Loxias | Loxias 2 (janv. 2004) Eclipses et surgissements de constellations mythiques. Littératures et contexte culturel, champ francophone (1ère partie) |  Quêtes initiatiques 

Simone Vierne  : 

Des romans du Graal aux romans de Jules Verne : surgissements et éclipses du mythe de la Quête 

Résumé

Le sens initiatique de la Quête fait de cette dernière un genre à part au sein de la grande famille du roman d’aventure. C’est ce que montre exemplairement la Quête du Graal. Mais le sens profond du mythe initiatique s’est transformé au fil des siècles, jusqu’à connaître une réelle extinction entre la Renaissance et le début du Romantisme. Selon une optique anthropologique, cette étude se propose de mettre en lumière les différents facteurs historiques des variations du mythe.

Index

Mots-clés : initiation , mythe, quête, roman

Texte intégral

Le thème de l’aventure est sans doute celui qui domine la littérature de tous les temps et tous les pays - avec les thèmes de l’amour et de la mort, mais ils sont souvent liés : des poèmes épiques primitifs aux « romans d’aventures » les plus contemporains, en passant par les récits de voyage, l’Odyssée, avec ou sans majuscule, se décline en multiples variations. Il n’est pas question ici d’en faire même un début de revue, qui serait au reste loin du sujet même : éclipses et surgissement du mythe. J’aimerais seulement esquisser les problèmes qui se posent en ce domaine, dans une perspective mythocritique et mythanalytique, en m’occupant d’un mythe précis, celui de la Quête.

Que ce terme renvoie à l’aventure, cela est indéniable, mais toute aventure ne peut se qualifier de Quête, au sens mythique du terme. La Quête comporte assurément des aventures diverses, voyages et épreuves, mais le sens en est particulier. Car le héros n’est pas un simple voyageur, recherchant l’étrange et l’exotique. Le voyage conçu comme une quête a un but, qui va au-delà du dé-paysement, même si le voyageur n’en est pas toujours conscient : il s’agit pour lui de transcender l’humaine condition, en touchant comme Ulysse aux portes de la mort, ou comme Enée en descendant aux Enfers, et d’en ressortir autre, selon un schème initiatique bien connu1. On pourrait remonter plus loin qu’Homère, car le premier texte connu, l’épopée de Gilgamesh, très clairement initiatique, raconte les aventures d’un héros en quête du secret de l’immortalité, cherchant à vaincre la mort dont il a pris une conscience tragique lors de celle de son ami Enkiddou2.

Je me contenterai, et ce sera déjà un travail que je n’ai pas la prétention de mener à bien de façon exhaustive, de m’intéresser à la mythique quête du Graal, véritable quête initiatique, comme l’a bien montré Pierre Gallais3, à propos du cycle de Chrétien de Troyes. Cette « matière de Bretagne » me semble exemplaire dans ses multiples variations, dont l’œuvre de Chrétien de Troyes fut l’origine. Cela se marque d’abord dans l’expression même du but : la quête et la conquête de ce mystérieux vase, d’ailleurs écrit sans majuscule. L’un des aspects, le plus facile à cerner peut-être, de la variation mythique, est justement lié aux variations de sa représentation : suivant la date de composition et les croyances de l’écrivain, on a affaire à un « vessel » magique, un plat contenant une tête d’homme sanglant, le plat de la Cène, un calice ayant recueilli le sang du Christ, et finalement à une pierre qui a à voir sans doute avec l’alchimie, pierre précieuse dont « l’essence est pureté » et le nom mystérieux lapis exillis4, et qui est comparée fort symboliquement au phénix renaissant de ses cendres.

