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Fadwa Mohammad Abouzeid  : 

Barberousse et La Reine blonde, la mise en abyme dans La Goutte d’or de Michel Tournier

Résumé

Sixième roman de Michel Tournier, La Goutte d’or est l’un des romans les plus controversés de cet écrivain prolifique, controverse qui l’a accompagné dès sa parution en décembre 1985. Les échos divergents que sa publication suscite dans la presse française de l’époque permettent de rendre compte du caractère exceptionnel et de la nature complexe de ce roman, ainsi que de la place particulière qu’il occupe dans la production romanesque tourniérienne. Rappelant par son intrigue la fameuse saga des Nuits orientales, le roman étonne également par sa structure en abyme. Axée sur la figure du jeune berger Idriss qui quitte sa patrie et se rend en France dans l’espoir de trouver sa photo prise par une jeune touriste de passage, l’intrigue principale se trouve encadrée par deux contes, le conte de Barberousse et celui de La Reine blonde, qui se font écho l’un à l’autre tout en faisant écho à l’histoire centrale, formant ainsi et en dépit de leur indépendance narrative apparente une sorte de diptyque avec cette dernière.

Index

Mots-clés : conte , identité, image, métarécit, mise en abyme, signe

Plan

Texte intégral

Michel Tournier, un romancier-conteur

1De tous les genres littéraires que Michel Tournier a pratiqués, le conte demeure celui auquel il accorde une prédilection particulière. Auteur d’essais, de romans, de contes et de nouvelles, c’est surtout comme conteur qu’il aime à se définir. Déjà en 1978, c’est-à-dire presque onze ans après son entrée dans le monde de la création littéraire, Tournier qualifie ses trois premiers romans parus jusqu’alors, Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967), Le Roi des aulnes (1970) et Les Météores (1975), comme « des enchevêtrements de contes1 », jugement que confirme son œuvre ultérieure. En effet, le penchant tourniérien pour le conte ne se manifeste pas seulement dans ses nombreux contes qu’il commence à publier à partir de 1978, mais aussi dans ses romans qui révèlent l’un après l’autre sa tendance vers le dépouillement de son style, et la simplification de ses structures narratives, tendance qui marque une nette évolution de son écriture vers une nouvelle esthétique littéraire plus proche de celle du conte que de celle du roman. Les prémices de cette tendance avaient déjà commencé à se faire sentir chez Michel Tournier lorsqu’il publie en 1971 son roman Vendredi ou la vie sauvage, nouvelle réécriture de sa première robinsonnade, réécrite elle-même à partir du Robinson Crusoé de Defoe. Cette réécriture de soi ne s’arrête pas avec la deuxième version de la robinsonnade, puisqu’elle se poursuit avec la publication en 1983 de son roman Les Rois Mages, nouvelle adaptation de son quatrième roman publié trois ans plus tôt, Gaspard, Melchior et Balthazar, qui confirme une fois de plus sa tendance vers l’adoption d’une forme d’écriture plus souple et plus légère qui lui permet aisément d’exprimer ses idées complexes et ses pensées philosophiques via une structure narrative simple et un style limpide.

2À cette première phase de réécriture succède une seconde qui commence avec la publication en 1985 de La Goutte d’or, roman aux allures d’un conte initiatique dont la concision et la simplicité narrative et stylistique contrastent fort avec la complexité des romans précédents, et qui représente, de ce fait, un tournant remarquable dans son parcours d’écrivain, puisqu’il s’agit pour la première fois d’un texte qui pourra d’emblée « être lu intégralement par un enfant de neuf ans2 », et qui n’a donc pas besoin d’une réécriture ultérieure, et d’une œuvre à travers laquelle il affirme davantage sa nouvelle orientation artistique.

1. La Goutte d’or, un enchevêtrement de contes

3Avec La Goutte d’or, Michel Tournier semble cristalliser sa conception de la littérature comme étant le meilleur véhicule de la philosophie en optant pour une forme littéraire hybride à mi-chemin entre le roman et le conte, mêlant le réel à l’imaginaire, qui lui permet d’aborder les questions les plus sérieuses d’une manière qui donne à entendre l’idée sans la dire expressément. Par sa forme concise, son apparence concrète laissant deviner derrière elle tout un monde abstrait à scruter, sa simplicité symbolique et sa puissance de suggestion, le conte invite à une lecture méditative et approfondie, dans la mesure où il recèle, d’après Tournier, « une signification fantomatique qui nous touche, nous enrichit, mais ne nous éclaire pas3 » et qui, de ce fait, demande à être décryptée et explicitée. C’est en ce sens qu’il faut lire La Goutte d’or, roman aux allures d’un conte initiatique mettant en miroir deux contes secondaires, Barberousse ou le portrait du roi et La Reine blonde, comme un enchevêtrement de contes. À quoi servent ces deux contes ? Y a-t-il un lien entre eux et l’intrigue principale ? Si l’insertion de ces deux contes dans la trame narrative de La Goutte d’or frappe de prime abord le lecteur qui s’étonne de trouver des histoires imaginaires inspirées de l’Orient arabo-islamique emboîtées dans une histoire réaliste d’un auteur occidental, cet étonnement ne tarde pas à se dissiper une fois la dernière page du livre fermée, car ce n’est qu’alors que le lecteur se rendra compte que ces deux contes méritent un examen critique aussi bien que l’histoire axiale du livre.

4Secondaires par le nombre de pages sur lesquelles ils s’étendent, les deux contes ne sont pas pour autant moins intéressants ni moins importants que le récit principal dans lequel ils s’imbriquent. Bien au contraire, ce dernier aurait perdu beaucoup de sa portée et de sa dimension symbolique, s’il n’était pas encadré par ces deux contes, vu qu’il ne s’agit pas avec Barberousse ou le portrait du roi ni avec La Reine blonde de contes plaqués sur le réel de l’intrigue principale sans véritable rapport, mais de textes complémentaires au texte initial, complémentarité que confirme d’ailleurs leur situation non en tant que contes annexes de moindre valeur isolés de l’intrigue et relégués à la fin du roman, mais en tant que contes mis en abyme prenant bien place dans le tissu narratif de l’œuvre, et qui « rachetant leur infériorité de taille par leur pouvoir d’investir des sens, […] se surimposent, sémantiquement, au macrocosme qui les contient, le débordent et, d’une certaine manière, finissent par l’englober tout4. » En effet, une continuité thématique entre ces deux courtes histoires enchâssées, que nous allons examiner tour à tour, et l’histoire enchâssante est très remarquable dès la première lecture, puisqu’il est question dans les deux contes comme dans l’histoire d’Idriss, de l’image et de la manière dont elle doit être considérée.

