Loxias | 55 (déc. 2016). Autour des programmes de concours 2017 | I. Autour des programmes de concours 2017
Josiane Rieu :
Les résonances ignatiennes de la « pure indifférence » chez Montaigne
Résumé
Si l’on réfère les notions clefs des Essais aux sources antiques, notamment du (ou des) scepticisme(s), du stoïcisme et de l’épicurisme, on doit aussi les étudier en fonction des clefs de lecture qui leur étaient données dans l’univers intellectuel et culturel de Montaigne. Loin d’opposer ou de « concilier » un Montaigne nourri de philosophie antique avec un Montaigne catholique, il convient d’entrer dans le mouvement même qui oriente les résonances conceptuelles et permet de comprendre les Essais dans leur visée. Notre étude propose donc de prendre en compte les résonances d’Ignace de Loyola pour aborder la notion d’indifférence dans les Essais.
Plan
- L’indifférence en perspective
- Méthode et objectif des Exercices et des Essais
- L’indifférence et l’équilibre intérieur dans l’action : une éthique tridentine
- Dialogue et direction spirituelle
Texte intégral
Si l’on réfère les notions clefs des Essais1 aux sources antiques, notamment du (ou des) scepticisme(s)2, du stoïcisme et de l’épicurisme, on doit aussi les étudier en fonction des clefs de lecture qui leur étaient données dans l’univers intellectuel et culturel de Montaigne. Car le lecteur moderne peut avoir tendance à apprécier les effets de fragmentation, d’irrésolution, d’autoréflexivité infinie, de saisie impossible du sujet, par ce qui serait un positionnement « sceptique » de l’auteur, d’autant que la pensée post-moderne, nullement effrayée du non-sens ultime, accepte facilement comme point d’aboutissement l’instant ponctuel d’une libération du jugement aussi momentanée que relative, alors que le XVIe siècle appréhende la question du sens avec d’autres outils intellectuels et d’autres exigences métaphysiques et spirituelles qu’il convient de prendre en compte. La perspective religieuse en particulier, l’autre grand pan de la culture humaniste (au moins aussi important que le modèle classique)3, permettait de résoudre bien des ambiguïtés ou contradictions apparentes, et d’utiliser les ressources de la pensée antique au service de problématiques nouvelles.
Francis Goyet a mis en lumière combien une certaine doxa critique a « dénié à Montaigne tout engagement sincère dans le catholicisme, tout comme du reste en politique. Montaigne est trop sympathique pour ne pas être comme « nous », nous les intellectuels français modernes : il serait religieux, mais pas trop, voire franchement sceptique in petto4 ». Selon lui, les études sur le XVIe siècle ont tenu le courant spirituel majeur « pour “toujours déjà” connu, quand il est en pratique terra incognita. On le caricature et on l’ignore5 » ; il serait temps de « rééquilibrer6 », dit-il, notre approche des œuvres, en prenant au sérieux les engagements sincères des auteurs au service de la foi catholique, d’ailleurs en accord avec leur public. Sa méthode rigoureuse analyse les facettes des concepts issus de l’Antiquité7 dans les récupérations et inflexions apportées par les relais chrétiens, et découvre comment se sont construits les outils d’une anthropologie cohérente. Loin d’opposer ou de « concilier » un Montaigne nourri de philosophie antique avec un Montaigne catholique, il convient d’entrer dans le mouvement même qui oriente les résonances conceptuelles et permet de comprendre les Essais dans leur visée. Nous verrons alors que certaines notions, que la critique a tendance à relier directement aux philosophies antiques, étaient depuis longtemps annexées à un univers de représentations et de réflexion chrétiennes, où se jouaient d’autres combats. Rappelons que la culture littéraire chrétienne se compose à la fois du corpus scripturaire et patristique, de « best-sellers » de la littérature de dévotion qui s’est développée et vulgarisée pendant les guerres civiles – période où se réactualisent les débats théologiques –, mais aussi d’une structure de lecture faite de mise en perspective ou en résonance de l’antiquité et du christianisme, ce que revendique précisément la position catholique tridentine, au travers d’un travail humaniste8.
Pour participer à ce « rééquilibrage » critique, notre étude propose donc de prendre en compte les résonances « ignatiennes » de la notion d’indifférence dans les Essais. Ignace de Loyola fait une large part à l’analyse psychologique au service de la liberté intérieure (analyse qui permet de démasquer toutes les illusions, les influences pernicieuses etc.) de façon à ce que le retraitant puisse pleinement exercer son jugement et prendre de vraies « décisions ». Sa pratique d’une « indifférence » au sein même de l’action, fournit une position très proche de celle de Montaigne, et même permet, nous semble-t-il, de mieux comprendre le dessein des Essais et leur écriture dialogique spécifique. Notre hypothèse, à la suite d’une remarque de Marc Fumaroli, est que Montaigne, s’il n’a pas embrassé entièrement les Exercices spirituels, a pu s’en inspirer pour élaborer sa méthode propre d’analyse et de conduite, et en adapter une variante pour le « gentilhomme chrétien » en fonction de sa situation et de sa sensibilité propre.
L’indifférence en perspective
La notion « d’indifférence » est significative car elle se charge d’une riche polysémie. Bernard Sève s’est interrogé sur cette distance intérieure très particulière que Montaigne veut garder dans l’action, en lui attribuant une « double origine et une double signification, stoïcienne et sceptique9 ». Après avoir constaté des différences fondamentales, il conclut : « L’indifférence montanienne n’est donc ni stoïcienne, ni exactement sceptique. Mon hypothèse est qu’il existe un concept spécifiquement montanien de l’indifférence et de l’action sur fond d’indifférence... ». Il relie ce concept au souci de préserver la liberté intérieure de jugement qui « permet une action véritablement agissante ad extra : ni la simple jouissance immanente du vivre de soi, ni l’activisme vite forcené ».
Le rapprochement avec une source oubliée (même par l’ouvrage de Michael Screech)10, qui concerne pourtant l’actualité brûlante de l’époque, la méthode d’Ignace de Loyola, peut apporter un éclairage intéressant. Les Exercices spirituels ont paru en 1548 et leur expansion a été extraordinaire en Europe11. Montaigne fréquentait des jésuites. Selon le témoignage de Pierre de Lancre12, il s’appuyait sur le Père Maldonat, à Rome, lorsqu’il s’agissait de question de théologie ; Etienne Binet, son biographe, était jésuite ; Florimond de Raymond reprendra des textes de Montaigne pour lutter contre les Protestants ; l’évêque Jean-Pierre Camus, écrivant les Diversitez (à partir 1613) utilisera constamment les Essais, pour soutenir son exercice pastoral de connaissance des âmes13.
Certes, l’image d’un Montaigne profondément catholique contrevient aux portraits du philosophe laïc qui critiquerait implicitement une religion dogmatique14, mais d’une part le catholicisme tridentin est peut-être moins dogmatique qu’on ne le croit, d’autre part, la ligne de démarcation entre philosophie et exercice spirituel est une création récente. Pierre Hadot a montré que la philosophie de l’antiquité doit être perçue comme une nouvelle manière de vivre, un effort de transformation de l’homme, dans la perspective pratique d’exercices spirituels. Selon lui, c’est à partir de la scolastique que l’on en est venu à dissocier puis opposer philosophie et théologie. Or, si Hadot a mis en lumière l’unité de ces deux formes de pensée dans la philosophie antique, c’était pour faire sortir celle-ci du ghetto intellectuel et abstrait où une certaine pensée moderne de la philosophie l’avait enfermée. Il serait paradoxal, inversement, de rattacher la dimension spirituelle à la seule antiquité et de gommer le travail d’inculturation qu’a effectué la pensée chrétienne en fonction de ses propres définitions anthropologiques15. Ainsi, à plusieurs titres, l’entreprise « d’exercice philosophique » de Montaigne semble pouvoir être imprégnée d’une préoccupation spirituelle.
La première production de Montaigne est d’ailleurs la traduction du Livre des créatures de Raymond de Sebond (en 1569, avec une 2e publication en 1581), ouvrage que son père lui avait demandé de faire connaître parce que les arguments que le théologien espagnol avançait contre ceux qui voulaient séparer les domaines de la raison et de la foi, au XVe siècle16, lui avaient semblé pouvoir être adressés de la même façon aux spiritualités strictement fidéistes issues de la devotio moderna, notamment à la Réforme. Dans l’Apologie, Montaigne renouvelle et tempère le discours excessif de Sebond, de façon à mieux répondre aux interrogations réellement posées à son époque17. Frédéric Brahami note que les traductions de Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes, par H. Estienne, en 1562 (en latin) ; et des Adversus mathematicos, par G. Hervet, 1569 (en latin) sont impliquées dans les controverses suscitées par la Réforme, en participant à la mise en forme savante d’une « sceptique chrétienne »18 . Selon lui, « Même lorsque Montaigne reprend parfois à la lettre l’argumentaire sceptique grec, ce n’est jamais en réalité des mêmes concepts qu’il s’agit. Montaigne privilégiait le pyrrhonisme parce qu’il y voyait une doctrine susceptible de satisfaire la dénonciation chrétienne de la vanité ». De fait, le but de Montaigne est de parvenir à l’utilisation de la droite raison : « Or, – précise Brahami – la droite raison n’est pas la raison méthodiquement conduite selon ses propres normes, mais la raison orientée par une volonté spirituellement bonne19 ». Cet équilibre entre la raison et la foi, qui repose sur une subordination de la raison à la foi, est le plus traditionnellement « catholique ». Dans cette perspective, rappelons-le, il n’y a pas de contradiction entre les deux domaines : chercher la vérité par la raison conduit à la foi, si l’on utilise correctement l’intellect humain, en l’unissant à l’amour (manifesté dans la foi). La Grâce divine vient infuser les dons surnaturels dans les dons naturels, ce qui les fait croître les uns et les autres de façon connexe (on ne peut pas faire l’économie de l’amour pour comprendre davantage, on ne peut pas faire l’économie de l’intelligence pour aimer davantage). L’insuffisance de la raison seule pour atteindre Dieu laisse à l’homme la liberté de faire un acte volontaire et personnel d’amour par lequel il achève l’ordonnancement de tout son être vers Dieu. Certes, l’homme a la possibilité de se « fermer » et d’utiliser ses facultés « pour lui-même », en système clos. C’est pourquoi certains courants spirituels insistent sur l’idée que tout en l’homme est perverti. En effet, si l’homme se complaît dans un statut ontologique partiel, ses facultés sont détournées de leur vocation et le conduisent à sa perte. Mais si l’homme reconnaît que toutes ses facultés corporelles, spirituelles et intellectuelles sont ordonnées à la vie en Dieu, celles-ci sont totalement réhabilitées, enfin révélées à leur essence : il passe de la nature à la surnature, dans ce mouvement d’amour humain qui appelle indéfectiblement l’amour de Dieu et le don de sa Grâce. D’où deux attitudes complémentaires : une qui insiste sur la perversion de la nature humaine – sans Dieu – ; l’autre qui insiste sur la dignité de la nature humaine en tant qu’elle est ordonnée la vie divine. Ce que Pascal présentera de façon systématique est ici « intégré » par Montaigne sous la forme d’oscillations de points de vue par lesquelles le jugement progresse en se purifiant et en se « rectifiant ».
