Marie-Albane Watine
Marie-Albane Watine est maître de conférences en langue française à Université Côte d’Azur. Ses travaux portent sur les textes en prose des XXe et XXe siècles, en particulier ceux de Claude Simon, Louis Aragon, Annie Ernaux et Marie NDiaye ; elle s’intéresse notamment à leurs aspects énonciatifs (discours rapporté, effacement énonciatif, approche pragma-énonciatif des figures) et à la stylistique de la phrase, envisagée à la fois sous un angle historique et cognitif.
Articles de l'auteur
Loxias | 55 (déc. 2016). | I.
« Qu’est-ce que le vide ? » L’ellipse dans Les Âmes fortes de Jean Giono
Avec Les Âmes fortes, Giono livre un roman particulièrement complexe, notamment en raison des versions contradictoires qu’il propose des mêmes événements, mais aussi à cause des silences du récit : des éléments essentiels à la compréhension sont livrés avec retard ou tout simplement tus. Nous nous penchons donc ici sur la figure structurante de l’ellipse, conçue comme le pendant formel d’une métaphysique du vide et de l’ennui. Alors que l’ellipse syntaxique, qui participe au travail de stylisation de l’oral, n’est que modérément remarquable, les types que nous appelons ellipse logique et ellipse informationnelle, ainsi que l’ellipse narrative et sa variante la paralipse, constituent d’authentiques béances qui mettent le lecteur en demeure de tenter de reconstituer, par une inlassable activité inférentielle, la cohérence locale et globale, parfois sans succès. De ce travail peut naître le sentiment du sublime – ou bien l’impression d’être sans cesse floué et moqué par un texte qui refléterait ironiquement le mystère des événements et des caractères. Enfin, l’ellipse progressive du focalisateur (le sujet du point de vue), dans un roman pourtant dialogué, signe une paradoxale vaporisation du sujet, qui compromet les chances de l’activité herméneutique même.
Loxias | 79. | I.
L’épiphanie de François le Champi dans Le Temps retrouvé
Ce commentaire stylistique porte sur la dernière des « épiphanies » que vit le narrateur dans Le Temps retrouvé. La réminiscence qui permet de ressusciter le temps perdu est cette fois déclenchée par un livre, François le Champi, livre idéal du temps de l’enfance. La théorie de la réminiscence se développe dans un texte qui emprunte ses caractéristiques génériques à la fois au récit et à l’essai, et qui met ainsi la pensée en mouvement dans le temps. Par la récurrence des structures binaires, le texte décline les deux aspects inconciliables des êtres et des choses, redéfinis selon le point de vue dont on les regarde. La réminiscence permet toutefois de les réconcilier, et l’éblouissante densité figurale donne corps à cette opération magique : elle ressuscite l’enfant sous l’égide d’un narrateur éclairé, capable de ressaisir avec humour la totalité des points de vue. La libération du lyrisme est alors le signe du temps retrouvé. This stylistic commentary focuses on the last of the “epiphanies” experienced by the narrator in Le Temps retrouvé. The reminiscence, which makes it possible to bring the lost time back to life, is this time triggered by a book, François le Champi. The theory of reminiscence develops in a text that borrows its characteristics from both the story and the essay : this is how the philosophical thought is set in motion. Through the recurrence of binary structures, the text declines the two irreconcilable aspects of characters and things, constantly redefined according to the point of view from which they are viewed. Reminiscence, however, makes it possible to reconcile them, and the dazzling figural density gives substance to this magical operation : it revives the child thanks to an informed narrator, capable of taking into account all the points of view with a sense of humor. A subtle lyricism is then a sure sign of time regained.