes les obligations que crée sans cesse la vie mondaine, l’être est libre de s’élever à la contemplation. Ainsi, si la réclusion est une expérience de renoncement (à sa patrie, à ses biens, à sa famille et enfin à soi-même), elle l’est en vue d’un mieux-être spirituel et du salut de l’âme. Pour favoriser ce renoncement, la recluse doit éviter tout contact avec le siècle, non seulement dévorateur mais aussi corrupteur : elle doit limiter au maximum tout contact visuel ou tactile (favorisant le surgissement du désir) et ne pas abuser de la charité publique (trop manger conduisant à la luxure). Même les entretiens spirituels sont à éviter. Malgré tout, la réclusion n’isole pas totalement du monde : la recluse se doit en effet de prier pour le salut des êtres humains restés dans le siècle, ceux-là même qui assurent sa subsistance. Paulette Lhermite-Leclercq note enfin une forme de fascination pour la mort, qui serait assez propre à la réclusion féminine. Le rituel d’inclusion signifie cette mort au monde de façon extrêmement brutale et, selon elle, presque hétérodoxe13.
9A côté de cette réclusion féminine citadine, des reclus et recluses continuent à vivre dans les monastères ou au désert14. Ces deux types de réclusion, essentiellement destinés aux membres de communautés cénobitiques15, apparaissent alors moins sévères. Le religieux reclus peut rester au sein de son monastère et disposer d’un jardin pour vivre. Quant aux isolé(e)s aux déserts, leur mode de vie semble être le moins connu. Il s’agit généralement de moines ou de moniales qui ont obtenu l’autorisation de vivre à l’écart. Le plus fréquemment, ce seront des hommes. A propos de leurs rares homologues féminins, nous pouvons seulement affirmer qu’une recluse isolée se doit d’avoir un conseiller spirituel, qui vivra éventuellement dans une cellule voisine et pourra communiquer avec la recluse par une fenêtre, ainsi qu’un ou deux serviteurs qui assureront sa subsistance.
10La vie des deux recluses de la Queste del Saint Graal reflète au moins partiellement ces témoignages historiques. Elles sont bien soumises aux conditions d’enfermement communes à tous les types de réclusion. Ainsi, à son arrivée à la “ chapele ”, Perceval frappe “ a la petite fenestre a la recluse ” et celle-ci lui ouvre, mettant “ sa teste au plus avant que ele pot ” [sa tête le plus en avant possible]16. Un peu plus loin, rappelant les conditions de son entrée en réclusion, elle précise :
“ entrai en cest reclus en tel maniere que, ja mas, se Deu plest, n’en istrai tant com jo vive, ainz morrai au service Nostre Seigneur ” [j’entrai dans ce réclusoir si bien que, s’il plaît à Dieu, jamais je n’en sortirai aussi longtemps que je vivrai et je mourrai au service de Notre Seigneur] (P, 81).
11Quant à Lancelot, il constate à son réveil qu’il se trouve près d’“ une chapele ou il avoit une recluse ” (P, 142). Puis, dans la chapele, “ la recluse, que avoit une petite voiete par ou ele veoit à l’autel ” [la recluse, qui avait une petite ouverture par laquelle elle voyait l’autel] (P, 142) s’adresse à lui.
12Toutes deux ont par ailleurs un chapelain, dont le rôle essentiel est de dire la messe : c’est ainsi que Lancelot trouve “ uns chapelains a genolz ” qui “ disoit ses oroisons et ne demora gaires qu’il prist les armes Nostre Seignor et s’en revesti et comença la messe de la glorieuse mere Dieu ” [disait ses prières et il ne se passa guère de temps avant qu’il prenne l’armure de Notre Seigneur, la revête et commence la messe en l’honneur de la glorieuse mère de Dieu] (P, 142). De même, Perceval se voit contraint d’attendre le lendemain de son arrivée et l’après messe que “ li preudons de laienz li chanta ” [le prêtre de l’endroit lui chanta] (P, 72) pour pouvoir parler avec la recluse. Remarquons que ce chapelain peut aussi porter assistance aux visiteurs, c’est ainsi que Lancelot peut entrer dans la “ meson au chapelain ” (P, 145) pour se nourrir.
13En outre, nos deux recluses vivent dans la pauvreté, comme l’exige leur état. La recluse rencontrée par Lancelot ne peut lui proposer que “ de tel charité come Diex nos a prestee ” [la charité que Dieu nous a envoyée] (P, 145), c’est-à-dire “ pain et eve ” [pain et eau] (P, 145)17. Quant à la recluse rencontrée par Perceval, elle revendique une pauvreté nouvelle pour elle :
“ Et neporquant onques cele richesce ne me plot tant ne embeli come fet ceste povretez ou je sui ore. ” [et pourtant, jamais cette richesse ne m’a autant comblée que ne le fait la pauvreté dans laquelle je me trouve maintenant] (P, 73).
14Les deux recluses de la Queste del Saint Graal respectent donc les règles les plus fondamentales de la réclusion : enfermement, présence d’un chapelain directeur de conscience, renoncement aux biens matériels. Elles semblent toutes deux avoir mesuré les dangers d’une vie séculière dévoratrice, thème par ailleurs bien développé dans la littérature18.
15Cependant, comme Pierre Jonin et Paul Bretel ont pu le montrer à propos des ermites et le suggérer à propos des recluses, les nécessités de la fiction font que ces personnages littéraires s’éloignent de la pratique de leurs sœurs réelles.
16Tout d’abord, les deux recluses vivent au désert et non en ville. Le réclusoir de la seconde se trouve “ a destre del chemin ” [à droite du chemin], “ a une archiee ” [à portée d’arc] (P, 142) : il semble donc accessible mais se trouve en fait au cœur d’une forêt déserte, comme le reconnaît elle-même la femme de Dieu :
“ Lancelot, ceste forest est mout grant et mout desvoiable ; si i puet bien aler uns chevaliers a jornee que ja n’i trovera ne meson ne recet ” [Lancelot, cette forêt est immense et il est facile de s’y perdre : un chevalier peut tout à fait y cheminer une journée entière sans y trouver ni maison ni abri ](P, 145).
17Quant à la première recluse, qui se trouve être la tante de Perceval et l’ancienne reine de la Terre Gaste, elle a délibérément choisi de se perdre dans un lieu éloigné de tout, pour assurer sa sécurité. Le récit de sa fuite mérite d’être ici cité un peu plus longuement :
dont il avint, si tost come mes sires fu morz, que je, qui ere fame et poorose, oi poor qu’il ne m’oceist s’il me poïst prendre. Si pris maintenant grant partie de mon avoir et m’en afoï en si sauvage leu, por ce que je ne fusse trovee maintenant (P, 80)
[Ce qui eut pour conséquence qu’aussitôt que mon mari fut mort, moi, qui étais femme et peureuse, j’eus peur que son ennemi ne me tue au cas où il m’attraperait. Je pris aussitôt une grande partie de mes biens et m’enfuis dans ce lieu très sauvage pour que l’on ne me trouve pas aussitôt].
18Mise en danger par son statut de veuve-héritière du trône, affublée d’une crainte posée comme typiquement féminine, cette reine a préféré fuir le monde, non sans emporter une partie de sa fortune19. A la différence de son homologue, qui a acquis une réputation de sainteté20, elle recherche avant tout l’anonymat.