On peut ainsi lire les Essais comme lieu d’exercice « initiatique20 » pour la formation du jugement. La méthode qui consiste à « peser à la balance les raisons de part et d’autre » crée un dispositif dynamique empêchant de s’enfermer dans un seul point de vue, grâce à l’usage méthodique du contrepoids21, mais suscite de la part du « juge » (la conscience du lecteur, de Montaigne…) un discernement stable et supérieur qui ne se laisse pas prendre au jeu des avocats. L’image de la balance, emblème de la « considération », suppose un spectateur qui observe, comprend et est en position de décider. Ainsi, ce qui passe souvent, aux yeux d’un lecteur moderne, pour un emblème sceptique suspensif change considérablement de significations, ou plutôt, mérite d’être réexaminé comme étape d’un processus thérapeutique22. Dans la tradition spirituelle on distingue la nécessité de phases de purification (des sens, du jugement, de l’affection…), en vue de parvenir à la croissance de l’âme et à la pleine union à Dieu. La spécificité de la spiritualité jésuite est de concevoir cet exercice de façon continue, d’être contemplatif dans l’action, c’est-à-dire de voir tout en Dieu, de « trouver Dieu en toutes choses23 ». Il s’agit d’un exercice de libération intérieure maximale qui permette l’utilisation juste du jugement et de l’action qui s’ensuit. Les phases sont ainsi étroitement liées, dans un apprentissage jamais achevé.
Les Exercices spirituels évoquent la notion d’indifférence à plusieurs reprises, en utilisant l’image de la balance : « Je dois me trouver indifférent sans aucun attachement désordonné, de façon à ne pas être incliné ni attaché à prendre ce qui m’est proposé plus qu’à le laisser, ni à le laisser plutôt qu’à le prendre. Mais je dois me trouver comme l’aiguille d’une balance pour suivre ce que je sentirai être davantage à la gloire et à la louange de Dieu notre Seigneur et au salut de mon âme24 ». Il s’agit ici d’une indifférence qui, loin de conduire au « détachement », à la « suspension », permette précisément que l’homme agisse dans le monde, mais de façon totalement libre, de sorte que toutes ses actions aient vraiment une valeur. Pour faire une bonne élection (prendre les bonnes décisions dans sa vie), il faut avoir pour objectif la fin pour laquelle l’homme est créé (louer Dieu et sauver son âme). C’est ce que dit le Principe et fondement, texte central que nous devons rappeler en entier : « L’homme est créé pour louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur, et par là sauver son âme. Les autres choses sur la face de la terre sont créées pour l’homme, pour l’aider à poursuivre la fin pour laquelle il est créé. Il s’ensuit que l’homme doit en user dans la mesure où elles lui sont une aide pour sa fin, et s’en dégager dans la mesure où elles lui sont obstacle. Pour cela il faut nous rendre indifférents à toutes les choses créées, en tout ce qui est permis à la liberté de notre libre arbitre et ne lui est pas défendu. De telle manière que nous ne voulions pas, quant à nous, santé plus que maladie, richesse plus que pauvreté, honneur plus que déshonneur, vie longue plus que vie courte, et ainsi de toute le reste ; mais que nous désirions et choisissions uniquement ce qui nous conduit davantage à la fin pour laquelle nous sommes créés25 ». Ainsi l’homme peut utiliser toutes les choses du monde, dans la mesure où cela est profitable à cette vocation essentielle. Rien n’est a priori condamnable, et chacun en jugera selon sa propre situation. L’important est de discerner ce qui aide ou ce qui entrave la personne et de mettre en conformité sa volonté (son jugement et l’exercice de sa liberté de choix) avec la volonté de Dieu. Chacun est appelé à apprendre à déceler cette volonté divine qui se révèle dans la voix intime de sa conscience, et devient la pierre de touche de tous ses actes. C’est ce que dit Montaigne : « Il n’est personne, s’il ne s’écoute, qui ne descouvre en soy une forme sienne, une forme maistresse, qui luicte contre l’institution et contre la tempeste des passions qui luy sont contraires » (III, 2, 811 [42-43]) ; « Nous autres principalement qui vivons une vie privée qui n’est en montre qu’à nous, devons avoir estably un patron au dedans auquel toucher nos actions, et selon iceluy, nous caresser tantost, tantost nous chastier » (III, 2, 807 [38-39]). L’analyse du vice et de la bonté au chapitre 3 est un exemple de perspicacité psychologique à l’intérieur même du discernement, entre les attitudes induites par la société, et la secrète conscience de la vérité que chacun porte en soi : « Chacun peut […] representer un honneste personnage en l’eschaffaut, mais au dedans, et en sa poictrine, où tout nous est loisible, où tout est caché, d’y estre reglé, c’est le poinct » (III, 3, 808 [39-40]). Montaigne insiste sur la nécessité de conduire son âme selon l’ordre juste, c’est à dire l’ordonnancement juste pour elle : « Le pris de l’âme ne consiste pas à aller haut, mais ordonnéement. (c) Sa grandeur ne s’exerce pas en la grandeur, c’est en la médiocrité. Ainsi que ceux qui nous jugent et touchent au dedans [les directeurs spirituels] ne font pas grand recette de la lueur de noz actions publiques, et voyent que ce ne sont que filets et pointes d’eau fines rejaillies d’un fond au demeurant limonneux et poisant » (III, 3, 809 [42]). Le dispositif mis en place par les Essais permet d’exercer ce regard de la façon la plus stable possible : « Le jugement tient chez moy un siege magistral, au moins il s’en efforce soingneusement ; il laisse mes appetis aller leur trein, et la haine et l’amitié, voire celle que je me porte à moy-mesme, sans m’en alterer et corrompre. S’il ne peut reformer les autres parties selon soy, au moins ne se laisse il pas difformer à elles ; il faict son jeu à part » (III, 13, 1074 [417]). La connaissance de soi, de ses limites, fait partie de cette clarification intérieure, qui parvient à apprécier ses faiblesses et ses forces. La notion d’indifférence est donc complexe chez Ignace comme chez Montaigne : elle suppose une exigence de lucidité nécessaire avant et pendant l’engagement libre, elle est une garantie pour une plus grande adhésion intérieure au vrai et au bien.
Méthode et objectif des Exercices et des Essais
Pouvons-nous découvrir d’autres résonances entre les deux œuvres ? Un trait fondamental de la méthode ignatienne est la faculté d’adaptation à chaque cas. En effet, le but poursuivi est le profit réel de la personne (sa croissance spirituelle), et non une perfection idéale qu’on projetterait sur elle : « Selon les aptitudes de ceux qui veulent faire les Exercices spirituels, c’est-à-dire selon leur âge, leur culture, ou leur intelligence, il a lieu d’adapter ces mêmes Exercices. Car on ne doit pas donner à celui qui est rude ou de peu de force des choses qu’il ne puisse supporter sans fatigue et dont il ne puisse profiter. De même, on donnera à chacun selon la façon dont il aura voulu se disposer, ce qui peut l’aider et lui profiter davantage26 ». Montaigne est particulièrement attentif à la réalité concrète et psychologique individuelle. Il est conscient de pouvoir agir sur soi dans certaines limites seulement : « (b) Somme me voicy après à achever cet homme, non à en refaire un autre. Par long usage, cette forme m’est passée en substance, et fortune en nature » (III, 10, 1011 [326]). Qu’il reconnaisse ces limites et le fait que l’habitude crée une seconde nature ne signifie pas qu’il se complaise dans son état, mais qu’il n’achèvera la construction de son être qu’en tenant compte de cette réalité.
Ainsi, quand il dit ne pas regretter de n’être ni Ange ni Caton, c’est à dire des modèles inaccessibles, il adopte une attitude d’humilité en reconnaissant les limites de sa constitution personnelle, sans renoncer à son exigence éthique : « Mes actions sont reglées et conformes à ce que je suis et à ma condition. Je ne puis faire mieux. » (III, 3, 813 [47]). Ignace demande aussi que la personne progresse selon ses moyens, et déjoue les scrupules excessifs de « perfectionnement » qui, par l’Ennemi, viennent indûment troubler l’âme. A cet effet, les Exercices donnent des règles, ou des critères objectifs, que chacun adaptera à sa situation : « compte tenu proportionnellement de la condition et de l’état de chacun »27. Montaigne se défie des spéculations et veut apprendre à discerner ce qui se passe en lui, non pour s’en satisfaire cependant mais pour « gérer » la reprise en main de son être : « (b) j’apprens à craindre mon alleure par tout et m’attens à la reigler [m’applique à la régler] […]. Si chacun espioit de pres les effects et circonstances des passions qui le regentent, comme j’ay faict de celle à qui j’estois tombé en partage, il les verroit venir, et ralantiroit un peu leur impetuosité et leur course. » (III, 13, 1074 [416-417]). Ignace attend un cheminement qui, loin de faire violence au naturel, consiste en un système de rééquilibrage progressif. Chacun doit agir en fonction de ses propres tendances, repérées à la suite d’un examen de la manière dont il été conduit au péché, de façon à apprendre à reconnaître ces processus et à les prévenir : « si l’ennemi veut rendre l’âme grossière, elle doit tâcher de s’affiner. De même si l’ennemi veut la rendre trop délicate pour l’entraîner à des excès, l’âme doit tâcher de se fortifier dans le juste milieu, pour se reposer tout à fait28 ». Montaigne a employé le terme « jugement » pour désigner ce point d’équilibre interne qu’il expérimente dans les Essais, et à partir duquel il fonde son être toujours en apprentissage et en épreuve : « Si mon âme pouvoit prendre pied, je ne m’essaierois pas, je me resoudrois ; elle est tousjours en apprentissage et en espreuve » (III, 2, 805 [35]). Il veut tenir compte au plus près de la réalité de son être, telle qu’il l’expérimente, « trouble et chancelant » : « je le prends en ce point comme il est, en l’instant que je m’amuse à lui [que je m’intéresse à lui, que je l’analyse]. Je ne peins pas l’estre, je peins le passage ; non un passage d’aage en autre, […] mais de jour en jour, de minute en minute » (III, 2, 805 [34]). Le sens aigu des variations intérieures de la personne humaine fait aussi conseiller à Ignace : « Demander compte à son âme heure par heure, ou moment par moment, d’abord des pensées, puis des paroles, puis des actions29 ».
