Loxias | Loxias 2 (janv. 2004) Eclipses et surgissements de constellations mythiques. Littératures et contexte culturel, champ francophone (1ère partie) |  Quêtes initiatiques 

Jean-Guy Gouttebroze  : 

« L'allure ou les modalités de l'échange dans le Conte du Graal »

Résumé

Le Conte du Graal de Chrétien de Troyes présente une dichotomie. Les aventures respectives de Perceval et Gauvain traduisent en effet des représentations oedipiennes opposées. Chacune de ces deux positions peut être déchiffrée à travers le traitement romanesque de l’échange, dans ses trois modalités : linguistique, matériel et matrimonial.

Index

Mots-clés : échange , inceste, langage, structure

Texte intégral

« Exogamie et langage ont la même fonction fondamentale » 1

L'art de Chrétien de Troyes est, à la fois, un art de l'enchaînement des épisodes - la conjointure - et de la composition d'images claires, mais significatives. Certes, il est loisible d'appliquer à ses romans les principes d'une lecture métaphorique, mais une approche au premier degré de ces ouvrages, sans grille préconçue d'interprétation, est suffisamment opératoire et fructueuse pour révoquer le désir d'un autre type de lecture. Nous tenons à préciser d'entrée, que l'intervention au premier degré que nous préconisons n'implique ni naïveté, ni survol. Chrétien de Troyes est un clerc médiéval d'une grande culture et son expérience humaine le conduit à fournir des scénarios, des images et des enchaînements suggestifs et, parfois même, oniriques qui ont sollicité avec succès l'adhésion de son public et qui, aujourd'hui encore, nous interpellent. L'apparente simplicité du texte est un leurre. La transposition cinématographique que nous devons à E. Rohmer, esthétique et distanciée, se déroule comme un beau livre d'enluminures, un peu mièvres. En pâtissent la profondeur et l'intensité de l'œuvre initiale que nous devons retrouver par un effort d'adaptation aux conditions sociales de l'époque, aux enjeux qu'implique le texte, à la culture de l'auteur et à sa place dans la société.

Il n'est pas question ici de revenir sur un travail déjà ancien2 et de voir comment le Conte du Graal, construit en diptyque, oppose un Œdipe inversé, Perceval, à un personnage proprement œdipien, Gauvain, mais d'examiner comment s'exprime, dans cette dichotomie générale, une opposition qui lui est co-existentielle : celle de l'initiative de l'échange et de son refus.

C'est évidemment avec les moyens qui sont les siens que Chrétien de Troyes qui n'est ni sociologue, ni ethnologue, aborde le sujet, c'est à dire en mettant en place des évocations suggestives qui, au fil du déroulement du texte, s'enrichissent par similitude ou opposition. Quant à la nature des échanges, une lecture cursive et rapide du roman nous amène à penser qu'elle est essentiellement tripartite : linguistique – échange ou non de paroles –, matrimoniale – recherche ou présentation d'une partenaire féminine –, matérielle – circulation des biens ou des richesses.

Parler, en l'occurrence, d'allure ou de modalité consiste à établir des niveaux d'étendue et d'efficacité de l'échange : il peut être logiquement conçu comme positif ou négatif, selon qu'il est existant ou non. Toutefois, il est susceptible d'admettre une modalité intermédiaire qui, compte tenu de la déficience d'une des manifestations attendues, s'imposera comme le lieu du brouillé, du restreint ou de l'incomplet.

« Qui petit seme petit quialt »3 : il n'est pas fortuit que Chrétien ouvre le prologue du roman sur un aphorisme qui transcende en vérité générale la nécessité de la largesse médiévale. Se découvrant explicitement, en la circonstance, comme actant – Chrétien sème –, il montre que son initiative d'écriture s'adresse à son protecteur du moment, Philippe d'Alsace, et qu'elle sollicite de lui, comme la semence en terre, sous la forme du preu, une contrepartie. La supplique est habile, car le romancier escompte une retombée qui n'est pas exempte de préoccupations matérielles. En effet, si Chrétien, globalement, s'identifie au Semeur évangélique qui répand la bonne parole, s'il développe un discours sur la pratique de la charité chrétienne et s'il vise par là, en un mouvement d'altruisme, à l'édification morale de son protecteur – édification morale de grande portée sociale –, il escompte simultanément que se manifestera sa générosité sous la forme très matérielle d'une rétribution en nature ou en espèces.