1.1. Barberousse

5Ne pouvant jamais résister à cette passion de la réécriture qui a presque toujours animé ses œuvres, Tournier s’inspire de l’épopée de la figure historique de Khayr Al-Dîn (1478 – 1546), corsaire turc fondateur au XVIe siècle avec son frère aîné Aroudj de la Régence d’Alger, et amiral en chef de la flotte ottomane sous le règne du sultan Soliman 1er, et en donne une version fictionnalisée dans le premier conte Barberousse ou le portrait du roi.

6Si l’Histoire nous raconte que le roux éclatant de ses cheveux et surtout de sa barbe dû à ses origines albano-catalanes l’avait fait surnommer Barberousse, Tournier fait de ce surnom un stigmate, et justifie cette rousseur comme étant la trace de « ce sang impur qui a teinté [ses] cheveux5 », sa mère l’ayant conçu alors qu’elle avait ses règles. Le Barberousse de La Goutte d’or est mal dans sa peau au sens littéral de l’expression, il déteste son apparence, et est incapable d’assumer son identité physique qui lui rappelle toujours, et en dépit de ses victoires guerrières, la honte de sa naissance, son infériorité et sa situation de paria souillé inspirant le dégoût et le mépris. Contrairement à Idriss qui n’a aucune idée de son visage, et qui poursuit son image, et s’efforce de retrouver son identité dans les yeux des autres, Kheir ed Dîn, complexé par sa physionomie, ne s’accepte pas, s’abhorre lui-même, évite son image et fuit son identité en camouflant ses cheveux et sa barbe aux regards de son entourage, acte qui lui attire encore plus de railleries, et qui est mal vu en Orient islamique où la moustache et la barbe sont considérées comme des marques de virilité à exhiber fièrement. Mais bien que le rapport de chacun des deux héros à l’image soit complètement différent, voire opposé, l’un courant derrière elle et l’autre la fuyant, celle-ci apparaît dans les deux histoires comme une source d’aliénation qui empêche le héros de se réconcilier avec lui-même et avec le monde, approfondissant ainsi davantage sa crise d’identité. L’image est sentie par Idriss comme un malaise, un manque plutôt que comme une satisfaction. Il en est de même également dans le cas de Barberousse chez qui l’image correspond à une crise de confiance identitaire, celle d’un refus d’identification à soi-même, puisqu’elle le met, comme s’il se regardait dans un miroir, dans un face-à-face avec lui-même, et lui renvoie l’image d’un moi qui ne cesse de lui faire du mal, et qu’il refuse, de ce fait, de reconnaître. L’image est ici une barrière psychique qu’il ne parvient pas à franchir, puisqu’elle constitue la présence tangible et trop pesante d’une réalité amère à laquelle il cherche à tout prix à échapper. Que ce soit dans le cas d’Idriss ou dans celui de Barberousse, l’image n’est pas à prendre telle quelle, et la restreindre à son aspect spéculaire serait une vision réductrice et complètement superficielle. Derrière la surface muette de l’image bourdonne en sourdine tout un monde inextricable de significations, un monde dynamique, doué d’une âme, qui n’attend qu’un œil perçant qui voit bien, mais surtout qui écoute, et qui seul pourrait l’affranchir de ce corps inerte qu’est l’image dont il est prisonnier. Cette tâche délicate et exquise à laquelle Idriss est initié par un maître calligraphe vers la fin de son parcours existentiel est prise en charge dans le conte de Barberousse par Kerstine, tisseuse prodige qui parvient à métamorphoser les marques de honte de ce dernier, ses cheveux et sa barbe, en une œuvre d’art, en une tapisserie tridimensionnelle où fusionnent harmonieusement toutes les nuances de la couleur rouge.

Tout en camaïeu roux, elle figurait un paysage européen d’automne, un sous-bois enfoui dans les feuilles mortes où rampaient des renards, sautaient des écureuils, fuyait une harde de chevreuils. Mais ce n’était rien encore. Au spectateur placé assez loin et plus attentif à l’ensemble qu’aux détails, il apparaissait que toute cette symphonie en roux majeur n’était en vérité qu’un portrait, un visage dont les cheveux et la barbe fournissaient dans leur opulence la matière de tout ce monde forestier […]. C’était, oui, le portrait de Kheir ed Dîn, réduit à sa couleur fondamentale […]6 .

7Cette symphonie forestière où se mêlent animalité et humanité7 est un exemple de ce que Michel Tournier appelle "image créatrice" qui, loin de se réduire à une représentation superficielle ou « un reflet direct8 » et mimétique de la réalité, et grâce à son pouvoir de suggestion, chatouille et mobilise l’esprit.

8À la différence du portrait en noir et blanc fait par le portraitiste de la cour royale, et qui ne met en lumière que le paraître brutal et belliqueux de Barberousse, la tapisserie de Kerstine le fait sortir de ce « registre exclusivement visuel9 », elle rend son être, trahit son besoin de se voir et d’être vu tel qu’il est, son désir de s’épanouir en détruisant une fois pour toutes cet obstacle qui l’isole de lui-même et des autres, et son droit de vivre son identité non plus comme une infamie, mais comme une fierté. Contrastant avec la superficialité et la platitude du portrait précédent, la tridimensionnalité et l’épaisseur laineuse du portrait tissé traduisent la profondeur de cet homme victime d’un préjugé culturel et d’un regard discriminatoire qui refuse de le voir au-delà de son apparence extérieure. Tout comme la reine blonde que le signe calligraphique réhabilite, Barberousse doit, lui aussi, son salut au signe. La tapisserie de Kerstine n’est-elle pas un enchevêtrement de signes ? Une transcription esthétique d’une image codée ? N’est-elle pas le fruit d’un signe ? N’ayant jamais vu Barberousse, c’est grâce aux paroles de son ami portraitiste que Kerstine parvient à créer un tableau réussi du roi, qui met l’accent sur sa rousseur sans pour autant le choquer, et qui le guérit de son complexe qu’il avait toujours cru incurable. Douée d’un étonnant don de dévoilement et d’une finesse de regard, Kerstine réussit à repérer l’irrepérable, et à percer le secret de Barberousse longtemps dissimulé aux regards. Son tact lui permet de « conjuguer ce qu’elle voit et ce qu’elle entend10 », et de transformer les paroles du peintre du roi, qui sont des signes sonores, en langage, en signe concret, écrit. Grâce à son œil d’artiste, elle décompose le tableau au fusain de Barberousse que lui offre le peintre, et le restructure finement, en se servant de ses fils de laine aux couleurs chaudes, en un tableau homogène où l’homme et l’univers communiquent et communient, et où la douceur de la nature vierge purifie l’âme et le corps de toute souillure.