19Rappelons que cette réclusion féminine au désert, assez rare, n’avait pas les faveurs de l’Église. En revanche, elle a su trouver les faveurs des auteurs, car l’isolement au désert était plus riche de possibles romanesques21.
20Ainsi, pour avoir le courage de s’installer au cœur de forêts inhospitalières, il fallait être capable d’un esprit d’indépendance marqué22. Les deux recluses de la Queste ne semblent pas être sous l’autorité de l’évêque, ni avoir subi un de ces rituels de réclusion qui feraient clairement entrer leur démarche dans le sein de l’Eglise. Si l’on ne peut l’affirmer absolument à propos de la seconde recluse, en revanche l’ancienne reine de la Terre Gaste a choisi l’endroit, fait construire la cellule et s’y est installée de son propre chef. Sa démarche semble essentiellement personnelle, ses motivations d’origine n’étant pas même religieuses : en allant au désert, la tante de Perceval assurait sa sécurité matérielle23. Le caractère particulier de cette démarche permet d’associer au personnage un cheminement singulier. Cette fuite au désert devient en effet une expérience de conversion et d’accomplissement. La recluse est l’un des rares guides religieux de la Queste qui n’apparaît pas figé dans une perfection donnée comme acquise dans un passé indéfini. Au contraire, elle témoigne du progrès spirituel des êtres consacrés à Dieu, et peut servir de modèle aux chevaliers qui doivent parcourir le même chemin24.
21L’indépendance des recluses se manifeste d’autre part par leur facilité à accueillir et à converser avec leurs visiteurs, dans un mépris total des règles de la réclusion25. La tante de Perceval va jusqu’à loger son neveu dans son “ hermitage ” et jusqu’à le garder plusieurs jours à ses côtés26. Quant à la seconde recluse, c’est elle qui prend l’initiative d’appeler “ Lancelot por ce que chevaliers erranz li sembloit et mestier avoit de conseil ” [par ce qu’il lui semblait être chevalier errant et qu’il avait besoin de conseils] (P, 142). Elle n’hésite pas ensuite à répondre à ses questions et à lui proposer de le nourrir. Cette liberté de conduite semble justifiée par l’élévation spirituelle des deux femmes, toutes deux passées maîtres dans l’exposition des textes et du dogme. Leur rôle d’“ interprète mystique de Dieu ”, selon l’expression d’Albert Pauphilet27, autorise leur intervention. A l’évidence, nous sommes loin de ces faibles femmes que le réclusoir était sensé protéger de la tentation.
22Abordant le monde extérieur sans peur, elles ne semblent pas non plus fascinées par la mort. Si la tante de Perceval l’envisage, c’est en tant qu’issue naturelle de sa réclusion ; par ailleurs, elle ne témoigne d’aucun mépris excessif de la vie et semble même encore capable d’attachements terrestres28.
23La réclusion au désert présente également des avantages sur le plan matériel : les conditions de vie y semblent moins pénibles qu’en ville. La tante de Perceval, en particulier, échappe par bien des points à la règle commune. Son réclusoir est présenté comme un “ hermitage ” (P, 56)29, qui comporte le “ reclus ”, une “ chapele ”, mais aussi d’autres bâtiments, eux-mêmes enserrés dans une enceinte fermée. Ainsi, la porte doit être ouverte pour qu’on puisse y accueillir un hôte : “ Et cil de laienz font son comandement et vienent a l’uis et le defferment et reçoivent le chevalier ” [Les habitants de l’endroit suivent ses ordres, vont jusqu’à la porte, l’ouvrent et recoivent le chevalier] (P, 72). Dans ces bâtiments, vivent non seulement un chapelain, mais une “ mesniee ” entière (P, 72), largement suffisante pour assurer la subsistance de la recluse, qui ne devrait avoir à ses côtés que deux serviteurs30. Dans “ l’hermitage ”, les conditions de vie ne sont guère rigoureuses puisque Perceval se verra proposer un véritable lit31, bien éloigné des couches d’herbes que les chevaliers trouvent généralement chez les ermites32, et, par deux fois, un repas qui semble se rapprocher davantage de ce que peut offrir une châtelaine33.
li doignent a mengier s’il en a mestier et le servent de quan qu’il porront(P, 72)
[qu’ils lui donnent à manger, s’il en a besoin, et qu’ils lui offrent tout ce qui est possible]
cil de laienz mistrent la table, si mengierent de ce que la dame avoit fet apareillier(P, 79)
[Les habitants de l’endroit installèrent la table, et ils mangèrent ce que la dame avait fait préparer].
24Quoique ayant choisi pour elle-même la pauvreté et l’enfermement, la tante de Perceval garde de ses origines aristocratiques le sens de l’hospitalité et la fierté du bien recevoir34.
25Rappelons qu’elle s’est d’ailleurs enfuie au désert avec sa fortune. Comme a pu le dire Paul Bretel35, l’hermitage de la tante de Perceval ressemble par bien des points à une fondation monastique, mais présente paradoxalement l’avantage de la laisser plus libre.
26Comme la vie érémitique36, la réclusion semble plus souriante en littérature. Certes, les deux femmes ont fait le sacrifice de leurs biens et de leur liberté de mouvement, mais elles ne se complaisent ni dans les privations, ni dans une fascination malsaine pour la mort. Elles sont bien entourées par un chapelain et des serviteurs. Ayant atteint à l’harmonie et à la proximité avec la divinité, elles font preuve d’une indépendance certaine dans leur manière de vivre la réclusion. Sans crainte excessive du contact avec le siècle, elles n’hésitent pas à accueillir, à instruire et à mettre en garde leur hôte. Elles rendent compte d’exigences spirituelles qui conviennent à l’idéologie aristocratique. S’il n’y avait l’enfermement, elles ne seraient guère différentes des abbesses ou bonnes demoiselles qui interviennent auprès des chevaliers.
27Mais, à la différence de ces dernières, nos deux recluses sont bien plus que des types littéraires.
28Sans être les héroïnes de la Queste, les recluses y remplissent, comme les ermites, un rôle capital et font partie des adjuvants les plus influents. Après la sœur de Perceval, ce sont sans aucun doute les personnages féminins les plus importants du roman. Plusieurs éléments nous permettent de l’affirmer : le moment de leur intervention dans le récit n’est pas neutre, le contenu de leurs interventions respectives est d’une grande richesse. Par leur position de femmes consacrées, les recluses sont naturellement amenées à représenter le pouvoir spirituel et rédempteur des femmes.
29La tante de Perceval apparaît assez tôt dans le récit (P, 53). C’est la première figure de religieux que croisent Perceval et Lancelot, après leur engagement dans la quête et leur départ de Camaalot. Elle ne fait alors qu’une brève intervention avant de reparaître avec le seul Perceval (P, 71). Entre temps, quelques heures se sont écoulées ; entre temps, le lecteur a suivi les aventures de Lancelot qui, ayant refusé de revenir vers la recluse, rencontre un ermite qui l’appelle à la conversion. Quoique intervenant le premier dans le récit, du point de vue de la chronologie de l’histoire, cet ermite n’apparaît en fait qu’après la discussion de Perceval et de la recluse.