Le Conte du Graal s'ouvre donc sur l'évocation d'un riche et subtil processus d'échange. Nous n'avons pas de réponse de Philippe d'Alsace ; mais le discours développé, compte tenu de ses attendus moraux et religieux, n'est susceptible ni de refus, ni de réticence. Il emporte la conviction. Le romancier invoque au centre de son propos le fondement même de la foi chrétienne :

Deus est charitez et qui vit
An charité, selonc l'escrit,
Sainz Pos le dit et je le lui,
Il maint en Deu, et Deus an lui.  (vv. 47-50)

Ainsi se crée une perspective où s'exerce, de façon consensuelle, la circulation des paroles et des biens.

Apparemment, il n’y a pas dans ce propos qu’un clerc adresse à son protecteur de revendication matrimoniale. Toutefois si nous nous référons à l’histoire du temps et aux travaux de divers chercheurs que résume J. Frappier4, cette préoccupation est peut-être implicite : Philippe d’Alsace, comte de Flandre, passant commande de la composition du Conte du Graal à un écrivain attaché à Marie de Champagne peut poursuivre une quête matrimoniale. La comtesse de Champagne, depuis 1181, est veuve et se présente comme un beau parti pour son puissant voisin. L’histoire, cependant, peut se jouer des intentions mythiques. Le mariage n’aura pas lieu. L’anecdotique n’est pas nécessairement paradigmatique.

Il n’en est pas de même dans le déroulement de l’intrigue romanesque. Lorsque Perceval approche du château de Blanchefleur, il ne trouve que ruine et calamité. Accueilli au château même par des hommes d’armes et des serviteurs faméliques, il découvre au milieu de cette désolation une jeune fille rayonnante, la maîtresse des lieux ; mais, d’entrée, il ne pourra entretenir avec elle aucune relation de parole. A tel point que s’en émeuvent les chevaliers du château qui se pressent autour d’eux :

Dex, fet chascuns, mout me mervoil
Se cist chevaliers est muiaus.
Granz diaus seroit, qu’onques si biaus
Chevaliers ne fu nez de fame.  (vv. 1862-1865)

 Mais Blanchefleur prend l’initiative de s’adresser au chevalier. Son charme aidant, Perceval devient loquace. Ce commerce linguistique devient commerce amoureux quand la jeune fille, de nuit, vient trouver le chevalier dans sa chambre pour le prier de la défendre contre un prétendant brutal qui, désirant s’emparer de sa personne et de son domaine, met le siège devant son château. Ils passent ensemble le reste de la nuit :

Li uns lez l’autre, boche a boche,
Jusqu’au main que li jorz aproche.  (vv. 2065-6)

En deux jours, au cours d’intenses combats, Perceval va vaincre le sénéchal du prétendant puis le prétendant lui-même. La prospérité sera rétablie à Beaurepaire ; les guerriers de Beaurepaire qui avaient été emprisonnés recouvrent la liberté et se joignent aux habitants de la place pour, unanimement, manifester leur joie :

Mes d'autre part grant joie avoit
El chastel, ou sont retorné
Cil qui avoient sejorné
Longuemant en prison trop male.
De joie bruit tote la sale
Et li ostel a chevaliers ;
As chapeles et as mostiers
Sonent de joie tuit li sain,
N'il n'i a moine ne nonain
Qui Damedeu ne rande graces.  (vv. 2734-2743)

Cette allégresse générale s'inscrit comme une conséquence de l'activation d'un processus d'échange que les hostilités avaient compromis. Nous avons dit l'existence d'une relation linguistique efficace ; il faut y adjoindre l'établissement d'une relation amoureuse par choix, analogue à l'union svayamvara de l'Inde – mariage par consentement mutuel qui ouvre au maximum la possibilité d'échange matrimonial. A ces deux commerces, se superpose l'intervention des marchands qui sauvent la ville de la famine à un moment où Perceval est en train de desserrer l'emprise ennemie qui l'étouffe. Chrétien de Troyes insiste sur la procédure, toute matérielle, de réciprocité qui s'instaure ; ce sont d'abord les personnages qui, sous forme dialoguée, définissent les termes de l'échange économique :