9D’une couleur d’opprobre, le roux se transforme en un symbole de grandeur, de pouvoir et de souveraineté. Illustrant un état de parfaite symbiose entre Kheir ed Dîn et la nature, entre son microcosme intime et le macrocosme naturel, la tapisserie parvient à créer chez lui une sorte de satisfaction et de confiance en soi qui pallient, toutes les deux, ce sentiment de disgrâce et de rejet dont il a toujours souffert. L’identité physique n’est plus vécue comme une blessure, une difformité à cacher, et le surnom Barberousse qu’il a toujours regardé comme une dérision et un signe de déshonneur devient un nom qu’il revendique, qu’il assume, dont il se baptise volontiers, et dans lequel il se reconnaît et s’épanouit. « Barberousse, […]. Je m’appelle le sultan Barberousse ! Qu’on se le dise11 ! » s’écrie-t-il devant la tapisserie comme pour célébrer cette réconciliation inespérée avec soi-même et avec les autres, et s’il arrache le turban et la housse derrière lesquels il cachait sa barbe et ses cheveux roux, il arrache du même coup le masque de brutalité et de tyrannie sanguinaire qu’il s’était contraint lui-même à afficher tout au long de sa vie pour compenser ce complexe d’infériorité qui n’a cessé un jour de le hanter. Le sentiment de marginalisation et d’exclusion qu’il a toujours éprouvé se trouve remplacé par un état de plaisir et d’extase, car il se sent le seigneur de ce paysage naturel sur lequel il règne majestueusement. Les nuances de la couleur rouge et la chaleur de la laine le guérissent de ce froid intérieur qui l’a miné depuis le jour où il s’est rendu compte de sa situation d’homme humilié et taré de naissance. Devenant le symbole de « l’intégration heureuse à l’univers12 », le roux de ses cheveux et de sa barbe n’est plus une couleur à connotation péjorative mais un atout et une marque de distinction.

10Or, le conte se termine sur le détrônement de Barberousse par son prédécesseur Moulay Hassan qui récupère le trône de Tunis, et son refuge en Europe, événements qui surviennent bizarrement le lendemain de cet épisode de la tapisserie. C’est en ce sens que nous pouvons comparer la clôture du conte de Barberousse avec celle de La Goutte d’or, vu qu’il s’agit dans les deux cas d’une clôture énigmatique qui donne lieu à plusieurs interprétations, et que certains critiques considèrent comme tronquée. À première vue, la fin de chacun des deux héros revêt l’aspect d’un échec plutôt que d’une victoire : Idriss s’oublie tellement en dansant avec son marteau-piqueur qu’il brise la vitrine du bijoutier, acte qui lui vaudrait, si nous essayions d’imaginer une suite plus ou moins réaliste à son histoire, une série de nouveaux problèmes, il serait probablement arrêté par les forces de l’ordre, conduit à la prison, frappé d’une punition, tandis que Barberousse ne mènerait auprès de François 1er qu’une vie de courtisan, après avoir été lui-même roi, et reviendrait de nouveau à son ancienne vie de pirate écumant les mers à la recherche de nouvelles aventures.

11Or, contrairement à ceux qui perçoivent le dénouement de ce premier conte comme un échec flagrant et définitif de Barberousse, et considèrent sa victoire identitaire comme une victoire provisoire, ou même une fausse victoire, nous interprétons cette fin comme une confirmation du double triomphe de Barberousse, mais aussi comme une preuve supplémentaire qu’il s’agit bien d’une image créatrice ouverte sur l’avenir, et qui diffère ainsi complètement de l’image mimétique « toujours rétrospective13 » comme « un miroir tourné vers le passé14 ». Loin de relever d’un pur hasard, la clôture du conte est à lire plutôt comme la réalisation immédiate d’une prophétie implicitement annoncée par cette étrange tapisserie de Kerstine qui « anticipe, qui donne à voir ce qui n’existe pas encore et n’apparaîtra qu’à la fin de l’histoire15 ». L’artiste subtile n’a-t-elle pas ingénieusement marié le visage de Barberousse à un « paysage d’automne scandinave16 » ? Ne l’a-t-elle pas dans son tableau transposé dans une autre culture complètement différente ? Ne l’a-t-elle pas transporté d’un milieu où sa rousseur est prise pour un signe d’ignominie à un monde qui le respecte et qui lui restitue sa dignité et son identité grâce à cette même couleur ? La phrase mystérieuse « ce qu’a fait une femme, seules les mains d’une femme peuvent le défaire17 » qu’elle prononce fermement après avoir décelé dans l’histoire de Barberousse racontée par son ami Ahmed Ben Salem, portraitiste officiel du palais, cette « extrême susceptibilité qu’il manifestait à l’endroit de sa barbe et de ses cheveux18 » ne s’éclaircit et ne se concrétise-t-elle pas à la fin du conte ? Tout comme Idriss qui passe du ghetto stigmatisé de La Goutte d’or à la luxueuse Place Vendôme, et attire, en brisant la vitrine du bijoutier, les regards et l’attention de l’élite parisienne après être longtemps passé inaperçu, Barberousse passe de sa sphère restreinte à un univers beaucoup plus ouvert et plus libre. S’il sort triomphant de ce combat intérieur de rejet de soi auquel il était en proie, il fréquente, lui qui avait toujours cherché à éviter de se faire remarquer, la cour royale française, et devenant l’ami de François 1er, il commence une carrière militaire brillante et prestigieuse, et compense, par conséquent, l’éclipse momentanée qu’il a subie à Tunis. Une double victoire est ainsi bel et bien remportée, l’épanouissement de son moi allant de pair avec celui de sa carrière. D’ailleurs, et au-delà des limites du conte qui s’achève sur le départ de Barberousse au « pays des automnes roux19 », là où sa rousseur n’est plus regardée comme une exception choquante, l’Histoire nous informe du rôle qu’avait joué Khayr Al-Dîn Barberousse dans la réorganisation et l’armement des forces navales turques lors de l’alliance franco-ottomane conclue entre François 1er et Soliman 1er en février 1536, c’est-à-dire environ quelques mois après la date de la défaite de Barberousse à Tunis le 14 juillet 1535, mentionnée en note à la dernière page du conte. Chargé par le sultan de mettre la flotte ottomane à la disposition de son allié français, Barberousse mène plusieurs campagnes maritimes réussies contre de grandes villes méditerranéennes, et remporte victoire après victoire jusqu’à sa mort, inscrivant ainsi son nom dans l’Histoire non plus comme un marginal, un simple pirate, mais plutôt comme un grand chef militaire universellement connu.

