Loxias | 55 (déc. 2016). Autour des programmes de concours 2017 | I. Autour des programmes de concours 2017 

Diane Cuny  : 

Le personnage de Tecmesse dans l’Ajax de Sophocle

Résumé

Comme Ismène dans Antigone ou Chrysothémis dans Électre, Tecmesse est, selon une technique chère à Sophocle, une femme proche du héros qui l’aime et voudrait l’empêcher d’agir dans un sens qui mette en danger sa vie. Sa position d’esclave, de compagne et de mère en font un personnage unique dans le théâtre conservé de Sophocle. Dans Ajax, Tecmesse est tout à la fois celle qui pleure sur les malheurs en cours, une narratrice des événements qui précèdent la tragédie, un personnage engagé dans l’action, un dramaturge metteur en scène qui décide s’il convient ou pas de montrer Ajax ensanglanté aux spectateurs et une moraliste qui se réfère à des principes parfaitement acceptables pour le public.

Abstract

Like Ismene in the Antigone or Chrysothemis in the Electra, Tecmessa is, according to a technique loved by Sophocles, a woman close to the main hero whom she loves and would like to prevent him from acting in a way that will damage his life. As a slave, a companion and a mother, she is a unique character in the remaining plays of Sophocles. In the Ajax, Tecmessa has many dimensions. She is someone who cries at the misfortunes which are happening in the play, a narrator of the events which had taken place just before the beginning of the tragedy, a character committed to being involved in the action, a director who decides whether or not she will show Ajax covered with blood to the spectators and a moralist who stands by principles fully understandable by the public.

Index

Mots-clés : Ajax , Chrysothémis, Ismène, Sophocle, Tecmesse, tragédie, tragédie classique

Chronologique : Antiquité grecque , Ve siècle av. J.-C.

Plan

Texte intégral

1Les héros de Sophocle présentent des caractéristiques communes, bien mises en valeur par B. M. W. Knox1 : tout entiers dirigés vers l’acte héroïque, ils sont sourds aux supplications de leurs proches, aux appels à la raison, aux conseils et à toutes les tentatives de persuasion. Ils refusent d’apprendre ou de céder. Ils n’écoutent pas et font preuve d’insolence ou d’audace. Sur la scène, Sophocle a ménagé des rencontres entre ces héros et des proches qui tentent en vain d’infléchir la décision héroïque. Dans trois pièces – Ajax, Antigone, Électre -, Sophocle a écrit une ou plusieurs scènes dans lesquelles l’interlocuteur du héros est une jeune femme. Tecmesse, Ismène et Chrysothémis sont souvent considérées comme des faire-valoir pour le héros2 dans la mesure où ces jeunes femmes apparaissent comme des êtres faibles et timorés et contrastent donc fortement avec des héros déterminés, prêts à sacrifier leur vie pour agir dans le sens de l’honneur.

2Dans cette étude du personnage de Tecmesse, je me propose un double objectif : je voudrais, tout d’abord, étudier Tecmesse à la lumière d’Ismène et Chrysothémis pour mieux saisir sa spécificité au sein des jeunes femmes proches du héros. Je souhaiterais ensuite revenir sur son rôle dans la pièce en montrant qu’elle est beaucoup plus qu’un faire-valoir pour Ajax, car elle cumule au moins cinq rôles différents.

Tecmesse à la lumière d’Ismène et de Chrysothémis

3Tecmesse, Ismène et Chrysothémis sont trois personnages féminins qui aiment le héros, craignent pour lui et tentent en vain de le persuader de renoncer à ses projets. Je passerai en revue successivement chacun de ces éléments en tentant de souligner, chaque fois, la spécificité de Tecmesse.

4Commençons par le plus évident : Tecmesse, Ismène et Chrysothémis ont en commun d’être trois femmes. Mais Ismène et Chrysothémis sont femmes dans des pièces où l’héroïne est une femme, leur sœur, alors que Tecmesse est face à un héros qui est son compagnon et aussi son maître. Ismène et Chrysothémis tirent de leur condition féminine un argument justifiant leur faiblesse et les conduisant à ne pas intervenir dans un monde dominé par les hommes, qui sont aussi, dans la pièce, les détenteurs du pouvoir3. Tecmesse, en revanche, ne souligne pas la faiblesse associée à son sexe. C’est Ajax qui s’en charge à travers des généralisations désobligeantes qui ont pour but de réduire Tecmesse au silence. Par exemple, v. 293, Tecmesse évoque des mots « souvent ressassés » employés par Ajax pour arrêter ses remarques au moment de sa sortie nocturne (ἀεὶ δὑμνούμενα4 ) : γύναι, γυναιξὶ κόσμον ἡ σιγὴ φέρει, « Femme, aux femmes le silence apporte une parure ».

5Au-delà de leur condition féminine, les trois femmes partagent un égal attachement vis-à-vis du héros et font partie du cercle de ses philoi. Ce terme de philoi renvoie en grec à un large champ sémantique puisqu’il désigne tout à la fois « les proches », « les membres de la famille », « les amis », « les alliés ». Pour Ismène et Chrysothémis, cet attachement est naturel puisqu’elles sont sœurs. Cette situation a un avantage : le dramaturge souligne les réactions différentes de deux êtres qui ont une même naissance et qui sont soumis à de mêmes malheurs. On peut facilement relever les nombreux termes indiquant la philia qui lie les sœurs entre elles dans les deux pièces5 et montrer combien le sentiment d’avoir vécu ensemble les mêmes malheurs est un élément fédérateur6. La lignée est, chaque fois, invoquée par l’héroïne pour inciter sa sœur à passer à l’acte à ses côtés7.

6Tecmesse est dans une position à la fois plus proche et plus lointaine vis-à-vis d’Ajax. Elle est plus proche parce qu’elle est sa compagne et qu’elle lui a donné un fils. Leurs destins sont maintenant intimement liés. Mais leurs rapports sont fondamentalement inégalitaires parce qu’elle est femme et qu’il est homme, parce qu’elle est esclave et qu’Ajax est son maître. Le chœur la présente de la façon suivante, v. 211-212 :

ἐπεὶ σὲ λέχος δουριάλωτον
στέρξας ἀνέχει θούριος Αἴας

puisque l’impétueux Ajax te garde et te protège, toi, sa compagne conquise par la lance

7Tecmesse appartient désormais à la maison d’Ajax, au sens antique du terme, c’est-à-dire qu’elle fait partie du grand ensemble constitué par la famille et les serviteurs. Elle n’a certes pas le statut d’épouse légitime, mais plutôt une position proche de celles de Chryséis et de Briséis dans l’Iliade. Dans le monde homérique, il existe, certes, une distinction entre mariage légitime et mariage par rapt à partir d’un enlèvement ou d’une prise de guerre, comme le montre, par exemple, le passage dans lequel Agamemnon désigne Clytemnestre comme son épouse légitime tout en expliquant préférer sa captive Chryséis8. Lors de l’ambassade du chant IX, l’amour pour la captive prise comme compagne est présenté comme un sentiment naturel par Achille, qui s’emploie à brouiller les frontières entre les différents types de mariage pour souligner à quel point il a été lésé par Agamemnon9.