Traiiez fors, que tot est vandu
Si chier con vos le voldroiz vandre,
Et venez tost vostre avoir prandre,
Que ne vos porroiz desconbrer
De recevoir ne de nonbrer
Plates d'or et plates d'arjant
Que vos donrons por le fromant,
Et por le vin et por la char
Avroiz d'avoir chargié un char
Et plus, se feire le besoigne.  (vv. 2546-55)

Le narrateur, ensuite, les relaie pour bien marquer, s'il en était besoin, la circulation des denrées et de l'argent :

Ore ont bien feite leur besoingne
Cil qui achatent et qui vandent.
A la nef deschargier antandent,
s'an font tot devant aus porter
Por çaus dedanz reconforter.  (vv. 2556-60)

Ainsi se trouve exposé le mouvement, en action, de trois principes relationnels qui se présentent, chronologiquement, comme linguistiques, sexuels et matériels. Jamais, dans le Conte du Graal, n'est exprimée aussi nettement, sans réticence aucune, cette synergie de l'échange. Cette association entre les trois commerces relevés est, dans l'intention ou dans l'intuition de l'écrivain, si étroite et si manifeste qu'elle se répètera au cours du récit sous différentes formes - un de ces éléments pouvant être minoré ou surestimé, ou être, carrément, absent.

Le passage de Perceval au château du Graal nous offre un schéma narratif diamétralement opposé. Nous retrouvons, en effet, dans cet épisode, les trois éléments constitutifs que nous venons de relever ; mais ils sont traités de façon antithétique : ce qui était à Beaurepaire extension linguistique, relation et efficacité devient dans l'enceinte nocturne du château du Graal silence, rupture et impuissance.

Le trait le plus évident de ce mouvement réducteur est le silence qu'observe Perceval quand lui sont présentés les objets merveilleux que contient le château : les talismans que sont la lance et le Graal. A propos de la lance qui saigne, il s'abstient de demander « Comant cele chose avenoit » (v. 3205) et, à propos du Graal, quelle est la personne qui bénéficie de son service (vv. 3245, 3293). Ce silence, comme l'indiquera d'abord sa cousine qu'il rencontre le lendemain, puis la laide demoiselle qui intervient à la cour d'Arthur, contribuera à maintenir, sur le royaume du Roi Pêcheur, une implacable calamité qu'une prise de parole du héros aurait pu dissiper. Faute d'avoir pris cette initiative, Perceval portera une lourde responsabilité : le Roi Pêcheur restera infirme, il ne pourra exercer son pouvoir ; la terre et la société qui dépendent de lui connaîtront la disette et la ruine.

La circulation des richesses et des biens n'est pas très active au Château du Graal : la collectivité qui l'habite, recluse et limitée, ne pratique ni le commerce, ni l'industrie, ni même l'artisanat - le forgeron Trébuchet habite loin de là, à Cotoatre. Toutefois, elle n'est pas étrangère aux obligations de la largesse. Perceval est bien reçu, voire magnifiquement traité : dès qu'il met pied à terre, des jeunes gens accourent pour s'occuper de son cheval ; lui-même, par leurs soins, est revêtu d'un manteau d'écarlate et il est invité à partager un repas raffiné dont le plat de résistance est une hanche de cerf au poivre et dont le dessert est composé de liqueurs et de mets exotiques. Puis des serviteurs l'accompagnent dans une chambre luxueuse où il passera la nuit. De telles prestations appellent des contre-prestations dont Perceval ne se soucie pas. Dans sa situation de « bacheler », de jeune chevalier qui n'est pas encore « chasé », il ne peut équilibrer le processus d'échange qu'en donnant ce que sa personne peut fournir : sa force et ses compétences de guerrier. Or, il ne propose rien : le flux de la largesse joue à sens unique. Cette absence de réciprocité s'avère encore plus nette et plus chargée de sens quand le Roi Pêcheur transmet à Perceval une épée que la Sore Pucelle, sa nièce, lui a envoyée : apparemment l'arme est somptueuse ; mais elle est porteuse d'un vice caché que la cousine du héros lui révèlera le lendemain :