Cependant, le sens reste le même, au niveau du schème archétypique : d’une part, sous le nom jamais expliqué de Graal, il renvoie vraisemblablement au chaudron magique de renaissance des Celtes, accommodé selon les époques, et d’autre part il exige, pour être atteint, une quête qui est parsemée de voyages et d’épreuves : elles sont périlleuses au sens strict, mais, car nous sommes dans le mythique, à la fois magiques (on ne peut les surmonter avec le seul courage) et symboliques. Ainsi, traverser le « pont de l’épée » c’est passer un seuil impossible à tout être humain, ce qu’on appelle le motif des Symplégades5, infranchissable sauf pour celui qui est « appelé », qui possède un pouvoir surnaturel et pénètre ainsi dans « le royaume dont nul ne revient », souvent une forêt mortellement dangereuse, mais dont il parviendra à vaincre les obstacles, pour renaître autre. Lorsqu’enfin il atteint le château entouré de la « gaste terre », il verra le Graal, gage de renaissance, coupe de vie. Si, comme dans la version inachevée de Chrétien de Troyes, il ne pose pas la question, le cycle des épreuves va continuer, pour lui ou un autre, jusqu’à ce qu’enfin le chevalier parfait accomplisse la promesse. Il ne l’accomplit d’ailleurs pas pour lui seul, mais pour tous ses compagnons, avec lesquels il partagera le statut privilégié réservé aux initiés. En tout cas, dans ces aventures, ce n’est pas le voyage qui compte, c’est le chemin, celui qui advient après la simple éducation6. Bien entendu, cela est un résumé trop schématique de l’ensemble foisonnant du mythe qui a greffé ses variations d’abord sur l’histoire primitive de Geoffroy de Monmouth, l’Historia regium Britanniae, où le Graal n’apparaissait pas, puis sur les versions successives. Sept siècles plus tard, Wagner utilisera le même schème imaginaire, dans une forme et un contexte différents, mais sans le trahir. Une autre variation sera celle de T.S. Eliot, The Waste Land en 1922 et celle de Julien Gracq dans Le Roi Pêcheur en 1948. Sans compter les adaptations cinématographiques de la matière de Bretagne. Nous nous interrogerons plus loin sur ce retour. Pour le moment, il faut relier ce foisonnement de la matière de Bretagne au contexte historique et social des 12ème et 13ème siècles.

Manquera, il est vrai, le pôle personnel, celui du créateur, dont on ne sait pas grand chose. On en est donc réduit au seul pôle du trajet anthropologique qui concerne l’environnement socio-culturel, et c’est évidemment là que devraient entrer en lice les divers spécialistes des disciplines. Je me contenterai de quelques pistes, que les variations des versions du début du 12ème au 13ème siècle indiquent clairement. Les temps ont changé, et les versions subissent l’influence de la quête d’une terre lointaine, mais réelle, celle des Croisades. La christianisation du mythe avec l’apparition des variations sur le « vessel », montre qu’on passe d’une référence celtique à une interprétation qui conserve un fonds archétypique, mais mis au goût du jour. Il suffit de remarquer que dans la première version, celle de Chrétien, cet immense plat propre à servir, selon l’ermite, « brochet, lamproie ou saumon », contient une simple hostie, mais fort peu chrétienne car elle se renouvelle sans cesse, et n’est nullement consacrée chaque jour : comme si c’était le plat, le graal lui-même, qui la produisait. En revanche, on a par la suite, par exemple dans la Queste del saint Graal, qui forme un cycle complet mais tardif autour des aventures de Lancelot, d’un incertain Gautier Map :

« l’opposition, dans la Queste, entre la chevalerie terrestre et la chevalerie spirituelle [qui] suggère la présence d’une doctrine rigoureuse »7.

Interprétation qui doit beaucoup à la version très chrétienne de Robert de Boron. On est donc en train de passer, souligne Jean-Louis Backès, de la « somme romanesque à la méditation théologique ». Et de sortir du mythe.

Ce qui peut amener deux remarques. La littérature épique, au siècle précédent, c’est avant tout la Chanson de Roland. La valeur chevaleresque est certes mise au service d’une cause chrétienne – la lutte contre les « Sarrasins », mais non d’une quête initiatique. La matière de Bretagne est une manière tout autre d’envisager l’aventure chevaleresque, celle d’une Quête d’un statut ontologique différent. En revanche, ce qui commence à apparaître au 13ème siècle et va se développer, dans les chansons de troubadour, dont la version la plus complète sera le Roman de la Rose, c’est un seul des aspects de la matière de Bretagne, notamment avec la figure de Guenièvre. Le culte de la dame8 est plus important qu’on ne croit, dans les romans du Graal, mais il est toujours lié à la quête spirituelle. En outre, si la « fine amour » obéit bien à un code moral, la poésie des troubadours est avant tout fondée sur une recherche formelle, et non pas, ou pas seulement, spirituelle. Or cela ne convient pas au sens profond de la quête du Graal. Cependant, dans les toutes dernières versions, l’apparition de Galaad, le chevalier pur qui meurt transfiguré dès qu’il a atteint et vu le Graal, ne me semble pas étrangère au fait que les aventures de Lancelot avec Guenièvre, ou le mariage de Perceval avec Blancheflore, ont été influencés par la fine amour au point qu’ils sont au bord de tomber dans le vaudeville.