Un deuxième point commun original et significatif de la période renaissante est l’attention au corps. Pour définir le dessein et la méthode des Essais au premier Livre, Montaigne utilise des images corporelles : « (a) Le jugement est un util à tous subjects et se mesle partout. A cette cause, aux essais que j’en fay ici, j’y employe toute sorte d’occasion. Si c’est un sujet que ne n’entende point, à cela mesme je l’essaye, sondant le gué de bien loing ; et plus le trouvant trop profond pour ma taille, je me tiens à la rive. Et cette reconnoissance de ne pouvoir passer outre, c’est un traict […] dequoy il se vante le plus. Tantost à un subject vain et de néant, j’essaye voir s’il trouvera dequoi lui donner corps et dequoy l’appuyer et l’estançonner. Tantost je le promene à un subject noble et tracassé […] » (I, 50, 301). Suit une description très physique d’un corps à corps du jugement avec la matière à examiner. De même Ignace définit les exercices par une comparaison corporelle : « Par ces mots d’exercices spirituels, on entend toutes manières d’examiner sa conscience, de méditer, de contempler, de prier vocalement ou mentalement et toute autre activité spirituelle, comme on le dira plus loin. De même en effet, que la promenade, la marche et la course sont des exercices physiques, de même on appelle exercices spirituels toute manière de préparer et de disposer l’âme, pour écarter de soi tous les attachements désordonnés, puis quand on les a écartés, chercher et trouver la volonté divine dans la disposition de sa vie, pour le bien de son âme30 ». Le bien de son âme (salud) signifie autant salut que santé. La parenté des termes essais, exercices, révèle le sens qui leur est donné, celui de l’apprentissage du discernement intellectuel et spirituel ; l’image de l’exercice physique, au service d’une libération de la conscience, est commune aux deux auteurs.
Cependant, si le but spirituel des Exercices est clair, quel est le projet de Montaigne ? Pour lui, la vie « doit estre elle-même à soy sa visée, son dessein ». Il convient d’examiner les notions qui sont impliquées par cette affirmation. La seconde partie de la phrase montre qu’il ne s’agit pas de se satisfaire de la jouissance existentielle : « son droit estude est de se regler, se conduire, se souffrir » (III, 12, 1052 [384]). Montaigne parle de la vie qu’on a su cultiver ; notamment par la règle qui permet de se conduire librement, et il ajoute « se souffrir », c’est-à-dire qu’il s’agit d’avoir la sagesse de se supporter tel qu’on est, sans chercher à atteindre des idéaux abstraits. L’introspection chez lui vise à se rendre capable d’exercer une régulation, de maîtriser l’ensemble de son intériorité : « Or je veus estre maistre de moy, à tous sens. La sagesse a ses excès, et n’a pas moins besoin de modération que la folie » (III, 5, 841 [87]). Cette orientation ferme donnée à son projet introspectif ne doit pas être sous-estimée. Loin de vouloir se montrer dans ses défauts avec une sorte de plaisir trouble, ou de façon simplement cathartique, Montaigne révèle que son projet d’authenticité radicale dans la confession est d’une exigence extrême : « (b) Je me suis ordonné d’oser dire tout ce que j’ose faire, et me desplais des pensées mesmes impubliables. La pire de mes actions et conditions ne me semble pas si laide comme je trouve laid et lâche de ne l’oser avouer. Chacun est discret en la confession, on le devroit estre en l’action […]. (c) Qui s’obligeroit à tout dire, s’obligeroit à ne rien faire de ce qu’on est contraint de taire. Dieu veuille que cet excès de ma licence attire nos hommes jusques à la liberté, par-dessus ces vertus couardes et mineuses nées de nos imperfections ; qu’aux despens de mon immodération je les attire jusques au point de la raison ! » (III, 5, 845 [92]). Dire la vérité engage à tenir une conduite qui soit en harmonie avec ce rêve de transparence et à supprimer toute compromission avec le mensonge, à mettre à jour les zones d’ombre pour les clarifier dans leur intention et débusquer les pièges où peut se cacher une certaine la mauvaise foi. Montaigne par le choix de « tout dire » se met en situation d’une pratique du discernement radical, où il tente d’entraîner ses lecteurs chacun pour eux-mêmes31. Montaigne définit cette quête de vérité comme une tendance irrépressible inscrite dans la nature humaine : « (b) L’agitation et la chasse est proprement de nostre gibier ; nous ne sommes pas excusables de la conduire mal et impertinemment ; de faillir à la prise c’est autre chose. Car nous sommes nais [nés] à quester la vérité ; il appartient de la posséder à une plus grande puissance. Elle n’est pas, comme disoit Democrites, cachée dans les fons des abismes, mais plustost eslevée en hauteur infinie, en la cognoissance divine. (c) Le monde n’est qu’une escole d’inquisition. (b) Ce n’est pas à qui mettra dedans, mais à qui faira les plus belles courses » (III, 8, 928 [211]) 32. La vocation de l’homme est bien la recherche de la vérité, et ce n’est pas parce qu’il ne peut la « posséder », comme il ne peut posséder l’être d’ailleurs, qu’il ne doit pas tendre vers elle, ni même, dit Montaigne, que la forme de sa quête est indifférente. Au travers de l’expérience de ce monde (école d’inquisition, lieu de recherche), une pédagogie personnelle s’élabore : « Je veux icy entasser aucunes façons anciennes […] afin qu’ayant en l’imagination cette continuelle variation des choses humaines, nous en ayons le jugement plus esclaircy et plus ferme » (I, 48, 297). Dans ce processus de clarification, chacun doit apprendre à conduire la meilleure façon pour lui d’aller vers cette vérité, c’est-à-dire d’accomplir son humanité. Le fait de ne pouvoir tout détenir ne réduit pas tout à néant (cette conclusion serait anachronique). Au XVIe siècle, si la relativité et la variabilité universelles sont le signe de la vanité du monde matériel, elles n’atteignent pas la certitude de la vérité supérieure que l’homme rejoindra en Dieu. C’est en ce sens qu’on peut comprendre : « Il n’y a point de fin en nos inquisitions ; notre fin est en l’autre monde. (c) C’est signe de racourciment d’esprit quand il se contente, ou de lasseté. Nul esprit généreux ne s’arreste en soy, il prétend toujours et va outre ses forces ; il a des élans au-delà de ses effets ; s’il ne s’avance et ne se presse et ne s’accule et ne se choque, il n’est vif qu’à demy […] » (III, 13, 1068 [407]). L’être humain se définit par cette tension vers une finalité qui se trouve dans l’autre monde, mais surtout qui s’expérimente dès cette vie. Il s’accomplit dans cette relation qui le construit toujours plus dans la vérité et l’ouvre à l’avènement de sa propre nature33.
Montaigne rejoint ici l’anthropologie chrétienne communément partagée. Lorsqu’il constate, par exemple, la variation de son jugement comme de ses objets de pensée, il précise : « Tant y a que je me contredits bien à l’adventure, mais la verité, comme disoit Demades, je ne la contredy point » (III, 2, 805 [35]). Une telle affirmation montre qu’il a saisi que, dans cette tension, se joue une participation à la vérité et que la multiplicité des efforts, essais, « saisies », converge vers une réalité qui dépasse la condition humaine variable. La tradition mystique s’appuie depuis longtemps sur ce paradoxe d’une nature finie ordonnée à l’infini, notamment Grégoire de Nysse : « Qui sait en effet si la disposition qui consiste à tendre toujours à un plus grand bien n’est pas la perfection de la nature humaine ?34 ». Car dans cette tension se réalise une transformation, un échange mystérieux entre le fini et l’infini. Montaigne oppose le désir de dépassement de soi de la conception antique « voylà un bon mot et utile desir, mais pareillement absurde », impossible à l’homme, à la conception chrétienne : « Il [l’homme] s’eslevera si Dieu lui preste extraordinairement la main ; il s’eslevera, abandonnant et renonçant à ses propres moyens, et se laissant hausser et soubslever par les moyens purement celestes. (c) C’est à notre foy Chrestienne, non à sa vertu Stoique, de pretendre à cette divine et miraculeuse metamorphose » (II, 12, 604). Dans le même sens, il distingue les apparentes « vertus », dues en fait à l’affaiblissement naturel des appétits dans la vieillesse, de la véritable transformation intérieure, fruit de la collaboration de Dieu et de la volonté humaine : » Il faut que Dieu nous touche le courage. Il faut que nostre conscience s’amende d’elle-mesme par renforcement de notre raison, non par l’affoiblissement de nos appetits […] On doibt aymer la temperance par elle-mesme et pour le respect de Dieu qui nous l’a ordonnée, et la chasteté ; celle que les catarres nous prestent et que je doibts au benefice de ma cholique, ce n’est ny chasteté, ny temperance » (III, 2, 816 [52]). L’effort humain vers la vérité et la vertu n’est donc pas vain, il se comprend dans une anthropologie chrétienne précise qui engage tout l’être, corps et âme.
Parce que ces données font déjà partie de sa représentation de l’homme, la question qui se pose à Montaigne est plus directement pratique que métaphysique ou spirituelle. Elle pourrait se formuler en ces termes : par rapport à cette tension ontologique -mais aussi physique et psychologique, puisqu’il bénéficie de l’approche spirituelle moderne-, comment gérer son action en ce monde ?
L’indifférence et l’équilibre intérieur dans l’action : une éthique tridentine
Les choix de Montaigne en ce qui concerne son sujet, sa méthode, ainsi que la manière dont il aborde la question de la part humaine dans l’action ne sont pas fortuits. Montaigne prend position dans un débat théologique aigu. Par opposition à l’idée d’une corruption radicale de la nature humaine, sur laquelle insistait le calvinisme par exemple, la Contre-Réforme (et le Concile de Trente) fait acte confiance dans la Création, et dans la capacité de l’homme à expérimenter, dans la réalité et dans sa propre nature même, la Vérité35. Ce surcroît de valorisation du monde sensible (ainsi que de la création artistique au service de la foi) ont semblé frôler un sensualisme et même un laxisme qui ont soulevé les flèches des rigoristes (jusqu’aux jansénistes au siècle suivant). Ainsi, l’attitude dite « épicurienne » dans les Essais36, pourrait bien être relue non comme le signe d’une émancipation par rapport à ce qui serait la pensée religieuse, mais plutôt comme liée aux débats religieux de l’époque. Nous pourrions découvrir que ce qui passe parfois pour une sagesse gaie et pragmatique relève chez Montaigne de la spiritualité tridentine.