Gardez, ne vos i fiez ja,
Qu'ele vos traïra sanz faille
Quant vos vandroiz a la bataille,
Car ele volera en pieces.  (vv. 3660-3)

Sur ce point précis, la symbolique d'un échange matériel avorté se développe fort pertinemment. Perceval, qui ne sait pas encore que les habitants du château appartiennent à la branche maternelle de sa famille, par son silence, se montre insensible à leurs préoccupations. Le présent de bienvenue que lui remet le Roi Pêcheur est un appel à sa collaboration et à son aide. Il se dérobe. Il est logique que, le lendemain de sa visite, une cousine matrilatérale lui dise le défaut d'une arme qui devait consacrer la solidité d'un accord, mais dont la faille, ou, plus exactement, la paille, indique métaphoriquement qu'il n'a pas été tenu.

Nous sommes donc en présence, dans cet épisode, d'une circulation des biens à sens unique. Comme le montre le motif de la défaillance programmée de l'épée, un système d'échange sans contrepartie s'avère, à terme, inopérant.

La problématique d'une éventuelle manifestation de l'échange matrimonial est aussi présente. Chrétien de Troyes reprend un motif celtique, bien attesté, en particulier dans les légendes irlandaises de l'époque, celui de la dévolution du pouvoir5. L'intronisation du souverain est conçue sous la forme d'une hiérogamie : une union avec un personnage féminin qui représente la terre sur laquelle il doit régner. Correspond à cette fonction la porteuse du Graal - récipient connoté dans le roman, par de nombreuses récurrences, comme un symbole de la souveraineté. Mais la porteuse du Graal n'est pas n'importe qui. Les familles aristocratiques qui ont imaginé ce type de processus successoral tendent à garder le monopole du pouvoir. De ce fait, c'est une représentante de la famille régnante, donc une parente du souverain pressenti qui assume, sans l'exercer, cette fonction de détentrice de la souveraineté. Le postulant est donc entraîné dans un mouvement d'union endogamique, plus rituel et symbolique que réel. Compte tenu de la proximité parentale, une telle union qui relève de l'échange restreint, peut se révéler incestueuse. Perceval ne s'engage pas dans cette voie : il est indifférent à la présence de la porteuse du Graal. Une approche ethnologique du phénomène conduit à penser qu'elle est, sous une forme rayonnante, la cousine matrilatérale, désormais affligée, qu'il rencontrera le lendemain et qui lui dit qu'elle a vécu avec lui, naguère, dans le domaine de la Gaste Forest. Un lecteur pointilleux fera remarquer qu'il est surprenant qu'il ne reconnaisse pas en elle la jeune fille qu'il a vue le soir précédent. Mais cette ignorance qui relève d'un processus de fonctionnement mythique n'a-t-elle pas également, sous une forme excessive, un fondement psychologique ? Ne montre-t-elle pas l'indifférence du héros aux femmes de sa parentèle et à toute initiative qui pourrait le ramener à ce milieu ? Mère, Sore Pucelle, porteuse du Graal, cousine matrilatérale et, enfin, laide demoiselle qui surgit à la cour d'Arthur pendant les festivités de Pentecôte sont autant de représentantes d'une souveraineté familiale en déshérence - matériellement, socialement et, comme l'indique sans équivoque la blessure du Roi Pêcheur, sexuellement. Perceval est sollicité de lui redonner la prospérité.

En gardant le silence, il se dérobe à cette tâche. Par rapport à la création d'une étendue de l'échange dont Beaurepaire est le lieu, le système unilatéral de prestations qui se manifeste au château du Graal se trouve réduit au degré zéro de la réciprocité. Ainsi sont ménagées deux postulations opposées qui s'inscrivent comme le positif et le négatif de la modalité d'échange. Toutefois le texte de Chrétien s'avère plus subtil et complexe : en deux endroits, il nous indique ce qu'aurait été la conséquence d'une initiative de parole de Perceval, s'il avait posé les questions à propos de la lance et du Graal. Cette conséquence s'exprime à l'irréel : il aurait guéri le Roi Pêcheur et rétabli la prospérité dans son royaume. En l'occurrence, les propos de sa cousine,