12C’est dans cette même perspective également que rien ne nous est dit sur ce qui arrive à la goutte d’or, tout comme rien n’est mentionné non plus à propos de la tapisserie. Le destin de l’objet magique de l’épisode final des retrouvailles avec soi reste, dans les deux histoires, un point d’interrogation. C’est que la tapisserie aussi bien que la goutte d’or remplissent respectivement une fonction précise, elles ne sont pas un but à atteindre, mais plutôt un moyen permettant d’atteindre le but, d’où leur dimension symbolique et leur importance dans les deux intrigues. Toutes les deux jouent un rôle de médiateur mettant le héros sur le chemin de l’épanouissement identitaire, épanouissement qui prend la forme d’une prise de connaissance de soi, de sa culture et de son patrimoine dans le cas d’Idriss, et d’une reconnaissance de son visage, d’une acceptation / satisfaction de son physique, et d’une confiance en soi et en sa capacité à s’offrir aux regards d’autrui dans tout le flamboiement de sa rousseur dans le cas de Barberousse. Accédant à un état durable de plénitude et d’équilibre identitaires, les deux héros n’ont donc plus besoin de posséder cette clé qui les a affranchis de leur crise intérieure.

13C’est toujours dans cette même logique que les deux figures féminines de Zett Zobeida et de Kerstine n’apparaissent dans les événements qu’une seule fois pour disparaître juste après. L’une comme l’autre appartiennent à la sphère d’action du donateur qui munit le héros de l’objet magique auquel sa destinée serait désormais liée. Leur unique apparition n’amoindrit ainsi en rien la primordialité de leurs rôles dans les deux intrigues, vu qu’elles continuent toutes les deux à agir respectivement sur le cours des événements, si bien que nous pouvons dire qu’Idriss doit sa victoire finale à la danseuse noire, aussi bien que Barberousse doit son apothéose à la tisseuse blonde. Dans les deux cas, l’intervention du personnage féminin, que nous pouvons également considérer comme un double accentué du héros, aide ce dernier à se réconcilier avec lui-même et avec les autres, y compris ceux qui étaient responsables de son mal identitaire, en lui permettant de se voir nettement par ses propres yeux, sans avoir besoin, dans le cas d’Idriss, de passer d’abord par les yeux de l’Autre occidental, et sans craindre le regard-jugement de son entourage dans le cas de Barberousse. La vitrine invisible à travers laquelle les autres le regardent et il se regarde lui-même se trouve ainsi à jamais abolie par le héros. Cette abolition est réelle dans la scène finale de l’intrigue principale où Idriss met fin aux humiliations racistes qu’il a connues depuis son arrivée en France en brisant la vitrine du bijoutier abritant son objet-fétiche, sa goutte d’or perdue à Marseille, et symbolique dans ce geste brusque d’arrachement de la housse et du turban que fait Barberousse frappé de stupeur et d’admiration devant la magnificence de la tapisserie mettant en relief la noblesse et la majestueuse beauté de ce qu’il a toujours pris pour un stigmate, ses cheveux et sa barbe.

1.2. La Reine blonde

14Le capitaine Barberousse et le jeune immigré Idriss n’étaient pas les seuls à devoir leur délivrance à l’image créatrice, et leurs histoires, se faisant écho l’une à l’autre, font également écho à celle de l’héroïne du deuxième conte La Reine blonde qui subit, même après sa mort, le regard méprisant d’autrui qui ne voit en elle qu’une bâtarde née de parents aux mœurs dissolues, ayant osé faire l’amour non seulement en dehors du mariage, péché impardonnable dans la société musulmane, mais aussi en plein soleil. Le même mal identitaire dont souffre Barberousse frappe la jeune reine qui se sentant constamment harcelée par les regards accusateurs des autres, décide de se cacher les cheveux et le visage derrière un voile, et vit son identité physique comme une malédiction, voire une tare à dissimuler, sa blondeur étant la marque éclatante et indélébile de cet acte parental de transgression. Le moule étroit et asphyxiant dans lequel l’Autre occidental enferme Idriss, et dans lequel également l’entourage arabo-musulman place Barberousse emprisonne aussi la reine blonde, et si le premier porte, sur cette terre française étrangère, l’étiquette de bougnoule, de bon à rien ou d’être primitif venu de la nuit des temps, le deuxième de pirate immonde et corrompu, elle se voit infligé le stigmate de femme fatale sans foi ni loi. Le physique différent des trois héros se heurte à la subjectivité raciste d’un Autre qui n’accepte pas la différence, et qui catégorise les non-semblables en fonction de ses préjugés liés aux différences physiques et raciales. Déjà en proie à un malaise identitaire dû à la non-acceptation de sa différence par autrui, chacun des trois héros devient également prisonnier de cette représentation trop réductrice de sa personne, et de l’œil de celui qui l’a créée. Ce cycle de malédiction ne se rompt qu’avec l’intervention de l’œil objectif qui libère l’âme du modèle de la rigidité des contours de la photographie ou du portrait, et dévoile les potentialités de son être et de son corps tout en les réconciliant l’un avec l’autre. Si Idriss se délivre lui-même en s’initiant à l’art de la calligraphie, si Barberousse est sauvé par Kerstine, la reine blonde, ou plutôt l’âme et la mémoire de la reine blonde ne se trouvent libérées que plusieurs années après sa mort par le jeune pêcheur Riad qui lit son portrait et le fait parler. La transposition de l’image dans le langage du signe qu’effectue le jeune Riad rompt « la surface de la dénotation photographique20 » et donne accès à une nouvelle lecture de l’histoire de la reine blonde.

15Donnant libre cours à son esprit créatif, Riad devine derrière les traits de la reine huit courtes maximes dévoilant chacune une facette cachée de sa personne énigmatique.