30Est-ce à dire qu’il revient à une femme d’ouvrir le compagnonnage entre religieux et chevaliers ? Une lecture purement chronologique de l’apparition des personnages interdirait de répondre oui à une telle question. En effet, quand la recluse fait son entrée en scène, d’autres religieux sont déjà intervenus. Cependant, dès que l’on prend en considération d’autres éléments de lecture, il semble qu’on ne puisse les mettre sur le même plan. Rappelons tout d’abord que, de l’avis de tous les commentateurs, la Queste del Saint Graal présente une structure tripartite : le temps de l’envoi, qui comprend tout le début du roman, sous le signe de la pentecôte, de l’engagement dans la quête et du départ de Camaalot ; le temps des aventures individuelles qui permettent aux trois élus de devenir des chevaliers spirituels ; et le temps de la révélation, qui est réservée aux meilleurs37. Or, les recluses interviennent toutes deux dans le temps des aventures individuelles, à la différence des hommes de Dieu qui distribuent des mises en garde collectives dans la première partie du roman (et spécialement de l’ermite Nascien, saint homme de Dieu qui marque de ses interventions le temps de l’envoi). Dans la seconde partie du récit, nous voyons d’abord intervenir des moines qui offrent l’hospitalité, présentent les “ merveilles ” dont ils sont les gardiens et, pour les meilleurs d’entre eux, fournissent l’interprétation des phénomènes et des événements à différents chevaliers. Puis, c’est le tour d’un premier ermite qui appelle à la conversion Gauvain, sans obtenir de résultat. Aucun de ces intervenants consacrés à Dieu n’a une pleine compréhension des événements concernant la Queste et encore moins la pré-science de son issue. Pour la plupart, ils ne savent même pas que la Queste est commencée et ignorent la véritable valeur des chevaliers qui leur font face. En outre, ils s’adressent parfois à des chevaliers privés de la grâce. C’est le cas de l’ermite qui perd son temps avec Gauvain, le futur réprouvé.
31Dans cette seconde partie du récit, la tante de Perceval est en fait la première à savoir quel va être le rôle de Galaad, sans l’avoir jamais vu et sans avoir été à Camaalot le jour de la Pentecôte :
“ Ore alez a Dieu qui vos conduie ! Certes, se il vos conneussent aussi bien come je vos conois, il n’eussent ja tant de hardement que il a vos se preissent ” (P, 56)
[Allez donc sous la conduite de Dieu ! Assurément, si ces deux chevaliers vous avaient connu aussi bien que je vous connais, ils n’auraient jamais eu l’audace de s’en prendre à vous.].
32Elle apparaît donc dès sa première apparition comme douée d’un don de prophétie, qui se trouve confirmé lors de sa discussion avec Perceval38. Elle est en effet la première à donner l’identité des trois élus de la Quête.
“ Et de ces deus virges sera li chevaliers que vos querez li uns et vos li autres, et li tierz Boorz de Gaunes. Par ces trois sera la Queste achevee. Et puis que Diex vos a ceste honor apareilliee a avoir, mout seroit granz dommages se vos entretant queriez vostre mort. Et vos la hasterez bien, se vos a celui que vos querez vos combatez, car sanz faille il est mout mieldres chevaliers que vos n’estes, ne que hons que len conoisse. ” (P, 73)
[Et de ces deux vierges, l’un sera le chevalier que vous cherchez, vous serez le second, et le troisième, ce sera Bohort de Gaunes. Par ces trois hommes, la Quête sera achevée. Et, puisque Dieu vous a préparé à connaître cet honneur, il serait vraiment dommage que vous trouviez d’ici là la mort. Et vous la hâterez sûrement, si vous vous battez contre celui que vous cherchez, car il est sans aucun doute meilleur chevalier que vous ne l’êtes ou qu’aucun homme que l’on connaisse.].
33Ce don de prophétie, elle le partage avec l’ermite Nascien, si important dans la première partie de la Queste. Mais, la tante de Perceval reste le premier personnage religieux investi d’un tel charisme dans la seconde partie du récit, ce qui amène Pauline Matarasso à y voir un équivalent de la prophétesse Anne39. Son intervention semble autoriser le cheminement spirituel des futurs élus de la Quête, car jusqu’alors n’étaient intervenus que Galaad, le déjà parfait, et Gauvain, le futur réprouvé, celui qui sans cesse refuse la conversion. Ce n’est qu’après son intervention que commencent les cheminements de Perceval, de Bohort, les futurs élus et de Lancelot, le racheté.
34La seconde recluse intervient beaucoup plus tard dans le récit. Elle est le dernier guide religieux (après trois ermites) à rappeler à l’ordre Lancelot dans son difficile itinéraire de repentir et de conversion40. C’est donc à une femme qu’il revient de ramener une dernière fois ce chevalier, perdu en raison de son amour pour une autre femme, dans la droite voie. Dans le récit, vont suivre la dernière rencontre de Gauvain avec un ermite qui se trouve être Nascien, puis l’ensemble de l’itinéraire de Bohort, qui rencontrera lui aussi deux ermites et un abbé fort sage. Mais, là encore, le temps du récit ne coïncide pas avec celui de l’histoire. Et, cette fois, du point de vue de l’histoire, la seconde recluse vient sans doute après ces différents religieux. En effet, après l’avoir rencontrée, Lancelot se trouve rapidement pris entre rivière profonde41, montagne impraticable et forêt inextricable, et privé de cheval par un chevalier noir. Plutôt que de désespérer, il décide d’attendre le secours de Dieu qui vient dès la première nuit : comme une voix le lui ordonne, il monte dans le bateau qui porte le corps de la sœur de Perceval et qui le conduira au château du Graal. Cette dernière aventure se situe donc après l’ensemble des épisodes où les trois élus sont guidés par la sœur de Perceval, série d’épisodes qui s’achève avec la mort de celle-ci au château de la lépreuse42. La rencontre de Lancelot avec la recluse se trouve donc ouvrir sur le temps des révélations aussi bien pour Lancelot que pour les trois élus. Ainsi, du point de vue de la chronologie de l’histoire, la seconde recluse semble près de clore le temps des aventures individuelles.
35Ainsi, deux femmes recluses semblent ouvrir et fermer le temps de la conversion et du perfectionnement spirituel (Gauvain et Galaad échappant tous deux à ce temps)43 et leur apparition semble participer des structures d’enchâssements courantes dans le roman arthurien. Comme a pu le remarquer Jacques Ribard, dans la Queste, les personnages féminins participent à la mise en place de ces structures : une demoiselle messagère ouvre le “ conte ”, la mise en terre de la sœur de Perceval le ferme. Au centre du roman, les personnages d’Eve et de Marie se répondent44. Il nous semble possible d’ajouter à ces effets de structure l’enchâssement de la seconde partie du récit par l’intervention des deux recluses. Etant donné l’art consommé avec lequel les auteurs médiévaux organisent leur matière, il ne saurait être question de voir dans la succession de ces différents cercles un effet du hasard. A chacun de ces personnages-borne est associé un discours, qui semble justifier ces structures. La première demoiselle rend possible le début de la quête en amenant Lancelot vers l’abbaye où il va adouber celui qu’il ne sait pas encore être son propre fils, Galaad, le chevalier parfait, sans lequel les aventures du Saint Graal ne pouvaient pas commencer. La sœur de Perceval rend possible le cheminement final des élus, l’accès à Sarras et retrouve dans la mort son chevalier servant Galaad et son frère Perceval. Elle est donc celle qui permet à la quête de se clore. Au centre de l’œuvre, Eve est celle qui par son péché a provoqué l’exil du paradis et la nécessité de l’errance pour retrouver le royaume de Dieu. Quant à Marie, elle a porté le Christ et permis que renaisse l’espoir du salut pour tous les hommes, non sans devoir connaître une forme d’agonie au pied de son fils en croix. Les deux femmes justifient donc l’existence de la quête : sans la première, elle n’aurait pas lieu d’être ; sans la seconde, elle n’aurait aucune chance d’aboutir. Si les recluses apparaissent à des moments-clé, c’est donc qu’elles aussi sont porteuses de messages permettant d’aborder et de clore le temps des épreuves.