8Malgré cette situation d’esclavage, Tecmesse manifeste un véritable attachement par rapport à Ajax. Elle joint, en quelque sorte la philia d’affection à la philia liée à la famille qu’ils ont constituée ensemble. Alors que Tecmesse est une Phrygienne10 et que son cœur devrait donc pencher plutôt côté troyen, alors qu’Ajax a détruit sa patrie, elle n’a aucune velléité de vengeance et fait preuve d’une loyauté sans faille. Le phénomène mérite d’autant plus d’être souligné que, dans la même pièce, Teucros se voit reprocher sa mère phrygienne11 et suggère que son père le voit comme un « bâtard né d’une captive ennemie » (v. 1013). Pourtant, l’origine étrangère de Tecmesse n’est pas soulignée, pas plus que la bâtardise d’Eurysacès. Sa loyauté à l’égard de la maison d’Ajax ne fait aucun doute. Aux vers 204-205, elle se range naturellement parmi « ceux qui se soucient au loin de la maison de Télamon ».

9Son attachement au héros est tel qu’elle exprime, v. 392-393, son souhait de mourir si Ajax meurt. Ce désir de mourir avec le héros est également manifesté par Ismène. Dans Antigone, v. 544-545, Ismène demande à Antigone de ne pas lui refuser le fait de mourir avec elle. Vers 548, elle ajoute que la vie ne lui serait plus chère (φίλος) si elle était privée d’Antigone. Chrysothémis, en revanche, ne va pas jusqu’à exprimer ce sentiment. Certes, pour Ismène comme pour Tecmesse, ces souhaits ne se traduisent pas en actes. Tecmesse ne se tue pas. En revanche, elle exprime le sentiment d’être morte à la découverte du cadavre12.

10Un autre point commun entre les trois femmes est que leur attachement paraît mal payé en retour. Dans Antigone, les relations se dégradent, quand Antigone comprend qu’Ismène ne l’aidera pas. Après des paroles pleines de tendresse en début de pièce13, Antigone menace Ismène de sa haine, v. 93, quand Ismène refuse de s’associer à son acte. Électre, de même, a une attitude de rejet à l’égard de Chrysothémis, quand sa sœur refuse de s’associer à elle pour tuer Égisthe14.

11Dans le cas de Tecmesse, la brutalité d’Ajax à son égard est un fait marquant de leur relation15. J’ai déjà évoqué plus haut la maxime sur le silence parure des femmes utilisée par Ajax pour faire taire sa compagne. Cette brutalité se retrouve, à plusieurs reprises, sur scène. Quand Ajax revient à la conscience, après un long silence, il retrouve la parole, v. 312, pour adresser à Tecmesse de terribles menaces. Plus loin, au v. 369, il lui commande sans ménagement : « Pourquoi n’es-tu pas dehors ? Pars en arrière et va-t-en ». Il n’a pas souci de ce qu’elle deviendra après sa mort, alors qu’il demande à Teucros de présenter Eurysacès à ses parents.

12Le dernier élément que je voudrais souligner dans mon rapprochement entre les trois femmes est la peur qui les habite et la façon qu’elles ont d’évoquer la prudence, la raison, un certain pragmatisme pour tenter d’infléchir le héros. Chacune craint à la fois pour elle-même et pour le héros qui met en péril sa vie par son action. Ismène dit nettement à Antigone qu’elle a peur pour elle, v. 82. Elle invite sa sœur à la réflexion (φρόνησον, v. 49). Tous ses arguments soulignent la position de faiblesse dans laquelle se trouvent les deux sœurs face à des adversaires qui cumulent pouvoirs des hommes, des maîtres, de la loi et de la cité (tirade des vers 49-68 et v. 79). Elle se réfère à une éthique de l’efficacité qu’elle exprime dans une maxime, v. 67-68 : « agir vainement n’a aucun sens ». Elle serait prête à coopérer si Antigone intervenait en secret (v. 85), mais Antigone entend, au contraire, donner une certaine publicité à ses actes.

13Chrysothémis a moins peur pour elle-même, car elle s’est aménagée une position confortable dans sa cité et sa famille. À la différence d’Ismène et de Tecmesse, elle ne réagit pas à un malheur récemment survenu. Depuis la mort d’Agammenon, elle a développé une attitude d’hypocrisie qui la protège. Chrysothémis est sans doute celle des trois femmes qui a le mieux théorisé son attitude. Elle a pris acte du rapport de forces qui lui est défavorable. Elle a pour principe de « naviguer en laissant aller les voiles » (v. 335), de cacher ce qu’elle ressent. Elle pense comme Électre, mais parle autrement. Elle se débrouille pour vivre libre, même si cette liberté nécessite des compromis avec ceux qui dirigent la cité. Comme Ismène qui dit obéir à des gens plus forts (v. 63), Chrysothémis trouve normal de céder aux forts (v. 396). Ainsi elle est libre de ses mouvements et a accès à une table riche, contrairement à Électre, retenue au palais et manquant de tout. Comme Ismène, Chrysothémis appelle sa sœur à la réflexion16.

14Tecmesse, de son côté, est « saisie de peur » (δείσασα), v. 315, quand Ajax la menace après avoir retrouvé sa conscience. Elle dit « je tremble », v. 593. Elle explique bien comment son sort est lié à celui de son compagnon et comment elle a peur à la fois pour Ajax et pour elle-même. Elle appelle aussi Ajax à la réflexion en lui disant « cède et raisonne bien », v. 371. Comme Ismène et Chrysothémis, Tecmesse a un comportement marqué par la prudence. Par exemple, elle explique qu’elle a éloigné l’enfant quand elle a vu Ajax fou. C’est d’ailleurs le seul moment où Ajax l’approuve, v. 536, quand il loue sa prévoyance (πρόνοια).

15Le statut spécifique de Tecmesse est bien décrit dans le début de la tirade de supplication qu’elle adresse à Ajax, v. 485-491 :

δέσποτ᾽ Αἴας, τῆς ἀναγκαίας τύχης
οὐκ ἔστιν οὐδὲν μεῖζον ἀνθρώποις κακόν.
ἐγὼ δ᾽ ἐλευθέρου μὲν ἐξέφυν πατρός,
εἴπερ τινὸς σθένοντος ἐν πλούτῳ Φρυγῶν :
νῦν δ᾽ εἰμὶ δούλη : θεοῖς γὰρ ὧδ᾽ ἔδοξέ που
καὶ σῇ μάλιστα χειρί. τοιγαροῦν, ἐπεὶ
τὸ σὸν λέχος ξυνῆλθον, εὖ φρονῶ τὰ σά

Ajax, mon maître, il n’est pas de pire malheur pour les hommes que la contrainte de la fortune. Pour moi, je suis née d’un père libre, dont les richesses faisaient un puissant, s’il en fut jamais parmi les Phrygiens. Mais maintenant je suis esclave et sans doute les dieux en ont décidé ainsi et ton bras plus encore. C’est pourquoi, puisque je suis entrée dans ton lit, j’ai de bons sentiments envers toi. 