La gloire (est) le deuil éclatant du bonheur21

16Inspirée de la célèbre formule « Pour une femme, la gloire est le deuil éclatant du bonheur » que Mme de Staël met dans la bouche de l’héroïne de son roman Corinne ou l’Italie (1807), cette première maxime révèle implicitement les tourments muets de cette reine malheureuse qui souffre en silence à cause de sa blondeur exceptionnelle qui ne cesse de lui attirer à la fois l’admiration et la haine de son entourage. Son charme irrésistible qui l’a fait accéder au trône lui a rendu la vie amère, et l’a privée de tout ce dont rêve une femme, mener une vie paisible et tranquille, aimer et être aimée. Victime d’un péché qu’elle n’a pas commis, elle devient sans le vouloir responsable de la mort du seul homme qui l’a véritablement aimée, son mari tué par son frère jaloux de lui et follement amoureux d’elle. Bien qu’elle mène une vie de luxe et de gloire, elle n’arrive pas à en jouir à cause de toutes ces calamités qu’elle traîne toujours à sa suite.

17La deuxième maxime que le visage de la reine inspire à Riad est attribuée à un certain Ibn Al Houdaïda, poète et calligraphe arabe fictif inventé par Tournier, et qui se charge de l’initiation du jeune pêcheur à la calligraphie.

L’œil d’une reine doit savoir (être) aveugle22

18En dépit de sa grande souffrance interne et de ce sentiment atroce d’être injustement accusée par son entourage qui ne cesse de la déchirer, la reine blonde est arrivée à se soutenir, et a pu rester forte et inébranlable. Son règne n’a point été influencé par toutes les humiliations qu’elle a subies. L’injustice dont elle a été victime ne l’a pas rendue agressive ni rancunière envers son peuple, mais bien au contraire elle ménage la susceptibilité de ce dernier à l’égard de la couleur de sa peau et de sa chevelure en se privant elle-même de sa liberté avec ce burqa derrière lequel elle se cache. Elle a su être aveugle face aux regards blessants d’autrui, et elle ne s’est jamais laissée aller à un désir de vengeance ni à un acte de représailles.

19La troisième citation, quant à elle, est également attribuée à un certain Edward Reinroth, pseudonyme derrière lequel se cache Michel Tournier lui-même, « Édouard étant le deuxième prénom du romancier et Reinroth la quasi-anagramme de Tournier23 ».

L’odorat (est) le contraire du flair24

20Si les deux termes désignent le sens de l’olfaction, une légère nuance d’usage les distingue pourtant l’un de l’autre, car alors que l’odorat est utilisé pour exprimer l’olfaction chez l’homme, le flair est employé plutôt pour signaler ce même sens chez les animaux. Par cette citation, Tournier semble peut-être vouloir faire implicitement allusion à l’injustice que subit la reine blonde en raison de ses conditions de naissance. Si ses parents sont condamnables parce qu’ils se sont laissés aller à un instinct animal en faisant l’amour « sauvagement sous les palmes et le ciel, comme des biches ou des petits oiseaux25 », elle n’a pas à être condamnée elle aussi pour leur faiblesse devant leur pulsion charnelle, puisqu’elle en est la victime. Confondre sa personne avec les circonstances de sa naissance bâtarde, et ne voir en elle qu’une fille du péché seraient commettre un nouveau crime à son encontre et lui ôter le droit de mener une vie normale en la condamnant à jamais au mépris et au déshonneur.

21D’ailleurs la quatrième citation, attribuée elle aussi à Edward Reinroth, vient confirmer cette interprétation de la troisième.

L’honneur d’une reine (est) un champ de neige sans trace de pas26

22Née bâtarde, l’innocence de la reine blonde reste pourtant immaculée, sa vertu exempte de toute tache, et son honneur propre de toute souillure. Les regards injurieux de son entourage cruel qui la cloue au pilori du vice et du scandale sont totalement iniques et dénués de tout fondement. Après la perte de son mari, elle s’impose une existence puritaine, se condamne à un deuil austère et étouffe sa féminité éclatante en observant une tenue décente qui la dérobe aux yeux des hommes, offrant ainsi un exemple de chasteté et de pudeur que suivent toutes les femmes du royaume.

23La cinquième maxime met l’accent sur un nouveau trait de caractère de la mystérieuse reine blonde, douée d’une sagesse rusée et intelligente inhérente certes à sa nature féminine et dont use presque toute femme pour contrebalancer sa faiblesse physique et psychologique, mais aussi acquise au fil des épreuves qu’elle a subies depuis son jeune âge.

Ce que femme désire, l’homme croit le vouloir27

24Belle veuve à la tête du trône d’un grand royaume, elle n’a jamais été une proie facile, ni une femme fragile. Elle a pu gouverner toute seule un grand pays, et a su astucieusement dominer les esprits de ses sujets tout en échappant à leurs regards curieux et indiscrets qui la dévisagent. Elle est celle qui maîtrise bien l’art d’être femme, qui séduit sans s’offrir, qui se fait écouter sans parler, qui se fait remarquer tout en restant inaperçue, et qui se fait désirer sans s’exhiber.

25La sixième maxime, attribuée à Ibn Al Houdaïda, met l’accent de nouveau sur la pureté et l’honnêteté de la reine.

Blonde (est) l’innocence28

26Liée dans la mentalité de son peuple à la bâtardise et au tabou des relations extra-maritales, la blondeur de la jeune reine n’est pourtant pas que signe d’immoralité, elle est aussi bel et bien symbole de virginité, de féminité angélique et d’absence de péché. La réduire à l’univocité et omettre les innombrables connotations qu’elle peut suggérer s’avère donc une vision bornée et complètement arbitraire.

27Ce sont ces préjugés que Tournier, se cachant de nouveau derrière le pseudonyme Edward Reinroth, dénonce dans la septième maxime.

Cheveux clairs, femme légère29

28Juger les gens sur leur apparence en se fondant sur des a priori, les cantonner dans des mythes culturels discriminatoires, et les taxer de turpitudes morales pour la simple raison de leur différence physique, telles sont les attitudes de plusieurs à l’égard de l’altérité. Nombreuses sont les tares que l’on attribue sans aucun fondement à telle ou telle race ou telle ou telle religion différentes des siennes. La reine blonde, Barberousse et Idriss ne sont que des victimes, parmi tant d’autres, d’un racisme insensé qui hiérarchise, marginalise, stigmatise ceux qui appartiennent, par leur ethnie, leur couleur de peau ou encore leur confession, à des catégories arbitrairement jugées comme inférieures.

29Jeune fille innocente, épouse vertueuse et sincère, souveraine juste et équitable, telles sont les qualités de cette reine blonde mal vue par son entourage que met en lumière et résume la huitième et dernière maxime.

