Loxias | Loxias 2 (janv. 2004) Eclipses et surgissements de constellations mythiques. Littératures et contexte culturel, champ francophone (1ère partie) | Genèses. Interactions entre différents champs: réciprocité amorcée d'une intertextualité. Imaginaire et transferts culturels
Nadia Kamel :
Minieh, le lieu enchanteur de Michel Butor
Résumé
Le bref séjour de Michel Butor à Minieh semble avoir influencé fortement son art romanesque basé sur l’importance du lieu : Le Génie du Lieu est très significatif à ce sujet.
Index
Mots-clés : Butor , Egypte, Génie du lieu, voyage
Chronologique : XXe siècle
Texte intégral
1Pourquoi Minieh ? Et pourquoi Michel Butor ? C’est à Minieh que je travaille, et c’est à Nice que j’ai rencontré Michel Butor.
2Il est évident que Minieh a enchanté (au sens fort du terme) ce jeune professeur de français, ce futur écrivain qui venait enseigner le français dans les établissements égyptiens. « Cet enchantement » on le retrouve tout au long de l’œuvre de Butor, dans ses romans, ses essais, sa poésie :
Ici nul étang rien que la gloire et la patience1
Le Génie du lieu était pour les Anciens, le pouvoir qu’un site ou une ville avaient sur ceux qui l’habitaient, ou venaient la visiter.2
3Le lieu visité n’est plus un prétexte pour un récit de voyage ; il devient le centre d’intérêt principal et exerce un pouvoir magique sur celui qui vient l’habiter.
4Le texte de Michel Butor sur Minieh Le Génie du Lieu est très significatif à ce sujet, il semble être un chant d’amour pour l’Egypte. C’est de l’âme de l’Egypte qu’il parle. L’être n’est plus le centre d’intérêt…
La puissance des lieux est substituée à la puissance des êtres… 3.
5Le bref séjour de Michel Butor à Minieh semble avoir influencé fortement son art romanesque basé sur l’importance du lieu. Jeune européen de trente ans venu directement de Paris après avoir fait des études de philosophie pour enseigner le français dans une province d’Egypte, appelé par Taha Hussein qui avait pris la décision de rendre l’enseignement du français obligatoire dans les écoles secondaires, Michel Butor vient donc en Egypte en 1950. Il cherchait une Egypte nouvelle ; non pas celle qui fut décrite par les romantiques :
Tout ce qu’ils (en Orient) avaient cherché devait être mort à jamais […] 4.
6Il fuit donc cet Orient qu’il appelle dédaigneusement « L’Orient des coiffeurs et des boîtes de dattes »5.
7Sans chercher le pittoresque ou le folklorique, Michel Butor a cherché « l’âme de l’Egypte » : il l’a trouvée dans la vraie Egypte, à savoir la Haute Egypte, alors que les habitants des quartiers riches de la capitale sont selon lui « profondément absents de l’Egypte, aveugles à l’Egypte. »6. Ils ne font qu’imiter les habitants des villes occidentales.
8Arrivé la première fois en Egypte en Octobre 1950, Michel Butor va au Luna Park au Caire avant de se rendre à Minieh.
9Rapidement envoûté par le charme du lieu, Michel Butor donne une image très significative de l’Egypte :
ce ventre allongé suçant par sa bouche delta la Méditerranée ses passages de civilisations, thésaurisant celles-ci et les amalgamant dans sa lente fermentation7.
10L’Egypte devient le pays-mère. Elle l’adopte. Ce ventre allongé c’est bien le ventre maternel. Butor l’affirme une seconde fois :
L’Egypte a été pour moi comme une seconde patrie, et c’est presque une seconde naissance qui a eu lieu pour moi dans ce ventre allongé […]8.
11Il serait intéressant de noter que Minieh est située à l’emplacement de Monat-Khoufou : la nourrice de Khéops. La ville-mère accueille donc Michel Butor en Octobre 1950. L’auteur donne une image admirable de la ville avec sa petite gare et ses flamboyants en fleurs :
Maintenant représentez-vous le long quai de la gare, avec des pancartes où le nom de Minieh s’écrit en caractères européens et, avec une superbe barre épaisse et souple, en ces caractères arabes que je ne parvenais pas encore à identifier et que j’ai oubliés depuis9.