Avec The Morte d’Arthur de Malory, en 1485, on voit bien comment s’est effacé le sens profond du mythe9 : le roi Arthur a non seulement eu beaucoup de peine à établir son pouvoir, mais alors qu’il a abattu l’empereur de Rome, une révolte de son neveu Mordred l’oblige à un retour précipité en Grande-Bretagne, et tout s’écroule en une seule bataille, même si reste la magie du départ vers l’île des bienheureux, d’où il reviendra – un jour. En somme, le mythe s’étiole, parce que les temps ont changé, notamment parce que les croisades ne sont plus à l’ordre du jour – la dernière a lieu de 1248 à 1254. Et les « fedeli d’amor » ont remplacé les chevaliers de la Quête.

Bien entendu, on pourrait penser à Dante. La Divine Comédie est plus tardive que la Matière de Bretagne : commencée sans doute en 1307, elle ne fut imprimée qu’en 1472. Nous avons dans ce cas un voyage qui se réfère à la descente aux Enfers emblématique de l’Enéide, puisque c’est Virgile qui guide le poète, avant son entrée au Paradis. Mais le poème met en scène expressément son auteur, son exil, Béatrice, et son statut de poète. Certes, on a affaire à une quête, mais qui est non seulement très ordonnée, selon les fameux « cercles », avec une sorte de volonté encyclopédique, mais en définitive, le sort même du poète semble fixé dès le début de son aventure très structurée. Le poème traduit avant tout l’humanisme chrétien du 14ème siècle : ascension spirituelle, dans l’illumination d’un amour lui aussi totalement spiritualisé, mais le héros change-t-il de statut ontologique ?

Les avatars de ces aventures, au temps de la Renaissance, montrent bien qu’elles échouent à se transformer en quête : ce sont certes des épisodes chevaleresques, mais détournés et ironiques, ceux du Roland amoureux de Boiardo, et du Roland furieux de l’Arioste, aux 15ème et 16ème siècles (1494 et 1506). Le fait même qu’ils utilisent la figure emblématique de Roland, mais un Roland contraire aux traits de sa légende, puisqu’il est « amoureux » ou pris de folie, dans une atmosphère de magie poussée à l’extrême, et sans visée initiatique, montre bien que le mythe est en train de subir une éclipse, qui sera d’autant plus durable que la Renaissance va connaître les voyages véritables, ceux de la conquête réelle du monde, Vasco de Gama, Marco Polo etc. Le réel, fût-il plein d’exotiques merveilles, prend le pas sur l’imaginaire. Le Tasse, de son côté, lorsqu’il peint la première Croisade dans La Jérusalem délivrée (1580), accorde finalement peu d’importance aux aventures, ni même aux multiples intrigues, mais plutôt aux souffrances, aux passions de ses personnages.

Il faudrait, assurément, le concours de disciplines diverses pour mettre mieux en lumière l’arrière-fond historique et socio-culturel qui tout à la fois accompagne et induit l’éclipse du mythe de la Quête. Je ne peux que donner des indications de pistes, forcément lacunaires. Il ne faut pas oublier l’importance de la Contre-Réforme dans les mentalités, et le primat de la raison cartésienne. Ce qu’indique en tout cas la littérature, c’est que ce mythe subit bel et bien une éclipse, au 16ème siècle et aux deux siècles suivants. Non que l’on ne trouve pas d’ouvrages qui se fondent sur le thème du voyage. Mais ils sont franchement allégoriques, continuant en quelque sorte la tendance déjà entrevue avec la Divine Comédie, mais avec une raideur extrême, comme le Pilgrim’s progress de John Bunyan (1678 et 1684). Ce poème, émaillé de citations de la Bible, et où le voyage de Chrétien, dans des lieux aux noms abstraits et au sens transparent comme celui du héros (Le Bourbier du Découragement, la Foire aux Vanités etc.), n’incite à rêver qu’à de rares moments. On est proche de ce qui deviendra le roman de formation, et qu’illustrent bien Les Aventures de Télémaque de Fénelon (1699) ou à la fin du 18ème siècle, Le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, de l’abbé Barthélémy, qui intègre dans un récit toute son érudition sur l’Antiquité.