Justice, fidélité, cœur limpide30

30Émise par Michel Tournier puisque attribuée, elle aussi, à Edward Reinroth, cette maxime vient en final, comme une conclusion, pour réhabiliter la reine blonde, et suggérer le grand décalage entre son apparence provocante et son essence pure. D’ailleurs, ce décalage entre l’être et le paraître est typographiquement souligné à travers la mise entre parenthèses du verbe être et de ses flexions dans la première, deuxième, troisième, quatrième et sixième maxime. La reine blonde (est) innocente, et les rumeurs qui la poursuivent de son vivant et outre-tombe s’avèrent calomnieuses, tel est le verdict irrévocable que rend le jeune Riad qui en transcrivant son portrait mystérieux, neutralise sa féminité, la rend inoffensive et manifeste l’éclat de son « esprit qui était resté caché à tous ceux qui se laissaient séduire uniquement par la chair 31.

31Cette opération de décomposition / recomposition du tableau délivre le pêcheur de la fascination qu’exerce sur lui le portrait de la reine, mais aussi elle réhabilite la reine elle-même. La transposition de l’image dans le langage du signe donne accès à une nouvelle lecture de l’histoire de la reine blonde. La reine calligraphiée sort de son silence séculaire et s’adresse pour la première fois à tous ses accusateurs afin de se défendre et de proclamer son innocence. La « fascinante univalence de l’image32 » de la reine se dissipe grâce au regard interprétatif et à la lecture approfondie du jeune pêcheur Riad. Calligraphié, le portrait de la reine qui était longtemps un document accusateur, une preuve de culpabilité de cette femme fatale devient « transcendance par rapport à l’image33 », et se métamorphose miraculeusement en un témoignage d’innocence racontant la souffrance et le drame d’« une fillette mal aimée en raison de ses origines infamantes34 ». Quoique contradictoires, ces différentes interprétations finissent par se compléter et se réunir en « une totalité jusqu’alors invisible35 », pour donner naissance finalement à une version décodée et cohérente de cette image énigmatique et complexe.

32Par-delà le contenu respectif des trois intrigues, elles reflètent toutes la conception tourniérienne de la problématique image / signe, l’une des problématiques axiales dans son œuvre et qu’il a largement développée dans son essai Le Tabor et le Sinaï où il remonte aux origines bibliques de cette question. Pour Tournier, le signe est « un emblème abstrait […] qui contient une multitude de significations36 ». C’est cet éventail de significations qui fait la flexibilité du signe, vu qu’il devient un carrefour où se croisent les interprétations les plus diverses, et souvent même les plus opposées comme dans le cas du portrait calligraphié de la reine blonde. Contrairement à l’image mimétique qui emprisonne l’esprit du fait qu’elle forme une entité close n’admettant qu’une seule signification, le signe est ouverture, libération, illumination, invitation à la connaissance de soi et la découverte du monde, le lieu où l’intellect se déploie, où l’imagination se déchaîne, et où la conscience se réveille. « L’effigie est verrou, l’idole prison, la figure serrure. Une seule clef peut faire tomber ces chaînes : le signe. […] Le signe est esprit, l’image est matière37 » explique Michel Tournier dans La Goutte d’or.

2. Fonction narratologique de la mise en abyme

33La puissance symbolique et la valeur évocatrice de ces deux histoires sont d’autant plus grandes qu’elles se situent en abyme au sein du roman, sous forme de deux volets qui se répondent et s’éclairent mutuellement tout en faisant parallèle à l’intrigue principale. Cette construction en diptyque soulève autant de questions. Pourquoi Tournier a-t-il choisi de mettre le conte de Barberousse au début du roman et celui de La Reine blonde à la fin ? Ce choix est-il gratuit ? Pourquoi Tournier ne s’est-il pas contenté d’un seul conte ? Si nous examinons de près le contexte narratif dans lequel Tournier interrompt le récit principal pour y insérer chacune de ces deux unités secondaires, nous remarquons qu’elles remplissent respectivement une fin précise et une fonction bien fixe qui empêchent toute interchangeabilité.

34Faisant partie des festivités des noces endogamiques auxquelles assiste Idriss encore décontenancé par la rencontre de la touriste française qui le prend en photo, trouble auquel s’ajoute celui qu’il éprouve, toujours lors de cette cérémonie nuptiale, face à la mystérieuse Zett Zobeida, sa goutte d’or et les paroles énigmatiques de sa chanson, le conte de Barberousse intervient à un moment-clé de l’action, celui de l’indécision d’Idriss quant à l’idée d’émigrer en France qui le hante depuis cette rencontre bouleversante, mais surtout celui où l’image et le signe commencent à se livrer combat dans son esprit brouillé. L’enchâssement du premier conte dans la trame du roman fait suite au prélude de l’intrigue puisqu’il interrompt, outre la linéarité narrative, les prémices du raisonnement d’Idriss sur les acteurs des deux mondes entre lesquels il serait tiraillé par la suite, réflexion qui n’aboutit à une conclusion qu’à quelques pages seulement du deuxième conte situé à la fin du roman. Inséré dans les événements au milieu de ces pensées obscures et de cet état de perplexité et de réticence qui s’emparent du héros, le conte de Barberousse influence le cours et la progression de l’histoire encadrante. Troublé davantage par cette aventure de Barberousse qu’il vient d’écouter, Idriss établit une étonnante correspondance entre sa propre histoire et celle du corsaire, il s’identifie plus ou moins à ce héros de conte qui ne se réconcilie avec son identité physique que grâce au portrait fait par Kerstine la tisseuse scandinave, et la figure de cette dernière, à son tour, se confond, dans son esprit, avec celle de la touriste parisienne à la recherche de laquelle il part pour retrouver son image « volée ». Ne sont-elles pas blondes toutes les deux ? Ne sont-elles pas originaires d’un même monde ? Barberousse n’est-il pas un Oriental musulman comme lui ? Et ce portrait tissé par les mains de l’artiste nordique n’est-il pas finalement une image pareille à la photographie qu’a prise de lui la touriste française ? Se transposant dans cette histoire de conte, Idriss ressent la nécessité, voire l’urgence de sillonner la Méditerranée à la recherche de cette moderne Kerstine seule capable de lui offrir une image satisfaisante de lui-même. Interrompant la linéarité de l’histoire cadre, le premier conte enchâssé accélère le rythme des événements de cette dernière en contribuant à déterminer le héros à partir, mettant fin ainsi à son indécision. L’emplacement du premier conte est donc non moins important que son contenu lui-même, puisqu’ils servent tous les deux de catalyseur indispensable à l’embrayage de l’action du récit premier. L’histoire de Barberousse a bel et bien sa raison de figurer à cet endroit précis et à ce moment charnière de l’intrigue où elle revêt symboliquement l’aspect d’un point de repère guidant le héros vers la direction à suivre.