36Les deux recluses apportent effectivement des informations majeures. Sur le plan théologique, leurs interventions n’ont rien à envier à celles de leurs homologues masculins. Nous ne nous y attarderons pas, la richesse de ces interventions ayant fort bien été analysée par Pauline Matarasso45.
37En outre, leurs exposés apportent des éléments clés sur le plan narratif. La tante de Perceval éclaire les événements qui se sont produits dans la première partie du récit et pose les thèmes essentiels de la Queste del Saint Graal46 : à travers l’histoire, se sont perpétuées des tables réunissant des frères chrétiens. Autour de ces tables, les apôtres, les premiers chrétiens venus en Angleterre puis les chevaliers de la Table Ronde. A chaque époque, un siège a été réservé au pasteur de ces fraternités : les deux premiers furent occupés par le Christ et par Josephé, premier évêque des chrétiens ; à l’instant même où il s’est assis sur le troisième sans être blessé, Galaad s’est trouvé désigné nouveau pasteur et maître des chevaliers de la Table Ronde. Comme le Saint Esprit est venu enflammer les apôtres le jour de la Pentecôte et les envoyer en mission, l’arrivée de ce chevalier aux armes vermeilles a donné le coup d’envoi de la quête pour tous les compagnons de la Table Ronde. Galaad est bien sûr l’élu qu’il faut suivre, le meilleur chevalier au monde. Enfin, comme nous l’avons évoqué plus haut, la recluse révèle également l’identité des deux chevaliers appelés à connaître la révélation des mystères à ses côtés : Bohort et Perceval lui-même. Fermant le temps de l’épreuve, la recluse conseillère de Lancelot propose un discours moins riche en informations. Néanmoins, il a deux fonctions essentielles. Tout d’abord, il rappelle comment les événements doivent être interprétés. Ils ont un sens en eux-même avant d’avoir une valeur allégorique47. Ainsi, Lancelot a réellement participé à un combat entre chevaliers noirs et blancs. Mais, le déroulement de ce combat est aussi une forme de résumé de l’itinéraire de Lancelot : choisissant le mauvais camP, celui des chevaliers terrestres et du péché, Lancelot est malgré tout épargné et pris en charge par les hommes de Dieu qui lui indiquent le chemin du salut. A lui de prendre garde de ne pas retomber.
38Car les deux recluses doivent avant tout assurer un rôle de guide moral. La seconde recluse confirme à Lancelot la nécessité de renouveler sans cesse son travail de conversion, et le met en garde contre son orgueil, la “ vaine / gloire ” (P, 144-145) qui pourrait le faire retomber. Quant à la tante de Perceval, elle est la première à mettre en évidence l’importance de la virginité48. Ce thème sera ensuite repris et développé par un abbé chargé de commenter les visions et les aventures de Bohort. Mais, toute l’œuvre aura mis l’accent par divers moyens sur la nécessité de la pureté, état qui protège des entreprises du diable49. Ainsi, il revient à une femme, pourtant mère, pourtant de la même espèce que les multiples tentatrices de la quête, de défendre le renoncement à la vie charnelle et le choix de la consécration à Dieu. Sans doute, cette exhortation à la virginité prend-il ainsi plus de force. Le choix est en tous les cas remarquable dans une œuvre qui s’inspire de textes religieux, généralement peu enclins à la confiance envers la femme.
39Ainsi, que ce soit sur le plan moral, théologique ou romanesque, les deux recluses deviennent le porte parole de l’auteur et permettent de comprendre la structure et les niveaux de lecture de l’œuvre. Dans la seconde partie consacrée aux aventures individuelles, elles semblent là pour donner les clés d’accès aux aventures et pour rappeler que seul un engagement permanent permet d’en tirer un profit spirituel. Sans aspirer à la pureté, un chevalier ne saurait rencontrer les aventures qui le feront progresser dans la quête. Sans être conscient qu’il doit sans cesse mettre sa confiance en Dieu et renoncer à son orgueil, il ne saurait en triompher.
40Les deux recluses, nous avons essayé de le démontrer, ne sont pas de simples adjuvants religieux parmi d’autres. Leur position (début ou fin d’itinéraire) porteuse de sens, la qualité de leurs interventions (don de prophétie qui permet d’annoncer qui seront les élus, révélations sur le sens des événements de la première partie, mise en perspective avec l’histoire évangélique depuis la Cène, leçons d’interprétation théologique et morale, leçons de lecture) en font des personnages secondaires-clé. Bien que leurs silhouettes soient très inégalement dessinées, nous pouvons chercher à comprendre pourquoi l’auteur a donné à ces deux personnages de tels rôles.
41Le fait qu’elles soient femmes n’est pas indifférent50. En effet, dans la littérature arthurienne, la femme est potentiellement initiatrice51. Le fait qu’elles soient solitaires les rend immédiatement porteuses d’une puissance spirituelle particulière. En effet, si l’auteur de la Queste pense visiblement que la familiarité avec Dieu est plus grande chez les solitaires que dans les communautés cénobitiques52, il semble en outre sacrifier à l’idée que les femmes solitaires ont une proximité encore plus grande avec la divinité53. Cette interprétation chrétienne renvoie à une vieille croyance indo-européenne où la femme représente la connaissance et l’initiation54.
42On peut d’ailleurs se demander si la figure chrétienne de la recluse ne remplace pas dans la Queste del Saint Graal les figures de fées que l’on pouvait encore trouver dans les romans arthuriens antérieurs et qui sont dans cette œuvre complètement bannies55. Remarquons que la tante de Perceval n’hésite pas à se référer à l’autorité de Merlin, seul survivant de l’époque où la magie avait droit de cité. C’est en effet Merlin qui a annoncé la quête, le jour même de la conception de la Table Ronde :
Quant Merlins ot la Table Reonde establie, si dist il que par cels qui en seroient compaignon savroit len la verité dou Saint Graal, dont len ne pot veoir nul signe au tens Merlin. Et len li demanda coment len porroit conoistre cels qui plus vaudroient. Et il respondi : “ Trois seront qui l’acheveront : li dui virge et li tierz chastes. Li uns des trois passera son pere autant come li lyons passe le liepart de pooir et de hardement. Cil devra estre tenuz a mestre et a pastre sor toz les autres ; et toz dis foloieront li compaignon de la Table Reonde a quierre le Saint Graal, jusqu'à tant que Nostre Sires l’envoiera entr’aux si soudainement que ce sera merveille. (P, 77)
[Quand Merlin eut établi la Table Ronde, il déclara qu’on connaîtrait la signification du Saint Graal, dont on ne pouvait rien savoir au temps de Merlin, grâce à ceux qui en seraient compagnons. Et on lui demanda comment on pourrait connaître ceux qui auraient le plus de valeur. Il répondit : “ Il y en aura trois qui l’achèveront : deux seront vierges, le troisième chaste. L’un des trois surpassera son père comme le lion dépasse le léopard en puissance et en audace. Il devra être tenu pour le maître et le berger de tous les autres ; et les compagnons de la Table Ronde qui voudront chercher le Saint Graal s’égareront sans cesse jusqu’à ce que Notre Seigneur le fasse venir au milieu d’eux d’une façon aussi soudaine qu’extraordinaire.].