Le voyage est aussi un cadre commode, mais seulement un cadre, pour faire la critique du siècle : que ce soit Cyrano de Bergerac (L’histoire comique des Etats et Empires de la Lune) (1657), ou au siècle suivant Montesquieu (Lettres persanes), ou Voltaire (Candide, Micromegas), le voyage ne cherche pas à devenir une quête, à transformer l’être humain : la citation finale de Candide est fort claire, « Cultivons notre jardin… » et acceptons le monde et l’homme tels qu’ils sont. Ou bien profitons du dé-paysement du voyage pour faire la critique du monde tel qu’il va (mal).

Une autre forme de littérature qui utilise au 18ème siècle le thème du voyage est la littérature picaresque. L’exemple le plus célèbre en est Gil Blas de Santillane, de Lesage (commencé en 1715, édition définitive en 1747). Il est bien évident que nous n’avons pas affaire à une quête, mais à une série d’épisodes en cascades, dont le sens est proche des leçons des moralistes du 17ème siècle. Très réaliste malgré sa fantaisie, le roman comporte à la fois des portraits de personnages fort réussis et un tableau caustique des corruptions de la société. La comparaison avec le roman d’Apulée, Les Métamorphose ou l’âne d’or, considéré comme le premier roman de notre culture, est très éclairante. Si toute la première partie du roman latin du 2ème siècle semble préfigurer la littérature picaresque, la dernière partie éclaire très différemment ces rocambolesques « mémoires d’un âne », car elles montrent que le retour à l’humanité ne se contente pas de rendre des traits humains à Lucius : il devient prêtre d’Isis, dans deux cérémonies successives d’initiation. Rien de tel chez Lesage. Nous sommes uniquement dans la critique de la société, la mise en accusation du modèle social, selon une idéologie qui est celle du siècle des Lumières.

Il faut attendre la révolution romantique pour que le voyageur redevienne un quêteur d’absolu. Je renvoie aux travaux de Léon Cellier, le précurseur en ce domaine, et notamment à son article paru en 1964 dans le n° 4 des Cahiers internationaux de Symbolisme10, « Le roman initiatique en France au temps du Romantisme ». Il se plaçait sous l’égide de Mircea Eliade, qui dans Images et Symboles, disait :

« Quelle entreprise exaltante ce serait de révéler le véritable rôle spirituel du roman au 19ème siècle qui, en dépit de toutes les formules scientifiques, réalistes, sociales, a été le grand réservoir des mythes dégradés ».

Mais Léon Cellier a montré en outre que ces mythes ne sont pas en fait dégradés, mais transposés selon les formes d’expression littéraire possibles au 19ème siècle. Il y a assurément une différence entre le récit mythique et le récit romanesque, mais leur signification profonde et leur impact sur celui qui les reçoit ne diffèrent pas essentiellement :

« […] le roman d’aventures peut symboliser l’aventure mystique, le voyage de l’âme, l’itinéraire spirituel11. »

Ce qui n’allait pas sans controverses à l’époque, et encore de nos jours (sauf ici, bien entendu) car cela supposait un inconscient collectif se manifestant notamment dans la littérature. Victor Hugo, que cite Léon Cellier, l’exprimait clairement dans Les Misérables :

« Les vieux symboles génésiaques sont éternels ».