Ha ! Percevaus maleüreus,
Con fus or mesavantureus
Quant tu tot ce n'as demandé,
Que tant eüsses amandé
Le buen roi qui est maheigniez,
Que toz eüst regaeigniez
Ses manbres et terre tenist,
Et si granz biens an avenist. (vv. 3583-90),

se trouvent complétés et précisés par le contenu de l'intervention de la laide demoiselle à la cour d'Arthur :

An mal eür tant te teüsses,
Que, se demandé l'eüsses,
Li riches rois, qui mout s'esmaie,
Fust ja toz gariz de sa plaie
Et si tenist sa terre an pes
Dont il ne tandra point ja mes.
Et sez tu qu'il an avandra
Del roi qui terre ne tandra
Ne iert de ses plaies gariz ?
Dames an perdront lor mariz,
Terres an seront essilliees
Et puceles desconseilliees,
Qui orfelines remandront,
Et maint chevalier an morront ;
Tuit cist mal avandront par toi.  (vv. 4669-83)

S'agit-il de rétablir la prospérité par des moyens identiques à ceux qui ont été mis en œuvre à Beaurepaire et ont montré leur efficacité ? Certes, en examinant les paroles de ces deux personnages féminins, nous pouvons constater qu'il faut que le roi soit guéri. Ainsi, la fonction royale retrouvant son lustre et son efficience, par une relation de cause à effet, d'ailleurs réversible, la fécondité et les échanges matrimoniaux seront de nouveau actifs. A un roi dynamique correspond la prospérité de la terre et de la société et cette prospérité induit l'existence d'un bon roi.

Apparemment, les critères de modalité que nous avons définis - prise de parole favorable, prospérité matérielle, échange matrimonial - sont bien présents et pourraient être satisfaits. L'initiative d'interrogation de Perceval aurait fait du royaume du Graal, terre gaste à l'instar de ce qu'était Beaurepaire avant l'intervention du héros culturel, un espace prospère. Cette perspective est globalement juste, mais trop cavalière. Les éléments qui sont mis en œuvre au château du Graal sont spécifiques, et cette spécificité même contribue à la constitution d'un niveau modal intermédiaire entre le plus et le zéro.

Lorsqu'il aborde Blanchefleur, Perceval se trouve de plain pied avec elle. Si l'initiative de discours est, au départ, laborieuse, les jeunes gens, ensuite, s'entretiendront aisément. Il n'en est pas de même au château du Graal. Dans le cas d'un personnage œdipien, dont Perceval est une représentation inversée, la prise de parole consiste à résoudre une énigme : question posée par le Sphinx aux portes de Thèbes, question que doit poser Perceval à propos des objets qui lui sont présentés et qui, à leur manière, l'interpellent. L'accès à la souveraineté, si elle présuppose l'établissement d'une relation linguistique ne peut, dans le cas d'Œdipe comme de son symétrique inverse, devenir efficace que par la solution d'un problème. L'énigme est un verrou :

Comme l'énigme résolue, l'inceste rapproche des termes voués à demeurer séparés : le fils s'unit à la mère, le frère à la sœur, ainsi que fait la réponse en réussissant, contre toute attente, à rejoindre la question. 6

Le phénomène de questionnement et de réponse, dans son principe de fonctionnement, est aléatoire : Œdipe peut ne pas trouver la solution ; Perceval, et c'est ce qui se passe, peut omettre de poser les questions. De ce point de vue, sans parler exactement de parole brouillée, il n'est pas excessif de parler d'échange linguistique brouillé. La solution de l'énigme conduit à une hiérogamie qui relève de l'échange restreint, voire incestueux. Œdipe, sans le savoir, épouse sa mère ; Perceval, pour entrer en possession de la souveraineté, doit entretenir un rapport de type matrimonial avec celle qui en est dépositaire, la porteuse du Graal, en l'occurrence une cousine germaine matrilatérale. La visite au château du Graal implique bien une problématique matrimoniale, mais elle est conçue comme réduite et relevant de l'échange restreint. Elle est toutefois apte, comme le révèlent les personnages féminins initiés qui stigmatisent le silence de Perceval, à rétablir la prospérité. Le rituel de la hiérogamie favorise l'apparition d'un nouveau souverain, jeune et dynamique, doté de la celeritas chère à G. Dumézil. C'est alors que la nature renaît, que les couples se reforment et que les familles s'accroissent.