16Tecmesse est née d’un père libre et riche et désormais, elle est esclave, δούλη (v. 489). La jeune femme se présente comme l’incarnation du retournement de fortune et évoque le poids de la nécessité, la force contraignante de la τύχη17. Les vers 490-491 expliquent, en des termes concis, son brusque changement d’appartenance : « puisque je suis entrée dans ton lit, j’ai de bons sentiments envers toi ». Le raccourci est surprenant pour nous : au lieu de souligner la violence de la situation, à savoir le partage imposé du lit du vainqueur dont elle devient l’esclave, Tecmesse se contente de décrire les faits dans une temporelle et d’exprimer ses sentiments dans la principale. L’état de fait a créé sa bonne disposition envers Ajax. Pour le dire autrement, il n’y a pas de crime de viol. Tecmesse se résigne à une situation sur laquelle elle n’a pas prise. Il s’agit aussi sans doute d’une forme d’intérêt bien compris. Puisque Tecmesse fait désormais partie de la maison d’Ajax, elle a des intérêts communs avec lui. Leur fils Eurysacès est la matérialisation du lien qui les unit. La dépendance dans laquelle se trouve Tecmesse par rapport à Ajax est bien soulignée par les vers 514-519 :

ἐμοὶ γὰρ οὐκέτ᾽ ἔστιν εἰς ὅ τι βλέπω
πλὴν σοῦ. σὺ γάρ μοι πατρίδ᾽ ᾔστωσας δόρει,
καὶ μητέρ᾽ ἄλλη μοῖρα τὸν φύσαντά τε
καθεῖλεν Ἅιδου θανασίμους οἰκήτορας.
τίς δῆτ᾽ ἐμοὶ γένοιτ᾽ ἂν ἀντὶ σοῦ πατρίς ;
τίς πλοῦτος ; ἐν σοὶ πᾶσ᾽ ἔγωγε σῴζομαι.

Je n’ai plus personne à regarder si ce n’est toi. Car tu as détruit ma patrie à la lance. Un autre coup du sort a enlevé ma mère et mon père pour en faire des morts, habitants de l’Hadès. Quelle patrie pourrais-je avoir si ce n’est toi ? Quelle richesse ? C’est en toi que je suis tout entière sauvée.

17Je ne reprendrai pas en détail la comparaison entre la tirade de Tecmesse et la rencontre entre Andromaque et Hector au chant VI de l’Iliade, qui a inspiré Sophocle. Je rapprocherai seulement ces propos de Tecmesse de la déclaration d’amour d’Andromaque à Hector, qui survient juste après un passage où Andromaque explique qu’Achille a tué son père, ses sept frères et qu’il a libéré sa mère contre une rançon :

Homère, Iliade, VI, 429-430, Andromaque :
Ἕκτορ ἀτὰρ σύ μοί ἐσσι πατὴρ καὶ πότνια μήτηρ
ἠδὲ κασίγνητος, σὺ δέ μοι θαλερὸς παρακοίτης

Hector tu es pour moi un père, une vénérable mère, un frère et tu es mon florissant époux.

18Dans les paroles d’Andromaque, Hector cumule tous les rôles les plus importants dans le lien humain. Tecmesse, en revanche, ne va pas jusqu’à dire qu’Ajax a remplacé pour elle les gens qu’elle avait perdus. Il représente pour elle une patrie et une fortune, c’est-à-dire des éléments qui relèvent du cadre matériel plus que du lien humain18. Une différence fondamentale est, bien sûr, qu’Ajax a une responsabilité de premier ordre dans ses malheurs, puisqu’il a détruit sa patrie, alors qu’Andromaque se plaint des malheurs causés par Achille, qui est un ennemi.

19Le second élément qui ressort quand on rapproche les deux passages au sens large en incluant aussi ce que dit Hector à sa femme, c’est la différence de statut entre les deux femmes. À aucun moment Tecmesse n’oublie sa condition servile. Elle s’adresse à Ajax en lui disant δέσποτ᾽ Αἴας, « Ajax mon maître », (v. 368, v. 485, v. 585). Elle l’appelle « seigneur », v. 593. Elle se présente comme une femme obéissante. Quand Ajax la réduit au silence, elle ne cherche pas à argumenter, mais cesse aussitôt de parler. De même, au vers 529, Tecmesse dit à Ajax qu’elle lui obéira en tout.

20Cette condition servile fragilise l’argumentation de Tecmesse, quand elle explique à quel point elle redoute le servage qui lui sera imposé si Ajax meurt19. Elle dépeint en des termes frappants la façon dont elle sera « enlevée de force » et ne bénéficiera plus que de la « nourriture de l’esclave ». Mais tandis qu’Andromaque est une princesse troyenne et que la chute de Troie correspondra pour elle à un véritable déclassement, Tecmesse est déjà esclave et ne fera donc que passer d’un maître à un autre.

21La différence d’attitude entre Hector et Ajax en dit long sur la façon dont ils envisagent chacun leur compagne. Hector s’inquiète pour Andromaque et exprime sa crainte de la voir réduite en esclavage. Il parle de son épouse avec tendresse. C’est Tecmesse, au contraire, qui manifeste son inquiétude dans sa tirade de supplication à Ajax. Il lui manque une réciprocité dans la tendresse.

22La différence de statut se voit d’ailleurs dans le sort qui sera fait à leurs enfants. Astyanax, en tant que prince héritier, représente une menace et il sera, selon la tradition la plus connue, jeté du haut des murailles de Troie. Le fils que Tecmesse a eu avec Ajax, Eurysacès, a un avenir moins sombre. Comme souvent chez Sophocle, le texte présente des variantes qui ne concordent pas toujours et qui laissent donc ouvert le champ des possibles. Dans sa tirade de supplication, Tecmesse laisse entendre qu’Eurysacès ne restera pas auprès d’elle après la mort de son père, mais qu’il sera malmené par des tuteurs qui ne lui seraient rien. Ajax lui, n’a pas la même interprétation de l’avenir de son fils. V. 560-561, il affirme : « Aucun des Achéens, je le sais, ne le maltraitera avec d’odieux outrages, quand il se retrouvera sans moi ». Il demande à Teucros d’amener Eurysacès à ses parents, ce qui est une façon de l’inscrire comme héritier dans sa lignée. Vers 944-945, après la mort d’Ajax, Tecmesse semble envisager un destin commun avec son fils avec un esclavage et des maîtres communs.

23Malgré tout, en dépit de son esclavage et de la dureté apparente d’Ajax, Tecmesse considère sa situation comme enviable. Quand Tecmesse évoque la façon dont on parlera d’elle après la mort d’Ajax, elle explique qu’on dira qu’elle quitte une condition enviée, v. 50320. Se laisse-t-elle ici entraîner par son argumentation ? Il est choquant pour nous qu’une situation aussi précaire puisse être considérée comme enviable. Et pourtant, être la compagne d’un des plus puissants guerriers grecs est pour Tecmesse un élément de fierté. De même, au vers 808, Tecmesse dit qu’elle a été « bannie de la faveur ancienne ». Il y a bien là une perception positive du lien unissant Tecmesse à Ajax.

24Pour conclure cette partie, les trois femmes ont en commun l’affection pour le héros, l’appel à la raison, la prudence et un certain pragmatisme. Elles obéissent à des principes moins héroïques, elles incarnent d’autres valeurs, appartiennent à un univers du compromis et des concessions et sont par là-même plus proches des spectateurs21, même si elles suscitent moins d’admiration. Mais Tecmesse a une position d’esclave, de compagne et de mère qui en fait un personnage bien différent des deux sœurs Ismène et Chrysothémis. Elle a été capable de reconstruire sa vie et de s’adapter au malheur d’un premier esclavage. Elle en est même venue à chérir celui qui avait détruit sa patrie et qui était responsable de la perte de son statut social. Cette singularité de Tecmesse se retrouve si on regarde son rôle dans la pièce.