43Pour faire suite à cette prophétie de Merlin, fils d’un incube et d’une jeune femme d’une grande foi56, le lecteur attendrait l’intervention d’une sorcière, porteuse mythique de la connaissance et de la souveraineté. Or, il revient à une ancienne reine devenue femme de Dieu de compléter cette prophétie. La christianisation de la Queste del Saint Graal a réservé le lien aux puissances spirituelles aux êtres consacrés.
44Remplaçant les fées et sorcières de la matière de Bretagne antérieure, les recluses ne peuvent obtenir ce lien si fort au divin qu’en raison des renoncements qui accompagnent leurs choix religieux. Comme le texte de la Queste l’a fort bien expliqué, c’est grâce à une femme qui a accepté la souffrance que le péché a été vaincu : la Vierge Marie, mère du Christ57. Après elle, d’autres femmes assurent une fonction rédemptrice qui ne va pas sans sacrifice. Dans la Queste del Saint Graal, c’est notamment la fonction de la sœur de Perceval, abondamment commentée58. Or, de façon certes moins éblouissante, les recluses sont aussi des figures du sacrifice consenti pour le salut. Malgré les adoucissements que propose la fiction, la difficulté de la réclusion reste présente. Aussi pouvons-nous penser que la tante de Perceval, qui appartient au même lignage que la jeune vierge sacrifiée au château de la lépreuse, peut être lue comme une figure annonciatrice du sacrifice absolu que va consentir une fois encore une femme du lignage de Perceval. Si l’auteur nous en dit bien plus sur cette première recluse, s’il la place en position initiale, c’est peut-être parce qu’elle est rattachée à ce lignage si mystérieux. A la différence de la seconde recluse, l’ancienne reine de la Terre Gaste ne nous a pas encore livré tous ses secrets.
45Les multiples informations déjà livrées sur la tante de Perceval nous ont permis de mesurer la distance qui sépare ce personnage du type que représente la seconde recluse. Non seulement, la tante de Perceval a reçu une identité précise et est entrée de ce fait dans un des grands lignages du monde arthurien, celui des gardiens du Graal59, mais elle a aussi été dotée d’une histoire et d’un psychisme : le personnage acquiert ainsi une réelle épaisseur et aurait pu faire l’objet d’un développement ultérieur, comme cela a été si souvent le cas dans la construction de la matière de Bretagne60. Ce possible n’a pas été exploité et le roman de la tante est resté à l’état d’ébauche. Il n’en reste pas moins vrai que l’exploitation de la technique du récit rétrospectif apporte au lecteur une série d’information sur le personnage61, et au-delà contribue à épaissir le mystère autour du lignage de Perceval.
46L’auteur ne nous livre que très progressivement les informations qui nous permettent de reconstituer la vie de la tante de Perceval. Rappelons tout d’abord ces différents moments. Lorsque Perceval revient vers la recluse et qu’il se nomme, celle-ci sait immédiatement qu’elle vient de retrouver son neveu, mais ne l’informe pas de son identité (P, 72)62. Elle refuse de le recevoir avant le lendemain, mais s’assure qu’il sera bien accueilli. Le jour suivant, la conversation donne suffisamment d’indices à Perceval pour qu’il comprenne que la recluse connaît bien sa famille, et par conséquent lui-même. C’est seulement alors que la recluse révèle son identité à Perceval :
Je sui vostre ante et vos mes niez. Ne nel doutez mie por ce se je sui ci en povre leu ; ainz sachiez por voir que je sui cele que len apela jadis la reine de la Terre Gaste. Si me veistes ja en autre point que je ne sui ore, car je estoie une des plus riches dames dou monde. (P, 73)
[je suis votre tante et vous êtes mon neveu. N’en doutez pas sous prétexte que je me trouve dans ce lieu très pauvre ; sachez qu’en vérité, je suis celle que l’on appela jadis la reine de la Terre Gaste. Vous m’avez vue alors dans un autre état que celui dans lequel je me trouve maintenant, car j’étais une des plus riches dames du monde.]
47Le chevalier finit par reconnaître sa tante, est peiné de son état, mais il ne pense pas à lui demander pourquoi sa situation est à ce point changée. Il préfère s’enquérir du sort de sa mère. La conversation se poursuit, la tante de Perceval l’instruit du sort de sa famille, du sens des événements actuels, de la façon de rejoindre Galaad. Perceval est alors prêt à partir, mais la recluse lui demande de rester une nuit de plus. C’est dans ce surcroît de temps que finit par lui accorder son neveu que la recluse révèle les raisons de sa fuite au désert :
Par Dieu, fait ele, ce fu par poor de mort que je m’en afoï ça. Car vos savez bien que, quant vos alastes a cort, que mes sires li rois avoit guerre contre le roi Libran ; dont il avint, si tost come mes sires fu morz, (P, 80)
[Au nom de Dieu, dit-elle, ce fut par peur de la mort que je m’enfuis jusqu’ici. En effet, vous savez bien que, quand vous partîtes à la cour, messire le roi était en guerre contre le roi Libran ; Il en découla, aussitôt que mon seigneur fut mort, …].
48Aussitôt après, à la demande de Perceval, la recluse lui donne des nouvelles de son fils, nommé Dyabiaus :
Certes, fet ele, il ala servir le roi Pellés vostre parent por avoir armes ; et puis ai je oï dire qu’il l’a fet chevalier. Mes il a ja passé deus anz que je nel vi ; ainz vet sivant les tornoiemenz parmi la Grant Bretaigne. Si quit que vos le troveroiz a Corbenyc (P, 81)
[En vérité, dit-elle, il alla servir le roi Pellés, votre parent, pour recevoir ses armes. Puis, j’ai entendu dire que celui-ci l’a fait chevalier. Mais, il y a déjà plus de deux ans que je ne l’ai pas vu ; il va de tournois en tournois à travers la Grande Bretagne. Je pense que vous le trouverez à Corbenic.].