Cette perspective d'une issue favorable à la pratique de l'échange restreint se trouve développée, sous une forme qui n'est plus hypothétique mais actualisée, dans deux épisodes du second mouvement du conte, second mouvement dont Gauvain, succédant à Perceval, est le protagoniste.

Alors qu'il chevauche, accompagné d'Yonet, dans une forêt, il découvre une harde de biches ; de sa lance, il en frappe une blanche qui s'échappe. La présence d'un animal de ce type est généralement, dans les romans arthuriens, l'indice d'une aventure imminente. Effectivement, Gauvain et sa suite continuent à chevaucher lentement, car le cheval de Gauvain a perdu un fer, c'est alors qu'ils voient sortir d'un château une brillante troupe de chasseurs de tous rangs, précédant deux importants personnages qui participaient, eux aussi, à la chasse :

Aprés trestoz les chevaliers
An vindrent dui sor deus destriers,
Don li uns estoit jovanciaus,
Sor toz les autres janz et biaus.  (vv. 5713-6)

Cette évocation d'un fringant prince chasseur et de son compagnon s'inscrit comme une antithèse du spectacle que Perceval avait découvert lorsqu'il s'approchait du château du Graal : l'équipage que formaient dans une barque, un mystérieux pêcheur à la ligne et un rameur qui l'accompagnait. Déjà, cependant, avaient été décrites les activités de chasse, en forêt comme en rivière, que le pêcheur, infirme, ne pouvait plus mener, mais qu'il avait déléguées à ses veneurs et à ses chasseurs de rivière. Le jeune seigneur que rencontre Gauvain s'impose comme un avatar du Roi Pêcheur : un Roi Pêcheur guéri, rajeuni, qui, ayant recouvré l'usage de ses membres, pourrait s'adonner à son passe-temps favori, la chasse.

Ce seigneur, s'il n'est pas marié, vit avec sa sœur : ils sont associés pour exercer le pouvoir. Chrétien de Troyes, à plusieurs reprises (vv. 5724, 5730, 5738, 5793, 5798, 5799, 5813), insiste sur cette relation de parenté et montre l'intimité affective et la solidarité qui se sont instaurées entre ces deux personnages. A telle enseigne que le jeune prince, voulant accueillir Gauvain avec la plus grande courtoisie, le confie à son écuyer, lui enjoignant de demander à sa sœur de le recevoir avec empressement et de lui témoigner autant d'affection qu'elle en témoignait à lui-même :

Qu'ele aint cestui et taigne chier
Et qu'ele autant face de lui
Com de moi qui ses frere sui.  (vv. 5736-8)

Le gouvernement féodal que Chrétien nous amène à découvrir, à la suite de Gauvain, repose sur la relation de parenté la plus restreinte : sans atteindre le degré zéro de l'échange, elle se réduit au minimum. Le repliement aristocratique, pour ne pas partager le pouvoir, en arrive à une restriction caricaturale ; néanmoins, le territoire sur lequel règnent le frère et la sœur connaît un développement économique florissant : Gauvain peut constater que les comptoirs des changeurs sont couverts d'or et d'argent, que des ouvriers et des artisans s'activent à diverses productions – armes défensives et offensives, équipement du cheval, tissage, teinture et apprêt des étoffes, création de pièces d'argenterie et de vaisselle précieuse, bijouterie. Et Chrétien de conclure :

Bien poïst an cuidier et croire
Qu'an la vile eüst toz jorz foire,
Qui de tant d'avoir estoit plainne,
De cire, de poivre et de grainne
Et de panes veires et grises
Et de totes marcheandises.  (vv. 5777-82)

Mais cette prospérité ne garantit pas la sérénité des rapports sociaux.