La prise de position de Montaigne se vérifie sur des textes plus directement théologiques. A plusieurs reprises, Montaigne rejette les puristes subtils qui affirment que la foi seule suffit, c’est-à-dire les Protestants, et il critique la tendance quasi généralisée à une « (c) certaine prud’homie scholastique, serve de préceptes, contraincte sous l’esperance et la crainte. Je l’aime [la morale] telle que les loix et religions non facent mais parfacent et authorisent, qui se sente de quoy se soustenir sans aide, née en nous de ses propres racines par la semence de la raison universelle empreinte en tout homme non desnaturé. Cette raison qui redresse Socrate de son vieux ply, le rend obéissant aux hommes et aux Dieux qui commandent en sa ville, courageux en la mort, non parce que son ame est immortele mais parce qu’il est mortel. Ruineuse instruction à toute police et bien plus dommageable qu’ingénieuse et subtile qui persuade aux peuples la religieuse creance suffire, seule et sans les mœurs à contenter la divine justice. L’usage nous faict voir une distinction énorme entre la dévotion et la conscience » (III, 12, 1059 [395-396]). Il rappelle ici que prétendre que la foi sans les actes suffit (sola fide) est une erreur, et conduit à un usage subjectif de la « conscience », c’est à dire du jugement personnel ; que la nature humaine n’est pas corrompue (« desnaturée »), comme le prétendent Luther et Calvin, mais contient une « semence de raison universelle » qui est la racine sur laquelle la grâce va se greffer pour transformer et conduire cette nature à la vie surnaturelle ; et que c’est dans cette condition mortelle que l’homme joue sa vie éternelle, que rien n’est décidé jusqu’au dernier moment, puisque le salut dépend de la décision humaine (Socrate aurait pu tout annihiler en voulant sauver un an de sa vie terrestre). Ce n’est pas parce qu’il était promis à l’immortalité que Socrate a agi vertueusement, mais parce qu’il était homme mortel qu’il a pu exercer sa libre volonté au bien et par là accéder à l’immortalité. Montaigne rejette ainsi la prédestination calviniste. De la même façon, il reproche à certaine philosophie de se mettre « (c) sur ses ergots pour nous precher que c’est une farouche alliance de marier le divin avec le terrestre, le raisonnable avec le desraisonnable, le severe à l’indulgent,… » (III, 13, 1113 [477]). Cette philosophie dénoncée ici, qui « prêche » et s’intéresse à l’alliance entre le divin et le terrestre, la raison et le déraisonnable (met la foi hors du champ du raisonnable), ressemble fort aux discours religieux protestants, que Montaigne dénonce.
En effet, parce que la Réforme dissocie le sensible du spirituel, en insistant sur la corruption radicale de la nature humaine et en plaçant son espérance en la seule intervention de la Grâce, la Contre-Réforme valorise le sensible. La prise en compte de la réalité sensible de l’homme dans la spiritualité ignatienne est relayée par Montaigne : « (b) A quoy faire desmembrons nous en divorce un bastiment tissu d’une si joincte et fraternelle correspondance ? Au rebours, renouons-le par mutuels offices. Que l’esprit esveille et vivifie la pesanteur du corps, le corps arrreste la legereté de l’esprit et la fixe […]. Il n’y a pièce indigne de nostre soin en ce present que Dieu nous a faict ; nous en devons conte jusques à un poil. Et ce n’est pas une commission par acquit à l’homme de conduire l’homme selon sa condition : elle est expresse, naïve (c) et très principale (b) et nous l’a le Createur donnée serieusement et sevèrement » (III, 13, 1114 [478-479]). Conduire l’homme selon sa condition n’a pas le même sens dans une conception matérialiste athée et dans une perspective religieuse. Nous retrouvons des accents du Principe et fondement. C’est dans cette orientation à l’intérieur du dessein divin que nous pouvons lire, si nous les relevons dans leur intégralité, les déclarations prétendument « épicuriennes » de Montaigne au livre III : « C’est une absolue perfection et comme divine de sçavoir jouyr loiallement de son estre » (3, 1115 [481]) ; « Pour moy donc j’ayme la vie, et la cultive telle qu’il a pleu à Dieu nous l’octroier […]. On fait tort à ce grand et tout puissant donneur [Dieu] de refuser son don, l’annuler et desfigurer. (c) Tout bon, il a faict tout bon » (III, 13,1113 [477]). Montaigne veut apprécier le plaisir qu’il lui est donné d’éprouver, l’ « estudier, savourer et ruminer, pour en rendre graces condignes à celuy qui nous l’ottroye » (III, 13, 1112 [475]). S’agit-il de se donner entièrement à cette jouissance ? Il précise « » j’y associe mon ame, non pas pour s’y engager, mais pour s’y agreer, non pas pour s’y perdre mais pour s’y trouver, et l’employe de sa part à se mirer dans ce prospère estat, à en poiser et estimer le bonheur et amplifier. Elle mesure combien c’est qu’elle doibt à Dieu d’estre en repos de sa conscience et d’autres passions intestines, d’avoir le corps en sa disposition naturelle, jouyssant ordonnéement et competemment des functions molles et flateuses par lesquelles il luy plait compenser de sa grace les douleurs de quoy sa justice nous bat à son tour, combien luy vaut d’estre logée en tel point que où qu’elle jette sa veüe, le ciel est calme autour d’elle : nul desir, nulle crainte ou doubte qui luy trouble l’air, aucune difficulté (c ) passée présente future (b) par dessus laquelle son imagination ne passe sans offence » (III, 13, 1112 [476]).
La jouissance dont il est question est le fruit de la « sainte indifférence », qui aboutit précisément à une juste manière de situer son être, en le fixant en Dieu, quelles que soient les circonstances, par-delà l’alternance des consolations et des désolations. La page précédente explicite cet état. L’intempérance est peste de volupté, dit-il : « (b) J’ordonne à mon âme de regarder et la douleur et la volupté de veuë pareillement (c) reglée […] et pareillement (b) ferme, mais gayement l’une, l’autre severement, et selon ce qu’elle y peut apporter, autant soingneuse d’en esteindre l’une que d’estendre l’autre (c). Le voir sainement les biens tire après soi le voir sainement les maux » (III, 3, 1110-1111 [473-474]). Ignace décrit ainsi l’homme qui veut se déprendre de toute attache en ce monde pour s’abandonner à la volonté de Dieu : « Il met son effort à ne vouloir ni ce bien ni aucun autre, s’il n’y est pas poussé uniquement par le service de Dieu notre Seigneur. De la sorte, c’est le désir de pouvoir mieux servir Dieu notre Seigneur qui le pousse à prendre le bien ou à l’abandonner37 ». Il ne s’agit pas de renoncer à tous les biens, au contraire, car les excès peuvent venir de sentiments d’orgueil, par exemple. Ce qui compte, ce n’est pas l’exploit ascétique, d’ailleurs accessible avec l’aide de la passion désordonnée, mais l’équilibre et la modération parfaite, plus difficiles à conserver : « au lieu de la pénitence, viser à la tempérance et au juste milieu en tout38 ». Ignace donne des « règles pour sentir et reconnaître en quelque manière les diverses motions qui se produisent dans l’âme, les bonnes pour les recevoir, les mauvaises pour les rejeter39 ». Pour lui, le propre des motions inspirées par l’esprit mauvais est d’attrister, d’inquiéter, etc., tandis que le propre du bon esprit est de donner courage, forces, consolations, paix, joie : « c’est le propre de Dieu et de ses anges, dans leurs motions, de donner la véritable allégresse et joie spirituelle, en supprimant toute tristesse et trouble que nous inspire l’ennemi. Le propre de ce dernier est de lutter contre cette allégresse et cette consolation spirituelle en proposant des raisons apparentes, des subtilités et de perpétuels sophismes40 ». La spiritualité ignatienne est optimiste en ce sens qu’elle établit comme ligne de discernement la joie et la paix qu’apporte l’adéquation à la volonté de Dieu, et qu’elle considère comme suspecte toute tristesse. Même si les « désolations » peuvent participer ponctuellement à une purification, elles ne doivent pas durer si elles viennent de Dieu, car l’homme est fait pour le bonheur dès cette vie. Montaigne à la fin du livre III, se place sous la protection d’Apollon, dieu de la lumière et de la connaissance de soi, et surtout « protecteur de santé et de sagesse, mais gaye et sociale41 ».
Cet art de vivre dans l’harmonie et l’unification se joue dans la relation au corps. Le livre II oppose les conceptions platoniciennes et chrétiennes : « Le corps a une grand’part à nostre estre […] ceux qui veulent desprendre nos deux pieces principales et les sequestrer l’une de l’autre, ils ont tort. Au rebours, il les faut r’accoupler et rejoindre. Il faut ordonner à l’ame […] de se rallier à lui [au corps] de l’embrasser, le cherir, luy assister, le contreroller, le conseiller, le redresser et ramener quand il fourvoye, l’espouser en somme et luy servir à mary ; à ce que leurs effects ne paroissent pas divers et contraires, ainsi accordans et uniformes. Les Chrétiens ont une particuliere instruction de cette liaison ; car ils sçavent que la justice divine embrasse cette societé et jointure du corps et de l’ame, jusques à rendre le corps capable des recompenses eternelles […] » (II, 17, 639). Un lecteur moderne peu familier avec la théologie du corps n’aurait peut-être pas spontanément rapporté la première partie de ce texte qui plaide en faveur de l’unité du corps et de l’âme, à la conception chrétienne, or c’est bien ce que fait Montaigne, témoignant en cela d’une connaissance à la fois des dogmes et des topiques patristiques de l’union hypostatique entre le corps et l’âme42. Cette conception suppose une saine gestion de ces relations, qui permette d’exercer ses facultés en toute liberté intérieure, c’est-à-dire de pouvoir s’engager de façon vraiment libre.
Ainsi, la notion de « pure indifférence » (III, 10, 1012 [328]) chez Montaigne ne correspond-elle pas à un détachement fataliste (épicurien ni sceptique) à la loi du monde, mais plutôt à un acte de confiance lucide et libre en la Providence43, qui correspond à un véritable engagement. Pour Montaigne : « La bonté et capacité du gouverneur nous doit à pur et à plein descharger du soing de son gouvernement » (III, 13, 1073 [415]). Au travers de la Nature, c’est la Providence qui agit : « Le plus simplement se commettre à nature, c’est s’y commettre le plus sagement. O que c’est un doux et mol chevet et sain, que l’ignorance et l’incuriosité, à reposer une teste bien faicte ». L’obéissance totale correspond à un acte d’humilité, qui est non pas le refus de la curiosité ni de la recherche de la vérité, mais au contraire le point culminant auquel aboutit une « teste bien faicte » : la paix en Dieu est le fruit d’un acte d’amour et d’abandon, au terme d’un effort pour être conformé dans toutes ses facultés intellectuelles selon le projet de Dieu.