Les poètes parfois utilisent d’ailleurs carrément les grands mythes (Ballanche avec Orphée, Quinet avec Merlin l’enchanteur). Mais des romans comme L’Homme qui rit, de Victor Hugo, apparemment ancrés dans l’histoire de l’Angleterre élisabéthaine, sont redevables eux aussi à ce mythe de la quête d’une humanité différente, supérieure, comme l’avait bien montré Léon Cellier. La fin du roman, avec la mort-suicide de Gwynplaine, rejoignant son étoile, Dea, est plus problématique, car elle est d’une ambiguïté très moderne : est-ce la divinisation de cet être d’exception, exception physique et exception morale, qui en quelque sorte monte vers les dieux, où se trouve déjà – son nom l’indique de façon transparente, Dea, l’aveugle-voyante qu’il a aimée sur cette terre ? Ou notre monde, ici représenté par la cour d’Angleterre et la femme-araignée perverse, Josyane, ne peut-il offrir désormais la possibilité d’une transmutation, telle que la présentaient les mythes initiatiques anciens ? Je renvoie à l’article précédemment cité pour d’autres exemples, en particulier celui de Consuelo de George Sand12, ou Le Voyage en Orient de Nerval, aussi bien qu’Aurélia. La comparaison avec le roman d’éducation, le bildungroman allemand ou le roman d’éducation réaliste français (Le Lys dans la vallée de Balzac, ou l’Education sentimentale de Flaubert) montre bien que l’aventure n’a pas le même sens : les héros assurément apprennent un certain nombre de conduites et d’idées morales – ce qui n’est même pas vrai d’ailleurs pour le héros de L’Education sentimentale. Mais ils ne sont pas transformés par leurs aventures. Cependant, il ne faut pas croire que ce soit le seul projet réaliste qui soit en cause. Car on peut montrer que le très célèbre Germinal de Zola peut très bien se lire aussi comme un roman initiatique : son titre même, les aventures et le statut d’Etienne Lantier, le décor de la mine avaleuse et la résurrection du héros sont des signes symboliques forts, même si la réalité de la vie des mineurs et les questions sociales sont évidemment sur le devant de la scène. Mais en arrière-plan fonctionnent les grands thèmes mythiques : Etienne Lantier, après être descendu aux enfers, et avoir (par délégation à celle qu’il aime) subi la mort, ressort dans la lumière de l’aurore et reprend, tel Jonas au sortir de la baleine, sa route et sa mission proprement prophétique – même si elle est ici syndicale.

Ces quelques exemples ne sont que des coups de projecteur pour souligner cette résurgence au 19ème siècle du mythe de la quête. Il est évident que le contexte socio-historique a joué un rôle primordial. La coupure de la Révolution, le retour de valeurs religieuses et spirituelles en rupture avec le culte de la raison critique du 18ème siècle, le culte de l’humanité qui fait de Jésus un homme, tandis qu’on prône le « dieu sensible au cœur » de Rousseau : tout cela fait du romantisme un terreau propre à raviver le mythe de la quête. Le réalisme qui se moque, surtout par la voix de Flaubert, de ce qu’il juge des niaiseries sentimentales, juste bonnes à perdre la pauvre Mme Bovary, est aussi une réaction plus ou moins inconsciente contre la dégradation que peut faire subir au mythe la prolifération du thème dans des ouvrages de très grandes diffusion, des « romans de femmes de chambre », des feuilletons, car il faut aussi tenir compte de l’expansion de la presse et des possibilités données par les nouveaux moyens d’édition. Encore faut-il rappeler que Flaubert écrivait à George Sand toute son admiration pour Consuelo, pourtant aux antipodes de sa propre conception romanesque.

Mais je voudrais m’attarder un peu sur Jules Verne, qui écrit de 1864 à 1905 avec une régularité obligée (son contrat avec son éditeur Hetzel) des « romans d’aventures », destinés en principe aux adolescents, mais recommandés, dans la publicité très bien menée par l’éditeur, aux parents. On a beaucoup trop dit que Jules Verne était un inventeur prophétique, on le dit encore, malgré les preuves qu’on a pu donner du contraire. Il remplit certes son contrat pédagogique, faire l’inventaire des sciences du temps, mais il poursuit un autre dessein, plus conforme à ses désirs profonds, celui de « décrire la terre entière »13. Car le thème principal est bien celui contenu dans le titre général de l’œuvre romanesque : Voyages extraordinaires dans les mondes connus et inconnus. On peut, évidemment, insister sur les termes « voyages » et « mondes connus ». Mais dans ce cas, nous ne les lirions plus guère, nous pour qui « la terre entière est découverte », comme le dit amèrement Baudelaire dans son poème « Le Voyage », et qui avons vu « marcher sur la lune », ce que ne font pas les héros verniens, d’ailleurs. Dans la formulation, ce sont les termes « extraordinaires » et « inconnus » qui peuvent justifier dès l’abord le sujet de thèse que m’avait proposé Léon Cellier, Jules Verne et le roman initiatique14, dont il avait tracé quelques lignes de force dans l’article déjà cité. Il rappelait notamment le commentaire ésotérique qu’avait fait André Corboz du Voyage au centre de la terre15, qui s’y prête, il est vrai particulièrement. « C’est le roman d’aventure […] qui se prête le mieux à cette transmutation spirituelle », celle qui « transforme l’aventure humaine en mythe »16.