49Une fois mis bout à bout les différents fragments de cette histoire, nous pouvons voir dans l’histoire de la tante de Perceval celle assez classique d’une veuve de roi, ayant un fils encore jeune, qui n’a eu comme choix que de choisir le refuge de l’entrée en religion pendant que son fils allait se former dans une cour voisine63. Nous avons vu plus haut que cette entrée forcée en religion s’est transformée, pour la tante de Perceval, en une réelle expérience de conversion et d’accomplissement spirituel. Comme a pu le dire Pauline Matarasso, l’ancienne reine de la Terre Gaste a su troquer sa royauté terrestre pour une royauté spirituelle. Cependant, plusieurs éléments introduisent une impression d’étrangeté : pourquoi la recluse tarde-t-elle tant à révéler son identité à Perceval ? Pourquoi sa parenté, et en particulier Perceval, n’est-elle pas intervenue après la mort de son mari ? Que signifie cette étonnante association entre Terre Gaste et richesse ? Que signifie cette distance envers son fils ? Sans parvenir à éclairer parfaitement toutes ces questions, nous postulons que cette étrangeté est ici signifiante64. Elle révèle un personnage féminin à la psychologie complexe. Elle révèle aussi le travail complexe de l’auteur autour de l’intertextualité : à la fois de reprise et mise à distance.
50Alors qu’elle a reconnu son neveu, la recluse ne juge pas utile de partager immédiatement la joie des retrouvailles. Jamais, elle ne cherchera à renseigner le chevalier sur sa famille, à moins que la demande vienne de lui. Faut-il en conclure que la tante de Perceval a atteint au détachement que l’on est en droit d’attendre d’une femme qui a renoncé à ses biens, mais aussi aux affections familiales et au souci de soi-même ?
51La recluse ne semble pourtant nullement indifférente à cette rencontre avec un membre de sa famille. L’auteur souligne la joie qui l’habite :
Et quant ele ot son non, si a mout grant joie, car molt l’amoit, et ele si devoit fere come celui qui ses niés estoit. (P, 72)
[Dès qu’elle entendit son nom, elle ressentit une très grande joie, car elle l’aimait beaucoup ; et elle se devait de le faire puisqu’il était son neveu.].
52Parlant de son neveu, elle n’hésite pas à déclarer à ses serviteurs que “ ce est li hons el monde que ele plus aime. ” (P, 72) [c’est l’homme au monde qu’elle aime le plus], propos qui prennent toute leur force quand nous apprenons que la recluse a un fils dont elle a su se détacher. Il faut donc voir dans l’attitude de la recluse autre chose que la simple marque d’un attachement familial. En tant que futur élu de la quête, Perceval assurera le véritable honneur de son lignage en devenant un chevalier “ célestiel ”. La recluse l’annonce très clairement :
“ Et certes, se vos morez en tel maniere, ce sera damages granz et vostre parenté en abessera mout. ” (P, 73) [Et, en vérité, si vous mourez de cette façon, la perte sera grande et votre parenté s’en trouvera très abaissée].
53En comparaison, son propre fils ne représente que la chevalerie d’ici-bas, préoccupée de tournois. C’est pourquoi, tout en ne s’inquiétant guère de ce que celui-ci devient, elle ne peut que souhaiter pour lui l’honorable compagnie de Perceval :
“ Par Dieu, fet ele, je voldroie molt qu’il vos eust trové, car lors seroie je aeise se vos estiez ensemble. ” (P, 81)
[Au nom de Dieu, dit-elle, je voudrais bien qu’il vous eût rencontré, car je serais soulagée si vous étiez ensemble.].
54Ainsi, si la tante de Perceval semble ne plus attacher beaucoup d’importance au cours de sa vie ou à celui de sa descendance, elle reste extrêmement soucieuse de l’honneur de son lignage, mais d’un honneur qui a changé de nature : il s’obtient maintenant par la conversion et le cheminement vers le salut, par l’entrée dans la chevalerie “ célestielle ”65. Aussi sa joie est-elle parfaite, puisque son attachement à son neveu se trouve justifié par des considérations plus hautes66.
55Le comportement de la tante peut paraître paradoxal en une autre occasion. La grande affection qu’elle ressent pour son neveu élu lui fait en effet adopter une conduite que l’on pourrait qualifier d’inconséquente. D’une part, elle engage Perceval à rejoindre au plus vite Galaad67, et lui donne les informations nécessaires pour cela.
Car orendroit ne vos porroie je mie dire ou il est ; mes les enseignes par quoi vos le porroiz plus tost trover vos dirai je bien ; et lors, quant vos l’avroiz trové, si tenez sa compaignie au plus que vos porrez. Vos vos en iroiz de ci (…) (P, 79)
[Car, à présent, je ne pourrais vous dire où il se trouve, mais je vais vous donner les informations qui vous permettront de le trouver au plus vite ; et, quand vous l’aurez trouvé, restez en sa compagnie le plus longtemps possible. Vous vous en irez d’ici (…)].
56Mais, d’autre part, elle fait tout pour le retenir plus longtemps à ses côtés.
Biaux niez, voz remaindroiz anuit mes o moi, si en serai plus aeise. Car il a si lonc tens que je ne vos vi mes que mout me sera grief la vostre departie. (P, 79)
[Cher neveu, vous resterez cette nuit avec moi, je m’en trouverai mieux. Car il y a si longtemps que je ne vous ai pas vu que votre départ me sera fort pénible.].
57Perceval tente d’obtenir son autorisation pour partir, arguant de la mission qu’il lui reste à accomplir, mais elle ne cède pas :
Certes, fait ele, par mon congié ne vos en iroiz hui mes. Mes demain, si tost come vos avroiz oïe messe, vos donrai je volentiers congié.(P,79)
[En vérité, dit-elle, vous ne vous en irez pas aujourd’hui avec mon autorisation. Mais, demain, dès que vous aurez assisté à la messe, je vous donnerai volontiers l’autorisation de partir.].
58Faut-il voir dans ces apparentes incohérences un personnage qui n’a pas encore atteint à la force intérieure et à la sagesse relevées chez les ermites68. Là encore, cette incohérence n’est sans doute que de surface. En tant que personnage doué de pré-science et empli de foi, la tante de Perceval sait que la rencontre avec Galaad se fera en son temps. En tant que personnage ouvrant le temps de l’attente, elle sait que la précipitation, loin d’être nécessaire, est inappropriée et peut même se révéler dangereuse69.
59En outre, dans le temps supplémentaire qu’elle demande et obtient de Perceval, elle va avoir l’occasion de l’exhorter à la virginité et de l’amener à assister pour la deuxième fois à la messe, renforçant ainsi l’efficace de la protection divine autour du chevalier70. Ainsi, ce qui pouvait apparaître comme une faiblesse humaine mal venue prend un tout autre sens. Si Perceval reste pour le plaisir de sa tante, il le fait tout autant pour recevoir un complément d’enseignement et de protection71.
60Ainsi, à chaque fois que le personnage de la recluse nous apparaît comme un personnage féminin à la psychologie complexe, nous sommes en même temps amené à constater que son comportement se justifie toujours sur le plan religieux et respecte parfaitement l’atmosphère mystique de la quête.
61Le même type de réflexion peut s’appliquer aux jeux de l’intertextualité, qui ne sont jamais pure démonstration d’érudition ou même simple inscription dans une continuité. Chaque fois, ces remplois sont aussi l’occasion de créer du sens.
62Depuis Pauphilet, tous les spécialistes de la Queste del Saint Graal ont proposé des rapprochements possibles avec d’autres membres de ce lignage : recluse, la tante de Perceval pouvait fonctionner comme un substitut de l’oncle ermite du Conte du Graal ; veuve et reine de la Terre Gaste, elle pouvait fonctionner comme un double de la mère de Perceval, telle qu’elle apparaît dans le Conte du Graal mais aussi dans le Perlesvaus72.