La fascination de l’inscience comme « docte ignorance44 » est une thématique sans doute plus mystique que sceptique à la Renaissance45. De même, le terme de « Fortune » chez Montaigne signifie non le hasard mais la Providence : « (b) Je doibs beaucoup à la fortune dequoy jusques à cette heure elle n’a rien fait contre moy outrageux au moins au delà de ma portée » (III, 9, 998 [309]). Une telle phrase est à rapprocher de : « (b) Dieu donne le froid selon la robe, et me donne les passions selon le moien que j’ay de les soustenir » (III, 6, 900 [170]). Loin de ramener la sagesse à un équilibre replié sur le moi, Montaigne reconnaît que son équilibre humain n’est possible que par les conditions dans lesquelles Dieu l’a mis ; s’il ne veut pas subordonner son être à une dépendance en ce monde, il reconnaît une dépendance plus essentielle par rapport à Dieu, et il rend souvent grâces pour la liberté même dont il jouit : « (b) O combien je suis tenu à Dieu de ce qu’il luy a pleu que j’aie receu immediatement de sa grace tout ce que j’ay, qu’il a retenu particulierement à soy toute ma debte ! (c) Combien je supplie instamment sa saincte misericorde que jamais je ne doive un essentiel granmercy à personne ! Bienheureuse franchise, qui m’a conduit si loing. Qu’elle acheve. (b) J’essaye à n’avoir expres besoing de nul. (c) [citation In me omnis spes est mihi : en moi est toute mon attente] (b) C’est chose que chacun peut en soy, mais plus facilement ceux que Dieu a mis à l’abry des necessitez naturelles et urgentes » (9, 968 [267]). Lorsqu’il s’agit de mesurer la « sagesse » antique à la sagesse supérieure de l’humilité, Montaigne se situe toujours en faveur de l’abandon à la grâce de Dieu : « J’ayme autant estre heureux que sage, et devoir mes succez purement à la grace de Dieu qu’à l’entremise de mon operation » (III, 10, 1024 [346]). C’est ainsi qu’il ne prétend pas réformer son insuffisance, mais seulement rester fidèle à sa conscience, ses engagements et ne pas faire de mal autour de lui. En toute entremise, dit-il : « Je m’assure n’y avoir laissé ny offense ny haine ». C’est la leçon la plus simple de la morale chrétienne.
Ainsi, devant le spectacle de la société qui s’écroule, c’est sa foi qui lui permet de rester optimiste : « Pour moy, je n’en entre point au désespoir, et me semble y voir des routes à nous sauver : [citation d’Horace : « peut être Dieu par un retour favorable remettra-t-il ces choses en état ».] Qui sçait si Dieu voudra qu’il en advienne comme des corps qui se purgent et remettent en meilleur estat par longues et griefves maladies, lesquelles leur rendent une santé plus entiere et plus nette que celle qu’elles leur avoient osté ? » (III, 9, 961 [257]). De la même façon, il perpétue l’attitude humaniste de tout prendre en bonne part chez autrui : « (b) je penche volontiers vers l’excuse et interpretation plus douce ; je prens les hommes selon le commun ordre, et ne croy pas ces inclinations perverses et desnaturées si je n’y suis forcé par grand tesmoignage, non plus que les monstres et miracles. Et suis homme en outre qui me commets volontiers à la fortune et me laisse aller à corps perdu entre ses bras » (III, 12, 1060 [397]). C’est grâce à cet acte de confiance en l’autre, qui instaure une relation d’amitié réciproque, et qui se lit à la clarté et la franchise de son visage, à la liberté de ses manières, qu’il se sort d’embuscades46. Il commente ces anecdotes de cette façon : « (c) Nous faillons, ce me semble, en ce que nous ne nous fions pas assez au ciel de nous, et pretendons [attendons] plus de nostre conduite qu’il ne nous appartient. Pourtant [pour cela] fourvoyent si souvent nos desseins. Il est jaloux de l’estenduë que nous attribuons aux droicts de l’humaine prudence, au prejudice des siens et nous les racourcit d’autant que nous les amplifions » (III, 10, 1061 [397-398]). Il est remarquable que Montaigne diplomate, engagé dans les difficiles tractations humaines, attentif à « régler » son jugement, à exercer avec le plus d’acuité possible son discernement, remette la prudence humaine à sa place, et lui donne comme prolongement naturel la foi, l’abandon total à la Providence. Sans cesse ces deux plans de l’action et la prière, de l’intelligence et de l’amour s’entrecroisent et se complètent : « le fort et principal de la besongne, j’ay accoustumé de le resigner au ciel » (III, 8, 934 [220]). La combinaison de l’action et de l’indifférence chez Montaigne recoupe, d’une certaine façon, la question de la coopération entre la volonté humaine et la Grâce. Les échos venus de la spiritualité ignatienne et de la Contre-Réforme47 que nous pouvons repérer dans les Essais permettent, nous semble-t-il, de mieux comprendre ces positions chez notre auteur.
Dialogue et direction spirituelle
En quoi ces perspectives peuvent-elles éclairer la forme des Essais ? Nous avons vu que d’une certaine façon, Montaigne construit ses Essais comme un lieu d’exercice de son jugement pour discerner la vérité, non la vérité statique ou rationnelle des philosophes, mais la vérité vivante de la réalité de l’être, c’est-à-dire de l’âme. Dans le chapitre 50 du livre I, il définit son projet par glissements successifs, qui révèlent la liaison des notions entre elles : d’abord, il s’agit de faire l’essai de son « jugement », puis de se connaître (« tout jugement nous descouvre »), enfin, de connaître son âme (« entre les fonctions de l’âme, il en est de basses ; qui ne la void encore par-là n’achève pas de la connoistre »). L’âme est en effet le lieu le plus intime de la personne, un lieu qui est connu en profondeur par Dieu seul, qui communique avec Lui, reçoit de Lui l’être, et dont la croissance dépend de cette relation essentielle en amour et vérité. C’est pourquoi sa structure à l’image de Dieu trinitaire, est relationnelle : « nous avons une ame contournable en soy-mesme ; elle se peut faire compagnie ; elle a dequoy assaillir et dequoy defendre, dequoy recevoir et dequoy donner […] » (I, 39, 241). Cette structure dialogique, telle une pulsation originelle, favorise la révélation de soi à soi grâce à la relation à l’autre et donc la croissance de l’âme. Paradoxalement, elle suppose l’apprentissage de la solitude et l’éducation de son propre jugement ou de sa gouvernance personnelle. La solitude en effet est une situation propice à l’observation de soi mais surtout à une action sur soi : « vous et un compagnon estes assez suffisant theatre l’un à l’autre, ou vous à vous-memes […] Retirez-vous en vous, mais preparez vous premierement de vous y recevoir : ce seroit folie de vous fier à vous-mesmes, si vous ne vous sçavez gouverner. Jusques à ce que vous vous soiez rendu tel, devant qui vous n’osiez clocher, […] presentez-vous tousjours en l’imagination Caton, Phocion et Aristides, en la presence desquels les fols mesmes cacheroient leurs fautes, et establissez-les contrerolleurs de toutes vos intentions » (I, 39, 247-48). Ce sont des conseils très pratiques. Il s’agit de construire une scénographie intérieure qui favorise l’apprentissage d’une bonne gouvernance personnelle, de manière à rejoindre par application libre et consciente la structure déjà dialogique de son âme. Prétendre y parvenir immédiatement conduirait à « faillir », car les intentions « se detraquent » ; le recours à des modèles éthiques est nécessaire pour cette reprise en main de soi-même : » Ils vous contiendront en cette voie de vous contenter de vous-mesmes, de n’emprunter rien que de vous, d’arrester et fermir vostre ame en certaines et limitées cogitations où elle se puisse plaire ; et ayant entendu les vrays biens, desquels on jouit à mesure qu’on les entend, s’en contenter, sans desir de prolongement de vie ny de nom. Voylà le conseil de la vraye et naifve philosophie, non d’une philosophie ostentatrice et parlière […] » (I, 39, 48). Résumons : la solitude permet de découvrir l’espace d’un dialogue en vérité, avec des interlocuteurs imaginaires choisis, qui aident à une meilleure connaissance de soi, une bonne conduite de ses actes et qui contribuent à affermir l’âme dans son apprentissage continu de la liberté et de l’autonomie. Montaigne décrit ici une situation de direction spirituelle. Ignace demande d’apprendre à se détacher des choses de façon à libérer son jugement, et être dans une attitude où « nous ne voulions pas, quant à nous, santé plus que maladie, richesse plus que pauvreté, honneur plus que déshonneur, vie longue plus que vie courte, et ainsi de tout le reste, mais que nous désirions et choisissions uniquement ce qui nous conduit davantage à la fin pour laquelle nous sommes créés48 ».
Les Essais sont organisés selon une structure dialogique à l’image de ce dialogue intérieur essentiel. Ils laissent se creuser la place de l’interlocuteur, espace ouvert au mystère qui peut venir habiter son texte. Cet espace est doublement plein : il est plein de la présence humaine de l’ami convoqué, « quelque honneste homme », qui le rejoindrait (III, 9, 981 [285]), ou qui l’aurait l’accompagné dans son voyage, car « (b) nul plaisir n’a goust pour moy sans communication » (III, 9, 986 [293]) ; et il est plein de la présence de l’Interlocuteur sub specie aeternitatis, sous le regard duquel il se présente avec confiance, tel qu’il est, portant la forme entière de l’humaine condition, imparfait, mais de bonne foi. On a souvent mis en valeur la dimension dialogique d’une écriture qui porte de nombreuses marques d’oralité49, où Montaigne poursuit en quelque sorte le dialogue avec La Boétie, avec le lecteur de façon souvent explicite, avec les modèles antiques, et avec lui-même ou un double de lui-même, mais peut-on seulement la rapporter à l’histoire personnelle et à la psychologie de l’auteur ? La forme des Essais peut avoir été marquée aussi par la technique de la direction spirituelle jésuite. Ignace de Loyola demande d’imaginer un interlocuteur qui soit une sorte de projection ou de double neutre, afin d’aider au discernement intérieur : « Imaginer un homme que je n’ai jamais vu et que je ne connais pas. Désirant pour lui une perfection totale, considérer ce que je lui dirais de faire et de choisir, pour une plus grande gloire de Dieu notre Seigneur, et une plus grande perfection de son âme. Faire alors moi aussi, la même chose, et garder la règle que je propose pour autrui »50. Le but de chaque exercice est le colloque (entretien) avec le Christ : « Faire un colloque, c’est, proprement, parler comme un ami parle à son ami ou un serviteur à son maître. Tantôt on demande une grâce, tantôt on s’accuse d’une chose mal faite, tantôt on confie ses affaires et on demande là-dessus conseil »51. Or ce « colloque » est continu, dans la mesure où dès le départ, la personne est invitée à « demander à Dieu » ce qu’elle veut comme état propice à la méditation, à se regarder elle-même, dans l’usage de ses fonctions intellectuelles et affectives, et repasser en soi la manière dont s’est déroulée la contemplation. Ces exercices réflexifs visent une auto-analyse de plus en plus précise, propre à déjouer les pièges de la psychologie et aider à orienter les progrès spirituels.