Je ne reviendrai pas sur l’interprétation que j’ai donnée du mythe de la quête présent dans la plupart des romans de Jules Verne ; parfois certains de mes lecteurs ou auditeurs regrettent la lecture pédagogique et « prophétique ». Mais c’est une lecture qui me paraît d’autant plus réductrice, que celle que j’ai proposée ne peut justement s’appliquer à ses nombreux imitateurs et successeurs immédiats, comme André Laurie17 ou Paul d’Ivoi : eux n’ont retenu que l’aspect de l’aventure dans ce qu’elle a de terre à terre.

Se pose alors la question propre de ce colloque : comment et pourquoi resurgit le mythe de la quête, dans cette seconde moitié du siècle, dans la foulée de sa réapparition romantique, en pleine euphorie scientiste et dans les débuts très prometteurs de l’industrie et de la technologie. Il y a une réponse dans les qualités propres du romancier, qui sait rêver et rendre poétiquement, quoi qu’on ait dit, ce que le vulgarisateur Figuier appelait les « merveilles de la science », qui sait rêver les ruines magiques sur la face cachée de la lune, évoquer, dans le royaume des profondeurs de l’Océan, l’Atlantide éclairée par un volcan sous-marin, ou faire surgir dans les étranges profondeurs de la terre, l’ancêtre primitif gardant son troupeau de mastodonte. Il y a retour à l’origine, mort symbolique et révélation du mystère : dans L’Ile mystérieuse, lorsque les naufragés découvrent, après un symbolique parcours labyrinthique, l’énigmatique Nautilus éclairé électriquement, le texte dit :

« il était le soleil de cette caverne, et il l’éclairait toute entière ».

A la fin de L’Ane d’or, le myste disait :

« Au fond de la nuit, j’ai vu le soleil resplendir ».

Rencontre d’ailleurs tout à fait au niveau de l’inconscient, et des archétypes : Jules Verne n’a pas pu lire le texte d’Apulée, alors totalement oublié.

Il y a donc chez Jules Verne, et nombre de ses contemporains qui firent à ces romans un succès inattendu, qui dure encore, un désir de donner un sens autre à ce qui pourrait n’être que cascades, fort bien agencée, d’épisodes aventureux, et moralisateurs. Toute la symbolique forme une constellation cohérente autour de la quête initiatique. Mais il y a tout de même l’intrusion d’une donnée du temps – liée aussi au pessimisme de l’auteur. Car ce dernier est très conscient que les progrès techniques peuvent très bien être détournés par la malice des hommes. Ses merveilleuses machines sont aussi des engins de guerre, le Nautilus tout le premier. Aussi la séquence de la renaissance est le plus souvent problématique. Assurément, dans Voyage au centre de la terre, le myste et ses guides jaillissent sains et saufs de l’Etna, dans une séquence d’ailleurs totalement irréaliste. Mais le plus souvent, on peut se demander si le dénouement est aussi prometteur d’une vie nouvelle et d’un statut différent. Par exemple, dans L’Ile Mystérieuse, les naufragés vont refaire leur vie dans une autre sorte d’île au fin fond de l’Amérique, en Iowa, où les visiteurs sont réduits, semble-t-il, aux quelques héros d’un roman précédent. Le même isolement sera encore plus symbolique dans Les Indes noires, où les habitants de la mine d’Aberfoyle ne remettront plus les pieds sur le sol pourtant idyllique de l’Ecosse. Comme si la société idéale et le bonheur des élus ne pouvaient se faire que dans ces Enfers au demeurant totalement oxymoroniques et improbables. Jules Verne ne croit pas, finalement, que son époque puisse favoriser un accomplissement de la quête, ici et maintenant en tout cas. Le siècle va s’achever, et le mythe va se diluer, soit que le thème du voyage s’exténue dans des répétitions souvent médiocres, soit que les récits de voyages réels prennent le dessus, même romancés comme ceux de Pierre Loti18.