35L’intérêt narratologique du conte de Barberousse et le rôle crucial qu’il joue dans l’avancement des événements de La Goutte d’or s’explicitent encore mieux si nous nous référons à la catégorisation genettienne des types de récits seconds et de leurs fonctions respectives par rapport au récit premier. Dans son ouvrage Figures III, Genette classifie les rapports entre le récit au premier degré, degré qu’il appelle niveau diégétique ou intradiégétique, et les récits au second degré ou récits métadiégétiques selon une typologie à trois catégories. La première, celle où le rapport liant le récit second au récit premier est évident et direct, est une relation de causalité vu que le récit métadiégétique qu’on appelle également métarécit remplit une fonction explicative par rapport à la diégèse, puisqu’il vient l’expliquer sous forme d’une histoire racontée par le héros ou l’un des personnages du récit premier pour éclairer l’auditoire sur des circonstances passées en rapport avec une situation présente ou un événement actuel quelconque de la diégèse. Dans le deuxième type de rapport, le lien entre la métadiégèse et la diégèse est moins direct puisqu’il s’agit d’un métarécit dont les personnages et le cadre spatio-temporel diffèrent de ceux du récit premier mais dont la thématique fait écho à celle de ce dernier soit par analogie, soit par contraste, et dans ce type de cas, le métarécit remplit une fonction persuasive dans la mesure où il exerce un impact direct sur l’auditoire, le héros et/ou l’un des personnages principaux, et par conséquent sur l’évolution de la diégèse. Quant à la troisième catégorie de relation, elle est purement narrative, vu l’absence de tout rapport entre le contenu de la métadiégèse et celui de la diégèse, et là c’est l’acte de narrer en lui-même, indépendamment des événements du récit second enchâssé, qui compte et qui influence le récit premier en remplissant telle ou telle fonction (distraction, obstruction, etc…). L’insertion du premier récit métadiégétique dans la diégèse de La Goutte d’or n’est donc pas une simple parenthèse digressive ni redondante puisqu’il s’agit avec le conte de Barberousse d’un métarécit qui ne suspend la continuité du récit diégétique que pour déclencher l’action proprement dite et longtemps attendue par le lecteur, à savoir le départ d’Idriss vers la France. Ce dernier, à la fois narrataire de la métadiégèse et héros de la diégèse, ne se résout à entreprendre son voyage qu’après avoir écouté le conte de Barberousse. Récit premier et métarécit sont ainsi interdépendants dans La Goutte d’or, dans la mesure où le contenu du premier récit enchâssé influence la progression du récit enchâssant, correspondant ainsi au deuxième type de métarécit de la classification de Genette.

36Tout comme le conte de Barberousse qui tombe à un moment pivot de l’intrigue, le conte de La Reine blonde se situe entre deux épisodes clés, l’initiation d’Idriss à la calligraphie, et le dénouement symbolique qui marque la fin de son calvaire et la célébration de ses retrouvailles avec lui-même. Encadré par ces deux scènes majeures, le conte de La Reine blonde assume un double rôle puisqu’il vient illustrer l’enseignement inculqué par le sage maître calligraphe, qui est d’ailleurs le narrateur hétérodiégétique du conte, au jeune Idriss convalescent à la suite d’une longue stupeur, d’une part, et mobilise, d’autre part, ce dernier en l’animant d’une énergie rebelle qui ne tarde pas à se défouler lors de la scène de clôture. Il s’agit ainsi d’une histoire enchâssée qui, bien qu’arrêtant la linéarité de la narration, sert de maillon entre les deux phases finales de la quête identitaire haletante d’Idriss, celle du ressourcement thérapeutique et de la libération du corps et de l’esprit, et celle de l’éclosion retentissante de son moi symbolisée dans la scène du dénouement. Le conte de La Reine blonde constitue une pause dans la narration diégétique, et cette pause sert de moment de répit et de reprise de souffle pour le héros qui se rend compte que son expérience migratoire a porté ses fruits, qu’il n’a pas raté sa quête existentielle et qu’il a bien réussi à « rejoindre » son identité longtemps recherchée. Le temps du conte est pour Idriss l’occasion propice d’une méditation rétrospective sur son parcours passé, et il semble qu’un processus mental d’identification, pareil à celui qui a eu lieu dans son esprit en écoutant le conte de Barberousse, se déclenche dans sa tête lors de l’écoute du conte de La Reine blonde. Le jeune calligraphe apprenti s’assimile au héros du conte, Riad, qui parvient, grâce à l’initiation à la calligraphie, à délier le sortilège de l’image, et le personnage du calligraphe dans le conte, Ibn Al Houdaïda, se confond avec son tuteur Abd Al Ghafari. Quant à l’héroïne anonyme et éponyme du conte, la reine blonde, elle n’est pour lui que la sosie de la touriste française. Ne sont-elles pas des avatars de Méduse, des femmes au mauvais œil ? En effet, les deux intrigues se ressemblent et peuvent être considérées comme des variations sur un même thème sauf que dans la diégèse c’est le personnage de la femme blonde qui détient l’image photographique du héros, alors que c’est le portrait de celle-là qui tombe dans les mains du protagoniste de la métadiégèse. Qu’elle possède l’image du héros ou que sa propre image soit possédée par ce dernier, la figure de la blonde au regard paralysant se présente comme le danger qui menace les deux héros et contre lequel ils se servent de la même arme pour se défendre. La victoire que remporte Riad à la fin du conte est donc aussi un triomphe pour Idriss, et là réside l’intérêt de l’enchâssement de ce deuxième récit métadiégétique vers le dénouement de La Goutte d’or car si le premier récit, Barberousse, détermine Idriss à partir pour entreprendre son aventure initiatique, celui de La Reine blonde vient lui signaler l’aboutissement de sa longue quête aventureuse. Le trajet d’Idriss est ainsi balisé par ces deux brèves unités narratives dans la mesure où la première lui lance le signal de départ, tandis que la seconde celui d’arrivée. C’est en ce sens que le deuxième conte, tout comme le premier, correspond au deuxième type de métadiégèse de la catégorisation genettienne. Entretenant un rapport de ressemblance avec la diégèse, le métarécit de La Reine blonde assume une fonction de persuasion puisqu’il confirme au héros que son voyage est finalement couronné de succès, et qu’il connaîtrait désormais une existence nouvelle marquée par l’indépendance, la liberté et surtout la confiance en soi et en son identité. Ce deuxième récit métadiégétique exerce ainsi une influence directe sur la diégèse, influence qui se traduit explicitement dans la scène de dénouement. L’euphorie de la victoire qui, pendant l’écoute de La Reine blonde, s’empare d’Idriss sortant vainqueur de ce combat avec l’image comme le jeune héros Riad, rejaillit sur son physique et son moral lors de l’épisode très symbolique du marteau piqueur qui clôt le roman.