Les Exercices peuvent se pratiquer lors de la retraite, dans un dialogue avec un « instructeur », mais aussi de façon continue, et même par correspondance, comme le faisait Pierre Favre, premier compagnon d’Ignace à Paris. Simon Descloux définit ainsi le dialogue spirituel : « […] le jésuite perçoit, dans la rencontre de ses frères, quelle est en définitive la question qui les habite et quelle est la forme concrète que prend chez eux cette question. Humblement et patiemment, sans rien forcer et sans vouloir se substituer au seul Sauveur Jésus Christ, il est dès lors attentif à laisser la médiation de celui-ci s’opérer à travers ses propres attitudes et ses propres paroles. Il s’agira parfois d’aider quelqu’un à y voir clair en soi ou à révéler le lieu caché de son débat intérieur ; il pourra s’agir de provoquer une secousse spirituelle salutaire ou au contraire de réconforte de pacifier, ou d’être le témoin de la miséricorde de Dieu. Dans tous ces travaux, c’est la lucidité peu à peu acquise sur soi-même et sur son expérience propre qui permettra de dénouer plus aisément les filets dans lesquels peut parfois se débattre le frère qui accepte d’être aidé et éclairé52 ».
Dans les Essais, Montaigne semble utiliser la situation de rédaction pour faire surgir un « directeur spirituel », dans la mesure où se crée une mise en miroir pendant laquelle l’auteur voit s’organiser la matière de son âme. Il ne se dit pas, ne présente pas ses idées, ni ce qui serait son « être » achevé, il découvre et observe cet être en voie de constitution ou d’avènement. Les historiens tiennent registre des événements d’importance, dit-il, « (b) c’est leur rolle de reciter les communes creances, non pas de les regler. Cette part touche les Theologiens et les philosophes directeurs des consciences » (III, 8, 942 [233]). Conscient de la difficulté de ne pas déformer les choses que l’on veut transmettre, et du décalage qui existe toujours entre le vrai soi et l’image de soi, il s’impose une attention redoublée : « Moy qui suis Roy de la matière que je traicte, et qui n’en dois conte à personne, ne m’en crois pourtant pas du tout ; je hasarde souvent des boutades de mon esprit desquelles je me deffie […] Ce n’est pas à moy seul d’en juger […] » (III, 8, 943 [233-234]). Ce sont les lecteurs (dont lui-même dans l’opération de « relecture » essentielle à l’exercice spirituel), par le témoignage des Essais, qui sont convoqués à ce rôle.
Françoise Charpentier a montré que la « parole » qui « est déjà au moins intrasubjective », est un « phénomène à trois pôles : celui qui parle, celui qui écoute (ces deux interchangeables), et l’épaisseur du réel (le moi, le monde) que les mots cherchent à cerner, dont ils marquent la trace » ; ce schéma « crée un espace dans lequel pourrait se courir le risque d’une parole vide, lieu pourtant indispensable à l’avènement d’une parole pleine : ce que Lacan appellera le champ de la parole […] N’ayant plus qui l’écoute, [Montaigne] parle au papier, dans l’acte de foi de savoir sa parole adressée, et il fait surgir le fantasme et/ ou la réalité, de l’ami lecteur53 ». Une analyse moderne peut imaginer que cet univers de relation projetée soit finalement vide, puisqu’on ne peut identifier un lecteur de façon objective, mais l’appréciation de la validité du dialogue n’est pas faite selon de tels critères au XVIe siècle. En effet, si l’on considère bien qu’il y a trois pôles : les deux interlocuteurs et la réalité (la vérité) qu’on cherche à saisir, ces pôles ne sont pas placés sur le même plan. Le lien à la réalité est ce qui permet à chacun d’entrer en relation avec l’autre ; et au bout du dialogue, ce qu’on cherche n’est pas d’avoir échangé des paroles, mais d’avoir eu un meilleur accès à la vérité. En cela, chacun est instruit par un « maître intérieur », adapté à chaque personne en particulier, qui conduit son parcours de compréhension. La notion du « maître intérieur » remonte à toute la tradition patristique et notamment à Saint Augustin54. Cet interlocuteur secret et universel, présent et actif dans toute conversation, est finalement le véritable interlocuteur55. Car dans toute parole, il n’y a qu’un seul Logos tout puissant, qu’un seul Esprit qui cherche à éclairer l’homme si celui-ci veut bien se rendre disponible et l’accueillir au lieu de vouloir avoir raison à toute force. Oublier cette dimension spirituelle – connue et importante à l’époque –, serait mal comprendre le sens de : « (b) La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celuy qui l’escoute » (III, 13, 1088 [438]). Car la parole n’est ni à l’un ni à l’autre, en elle se cache une lumière à découvrir, dont personne ne peut se dire propriétaire. Montaigne, quel que soit celui qui lui parle, regarde le contenu et cherche ce qu’il peut en apprendre, car on peut apprendre de toute personne, de tout événement, pourvu qu’on reste attentif au message de vérité qui cherche à s’y faire entendre (on peut être instruit par contrariété autant que par exemple56). Ignace de Loyola distingue trois « pôles » dans la situation de la direction spirituelle : celui de l’instructeur et de l’exercitant, mais au-dessus des deux, le Créateur. Le « directeur » doit toujours être sur le point de s’effacer pour laisser la place à un véritable dialogue cœur à cœur entre Créateur et la créature : « se trouvant en équilibre entre les deux comme une balance, qu’il laisse le Créateur agir sans intermédiaire avec la créature, et la créature avec son Créateur et Seigneur57 ». Car l’Interlocuteur par excellence pour chacun des deux, est l’Esprit saint, le Verbe de Vérité.
Montaigne dit aimer la « conférence » – le dialogue –, comprise comme une relation d’émulation58, où il ne se fâche pas d’être contredit : « Nous fuyons à la correction ; il s’y faudroit presenter et produire notamment quand elle vient par forme de conferance, non de rejance (de régence). A chaque opposition, on ne regarde pas si elle est juste, mais, à tort ou à droit, comment on s’en deffera. Au lieu d’y tendre les bras, nous y tendons les griffes […] Je m’avance vers celui qui me contredit, qui m’instruit. La cause de la vérité devroit estre la cause commune à l’un et à l’autre […] Je festoie et caresse la vérité en quelque main que je la trouve, et m’y rends alaigrement, et luy tends mes mains vaincues, de loin que je la vois approcher » (III, 8, 924 [205-206]). Cette conception du dialogue où chacun est ouvert et prêt à accueillir la vérité repose sur une confiance « humaniste » en la bonne volonté de l’autre, supposé lui aussi tourné vers l’accueil de la vérité59. La confiance en l’autre est fondée sur la confiance en Dieu qui agit en ses créatures sans faire de distinction.
Allons plus loin. Cette structure dialogique chez Montaigne est loin d’être un leurre finalement autoréférentiel ; au contraire, on peut lire partout une soif d’engagement au service des autres, et un souci d’apporter aux âmes une aide, et peut-être même un début de « direction ».
Après avoir dit qu’il fallait seulement se prêter à autrui, Montaigne précise que s’il refuse de se laisser absorber, attacher passionnellement par quoi que ce soit, ce n’est pas pour se replier égoïstement, mais c’est pour mieux servir les autres : « (c) Qui ne vit aucunement à autruy ne vit guere à soy […]. (b) La principale charge que nous ayons, c’est à chacun sa conduite ; (c) et est ce pour quoy nous sommes icy. (b) Comme qui oublieroit de bien et saintement vivre, et penseroit estre quite de son devoir en y acheminant et dressant les autres, ce seroit un sot ; tout de mesme, qui abandonne en son propre le sainement et gayement vivre pour en servir autruy, prend à mon gré un mauvais et desnaturé parti » (III, 10, 1007 [321]). Montaigne condamne à la fois l’attitude qui se soucie des autres au point d’oublier le salut de sa propre âme ; et celle qui profiterait pour soi d’une santé et gaieté qui est donnée pour « en servir autruy », l’une et l’autre sont « dénaturées », car l’homme a des devoirs à accomplir en cette vie ; une vie qui ne lui appartient pas, et n’a de sens qu’en fonction du dessein du Créateur. Il retrouve alors des paroles aux accents chrétiens : « Je ne veux pas qu’on refuse aux charges qu’on prend l’attention, les pas, les parolles, et la sueur et le sang au besoin : non ipse pro charis amicis Aut patria timidus perire [« Tout prêt moi-même à mourir pour mes chers amis et pour ma patrie » Horace, Odes, IV, IX, 51] Mais c’est par emprunt et accidentalement, l’esprit se tenant tousjours en repos et en santé, non pas sans action, mais sans vexation, sans passion » (III, 10, 1007 [321). La citation d’Horace porte en écho le modèle d’amour parfait donné par le sacrifice du Christ et la parole de Jésus : « Personne ne peut avoir de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » Jean, 15, 13 (Vulgate : « Majorem hac dilectionem nemo habet, ut animam suam ponat quis pro amicis suis »). Cependant, si le martyre est envisagé par Montaigne comme un cas limite devant lequel il ne recule pas, il donne à nouveau comme règle supérieure ce repos de l’esprit, « sans vexation, sans passion », mais « non pas sans action » (ce qui est très ignatien).