Le rôle de Tecmesse dans la pièce

25Antigone et Électre tentent d’obtenir que leur sœur collabore à leurs projets. Antigone souhaite qu’Ismène l’aide à enterrer Polynice, Électre veut que sa sœur s’associe à elle pour venger leur père. Dans les deux cas, il y a danger de mort pour celui qui agit, mais le passage à l’acte est pensé comme un devoir par le héros. Ajax, en revanche, n’attend de Tecmesse aucune action extraordinaire. Il lui demande seulement de prier le ciel d’exaucer ses souhaits (v. 684-686). C’est de son demi-frère Teucros qu’il attend les devoirs funéraires et la protection de son fils.

26Parmi les trois femmes, la seule qui sera véritablement menacée dans la pièce est Ismène. En effet, Créon s’en prend à Ismène violemment, alors que les Atrides ou Ulysse ne mettent pas Tecmesse en cause. Chrysothémis n’est jamais inquiétée. Ismène a, en effet, la particularité de changer d’avis22. Vers 536-537, elle revendique l’acte de sa sœur. Elle dit qu’elle a « commis l’acte » et veut en porter la responsabilité. Ismène est donc emmenée prisonnière dans le palais avec Antigone, mais finalement Créon se ravise et renonce à la condamner à mort, v. 771.

27L’utilité dramatique de Chrysothémis est très importante. C’est le personnage féminin qui est le plus en position de force face au héros23. Chrysothémis gronde sa sœur de son attitude dès son entrée en scène, v. 328. Elle lui apprend qu’Égisthe a l’intention de la murer vivante (v. 378-384). Elle énonce le rêve de Clytemnestre (v. 417-430) et se laisse convaincre par Électre de ne pas faire les offrandes demandées par Clytemnestre, mais de couper des boucles de cheveux pour la tombe de leur père. Vers 871, Chrysothémis revient toute joyeuse, alors qu’Électre croit Oreste mort. Elle refuse de s’associer à sa sœur pour passer à l’acte. Chrysothémis représente, au fond, des craintes qui ne se réaliseront pas : peur d’échouer dans le meurtre d’Égisthe, conséquences négatives du meurtre pour les deux sœurs, mort probable…

28Qu’en est-il maintenant du rôle de Tecmesse dans Ajax ? Si on suit le déroulement de la tragédie, Tecmesse intervient à trois reprises :

29Au premier épisode, elle est d’abord celle qui pleure et raconte au chœur les événements de la nuit et le douloureux retour à la conscience d’Ajax. Elle est ensuite celle qui fait apparaître Ajax en ouvrant la porte de la skènè. Ce faisant, elle joue un rôle proche du dramaturge metteur en scène en offrant un spectacle aux spectateurs. Dans sa tirade de supplication, lors de la scène d’agôn qui l’oppose à Ajax, elle développe une stratégie argumentative qui repose sur des arguments qui ne sont pas sans valeur.

30Au troisième épisode, à la suite de l’arrivée du messager qui rapporte la prophétie de Calchas, le chœur fait sortir Tecmesse, v. 784-785. Celle-ci organise les recherches et trouve le corps d’Ajax, v. 891. Elle participe ici à l’action. Elle joue un rôle que l’on peut qualifier de modéré, mais spectaculaire.

31À partir du vers 1168, Tecmesse et Eurysacès sont présents, mais comme personnages muets. Ils coupent avec Teucros des boucles de cheveux pour le mort et l’enfant est placé en position de suppliant sur le corps de son père.

32Pour synthétiser, je passerai en revue cinq rôles que me paraît tenir Tecmesse soit à un moment précis de la pièce, soit tout au long de la tragédie :

1) La pleureuse

33Tecmesse pleure et gémit beaucoup dans la pièce. Ce rôle de pleureuse est à la fois une caractéristique des femmes dans un discours misogyne repris par Ajax dans la pièce, le rôle traditionnel assigné aux femmes lors des deuils et un élément attendu étant donné les malheurs qui surviennent et qui affectent directement Tecmesse juste avant le début de l’action et encore pendant la pièce : massacres de la nuit, inquiétudes sur le sort d’Ajax, mort du héros… Tecmesse se situe du côté de ceux qui gémissent, v. 203. Elle évoque, v. 215, une « souffrance semblable à la mort ». Au récit du messager, le chœur fait sortir Tecmesse. Elle se présente comme celle qui a des « malheurs incessants », v. 788. Elle commente les conséquences de la mort d’Ajax, vers 972-973, en disant qu’il est parti en lui laissant « des chagrins et des gémissements ». La mort d’Ajax et sa position de pleureuse en fin de pièce sont dans la continuité. La pièce est donc tout entière marquée par les larmes de cette femme. On notera, par comparaison, qu’Ismène pleure finalement assez peu. C’est seulement dans la deuxième partie d’Antigone qu’elle arrive le visage « couvert de larmes », v. 526, quand elle a décidé de changer d’avis et de se ranger du côté de sa sœur. Dans Électre, les pleurs et les gémissements sont plutôt du côté d’Électre24 que de Chrysothémis. C’est une différence significative.

34Ajax tente de mettre un terme aux lamentations de Tecmesse en utilisant d’abord une généralisation pour clore les consignes qu’il lui donne, v. 578-580 : « Eh bien, reprends vite cet enfant maintenant et ferme la maison. Ne pleure pas en poussant des gémissements devant la demeure. Assurément la femme est l’être qui aime le plus à se lamenter (κάρτα τοι φιλοίκτιστον γυνή.) ». À la question inquiète de Tecmesse, v. 585, il répond par une nouvelle maxime : « Il est beau d’être sage (σωφρονεῖν) », tout à fait inattendue dans la bouche d’un héros si porté à l’excès. C’est un peu comme si Ajax utilisait, pour faire taire Tecmesse, les conseils qu’elle pourrait lui donner elle-même25. V. 592, Ajax dit encore à Tecmesse : « Tu te cries désormais beaucoup trop ». Cette volonté d’Ajax de réduire Tecmesse au silence trouve un prolongement dans la façon dont le chœur s’adresse à Tecmesse après la mort du héros. À l’arrivée de Teucros, il dit à Tecmesse σίγησον, « tais-toi », v. 975. À partir de ce moment, Tecmesse sera un personnage muet26.

2) Une narratrice

35Tecmesse joue le rôle de narratrice au premier épisode. Elle est une narratrice personnellement affectée par tous les malheurs qu’elle décrit dans la mesure où le désastre vécu par Ajax a des conséquences immédiates pour elle et son fils. Elle fait, dans la pièce, deux récits des événements de la nuit, le premier sous une forme lyrique, en récitatif, v. 233-244 et le second dans une tirade en mode parlé, v. 284-330. Tecmesse est une narratrice au point de vue limité, mais elle est finalement assez perspicace. Dans les deux passages, elle ne parvient pas à interpréter le comportement d’Ajax. Elle a le point de vue de quelqu’un qui décrit ce qu’elle voit sans comprendre

36Dans le texte en récitatif, elle s’attarde surtout sur la violence qu’Ajax fait subir aux bêtes du troupeau qu’il a ramenées chez lui. Les gestes qu’elle décrit ne ressemblent à aucune pratique connue. Par exemple, Ajax tranche la tête et la langue d’un bélier et jette tout par terre. Il n’utilise pas les animaux pour en faire des sacrifices aux dieux ni même pour les consommer comme viande. De même, l’acharnement d’Ajax sur un bélier qu’il attache à un pilier, fouette et insulte est un signe manifeste de folie. Les spectateurs, qui ont assisté au dialogue entre Athéna et Ajax dans le prologue ont les clés pour décoder ce comportement – Ajax croit avoir affaire à Ulysse et aux Atrides –, ce qui n’est pas le cas de Tecmesse. Mais la jeune femme remarque bien qu’il y a quelque chose d’inhumain dans la violence d’Ajax. Elle suppose que seul un dieu (δαίμων, v. 243) a pu lui dicter les violentes insultes qu’il profère. Elle est assez perspicace puisque le spectateur a vu, dans le prologue, que le comportement d’Ajax était bien lié à l’intervention d’Athéna.