En effet, les bourgeois de la ville, arguant que la sœur de leur prince traite courtoisement Gauvain qui est le meurtrier de leur père, vont, maire et échevins en tête, se soulever et attaquer le château où séjournent la jeune fille et son invité. La lutte est rude tant en actes qu'en paroles. Au-delà du crime dont Gauvain s'est rendu coupable, nous pouvons détecter, dans ce passage, la manifestation d'une méfiance entre un milieu aristocratique hautain et fermé et des bourgeois actifs, qui entretiennent des rapports d'échange étendus – cette compétence, au demeurant, n'empêchant pas Chrétien, porteur des préjugés nobiliaires de ceux qui l'emploient, de montrer le ridicule et l'acharnement rancunier des vilains.

Qui se ressemble s'assemble… Chrétien a bien montré la sympathie immédiate qui s'instaure entre le jeune souverain, sa sœur, d'une part, et Gauvain, de l'autre. De fait, le neveu du roi Arthur incarne les principes d'élitisme et de confinement aristocratique. Quelque temps plus tard, pénétrant dans le château de la Roche Canguin, il se trouve en présence de trois femmes appartenant à trois générations successives de la même lignée : fille, mère, grand-mère. Elles ne reconnaissent pas Gauvain qui, pour elles, pourtant, est respectivement un frère, un fils et un petit-fils. En revanche, Gauvain connaît pertinemment la relation de parenté qui le lie à ces femmes : un chevalier, Guiromelant lui a révélé qui elles étaient.

D'entrée, Gauvain pouvait se présenter et décliner son identité. Il n'en a rien fait ; il a de plus interdit à sa grand-mère, la reine Iguerne, de lui demander son nom. D'où l'établissement d'un quiproquo : le voyant assis à côté de sa sœur sur un lit, Iguerne, touchée par leur beauté et leur élégance, va souhaiter qu'ils soient mari et femme. Renchérissant sur cette initiative, leur mère n'hésite pas à émettre une proposition qui est, en fait, l'adaptation d'une formule sacramentelle du mariage médiéval :

Deus li doint si metre son cuer
Qu'ils soient coe frere et suer
Et qu'ils l'aint tant et ele lui
Qu'une chose soient andui !  (vv. 9061-4)7

Chrétien de Troyes a beau corriger en signalant que les deux femmes, dès qu'elles reconnaîtront Gauvain, renonceront à leur projet et qu'il vivra, en toute innocence, en compagnie de sa sœur, ce qui est dit est dit. En raison des circonstances de l'énonciation, l'émission de la parole est viciée. Le romancier a bien introduit le motif d'un processus d'union endogamique qui se révèle incestueux. Ainsi se forme l'image que Cl. Lévi-Strauss a bien définie – celle de « consanguins dissimulés à eux-mêmes ». Le pivot de l'énigme s'est déplacé : il ne s'agit plus d'établir un verrou métaphorique entre deux phénomènes linguistiques, la question et la réponse ; mais de veiller à respecter, autant que faire se peut, un juste et vigilant écart entre les mots et les choses. Ce passage de la métaphore à l'actualisation immédiate sollicite plus directement la responsabilité.

Union matrimoniale restreinte, parole inadaptée, voire pervertie, il est surprenant qu'un scénario qui repose sur de tels principes puisse parvenir à des résultats positifs, et c'est pourtant ce qui se produit. De même que Perceval, en posant les questions, aurait relancé, dans le royaume du Graal, la prospérité matérielle, la promotion des chevaliers et l'échange matrimonial, de même, au château de la Roche Canguin, Gauvain est un sauveur qui a pour mission de redonner aux dames leurs domaines (v. 7587), de trouver des maris pour les jeunes filles (v. 7588), de promouvoir comme chevaliers de jeunes guerriers qui végètent (v. 7590). Mission accomplie : secondé par les femmes de sa famille, il redonne à cette société bloquée la paix et l'allégresse. Il relance le cycle des échanges sociaux (vv. 9167-88).