En fin psychologue, il sait que les passions qui enflamment même pour de justes causes deviennent des prétextes à un « divertissement », et sont des occasions de détournement pour l’ennemi. Montaigne dit qu’il n’a jamais laissé affecter son entendement même lorsqu’il a pris parti : « (b) Hors le nœud du debat, je me suis maintenu en equanimité et pure indifference […] Dequoy je me gratifie, d’autant que je voy communément faillir au contraire » (III, 10, 1012 [328]). Il énonce ensuite sa méthode pour gérer ses émotions : contrebalancer ses tendances, pour ne pas en être esclave (p. 1014 [330]) –ce qui rejoint les conseils les Exercices spirituels ; et ne pas s’exposer. Il prie en ce sens : « Et le sainct Esprit de mesme : « ne nos inducas in tentationem ». Nous ne prions pas que notre raison ne soit combattue et surmontée par la concupiscence, mais qu’elle n’en soit pas seulement essayée, […] et supplions nostre seigneur de maintenir nostre conscience tranquille, plainement et parfectement delivrée du commerce du mal » (III, 10, 1016 [334]). Sa conception est claire : « toutes intentions legitimes et equitables sont d’elles mesmes equables et temperées, sinon elles s’alterent en seditieuses et illegitimes. C’est ce qui me faict marcher par tout la teste haute, le visage et le cœur ouvert » (III, 1, 792 [17]). Ignace dit : « Il faut faire grande attention au déroulement de nos pensées. Si le début, le milieu et la fin sont entièrement bons, orientés entièrement vers le bien, c’est le signe du bon ange. Mais si le déroulement de nos pensées nous amène finalement à quelque chose de mauvais, ou de distrayant, ou de moins bon que ce que l’âme projetait d’abord, ou qui affaiblit, inquiète et trouble l’âme en lui enlevant la paix, la tranquillité et le repos qu’elle avait auparavant c’est un signe clair qu’il procède du mauvais esprit, ennemi de notre progrès et de notre salut éternel60 ». C’est pourquoi il insiste sur le discernement des motivations réelles des actions même bonnes qu’on souhaite faire : n’y a-t-il pas de façon souterraine un « attachement désordonné61 » qui annule la pureté de l’acte et retarde la lucidité sur soi, seule garante de la victoire dans ce combat contre les illusions du mal ? De même, Montaigne aime déjouer les pièges psychologiques dans lesquels tombent les passionnés : philosophes guindés sur leur idéal, ou fanatiques religieux (dont il a des exemples quotidiens), aveuglés par une ardeur suspecte à courir au supplice. Leur ardeur mobilise leurs sens, utilise leur émotion, ou pire, leur fait jouer un personnage louable, pour en fait, les divertir de la véritable pensée de la mort : « Ces pauvres gens qu’on voit sur un eschaffaut, remplis d’une ardente devotion, y occupant tous leurs sens autant qu’ils peuvent, les aureilles aux instructions qu’on leur donne, les yeux et les mains tendues au ciel, la voix à des prières hautes, avec une esmotion aspre et continuelle, font certes chose louable et convenable à une telle necessité. On les doibt louer de religion, mais non proprement de constance. Ils fuyent la luicte, ils destournent de la mort leur consideration […] » (III, 4, 833 [77]). Un témoignage extérieur de religion ne suffit pas : c’est l’intention profonde, la motivation, qui doivent être soumise à un examen rigoureux, car ce sont elles qui font la valeur de l’acte. Ignace de Loyola demande de ne pas donner d’aumônes avant d’avoir bien examiné ce qui nous pousse à ce geste62. Car on peut cacher en soi plus d’orgueil par exemple, ou d’amour humain pour le prochain, que d’amour de Dieu pour le prochain63.
Les Essais font allusion plusieurs fois à des dialogues (réels ou projetés) où Montaigne essaie d’aider les autres. Dans le chapitre 4 du livre III, Montaigne conseille de pratiquer la « diversion » des douleurs, plutôt que de vouloir les dompter. Il commence par un exemple qui témoigne d’un souci de compassion : « (b) J’ay autresfois esté emploié à consoler une dame vraiement affligée » (III, 4, 830 [72]). Au lieu de tenter de s’opposer de front à cette douleur, – ce qui peut l’attiser, et enfermer les personnes dans leur attitude négative –, il propose d’ « ayder et favoriser leur plaincte et en tesmoigner quelque approbation et excuse. Par cette intelligence [relation de connivence], vous gaignez credit à passer outre, et d’une facile et insensible inclination, vous vous coulez aus discours plus fermes et propres à leur guérison » (831 [73]). « Je n’essayais pas de le [son tourment] guarir par fortes et vives raisons », dit-il, et il donne avec ironie la liste des arguments traditionnels de la sagesse. L’important lui semble de lui permettre de retrouver d’abord la paix intérieure qui sera source de vraie guérison en utilisant des moratoires : « je luy desrobay imperceptiblement cette pensée doulereuse et la tins en bonne contenance et du tout r’apaisée autant que j’y fus ». Les comparaisons qui suivent montrent qu’il est préoccupé de soigner les maladies de l’âme : « (b) Quand les medecins ne peuvent purger le catarre, ils le divertissent et le desvoyent à une autre partie moins dangereuse. Je m’apperçoy que c’est aussi la plus ordinaire recepte aux maladies de l’âme » (832 [75-76]). Selon la religion, en effet, Dieu seul guérit, l’homme doit seulement créer des conditions favorables à Son action.
Montaigne enfin, avoue qu’il aurait aimé jouer le rôle de l’interlocuteur privilégié d’un prince, et aurait été pour lui un miroir de vérité, sans complaisance mais toujours bienveillant : « j’eusse dict ses veritez à mon maistre, et eusse contrerrolé ses mœurs, s’il eust voulu ». Contrerroler, ou « mettre en rolle » est l’expression qu’il emploie pour désigner son entreprise des Essais (I, 8, 33). « Non en gros, par leçons scholastiques, […] mais les observant pas à pas, à toute oportunité, et en jugeant à l’œil piece à piece, simplement et naturellement, luy faisant voyr quel il est en l’opinion commune, m’opposant à ces flateurs » (III, 13, 1077 [422]). Montaigne semble décrire ici la méthode qu’il applique dans les Essais vis à vis de lui-même. Il dit encore : « (b) Il fait besoing des oreilles bien fortes pour s’ouyr franchement juger, et par ce qu’il en est peu qui le puissent souffrir sans morsure, ceux qui se hazardent de l’entreprendre envers nous nous montrent un singulier effect d’amitié ; car c’est aimer sainement d’entreprendre à blesser et offencer pour proffiter » (III, 13, 1077 [421]). Le terme « profiter » appartient au registre de la vie spirituelle. Les rois ont particulièrement besoin de tel service, mais venant d’un ami qui ait suffisamment de finesse psychologique pour savoir dire seulement ce qui peut porter du fruit : « (b) La vérité mesme n’a pas ce privilège d’estre employée à toute heure et en toute sorte ; son usage, tout noble qu’il est, a ses circonscriptions et limites. Il advient souvant, comme le monde est, qu’on la lache à l’oreille du prince non seulement sans fruict, mais dommageablement, et encore injustement. Et ne me fera l’on pas accroire qu’une sainte remonstrance ne puisse estre appliquée vitieusement, et que l’interest de la substance ne doive souvent ceder à l’interest de la forme » (III, 13, 1078 [422]). Montaigne envisage ici une sorte de dialogue sur le modèle jésuite. Il observe justement : « (b) les hommes sont divers en goust et en force ; il les faut mener à leur bien selon eux, et par des routes diverses » (III, 12, 1052 [384]). La direction ignatienne est particulièrement soucieuse de donner à l’autre, selon le point où il en est, ce qui peut lui profiter davantage. Ignace écrit : « Ne dire aucune parole oiseuse. J’entends par là celles qui ne profitent ni à moi ni aux autre, et qui ne sont pas ordonnées à cette intention. Il n’est donc jamais oiseux de parler de tout ce qui est ou cherche à être profitable à l’âme, la mienne ou celle des autres, ou au corps, ou aux biens temporels. [... ] Mais dans tous les cas mentionnés, il y a mérite à parler de façon bien ordonnée ; il y a péché à le faire de façon mal ordonnée ou vaine64 ». Ce contexte peut éclairer la phrase de Montaigne : « (b) Tout homme peut dire véritablement ; mais dire ordonnéement, prudemment, et suffisamment, peu d’hommes le peuvent » (III, 8, 928 [211]).
La forme du dialogue spirituel pourrait donc être un modèle de référence implicite, à partir duquel Montaigne invente un espace de parole qui offre l’accès le plus authentique à son être ; c’est en cela que la forme devient « consubstantielle » à son auteur, non en tant qu’elle produit une brassée d’images de l’auteur, mais en tant qu’elle instaure un système de relation dialogique interne salutaire et constructif. L’auteur acquiert de la substance dans l’accroissement de lucidité qu’il met en œuvre, et de vérité qui s’ensuit, ainsi que dans la densification du tissu relationnel qu’il instaure avec le lecteur. Car la démarche d’introspection qui anime les Essais poursuit une quête, celle de la vérité, qui se manifeste en se réfractant dans la relation à l’autre. Elle est donc ouverte, donnée tout entière au lecteur, comme Socrate qui « (c) devoit sa vie, non pas à soy, mais à l’exemple du monde » (III, 12, 1054 [388]), même si, pour Montaigne, son « exemple » n’est pas à suivre, mais à comprendre d’un regard d’amitié.
*
A la fin de cette étude, la notion d’indifférence – de la « sainte indifférence » ignatienne à la « pure indifférence » montaignienne –, nous a paru révélatrice de ces résonances spirituelles qui enrichissent notre lecture des Essais, éclairent et complètent leurs sources antiques. Nous pouvons retenir quelques traits de la pratique ignatienne chez Montaigne65 :
1) L’attention à la réalité individuelle et unique de chacun conduit à une introspection liée à l’exigence d’une mise en « ordre » qui n’est pas l’imposition d’une projection idéale artificielle, mais qui donne une « orientation » pour que la personne accomplisse pleinement son humanité, une orientation qui favorise la réalisation du dessein que Dieu a pour elle, et donc correspond à un épanouissement personnel.
2) L’exercice de discernement constant permet au jugement d’être le plus parfaitement libre. Cette exigence de lucidité et de liberté dans la manière de conduire son jugement est déjà une manière de réagir contre les spiritualités qui valorisent l’illumination directe et imprévisible de la Grâce, comme le font les courants réformés. Montaigne maintient une confiance dans les facultés naturelles que Dieu a données à l’homme. Même si la première utilisation de ces facultés se met au service d’une « purification » qui démasque les insuffisances et les erreurs de la « raison » comme de l’imagination, cette étape manifeste en elle-même une foi dans l’aptitude de l’homme à s’orienter vers la vérité, et à « rectifier » ses facultés selon leur véritable vocation. C’est en cela qu’on peut comprendre les apparentes oscillations entre un Montaigne prétendument sceptique, un Montaigne prétendument fidéiste, et un Montaigne qui continue néanmoins à rechercher la vérité.
3) Enfin, nous avons pu observer les traces d’une pratique du dialogue dans le sens de la direction spirituelle chez Montaigne, qui au cours de la rédaction de Essais expérimente une manière personnelle de pratiquer les exercices de discernement intérieur, comme s’il était à lui-même son directeur. Le but de la pratique des exercices ignatiens est bien de parvenir à une autonomie de la direction de soi au quotidien. Mais comme cette relation n’a pas de sens si elle reste close, Montaigne ouvre le dialogue aux regards du monde, et l’offre à la caution de l’altérité des lecteurs, autant d’amis véritables donc impartiaux et bienveillants à la fois, imaginaires au moment où il écrit, mais bien réels tant qu’il y aura des lecteurs au monde. Même s’il les envisage peu nombreux (« à peu d’hommes et à peu d’années »), c’est cette relation incomparable, dans le même amour de la vérité, que Montaigne espère, c’est à eux qu’il se livre avec confiance.