12Sensible au charme du lieu, il constate qu’il est dans « le domaine des dieux et des morts »10, domaine sacré et enchanteur.
13Pris par « le charme » de la ville, il savoure tous les plaisirs qu’elle offre à une personne qui sait regarder. Il se laisse volontairement envoûter par le lieu :
j’ai vécu pendant tout mon séjour dans un état de dépaysement croissant se transformant bientôt en émerveillement […]11.
14La ville-mère verse des flots de tendresse : une partie de ce jeune européen devient égyptienne. Il parle alors de : « tout ce qui en (lui) devient dans une certaine mesure égyptien »12.
15Il ne peut oublier ce « noyau égyptien »13 qui vit en lui-même. Il ne l’oubliera d’ailleurs jamais, sa nostalgie de l’Egypte se montre plus d’une fois dans son livre Le Génie du Lieu écrit en Angleterre, « dans la nostalgie de l’Egypte »14.
16La ville est donc reconstruite de mémoire. Le livre se termine par un désir formulé clairement : « Quand retournerai-je en Egypte ? »15.
17Michel Butor sait regarder ce qui l’entoure. Pour savoir regarder il faut oublier toutes les idées reçues, les clichés, les préjugés ; il faut savoir découvrir le monde, « renaître » avec ce monde nouveau. Michel Butor est venu en Egypte après avoir oublié volontairement l’Egypte des romantiques. La récompense fut immédiate : il découvre tout un monde nouveau qui s’adresse à lui. L’Egypte parle désormais une langue que comprend bien Michel Butor. Elle découvre ses trésors cachés aux profanes qui ne recherchent que l’éclat de la nouveauté.
18Il s’attache à la terre de l’Egypte, à sa culture et à sa civilisation. Minieh devient pour lui un univers qui se suffit. Il emploie le mot « sacré » pour désigner cette ville enchanteresse :
domaine sacré
[…] domaine sacré du ciel et du désert16
19Le séjour à Minieh a laissé une trace ineffaçable dans la pensée de l’auteur. Le thème de l’Egypte revient très souvent dans l’œuvre de Butor ; il parle de « l’artiste de Béni Hassan » dans Passage de Milan.
20Tandis que Portrait de l’Artiste en Jeune Singe s’encadre par ces deux phrases très significatives de Michel Butor :
C’était avant mon départ pour l’Egypte, c’est à dire que pour moi cela remonte très loin, car l’Egypte m’a été comme une seconde terre natale, j’y ai vécu pour ainsi dire une seconde vie17
Comment, après cela, dès la première possibilité offerte, comment aurais-je pu ne pas m’embarquer pour l’Egypte ?18.
21Le thème égyptien domine toute l’œuvre de Butor :
Après quinze livres […] il irradie l’œuvre entière […]19.
22Michel Butor a vécu huit mois en Egypte. C’est là qu’il a commencé à écrire son premier roman ; il n’avait écrit que des poèmes20. Le Génie du Lieu ne sera écrit qu’en Angleterre « dans la nostalgie de l’Egypte » il ressuscite ses souvenirs et ressuscite en même temps cette ville vieille de cinq mille ans. Lors de son séjour il s’est laissé envoûter, il est devenu « égyptien », la puissance du lieu l’emporta21.
23Il observa le pays avec un regard bienveillant et non pas avec le regard critique de l’étranger qui cherche les curiosités et le pittoresque. Il observe, apprécie, accepte et comprend. Rien n’échappe à ce regard perspicace. Son attention est attirée au prime abord par la situation géographique de la ville ; elle possède un point de repère : le fleuve majestueux, il coule du Sud an Nord, cette organisation de l’espace est fondamentale à Minieh :
L’on ne vous dira point : prenez la première à gauche, puis tournez à droite, mais prenez la première rue à l’est, puis tournez au nord… l’on parlera même à table d’une chaise qui est à l’ouest d’une chaise qui est à l’est d’une autre. 22
24L’organisation de l’espace est faite en fonction du Nil qui est le point de démarcation de l’espace en Egypte. Il décrit le « ciel presque toujours clair. »23. Les jours de grandes chaleurs, il est sensible aux parfums des fleurs et des fruits qui embaument la ville. L’odeur des bêtes se mêle à ces parfums et le tout est pénétré de l’odeur des cadavres. « La ville des morts » ne peut cacher ses cadavres.