37Dans la tirade des vers 284-330, Tecmesse fait un récit beaucoup plus détaillé des événements de la nuit. Elle raconte comment elle a vu Ajax s’armer au cœur de la nuit. Elle parle d’une « vaine sortie », v. 287. Le spectateur perçoit l’étonnement de Tecmesse qui interroge Ajax quand elle le voit partir faire la guerre en pleine nuit. Elle insiste sur le fait que personne ne l’a appelé, la trompette n’a pas sonné, tout le monde dort. Elle avoue sa méconnaissance d’une partie des événements, v. 295 : « et les souffrances de là-bas, je ne peux en parler ». On a une formule comparable, v. 316, quand elle explique qu’elle a raconté à Ajax les événements de la nuit « tout dans la limite de ce que je savais ». Elle est donc consciente de n’avoir sur les événements qu’un point de vue partiel. Dans ce deuxième récit, à propos du retour d’Ajax chargé de bêtes, elle insiste sur d’autres éléments que dans ce premier récit au récitatif. Elle n’évoque plus les deux béliers, mais le fait qu’Ajax s’adresse à une ombre. Elle nomme les Atrides et Ulysse qu’elle a entendu Ajax invectiver. Sa lucidité se retrouve également dans le fait que, d’emblée, elle comprend qu’Ajax médite un malheur, v. 32627.

3) Tecmesse personnage engagé dans l’action

38L’engagement de Tecmesse dans l’action a quelque chose de pathétique, car elle voit, chaque fois, le malheur arriver, mais cette connaissance ne lui permet pas de le contrer. Son action reste inefficace. Par exemple, Tecmesse a tenté de retenir Ajax, quand elle l’a vu s’armer pour partir au combat au milieu de la nuit. Si elle y était parvenue, Ajax ne se serait pas mis dans cette situation ignominieuse qui va le conduire à la mort. De même, dans le cours de la pièce, Tecmesse prévoit le suicide d’Ajax. Elle essaie de le persuader de rester en vie dans sa célèbre tirade de supplication. Mais elle échoue encore une fois.

39Tecmesse se trompe manifestement, quand elle encourage le chœur à intervenir, en affirmant, v. 330 : « Les hommes comme lui cèdent aux discours de leurs proches ». C’est bien mal connaître Ajax.

40On sait, cependant, que Tecmesse a accompli un acte efficace avant le début de la pièce. Elle a soustrait l’enfant à Ajax pendant sa crise de folie et Ajax la félicite sur ce point, v. 536. Sur scène, l’un des moments où elle intervient le plus nettement dans l’action est le dialogue avec le messager au troisième épisode. Tecmesse interroge le messager qui lui donne des inquiétudes sur le sort d’Ajax en lui expliquant que ce jour est décisif. Tecmesse donne des ordres : « hâtez-vous », v. 804. Ses instructions sont claires : elle répartit les choreutes en trois groupes : les uns vont chercher Teucros, les autres vont à l’ouest, les derniers à l’est. Elle décide de participer elle-même aux recherches, comme l’indique les impératifs à la première personne du pluriel en asyndète du vers 811, « partons, pressons-nous ». C’est elle qui trouve le corps d’Ajax.

4) Tecmesse metteur en scène

41À deux reprises, Tecmesse endosse un rôle proche de celui du dramaturge, qui, dans la tragédie grecque, était aussi celui qui faisait la mise en scène. C’est elle qui décide de montrer ou de ne pas montrer un spectacle. Au vers 346, Tecmesse ouvre la porte de la skènè pour montrer Ajax ensanglanté. Elle laisse ainsi paraître Ajax via l’eccyclème. Elle est dans la position du metteur en scène qui offre un spectacle au public et elle guide l’interprétation. Elle présente un tableau sanglant avec Ajax gisant au milieu des animaux massacrés pendant la nuit.

42Après le suicide, Tecmesse est celle qui trouve le corps d’Ajax. De manière fort intéressante, Sophocle met une nouvelle fois Tecmesse dans la position du metteur en scène, de celle qui pourrait offrir un tableau aux spectateurs. Le tableau ressemble d’ailleurs étonnamment à celui du premier épisode : dans les deux cas, Ajax est ensanglanté, mais cette fois, c’est avec son propre sang. Pourtant, à cette occasion, Tecmesse déclare qu’Ajax n’est pas visible (θεατός, v. 915) et le couvre d’une étoffe28. Le spectacle est refusé aux spectateurs29. Il ne sera montré que plus tard, à la requête de Teucros30, qui demande au chœur d’enlever l’étoffe qui recouvre Ajax, v. 100331.

5) Tecmesse moraliste

43Tecmesse est aussi une raisonneuse. Elle exprime une philosophie de la vie, volontiers sous forme gnomique. Un de ses thèmes privilégiés est la perception des souffrances et la quantification des joies et des peines. Au premier épisode, elle affirme que l’absence d’intervention extérieure est un facteur aggravant qui ajoute aux douleurs32. Elle explique ensuite en quoi le retour à la conscience d’Ajax constitue un surcroît de malheur. La structure fortement logique de la démonstration est soulignée par l’ampleur qu’elle prend dans le passage puisque Tecmesse développe deux fois la même idée, d’abord sur une forme brève, dans un échange de questions-réponse v. 265-268, puis sous une forme plus longue, dans une démonstration qui occupe les vers 271-277.

44Dans la première formulation, Tecmesse commence par poser sa question sous forme d’alternative, v. 265-267 :

πότερα δ᾽ ἄν, εἰ νέμοι τις αἵρεσιν, λάβοις,
φίλους ἀνιῶν αὐτὸς ἡδονὰς ἔχειν,
ἢ κοινὸς ἐν κοινοῖσι λυπεῖσθαι ξυνών ;

Est-ce que, si on te donnait le choix, tu préfèrerais affliger tes amis en étant toi-même joyeux ou partager les chagrins en étant affligé avec les affligés ?

45Elle fait énoncer au chœur sa réponse sous la forme d’un principe mathématique simple, v. 268 : τό τοι διπλάζον, ὦ γύναι, μεῖζον κακόν, « Le mal double, femme, est plus grand. »

46La seconde formulation est une description de la situation actuelle expliquant en quoi Ajax est malheureux et le cercle de ses philoi également, v. 271-277 :

ἁνὴρ ἐκεῖνος, ἡνίκ᾽ ἦν ἐν τῇ νόσῳ,
αὐτὸς μὲν ἥδεθ᾽ οἷσιν εἴχετ᾽ ἐν κακοῖς,
ἡμᾶς δὲ τοὺς φρονοῦντας ἠνία ξυνών :
νῦν δ᾽ ὡς ἔληξε κἀνέπνευσε τῆς νόσου,
κεῖνός τε λύπῃ πᾶς ἐλήλαται κακῇ
ἡμεῖς θ᾽ ὁμοίως οὐδὲν ἧσσον πάρος.
ἆρ᾽ ἔστι ταῦτα δὶς τόσ᾽ ἐξ ἁπλῶν κακά ;

Cet homme, quand il était malade, se réjouissait lui-même dans les malheurs dans lesquels il se trouvait, mais le chagrin était avec nous, les sains d’esprit. Mais maintenant qu’il s’est calmé et qu’il a du répit de sa maladie, il est tout entier pris par un chagrin mauvais et nous, nous souffrons autant, en rien moins qu’avant. Est-ce que ce ne sont pas deux malheurs au lieu d’un ?