63Ajoutons que son mari tué dans la guerre contre le roi Libran pourrait renvoyer aux différents rois méhaigniés ou tués dans le lignage des gardiens du Graal, et beaucoup plus loin au premier meurtre d’Abel ; quant à son fils Dyabiaus, fait chevalier et allant de tournois en tournois, il pourrait rappeler les frères de Perceval, ces chevaliers qui n’ont guère eu le temps d’expérimenter autre chose que la gloire des exploits.
64En effet, les réécritures médiévales n’hésitent pas à transférer les attributs d’un personnage à un autre. Ainsi, de l’oncle de Perceval, la recluse aurait repris la consécration à Dieu, une capacité de communion avec le divin, la lourde tâche de renseigner Perceval sur la mort de sa mère73. De la mère de Perceval, elle aurait repris le statut de mère, de veuve et la relation à la Terre Gaste. Mais, le transfert d’attribut n’allant pas sans modifications, ces correspondances ne seraient bien entendu que partielles.
65Alors que l’oncle ermite reprochait à Perceval le péché commis envers sa mère, la recluse ne voit plus dans le départ du jeune homme qu’un acte nécessaire en vue de son accomplissement spirituel. Le péché est devenu acte de renoncement aux attachements familiaux74. Cette modification n’est pas anodine et n’est possible que grâce à l’orientation du roman, tout entier tourné vers l’exaltation de la chevalerie “ célestielle ”. Dans le Conte du Graal, Perceval quittait sa mère en raison de l’attrait inconscient qu’exerçait sur lui un monde chevaleresque auquel il était naturellement destiné mais qui lui avait été caché. Ce monde chevaleresque était alors d’ici-bas et la peine causée à la mère de Perceval pouvait donc être lue comme un péché. Dans la Queste del Saint Graal, la recluse relit différemment l’épisode. Le départ de Perceval était nécessaire pour qu’il rejoigne les compagnons de la Table Ronde, présentés comme les membres d’une confrérie presque religieuse.
Et quant Diex lor en done tel grace qu’il en sont compaignon, il s’en tienent a plus boneuré que s’il avoient tout le monde gaangnié, et bien voit len que il en lessent lor peres et lor meres et lor fames et lor enfanz. De vos meismes avez vos ce veu avenir. Car puis que vos partistes de vostre mere et len vos ot fet compaignon de la Table Reonde, n’eustes vos talent de revenir ça, ainz fustes maintenant sorpris de la douçor et de la fraternité qui doit estre entre cels qui en sont compaignon. (P, 76-77)
[Et quand Dieu leur octroie la grâce de les faire compagnons de la table Ronde, ils se considèrent comme plus heureux que s’ils avaient gagné le monde entier ; et l’on voit bien qu’ils laissent père, mère, femme et enfants pour cela. Vous avez vu cela se produire pour vous-même. Car, après avoir quitté votre mère et avoir été fait chevalier de la Table Ronde, vous n’avez pas éprouvé le désir de revenir, et avez été aussitôt conquis par la douceur et la fraternité qui doivent unir ceux qui en sont les compagnons.]
66Même si le jeune chevalier a trouvé le bonheur dans une communauté fraternelle aux valeurs évangéliques, son départ ne s’est pas fait sans tourments ni remords :
“ maintes foiz m’est ja venue dire en mon dormant que ele se devoit mout mielz plaindre de moi que loer, car je l’avoie presque maubaillie. ” (P, 74)
[bien des fois, ma mère est venue me dire dans mon sommeil qu’elle avait beaucoup plus à se plaindre de moi qu’à s’en louer, car je l’avais pour ainsi dire maltraitée].
67Cependant, il était un de ces renoncements nécessaires que tout être consacré doit expérimenter. Ainsi, quitter sa mère devenait pour Perceval le premier pas dans le “ noviciat chevaleresque ” 75. L’évocation de la mort de la mère, quoiqu’elle attriste et la tante “ morne et pensive ” (P, 74), et Perceval auquel il “ poise moi mout ” (P, 74) [cela m’afflige beaucoup] prend malgré tout un sens pleinement positif.
68De même, si l’on examine l’idée que la recluse reprend bon nombre des attributs de la mère de Perceval, on est amené à constater que ce rapprochement est sans doute plus facile avec le portrait de mère dressé dans le Perlesvaus. Dans le Conte du Graal, en effet, les parents de Perceval avaient été ruinés par la guerre qui affligeait le pays, l’impotence du père de Perceval lui interdisant de défendre ses terres. Ils s’étaient alors réfugiés sur une terre peu accueillante mais peu convoitée. Les frères aînés de Perceval avaient tout de même pu être armés chevaliers, mais à peine adoubés, au retour de leur premier tournoi, ils avaient été tués, ce qui avait provoqué la mort du père et le refus de la chevalerie par la mère76. Dans le Perlesvaus, le père de Perceval meurt au combat pendant l’absence de celui-ci. Sa mère a alors encore toutes ses riches possessions. En tant que veuve-dame, elle est menacée de les perdre, c’est pourquoi elle envoie sa fille Dandrane à la recherche de son frère, qui seul peut les sauver. Celle-ci finit par être enlevée par un des ennemis de la veuve-dame, mais sera enfin secourue par Perlesvaus, qui redonnera toute sa puissance à sa famille. La tante de Perceval emprunte aux deux figures du personnage. Comme la mère de Perlesvaus, elle est la veuve d’un mari qui est mort honorablement au combat et a pu défendre ses possessions. Comme la mère de Perceval, elle a dû s’exiler avec une partie de ses biens. Mais, à la différence de celle-ci, jusqu’au moment de son exil, elle a été très riche.
69Son ancien statut de reine de la Terre Gaste, associé à une grande richesse, surprend. Il pose en particulier la question de la signification de ces forêts et terres “ gastes ” que l’on rencontre dans les romans arthuriens. Dans le Conte du Graal, la mère de Perceval dit s’être exilée avec sa famille “ an ceste forest gaste ”, qui appartient à son mari, à une époque où “ les terres furent essilliees ” [les terres furent saccagées]77. Cependant, au tout début du roman, alors que Perceval est parti chasser, la forêt est présentée comme riante78. Dans la Queste del Saint Graal, la Terre Gaste est une terre maudite, terre qui a cessé de fructifier après le meurtre du roi Lambar79 :
Itiex fu li premiers cox de ceste espee, qui fu fet ou roiaume de Logres. Si en avint si grant pestilence et si grant persecucion es deux roiaumes, que onques puis les terres ne rendirent as laboureors lor travaus, car puis n’i crut ne blé ne autre chose, ne li arbre ne porterent fruit, ne en l’eve ne furent trové poisson, se petit non. Et por ce a len apelee la terre des deux roiaumes la Terre Gaste, por ce que par cel doulereus cop avoit esté agastie. (P, 204)
[Tel fut le premier coup de cette épée, coup qui fut porté dans le royaume de Logres. Il en vint une si grande pestilence et une si grande calamité dans les deux royaumes que jamais par la suite les terres ne rendirent aux laboureurs le fruit de leurs travaux, car il n’y crût plus ni blé ni quoi que ce soit, les arbres ne portèrent plus de fruits, et l’on ne trouva que fort peu de poissons dans les eaux. C’est pour cela qu’on a appelé la terre des deux royaumes la Terre Gaste, parce que par ce coup malheureux elle avait été perdue.]