Il faudra attendre, en littérature, après une sclérose de la création se refusant à parler d’autre chose que de son geste d’écriture, que la seconde moitié du 20ème siècle fasse resurgir ce besoin du « tête à tête avec l’Absolu » que rappelle Julien Gracq dans la préface au Roi pêcheur, avec un significatif retour au thème du Graal. Quête dont il donne aussi des variations dans ses romans. Dans la même veine, on trouve aussi, quoique leur manière soit évidemment différente, les romans de J.M.G. Le Clézio. Faut-il remarquer que tous deux sont des admirateurs de Jules Verne ? Il me semble que ce qu’on appelle souvent avec une nuance très péjorative, le « retour au roman traditionnel » marque surtout un retour vers une quête du sens, le désir de donner à la création l’ouverture vers l’Ailleurs que cherchaient déjà les poètes du Graal. Inutile de souligner combien notre monde en a besoin ! On ne peut que souhaiter, même si les récents ouvrages à la mode n’en prennent guère le chemin, que ce mouvement s’amplifie, afin de fortifier le nécessaire retour du mythe dans nos sociétés.

Notes de bas de page numériques

1 Voir Simone Vierne, Rite, roman, initiation, Presses Universitaires de Grenoble, 3ème éd. 2000.
2 Charles Baudouin, Le triomphe du Héros, « chapitre 1 », Plon, 1952.
3 Pierre Gallais, Perceval et l’initiation, éd. du Sirac, Paris, 1972.
4 Chez Wolfram von Eschenbach, Parzival, 1200-1216.
5 Rite, roman, initiation, op.cit. pp. 23, 53.
6Perceval et l’initiation, op.cit., pp. 32-33. La comparaison entre Perceval, qui parcourt un chemin initiatique et Gauvain qui n’est que le chevalier courtois confiné à la seule perfection profane du monde de la Cour est très éclairante.
7 Jean-Louis Backes, La littérature européenne, Paris, Belin Sup, 1996, notamment les pages 159-165.
8 Voir mon article « Les soupirs de la Sainte et les cris de la fée – Les femmes et le Graal, hier et aujourd’hui » dans Cahiers internationaux de symbolisme, Le Signe, le Symbole et le Sacré, CIEPHUM, Mons, n° 77-78-79, 1994.
9 Dans une version d’ailleurs très proche de celle de Monmouth. Voir La littérature européenne, op.cit., p.164.
10 CIEPHUM, Mons, repris dans Parcours initiatiques, La Baconnière, Neufchâtel-Presses universitaires de Grenoble 1977.
11 Ibid., p.119.
12 Voir aussi l’édition présentée par René Bourgeois et Simone Vierne, édition de l’Aurore-Glénat, 1983.
13 A la fin de sa vie, il craint de n’avoir pu mener à bien totalement cette entreprise qui lui tient à cœur.
14 Paru en 1973 aux éditions du Sirac (épuisé). On en trouvera l’essentiel dans Jules Verne, mythe et modernité, Paris, P.U.F. 1989. Quelques exemplaires semblent encore disponibles.
15 André Corboz, « Au milieu de la nuit, j’ai vu le soleil resplendir… », Action et Pensée, n°3, Genève, 1961.
16 « Le roman initiatique en France au temps du Romantisme », repris dans Parcours initiatiques, op.cit., p.127.
17 Pseudonyme de Paschal Grousset. Edité aussi par Hetzel, et tentant en vain de concurrencer Jules Verne.
18 Avec une exception notable, les romans de Joseph Conrad, au début du 20ème siècle.

Pour citer cet article

Simone Vierne, « Des romans du Graal aux romans de Jules Verne : surgissements et éclipses du mythe de la Quête  », paru dans Loxias, Loxias 2 (janv. 2004), mis en ligne le 15 janvier 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=912.

Auteurs

Simone Vierne