Conclusion

37Incrustés dans La Goutte d’or comme « des yeux par lesquels […] le livre s’auto-analyse38 », Barberousse et La Reine blonde l’enrichissent en l’imprégnant d’une touche d’exotisme littéraire inspiré de la saga des Mille et une Nuits, lui conférant ainsi l’aspect d’une œuvre métissée où l’Orient et l’Occident entrent en contact l’un avec l’autre non seulement sur le plan du contenu et de l’intrigue, mais également au niveau de la structure. À aucun moment de la lecture de ces deux micro-unités narratives, le lecteur de La Goutte d’or n’a l’impression d’avoir affaire à des histoires répétitives ou superflues. Plus qu’une rencontre textuelle juxtaposant des récits empruntés à la tradition littéraire orientale à un récit français, l’intersection de l’intrigue principale avec les deux contes est bien d’ordre fusionnel, les textes enchâssés se complètent, sans la moindre hétérogénéité, avec celui enchâssant, y ajoutent des dimensions supplémentaires et y apportent des lumières nouvelles.

Notes de bas de page numériques

1 Jean-Jacques Brochier, « Dix-huit questions à Michel Tournier » in Le Magazine littéraire, n° 138, juin 1978, p. 12.

2 Serge Koster, Michel Tournier, ou le choix du roman, Paris, Zulma, 2005, p. 209.

3 Michel Tournier, Le Vol du vampire, Paris, éd. Mercure de France, 1981, p. 37.

4 Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire. Essais sur la mise en abyme, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1977, p. 81.

5 Michel Tournier, La Goutte d’or, Paris, Gallimard, 2006, p. 36.

6 Michel Tournier, La Goutte d’or, p. 46.

7 Arlette Bouloumié, «  Magie et maléfice de l’image dans l’œuvre de Michel Tournier » in L’Idole dans l’imaginaire occidental, Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 374-375.

8 Françoise Merllié, « Histoires de barbes » in Le Magazine littéraire, n° 226, janvier 1986, p. 35.

9 Françoise Merllié, Michel Tournier, Paris, éd. Belfond, 1988, p. 161.

10 Françoise Merllié, « Histoires de barbes » in Le Magazine littéraire, p. 35.

11 Michel Tournier, La Goutte d’or, p. 46.

12 Françoise Merllié, « Histoires de barbes », Le Magazine littéraire, p. 34.

13 Michel Tournier, La Goutte d’or, p. 201.

14 Michel Tournier, La Goutte d’or, p. 201.

15 Françoise Merllié, « Histoires de barbes », Le Magazine littéraire, p. 34.

16 Michel Tournier, La Goutte d’or, p. 45.

17 Michel Tournier, La Goutte d’or, p. 46.

18 Michel Tournier, La Goutte d’or, p. 44.

19 Michel Tournier, La Goutte d’or, p. 47.

20 Lynn Salkin-Sibroli, « Par-delà Nietzsche : l’amor fati » in Images et Signes de Michel Tournier, Actes du colloque du centre culturel international de Cerisy-la-Salle, Paris, Gallimard, octobre 1991, p. 160.

21 Michel Tournier, La Goutte d’or, p. 213.

22 Michel Tournier, La Goutte d’or, p. 213.

23 Michael Worton, « Intertextualité et esthétique » in Images et Signes de Michel Tournier, Actes du colloque du centre culturel international de Cerisy-la-Salle, Paris, Gallimard, octobre 1991, p. 239 n.2.

24 Michel Tournier, La Goutte d’or, p. 213.

25 Michel Tournier, La Goutte d’or, p. 203.

26 Michel Tournier, La Goutte d’or, p. 214.

27 Michel Tournier, La Goutte d’or, p. 214.

28 Michel Tournier, La Goutte d’or, p. 214.

29 Michel Tournier, La Goutte d’or, p. 214.

30 Michel Tournier, La Goutte d’or, p. 214.

31 Françoise Merllié, Michel Tournier, p. 163.

32 Michael Worton, « Intertextualité et esthétique » in Images et Signes de Michel Tournier, p. 240.

33 Michael Worton, « Intertextualité et esthétique » in Images et Signes de Michel Tournier, p. 238.

34 Michel Tournier, La Goutte d’or, p. 215.

35 Mireille Rosello, « La Goutte d’or : le peep-show, la vitrine et le miroir sans tain » in Études françaises, volume 24, numéro 3, 1988, p. 92.

36 Pary Pezechkian-Weinberg, Marginalité et création chez Michel Tournier, Thèse de Doctorat, Université de Californie, Los Angeles, 1993, p. 269.

37 Michel Tournier, La Goutte d’or, pp. 201-202.

38 Arnaud Beaujeu, Le Narcissisme dans Les Météores et La Goutte d’or de Michel Tournier, Mémoire de maîtrise, Université de Nice-Sophia Antipolis, 1995, p. 39.

Bibliographie

Corpus

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Études

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Pour citer cet article

Fadwa Mohammad Abouzeid, « Barberousse et La Reine blonde, la mise en abyme dans La Goutte d’or de Michel Tournier », paru dans Loxias, 62., mis en ligne le 09 septembre 2018, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=9007.


Auteurs

Fadwa Mohammad Abouzeid

Fadwa Mohammad Abouzeid est docteure de l’Université Paris 8, et enseignante-chercheuse au Département de langue et de littérature françaises à la faculté des lettres de l’Université d’Alexandrie en Egypte. Sa thèse, soutenue le 2 février 2018, porte sur « L’Orient et l’Occident dans La Goutte d’or de Michel Tournier ». Elle a récemment publié un article intitulé « Le voyage vers l’Autre et la renaissance de Soi dans La Goutte d’or de Michel Tournier » dans le n° 25 de la revue Postures.