25L’idée de la mort, gouverne tout l’art pharaonique, par contre la pensée occidentale essaie d’oublier, de ne pas voir la mort. A Minieh, remarque Butor, les hommes vivent normalement auprès des morts. Il y a une sorte de familiarité avec le cadavre24. Il serait intéressant de noter que Butor qui a si longtemps admiré les surréalistes se voit attiré par l’art sobre et linéaire de l’ancienne Egypte : art particulièrement religieux et funéraire25.
26Butor décrit la ville riante en été avec son « très joli club sportif »26, les habitudes religieuses du pays, les fêtes célébrées par toutes les confessions, le climat… « tolérable »27, le mois de Ramadan et les chants des églises orthodoxes :
chants rauques menés par un musicien toujours aveugle, un enfant aveugle à côté de lui apprenant peu à peu le métier, rythmes de petites cymbales et d’un triangle28.
27Il observe les élèves qui se groupent en cercle dans les rues autour des réverbères parce que beaucoup d’entre eux n’avaient pas chez eux l’électricité29. Le regard compréhensif de l’auteur suit de près les habitudes de l’égyptien qui s’emporte vite, mais ne peut garder rancune. Il observe les camarades qui se dressent, les yeux flamboyants, s’empoignent et se réconcilient une minute après30.
28Michel Butor a habité Minieh pendant huit mois. Il a habité un appartement qu’il a partagé avec un comptable égyptien. Michel Butor est retourné à Minieh, mais il n’a pas pu, comme il nous le dit dans sa lettre31, retrouver la maison. Trois maisons voisines portent le même numéro. L’une des trois vient d’être démolie. Où a habité Michel Butor ? Le lieu ne garde pas le souvenir, mais il se transforme en souvenir dans la mémoire de l’homme.
29Butor a décrit Minieh de mémoire, le livre est un récit de souvenirs dans lequel on retrouve des images visuelles auditives et olfactives.
30Comment expliquer cette entente si profonde entre Butor et Minieh ? Comment expliquer l’influence de l’Egypte sur l’œuvre de Butor ? Cette Egypte « dont la présence enserre la totalité de l’œuvre aujourd’hui publiée »32. La dernière scène du Génie du Lieu est significative à ce sujet, elle répond à cette interrogation fondamentale, cette scène résume tout « l’itinéraire égyptien » de Butor :
[…] un paysan égyptien, grand avec une longue robe bleue presque noire très bien tenue et un petit turban blanc nous a arrêtés et salués, moi plus spécialement avec un air de grande joie. Je ne comprenais absolument pas ce qu’il me voulait, la raison de son attitude […]. 33
31L’entente entre le paysan et l’auteur français fut une entente muette. Le langage n’est désormais plus le seul moyen de traduire la compréhension et la sympathie.
32L’Egypte, si différente de l’Europe s’adresse à M. Butor dans une langue qu’il comprend bien. Cet égyptien offre à Butor un accueil chaleureux sans échanger un seul mot, ils se comprennent et communiquent malgré les frontières, les langues et les civilisations. Le Génie du Lieu se termine par cette interrogation si significative citée plus haut :
« Quand retournerai-je en Egypte ? »
33Entre le « domaine sacré des dieux et des morts » et Michel Butor, par delà les frontières du langage il existe une communication pure et profonde.
Notes de bas de page numériques
Bibliographie
Butor Michel, Passage de Milan, Paris, éd. de Minuit, 1954
Butor Michel, Le Génie du Lieu, Paris, éd. Grasset, 1958
Butor Michel, Portrait de l’Artiste en Jeune Singe, Paris, éd. Gallimard, NRF, 1967
Butor Michel, Travaux d’Approche, éd Gallimard, Paris, NRF, 1972
Albérès René-Maril, Butor, Paris, éd. universitaires, Classiques du XXe siècle, 1964
Raillard Georges, Butor, Paris, Gallimard, NRF, 1968
Dallenbach Lucien, Le Livre et ses Miroirs, Paris, Archives des Lettres Modernes, No. 135, 1972
Collectif, Dictionnaire de la Civilisation Egyptienne, Paris, Larousse, 1968
Pour citer cet article
Nadia Kamel, « Minieh, le lieu enchanteur de Michel Butor », paru dans Loxias, Loxias 2 (janv. 2004), mis en ligne le 15 janvier 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=864.
Auteurs
Université de Miniah, Egypte