47J’ai été frappée par la rigueur de sa démonstration : Tecmesse s’appuie sur le principe mathématique qu’elle a fait énoncer au chœur, v. 268, et démontre ensuite que la situation correspond à ce principe. L’acquiescement du chœur à la démonstration équivaut à une validation.

48On retrouve cette quantification des joies et des peines après la mort d’Ajax, quand Tecmesse établit, v. 942, une distinction entre l’idée abstraite de la douleur que se fait le chœur et sa douleur à elle, qu’elle vit pleinement avec le deuil d’Ajax. Elle explique aussi, dans les vers 965 et suivants, que sa peine est plus vive que la joie qu’éprouvent ses ennemis à la mort d’Ajax, mais pour Ajax, la mort est chose plaisante, car souhaitée. Elle est toujours attentive aux multiples ressentis d’un même événement33.

49L’un des grands moments de cette Tecmesse moraliste est la tirade de supplication qu’elle adresse à Ajax. Elle entremêle adroitement les motifs chers à Ajax comme l’éthique héroïque, le devoir envers les parents avec l’expression d’une nouvelle morale.

50Du côté des motifs héroïques, elle présente la mort d’Ajax comme un abandon (ἐφείς, v. 495). Elle évoque la honte (αἰσχρά, v. 505). Ce faisant, elle reprend un terme qui avait un rôle important dans le raisonnement d’Ajax qui disait, v. 473, qu’il est honteux pour un homme de chercher à prolonger sa vie, quand il vit au milieu des malheurs. Elle se place, dans ce vers 505, du point de vue de la lignée d’Ajax (γένος), ce qui correspond bien à l’éthique héroïque développée par Ajax qui, dans la tirade qui précède, a expliqué qu’il tenait à montrer à son père que, né de lui, il avait du cœur (v. 472). Tecmesse construit son argumentation en réponse à la tirade d’Ajax qui précède. Elle fait valoir également le respect dû aux parents34ἴδεσαι v. 506 et 507) et les soins qu’un fils doit apporter à entourer leur vieillesse. De même, elle souligne les devoirs d’un père envers un enfant encore jeune.

51À la fin de la tirade, elle utilise une nouvelle stratégie en proposant une définition de la noblesse reposant sur le don/contre-don et la réciprocité des bienfaits :

Ajax, 520-524, Tecmesse :
ἀλλ᾽ ἴσχε κἀμοῦ μνῆστιν : ἀνδρί τοι χρεὼν
μνήμην προσεῖναι, τερπνὸν εἴ τί που πάθοι.
χάρις χάριν γάρ ἐστιν τίκτουσ᾽ ἀεί :
ὅτου δ᾽ ἀπορρεῖ μνῆστις εὖ πεπονθότος,
οὐκ ἂν γένοιτ᾽ ἔθ᾽ οὗτος εὐγενὴς ἀνήρ.

Eh bien, garde mémoire aussi de moi. Un homme assurément doit garder le souvenir du plaisir éventuel qu’il a reçu. Le bienfait engendre toujours le bienfait. Mais celui qui laisse se perdre la mémoire de ce qu’il a reçu d’agréable, celui-là ne peut plus être un homme noble.

52Le terme χρεὼν, v. 520, met en avant une obligation morale. Tecmesse évoque leur amour avec pudeur, sous la forme d’une simple éventualité. Elle reste dans la discrétion. Elle utilise une maxime : « le bienfait engendre toujours le bienfait ». La répétition du terme de χάρις avec les deux mots qui se suivent en grec, au nominatif et à l’accusatif et la personnification (verbe τίκτω, « enfanter ») font de ce vers une formule marquante pour les spectateurs. Elle donne une nouvelle définition de la noblesse, fondée sur une logique de la gratitude et de la réciprocité, là où Ajax arguait de la noblesse pour s’enfermer dans une alternative entre le bien vivre et le bien mourir dans une logique le conduisant au suicide. Cette argumentation de Tecmesse a une force indéniable35, même si, sur scène, elle n’emporte pas l’adhésion d’Ajax dans l’immédiat. Elle est parfaitement recevable pour les spectateurs. Elle trouve d’ailleurs des échos plus tard dans la pièce : Teucros se plaint également de la disparition de la χάρις en ouverture d’une tirade, vers 1266-1267, et reproche à Agamemnon d’avoir perdu la mémoire (μνῆστιν, v. 1269) de ce qu’Ajax avait fait pour l’armée grecque.

53À la suite de Karl Reinhardt36, les critiques ont souvent souligné l’absence de communication entre les personnages, le caractère autocentré d’Ajax37 et l’indifférence brutale avec laquelle la tirade de Tecmesse est accueillie38. Mais deux éléments méritent d’être soulignés. Tout d’abord, il est faux de considérer que la tirade de Tecmesse n’a aucun impact, puisqu’Ajax, dans la tirade à son fils, répond à certains arguments que sa compagne a mis en avant. Ajax prend, en particulier en compte les remarques portant sur l’avenir de son fils (v. 560-564) et les soins que ce dernier devra prodiguer à ses parents dans leur vieillesse (v. 570-571). Ensuite, la tirade de Tecmesse a un impact différé dans le discours trompeur d’Ajax. Ajax paraît touché par Tecmesse jusqu’à affirmer, v. 651, ἐθηλύνθην στόμα, « j’ai un langage féminin ». On trouve un écho très net des paroles de Tecmesse quand il affirme, v. 652 : « j’ai pitié de la laisser veuve et mon fils orphelin auprès d’ennemis ». Ajax prend donc finalement en compte l’élément féminin en faisant place à sa compagne et à sa mère39.

54*

55En conclusion, je voudrais revenir sur le jugement que peut porter le spectateur sur un personnage comme celui de Tecmesse. Si la tragédie explore les conséquences du retournement de fortune qui frappe Ajax, passé de glorieux guerrier à être anéanti, honteux de ses actes, elle montre aussi l’attitude tout à fait différente de Tecmesse qui de riche Prygienne est devenue esclave. La résignation de Tecmesse, son aptitude à s’accommoder d’une position douloureuse, sa soumission au coup du sort attirent sans doute la sympathie des spectateurs. Pour certains critiques, la douceur de Tecmesse en fait un personnage civilisé, proche des valeurs de l’Athènes du Ve siècle, alors qu’Ajax reste un héros homérique dont la brutalité reflèterait les temps anciens40. Il me semble, cependant, que le public était forcément partagé entre l’admiration pour la résolution d’Ajax et la pitié pour le désespoir de Tecmesse, incapable de persuader Ajax de rester en vie.