Il n'est pas fortuit qu'en cet endroit du roman réapparaisse le terme de charité, employé par les indigents qui, à la cour d'Arthur, regrettent l'absence de Gauvain :

Qand nos avons celui perdu
Qui por Deu toz nos revestoit
Et don toz li biens nos venoit
Par aumosne et par charité.  (vv. 9208-11)

Perceval, le jeune prince chasseur et Gauvain sont, à leur façon, trois personnages charitables et, par là, justifient le contenu du prologue du roman. Mais il convient de distinguer les caractéristiques générales de leur activité bienfaisante.

Perceval est l'initiateur de cycles longs d'échange : usage de la parole à bon escient, extension des cycles des prestations et contre-prestations matérielles, recours au mariage par choix, de type moderne, tout en se dérobant, sans le savoir, à la possibilité d'une union endogamique.

En regard, le prince chasseur et Gauvain sont aussi des agents de la prospérité ; mais, paradoxalement, ils sont des représentants du repliement aristocratique qui implique le recours à l'endogamie et l'apparition d'une parole, la plupart du temps, brouillée. Cette distorsion, en fait, n'a rien d'absurde : le comble de la ruine pour les sociétés, ce n'est pas la qualité des systèmes d'échange, même si l'échange généralisé est préférable à l'échange restreint, c'est leur disparition8.

Il faut reconnaître que Chrétien de Troyes fournit d'excellentes illustrations aux propositions théoriques de M. Mauss et de Cl. Lévi-Strauss. La cause de cette adéquation réside, à la fois, dans la nature des schémas narratifs qu'il reprend pour les interpréter – des textes mythologiques d'origine celtique sur la dévolution, l'exercice et la perte du pouvoir – et dans les préoccupations d'une société aristocratique féodale qui oscille entre la nécessité de l'ouverture des échanges et la conservation de ses prérogatives. Chrétien a su s'intégrer dans ce type d'intrigues, au point d'en vivre les enjeux et d'en restituer les aspects essentiels, y compris les conséquences psychologiques que de tels récits ont pu générer.

Procédant par images et scénarios évocateurs, il arrive à montrer qu'une bonne société n'existe que par l'extension des échanges – linguistiques, matrimoniaux, matériels – mais il n'est pas indifférent aux sollicitations de solutions régressives, même si elles comportent des usages spécieux de la parole : elles peuvent encore favoriser la prospérité. C'est l'interruption de l'échange qui amène la disparition d'une société. Œdipe avait longtemps régné sur Thèbes avant que la peste se déclare.

Notes de bas de page numériques

1 W.I. Thomas, Primitive Behavior, New-York, 1937, p. 182.
2 J.G. Gouttebroze, Qui perd gagne, le Perceval de Chrétien de Troyes comme représentation de l'Œdipe inversé, Nice, Centre d'Etudes Médiévales, 1983.
3 Chrétien de Troyes, Perceval ou le Conte du Graal, éd. A. Hilka, trad. J. Dufournet, Paris, GF Flammarion, 1997. Nous renvoyons de façon constante à cette édition.
4 J. Frappier, Chrétien de Troyes et le mythe du Graal, Paris, Société d'Edition d'Enseignement Supérieur, 1972, p. 50.
5 Voir sur ce point J.G. Gouttebroze, "De la dévolution du pouvoir en milieu celtique et arthurien. Croyances, rituel, éthique", Bruxelles, Le Moyen Age, 1999, pp. 681-702.
6 Cl. Levi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, p. 34.
7 Cf. notre commentaire de ces vers, J.G. Gouttebroze, " Un phénomène d'intertextualité biblique dans le Conte du Graal : " Qu'il soient une char andui" (éd. W. Roach, v. 9064), in Arthurian Romance and Gender, Masculin/Féminin dans le roman arthurien médiéval, Geschlechterrollen im mittelalterlichen Artusroman, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1995, pp. 165-75.
8Voir sur ce point, Cl Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris-La Haye, Mouton, 1967, p. 545. Se trouvent présentées théoriquement les trois pratiques de l'échange matrimonial - échange généralisé, échange restreint, paralysie - que Chrétien de Troyes évoque à sa façon.

Pour citer cet article

Jean-Guy Gouttebroze, « « L'allure ou les modalités de l'échange dans le Conte du Graal » », paru dans Loxias, Loxias 2 (janv. 2004), mis en ligne le 15 janvier 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=925.

Auteurs

Jean-Guy Gouttebroze