70Sa stérilité est le prix du fratricide qui se renouvelle sans cesse dans l’histoire depuis le premier meurtre d’Abel par son frère Caïn80. Cette stérilité reflète donc le péché de l’homme, en particulier sa dureté de cœur81. De plus, dans les deux romans arthuriens, ces lieux “ gastes ” se retrouvent associés à la famille de Perceval. Il y a là un incontestable mystère que cette étude ne résoudra pas82. Elle peut juste faire remarquer que la lignée des gardiens du Graal semble connaître une forme de malédiction, liée à une faute antérieure aux erreurs même de Perceval83, faute sans cesse expiée par les femmes de la famille. A cette malédiction, il faut associer le sort des frères aînés de Perceval, tués dans des conditions terribles. Le Conte du Graal le rappelle : ils ont trouvé la mort après leurs premiers exploits de chevaliers, le plus âgé ayant eu les yeux crevés par les corbeaux et les corneilles84. Aucune justification n’est apportée à ces morts terribles. Dans la Queste del Saint Graal, la recluse ne fait qu’ébaucher un semblant d’explication :
Avez vos talent de morir ausi come vostre frere, qui sont mort et ocis par lor outrage ? (P, 72-73)
[Avez-vous envie de mourir comme vos frères, qui ont été tués en raison de leur faute ?]
71Elle confirme la culpabilité qui pèse sur le lignage de Perceval et qui s’exprime dans les frères aînés de celui-ci, mais sans nous donner la clé de cette culpabilité.
72Quoiqu’ayant connu son lot de souffrances, la tante de Perceval semble échapper à la malédiction qui a poursuivi la mère de Perceval. Pour elle, la Terre Gaste a pu être associée à la richesse et à la souveraineté85. En outre, elle n’a eu qu’un fils qui est lui aussi devenu chevalier sans connaître le sort terrible des frères de Perceval. Il semble donc que ce personnage, par son choix de la consécration religieuse et sa conversion complète, a pu échapper à la malédiction familiale et même contribuer au salut de son neveu, appelé à être un élu de la quête.
73Parmi les exercices les plus prisés au Moyen Âge figure la variation. La création de personnages religieux féminins participe de cet exercice. Appartenant à la catégorie des adjuvants religieux, les deux recluses offrent une image un peu différente des traditionnels ermites, moines ou prêtres, que ce soit par leurs modes de vie ou par leur appartenance au genre féminin. L’auteur de la Queste a su, nous semble-t-il, tirer le meilleur parti de ce type d’exercice, qui peut relever ailleurs du jeu stérile, et donner une vie propre à ses deux personnages. Sur le plan historique, les recluses vivent une réalité complémentaire mais assez différente de celle des ermites ou des moines. Pourtant, paradoxalement, alors que la pratique de la réclusion implique mort au monde et privation de liberté, les deux recluses de la Queste del Saint Graal apparaissent dotées d’une grande liberté et d’une humanité presque souriante. Elles savent concilier discours exigent et pratique de la charité chrétienne, consécration à Dieu et maintien d’un lien avec le monde d’ici-bas. Le processus de création littéraire en a fait des types nuancés et riches.
74Dans une œuvre qui rappelle que le péché est venu par la femme et qu’il est entretenu par celle qui sait si souvent se faire tentatrice, elles incarnent l’autre face de la féminité : celle de la force spirituelle, du lien privilégié au divin et de la capacité à se sacrifier pour le rachat du genre humain.
75Leurs interventions encadrent l’ensemble des aventures vécus par les trois élus aux côtés de la sœur de Perceval, vierge qui porte la terrible charge de permettre la rédemption, et dont la figure est rapprochée de celle de la Vierge Marie. L’œuvre de rédemption s’accomplit par leurs renoncements et leurs sacrifices mais aussi grâce à leur savoir religieux qu’elles transmettent aux seuls chevaliers qui sont dignes d’accéder à la chevalerie “ célestielle ”. Cette association de l’initiation et du sacrifice, les femmes sont les seules à l’incarner. Aussi structurent-elles et donnent-elles sens au temps de l’épreuve, à la fois long et central dans la Queste del Saint Graal.
76De ces deux personnages, seule la sainte recluse rencontrée par Lancelot reste anonyme. La première est tante de Perceval et peut être considérée comme la réincarnation d’autres personnages du même lignage, déjà apparus dans les romans arthuriens antérieurs. Selon les habitudes littéraires de l’époque, l’auteur de la Queste del Saint Graal peut se permettre de modifier le passé des personnages sans que son public s’inquiète de ces apparentes incohérences. Recluse et veuve, la tante de Perceval pouvait faire penser à la fois à l’oncle ermite et à la mère de Perceval dans le Conte du Graal. Mais, quoique apportant un certain nombre d’enseignements, le jeu des rapprochements risque d’occulter la mise en place d’un personnage romanesque propre à la Queste del Saint Graal, doté d’une biographie et d’une épaisseur psychologique qui permettent une lecture singulière du personnage. Participant de l’univers religieux de la Queste del Saint Graal, cette tante recluse a atteint à une élévation spirituelle qui lui permet de modifier totalement l’image de la Dame-veuve donnée par la mère de Perceval dans le Conte du Graal. Cette dernière était à l’évidence une figure de femme castratrice ou morganesque, refusant à son fils l’accès au monde des hommes et, par conséquent, à son destin. A l’opposé, s’inspirant sans doute d’autres portraits de la mère de Perceval, comme celui que l’on trouve dans le Perlesvaus, la tante de Perceval remplit à la perfection son rôle de guide et d’initiatrice. Elle ne retient son neveu que le temps nécessaire pour lui délivrer son enseignement et lui donner les clés du perfectionnement spirituel ; puis elle le laisse partir, pour qu’il accomplisse son destin, destin dont la nature a d’ailleurs un peu changé. Désormais, il ne s’agit plus de retrouver les honneurs de ce monde et la souveraineté, fût-elle celle des gardiens du Graal, mais d’aboutir à la souveraineté spirituelle, où le royaume a cessé d’être de ce monde. Ainsi, le lien archaïque du sacrifice à la vengeance et du meurtre à l’accès à la souveraineté a-t-il totalement été transformé.
Notes de bas de page numériques
Bibliographie
Avertissement : nous ne citons ici que les articles et monographies que nous avons pu effectivement consulter. Pour une bibliographie plus exhaustive, voir la bibliographie à l’usage des agrégatifs qui figure dans le même volume.
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Pour citer cet article
Isabelle Vedrenne-Fajolles, « À propos des recluses de la Queste del Saint Graal (ca 1225-1230) », paru dans Loxias, Loxias 7 (déc. 2004), mis en ligne le 15 décembre 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=95.
Auteurs
Isabelle Vedrenne-Fajolles est maître de conférences à l’Université de Nice (où elle enseigne l’histoire de la langue.) Travaillant sur la littérature didactique et la vulgarisation du savoir au Moyen Âge (XIIe-XIVe siècles essentiellement), elle s’intéresse à l’histoire des représentations et du lexique. Elle connaît bien la Queste del Saint Graal pour avoir traduit l’une des versions de cette œuvre, dans le cadre d’un projet Internet de vulgarisation dirigé par Christiane Marchello-Nizia.