56Le rapprochement avec Ismène et Chrysothémis a montré, je l’espère, que chacune a ses spécificités : Ismène a la particularité de changer d’avis et de vouloir s’associer tardivement à l’action de sa sœur. Chrysothémis s’est débrouillée pour vivre en préservant sa liberté de mouvement et son statut social. Tecmesse a une position beaucoup plus précaire parce qu’elle est une captive de guerre et qu’Ajax la traite avec brutalité. Sa position de compagne du héros et de mère de son enfant en font un personnage dans une situation d’entière dépendance par rapport au héros. Loin d’être seulement un faire-valoir pour Ajax, elle joue un rôle important dans la pièce. Elle est ainsi tour à tour pleureuse, narratrice, personnage engagé dans l’action ou même metteur en scène. En tant que moraliste, elle met en avant des idées parfaitement défendables. Contrairement à Ismène ou Chrysothémis, Tecmesse est un personnage qui ne s’efface pas complètement en fin de pièce. Elle ne quitte pas définitivement la scène après que sont apparus les désaccords irréductibles l’opposant au héros. Certes, son rôle est moins important puisqu’elle devient un personnage muet. Mais sa présence auprès du cadavre, comme celle d’Eurysacès, participe du spectacle et met au premier plan la famille dans le cadre d’un rituel funéraire.

Notes de bas de page numériques

1 B. M. W. Knox, The Heroic Temper. Studies in Sophoclean Tragedy, Berkeley, 1964. Cette étude ne prend pas en compte Les Trachiniennes.

2 Voir par exemple ce que dit Jacqueline de Romilly sur Ismène qui met en relief l’héroïsme d’Antigone. J. de Romilly, La tragédie grecque, [1970], PUF, Quadrige, 3e édition, 1990, p. 83 : « Le fait même d’avoir ouvert la pièce sur l’entretien de ces deux sœurs si différentes – l’une dévouée au mort, courageuse, bravant tout, l’autre craintive et soucieuse de ne rien entreprendre qui soit impossible – constituait une trouvaille pour qui voulait mettre en relief l’héroïsme d’Antigone. »

3 Sophocle, Antigone, 61-62, Ismène : « Mais il faut avoir à l’esprit que nous sommes femmes de sorte que nous ne sommes pas en mesure de combattre des hommes. » Les traductions proposées sont personnelles. Le texte est celui de la Collection des Universités de France. Sophocle, Électre, 997-998, Chrysothémis : « Ne vois-tu pas ? Tu es une femme et non un homme. La force de ton bras est inférieure à celle de tes adversaires ».

4 L’absence de complément d’agent laisse un flou, qui ne permet pas de déterminer s’il s’agit de paroles souvent reprises par Ajax en particulier ou si la phrase est un proverbe fréquent auquel Ajax se réfère. Le fait que ce proverbe soit attesté par ailleurs, entre autres chez Démocrite et dans le fragment de Sophocle, éd. Radt, 64 (Acrisios), fait plutôt pencher pour la seconde hypothèse. La tendance d’Ajax à généraliser dans ses propos sur les femmes a été relevée par W. B. Stanford, Sophocles. Ajax, London, Macmillan&Co Ltd, 1963, p. XXXI : « Apparently he tends to speak of – and presumably think of – woman as a type, even as a ‘thing’, not as a separate, unique personality. »

5 V. 99, Ismène dit qu’Antigone est φίλη τοῖς φίλοις, « chère à ses ceux qui lui sont chers ». Quand Ismène revient sur scène v. 526, le chœur l’appelle φιλάδελφα v. 527, « celle qui aime sa sœur ». Chrysothémis, de même, appelle Électre φιλτάτη, « très chère », v. 871 ou encore φίλη, v. 916.

6 Dans la tirade des v. 49-68, Ismène énumère longuement les malheurs qui les ont frappées, Antigone et elle : mort de leur père Œdipe, de leur mère Jocaste et de leurs frères.

7 Antigone demande à Ismène de se montrer εὐγενής, « noble », et lui propose de lutter à ses côtés, v. 41. Elle met Ismène sur un pied d’égalité avec elle. Électre insiste sur leur ascendance commune (v. 341-342) et invite Chrysothémis à agir à ses côtés pour tuer Égisthe dans sa tirade, v. 947-989, alors qu’elle pense Oreste mort.

8 Homère, Iliade, I, 112-115, Agamemnon à Calchas : « puisque je souhaite vivement la ( =Chryséis) garder chez moi. Et assurément je la préfère à Clytemnestre mon épouse légitime, car elle ne lui est inférieure en rien ni pour le corps ni pour la prestance ni pour l’intelligence ni pour les travaux. »

9 Homère, Iliade, IX, 336-343, Achille : « Il ( =Agamemnon) possède l’épouse chère à mon cœur. Qu’il dorme à ses côtés et jouisse d’elle. Mais pourquoi faut-il que les Argiens combattent les Troyens ? Pourquoi l’Atride a-t-il conduit ici et rassemblé une armée ? N’est-ce pas à cause d’Hélène aux beaux cheveux ? Les Atrides sont-ils les seuls à aimer leurs femmes parmi les hommes doués de la parole ? Tout homme bon et sensé aime la sienne et en prend soin, comme moi j’aimais du fond du cœur celle-là, pourtant conquise par la lance. »

10 Le chœur la présente comme la fille de Téleutas le Phrygien, v. 210.

11 Agamemnon dit qu’il est le fils d’une captive, une prise de guerre (v. 1228), le traite d’esclave (v. 1285) et même de barbare (v. 1263).

12 Tecmesse, v. 896 : « Je suis partie, je suis morte, je suis complètement ruinée » dans une succession de trois parfaits en asyndète. Le chœur exprime le même sentiment : « tu m’as tué, seigneur », v. 901, ce qui montre, une fois encore leur communauté d’appartenance.

13 v. 1 : « tête commune de ma sœur ».

14 Elle dit détester sa lâcheté (v. 1027), lui demande de s’en aller et l’engage même à aller tout raconter à Clytemnestre.

15 Cette brutalité est soulignée par W. B. Stanford, Sophocles. Ajax, p. XXXI : « He never addresses her by name, avoids speaking to her directly as much as possible, and in his direct remarks to her is brusque and imperious. »

16 Par exemple, elle dit à Électre que sa vie pourrait être belle si elle savait « bien raisonner » (εὖ φρονεῖν, v. 394). Elle dénonce, v. 398 l’imprudence (ἀβουλία) d’Électre.

17 Cette expression se retrouve également au vers 803, quand elle demande au chœur de la préserver d’un « destin contraignant ».

18 Pour J. C. Kamerbeek, The plays of Sophocles. Commentaries. Part I. Ajax, Leiden, Brill, 1953, p. 112 cette insistance sur le cadre matériel suggère par avance le dénuement qui sera le sien à la mort d’Ajax : « it should be clear that with his death she is an outcast, without a fatherland and a means of living. »

19 Voir le terme de λατρεία, employé v. 503.

20 W. B. Stanford, Sophocles. Ajax, p. 123 y voit un compliment de Tecmesse à Ajax : « ζήλου obliquely offers a compliment to Ajax as a husband ».

21 La remarque a été faite par G. H. Gellie qui l’applique également à Jocaste et Néoptolème. Cf. G. H. Gellie, Sophocles. A Reading, Melbourne unversity press, 1972, p. 188-189 : “When people like Tecmessa, Ismene, Jocasta, Chrysothemis and Neoptolemus make their cases, appealing to sanity, safety or the demands of an imperfect world, they are appealing on our behalf. These are the arguments we would use against heroic types.”

22 Dans Antigone, il est frappant de voir à quel point les personnages ont des regrets et changent d’avis. C’est le cas aussi pour Créon qui finalement décide d’enterrer Polynice et de libérer Antigone, après avoir entendu les révélations de Tirésias. Même Antigone paraît changer un peu de position, dans le fameux passage où elle explique que ce qu’elle a fait pour un frère, elle ne l’aurait pas fait pour un mari.

23 La remarque est aussi faite par J. H. Kells, Sophocles. Électre, Cambridge university press, 1973, p. 103-104 : “Chrysothemis is a solider character than Ismene, more sanguine and less inclined to settle for being a shadow of her stronger-willed sister. Loyal in her innermost heart to her father’s memory, she nevertheless believes that common sense is a supreme virtue, and that she has no strength as an isolated woman to overthrow Aegisthus as the de facto ruler of Mycenae.”

24 Voir à ce sujet N. Loraux, La tragédie endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, NRF essais, Gallimard, 1999, p. 38 qui fait bien ressortir le caractère anormal de l’incessant deuil d’Électre : « elle est, à elle seule, un thrène, une lamentation permanente, ce qui, au regard de l’orthodoxie des représentations civiques exprimée dans un discours officiel comme l’oraison funèbre, ne saurait relever que de la condamnation la plus ferme. »

25 Le verbe anticipe aussi sur ce que dit Ajax au cœur de son discours trompeur, v. 677 : « Et nous, ne saurions-nous pas faire preuve de sagesse ? »

26 Ce silence peut s’expliquer par une contrainte technique, la limitation du nombre des acteurs parlants à trois. Mais Sophocle a tiré un grand parti dramatique de cette compagne en larmes sur le corps d’Ajax. Voir à ce sujet l’article de Kirk Ormand, « Silent by Convention ? Sophokles’ Tekmessa », American Journal of Philology, 117, 1, 1996, p. 37-64.

27 J. C. Kamerbeek, The plays of Sophocles. Commentaries. Part I. Ajax, p. 10 souligne à juste titre que Tecmesse évoque le suicide d’Ajax avant le héros lui-même : « She realizes the desire of Ajax to find a refuge in death even before he has given utterance to it. »

28 Le terme de φάρος, qui désigne, d’après Chantraine, une « large pièce de tissu », peut aussi avoir le sens de linceul dans l’Iliade, XVIII, 353 et XXIV, 580.

29 Teucros, plus tard dans la pièce, commence par déplorer sans le voir l’horrible spectacle d’Ajax transpercé par son épée. Vers 1003, il demande au chœur de découvrir le corps et enlève ensuite l’épée du corps.

30 Charles Segal, Tragedy and Civilization. An Interpretation of Sophocles, Havard University Press, 1981, p. 118, interprète le geste de Tecmesse comme une première étape dans l’enterrement du héros qui sera prolongée par les actes de Teucros et d’Ulysse : « The spontaneous emotional gesture of the woman points the way, and the male companions in battle complete the deed. Though lacking the physical force and personal authority that could provide a permanent covering for the corpse, Tecmessa’s gentle act is nevertheless vital to the burial of Ajax. It shows the hero even in death as deserving the loyalty of his philoi.”

31 Les conséquences en termes de mise en scène sont étudiées par Christine Mauduit, « Scénario pour un suicide », in G. W. Most et L. Ozbek éds, Staging Ajax’s suicide, Edizioni della Normale, 2015, p. 47-74.

32 Sophocle, Ajax, 260-262, Tecmesse : « voir les souffrances qui sont les siennes, sans que personne d’autre n’ait contribué, cause de vives douleurs ».

33 Cette thématique de la perception de la souffrance intéresse aussi Ajax. Par exemple, quand il s’adresse à son fils, il l’envie d’être à un âge où il n’a pas conscience des malheurs (v. 552-553). Il ajoute une maxime selon laquelle la vie la plus agréable est dans le fait de ne rien ressentir.

34 W. B. Stanford, Sophocles. Ajax dans son introduction, p. XXXIII souligne le fait que Tecmesse s’appuie ici sur une valeur mise en avant par l’Ajax homérique : « Very cogently she appeals to another aspect of αἰδώς that sense of respect for established principles of decent behaviour which the Iliadic Ajax so eloquently urged in moments of crisis. »

35 G. M. Kirkwood, A Study of Sophoclean Drama, Cornell University Press, Ithaca, New York, 1958, p. 106 : « It is an outlining of two different ways of thought. Tecmessa’s way is mild and unheroic, impossible for a warrior to accept ; but we have no right therefore to close our eyes to its logic and its moral forces. »

36 K. Reinardt, Sophocle, trad. E. Martineau, éd. De Minuit, 1971 [1ère éd. 1933], p. 47-48 : « dans l’épopée, tous deux parlaient tournés l’un vers l’autre, dans la tragédie chacun, détourné de l’autre, parle une langue qu’il ne saurait percevoir. Les paroles de la femme résonnent sans que le moindre son atteigne les oreilles de l’homme et vice versa. »

37 J. Park Poe, Genre and Meaning in Sophocles’ Ajax, Athenaum, 1987, p. 45 va jusqu’à considerer que le texte de Sophocle est une « parodie » de l’Iliade destinée à souligner cet aspect d’Ajax : « with distortions of detail that are calculated to show Ajax to be self-centered ».

38 D. Seale, Vision and Stagecraft in Sophocles, Croom helm, London and Camberra, 1982, p. 156 : « when she had said her piece the fullness of her touching appeal is met with brutal indifference. »

39 Sur ce thème, voir l’étude de J. Alaux, « Éponymie et paternité dans Ajax : Sophocle dans l’ombre d’Homère », Gaia, 2000, vol. 4, n° 1, p. 55 : « l’évolution d’Ajax au fil de ses quatre grands discours montre la résurgence progressive de la figure maternelle, ainsi d’ailleurs qu’une manière de pitié à l’endroit de Tecmesse, auparavant vouée, selon le vers célèbre (293), à un silence ornemental. ». Reprenant une idée de N. Loraux, il considère que le suicide d’Ajax par un bond sur une épée est, en quelque sorte, l’aboutissement de cette féminisation du héros. Cf. p. 56 : « la reconnaissance, par Ajax, de l’univers féminin et maternel qu’il avait auparavant ignoré, coïncide avec un geste qui rapproche le guerrier des femmes tragiques vouées au suicide. »

40 Voir par exemple Charles Segal, Tragedy and Civilization. An Interpretation of Sophocles, p. 109 : « Tecmessa, valuing this soft way of being, embodies the more developed emotional sensibilities of civilized communities. »

Notes de la rédaction

Cette contribution a été prononcée dans le cadre d’une journée de préparation à l’agrégation de lettres classiques, organisée par Sabine Luciani (département des Sciences de l’Antiquité de l’université d’Aix-Marseille et le Centre Paul-Albert Février : UMR 7297, AMU, CNRS), le 16 novembre 2016. Voir http://www.compitum.fr/evenements/details/4761-journee-de-preparation-a-lagregation-de-lettres-classiques

Pour citer cet article

Diane Cuny, « Le personnage de Tecmesse dans l’Ajax de Sophocle », paru dans Loxias, 55 (déc. 2016)., mis en ligne le 11 décembre 2016, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=8565.


Auteurs

Diane Cuny

Maître de conférences à l’université François Rabelais de Tours, rattachée au Centre D’Études Supérieures de la Renaissance, Diane Cuny est spécialiste de la tragédie grecque. Elle a publié aux Belles Lettres en 2007 Une leçon de vie : les réflexions générales dans le théâtre de Sophocle.