Notes de bas de page numériques
1 Nous publions ici, avec l’aimable permission de l’éditeur, une étude parue dans l’ouvrage Literatur und Moral, études réunies par Volker Klapp et Dorothea Scholl, Berlin, Dunckler et Humblot, 2011, p. 95-122. Cette étude était une réécriture d’une ancienne analyse proposée aux Journées d’Agrégation en ligne, 13 décembre 2002, http://www.cavi.univ-paris3.fr/phalese ; ou http://www.artemis.jussieu.fr/agreglettres. Nous citons le texte de Montaigne, Les Essais, dans l’édition de Pierre Villey, PUF, 1965, pour les livres I et II, mais pour le livre III nous ajoutons entre crochets la pagination de l’édition mise au programme d’agrégation 2017 d’Emmanuel Naya, Delphine Reguig et Alexandre Tarrête, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 2009 et 2012. L’expression « pure indifference » se trouve au livre III, chapitre 10, p. 1012 [328], que nous noterons désormais : III, 10, 1012 [328].
2 Emmanuel Naya a exploré les différents aspects de l’héritage du scepticisme, voir Le phénomène pyrrhonien. Lire le scepticisme au XVIe siècle, Doctorat de Grenoble III (dir. F. Goyet), 2000. L’introduction de l’édition des Essais établie par E. Naya, D. Reguig et A. Tarrête, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 2009, insiste sur le modèle sceptique dans les Essais comme méthode de débat contradictoire : « la contradiction autoréflexive du pyrrhonisme maintient, dans la suspension, toutes les virtualités pensables, ouvrant une voie sans fin à l’avancée du jugement », p. 34. « Au terme d’un « examen », exercice spirituel antithétique produisant une simple présomption d’équilibre entre les représentations opposées (« l’isosthénie »), l’individu suspend son assentiment à toute représentation absolue », p. 36. Il nous semble que nous ne devons pas confondre la méthode sceptique et l’objectif poursuivi par Montaigne.
3 La « Renaissance » des Lettres antiques s’est faite d’abord dans la perspective exégétique « typologique » héritée de la Tradition patristique, avec une tentative synthétique d’unification des savoirs à la lumière de la révélation chrétienne (c’est l’entreprise, entre autres, d’un Marsile Ficin), et d’une réintégration des sagesses antiques dans un vaste courant de « rédemption » de toutes les cultures humaines, dans la mesure où elles avaient à leur manière et avec leurs limites, progressivement pressenti les prémices de la Vérité, et préparé les hommes à la recevoir. C’est la pratique de la « reductio ad sacram scripturam », analysée par les travaux de Dario Cecchetti, « Intorno all’Hymne de la mort di Ronsard. Teologia umanistica o sincretismo letterario ? », Franco Italica, 25-26, Alessandria, edizioni dell’Orso, 2004, p. 119-167. Voir par exemple Guillaume Budé, De transitu hellenismi ad Christianismum (1535) ; De studio (1532) ; et Marie-Madeleine de la Garanderie, Christianisme et lettres profanes, Essai sur l’humanisme français (1515-1535) et sur la pensée de G. Budé, Paris, Champion, 1995. Pour une prise en compte de la dimension chrétienne des Essais, voir Michael Screech, Montaigne et la mélancolie, Paris, PUF, 1992. Screech resitue les positions de Montaigne en fonction des débats de la tradition médiévale et renaissante sur les philosophies antiques.
4 Francis Goyet, Les audaces de la prudence. Littérature et politique aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Classiques- Garnier, 2009, p. 104.
5 Francis Goyet, Les audaces de la prudence. Littérature et politique aux XVIe et XVIIe siècles, op. cit., p. 106. On pourrait mener la même relecture pour Ronsard en particulier.
6 Francis Goyet, Les audaces de la prudence. Littérature et politique aux XVIe et XVIIe siècles, op. cit., p. 105 ; « Quand on est profondément catholique en 1580, on ne peut qu’œuvrer de toute son âme à la réforme intérieure prônée par la Contre-Réforme. Si nous créditons Montaigne pour sa sincérité, de proche en proche, nous ne pourrons pas échapper à une conclusion de ce genre » p. 107.
7 Citons par exemple son analyse des notions majeures de prudence, habitus et nature, considération, etc.
8 Cf. Marc Fumaroli, L’âge de l’éloquence, Genève, Droz, 1980, chapitre III, p. 116-161. Ce travail est illustré notamment par les canzonieri spirituels catholiques, dont beaucoup sont écrits par des magistrats de province. L’invention originale de l’écriture et de la visée des Essais peut se situer dans ce mouvement de rénovation.
9 Bernard Sève, « L’action sur fond d’indifférence » Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, Montaigne et l’action, n° 17-18, janv.-juin, Paris, Champion, 2000, p. 13-22, p. 15 ; p. 16 ; p. 22.
10 Michael Screech, Montaigne et la mélancolie, Paris, PUF, 1992, voir p. 126. Nous suivons Marc Fumaroli, qui dans son introduction à l’ouvrage de Screech, écrit : « Qu’on ait jugé Montaigne agnostique, pré-libertin, ou même bon catholique par politique, il a passé comme le type même de l’humaniste laïc étranger à l’expérience religieuse, et a fortiori à son raffinement méthodique et réflexif que l’on nomme spiritualité. Plus récemment, la tendance a été de voir en lui le pur écrivain qui fait son « salut laïc » par l’ « écriture ». St François de Sales a eu beau proclamer sa dette envers Montaigne, et tout un courant d’humanisme chrétien dominant la France du XVIIe siècle se nourrir des Essais ; H. Busson a eu beau dans son livre Littérature et religion (1948), insister sur l’étroite amitié entre Montaigne et le théologien jésuite Juan Maldonado ; Pascal a toujours eu le dernier mot, comme s’il était l’unique pierre de touche de l’authentique expérience religieuse », p. VIII. Il voit chez lui la tentative « réussie d’élaborer une spiritualité parfaitement orthodoxe mais appropriée à l’usage de gentilshommes et de laïcs, une spiritualité libérale… », p. IX ; et il suggère enfin : « Montaigne apparaît ici comme le Loyola d’un ordre sans vœux ni discipline ecclésiastique, et les Essais comme les Exercices spirituels du moderne gentilhomme chrétien. » p. XI. Etonnamment, cette piste magistrale semble ne pas avoir été examinée par la critique jusqu’ici ; notre lecture de Montaigne s’inscrit dans ce sens.
11 Montaigne pouvait-il ignorer cette célèbre méthode dont les copies circulaient depuis les années 1530 à Paris, lorsque Ignace, venu de sa Navarre espagnole, étudiant au collège de Montaigu puis de Sainte Barbe, se lia à deux compagnons François Xavier, gentilhomme navarrais, et Pierre Fabre, paysan savoyard, et que ces jeunes gens commencèrent à « diriger » des âmes, au point que leur renommée attira à eux les plus grands personnages ? Les Exercices spirituels paraissent en 1548, les Constitutions ont été ratifiées en 1540 et la Société de Jésus connaît une croissance extraordinaire. La spiritualité ignatienne veut offrir une « réponse » à la radicalisation réformée, à la fois sur le plan de la théologie et de la vie pratique. Elle permet de s’adapter avec souplesse aux différentes situations de la vie spirituelle de chaque personne, et d’apprendre à être sensible aux gradations et variations dans la manière de vivre sa relation à Dieu, au quotidien, quel que soit l’état de la personne (prêtre, laïc). Même si d’autres courants de spiritualité catholique ont contribué à ce renouveau, les jésuites en sont particulièrement représentatifs.
12 Pierre de Lancre, Tableau de l’inconstance des démons et sorciers, Paris, 1612, rapporte un témoignage sur la religion de Montaigne : « Maldonat estoit le cœur et l’ame du sieur de Montaigne qui le tenoit pour si suffisant qu’estant à Rome ensemble, lorsque ledit sieur soustenoit quelque advis et point de religion qu’il ne pouvoit bien deffendre, il pensoit bien eschapper disant que c’estoit l’advis du père Maldonat, le creoit le plus suffisant théologien de son temps et de sa cognoissance et son intime amy : il appuyoit tout à fait sa créance sur ses opinions », cité in Pierre Villey, Montaigne devant la postérité, Boivin, Paris, 1935, p. 368. Pierre de Lancre était Conseiller au Parlement de Bordeaux.
13 La lecture que Camus fait de Montaigne est déjà un indice de l’interprétation qu’on donnait alors des positions philosophiques prétendues de « scepticisme » ou de « fidéisme » de notre auteur. Voir Villey, Montaigne devant la postérité, Paris, Boivin, 1935, p. 185-234. A tout moment, la pensée et les formules de Montaigne peuvent être utilisées au service d’une pédagogie spirituelle : « La cognoissance de soy esclaire l’âme et oultre cela l’enflamme en l’amour de Dieu par la conférence de sa grandeur avec notre bassesse, de sa bonté avec notre malice. Ce sont choses réciproques et corrélatives que la cognoissance de Dieu et de soy, elles marchent rarement l’une sans l’autre ; la personne ne peut aller à soy que par Dieu ny aller à Dieu que par soy », Jean Pierre Camus, Diversitez, t. V, p. 281, cité par Pierre Villey, Montaigne devant la postérité, op. cit., p. 220.
14 La question est problématique pour la critique, comme en témoignent les diverses prises de positions dans le volume Dieu à nostre commerce et société. Montaigne et la théologie, dir. Philippe Desan, Genève, Droz, « THR » N° 444, 2008, 312 p.
15 Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, [1993], Albin Michel, 2002, p. 71-72. P. Hadot observe que l’absorption de la philosophia par le christianisme dès l’origine a rencontré une pratique monachique qui s’était développée d’ailleurs sans l’intervention de modèle philosophique, les moines puisant dans les textes sacrés : « …certaines pratiques spirituelles philosophiques ont été introduites dans la spiritualité chrétienne et monastique et l’on a décrit, défini et en partie pratiqué l’idéal chrétien en empruntant modèles et vocabulaire à la tradition philosophique grecque », p. 98.
16 Raymond Sebond, théologien catalan, mort en 1432 à Toulouse, a écrit contre le courant fidéiste qui s’est développé à partir du nominalisme (XIVe s), et contre la menace de la spiritualité islamique qui, insistant sur l’écart infranchissable entre l’homme et Dieu (absence du Médiateur Jésus-Christ), impose une inconnaissance totale du mystère de Dieu. Il valorise alors la Création (la nature ainsi que l’homme avec les facultés naturelles, dont la raison, qui lui ont été données par Dieu pour le servir dans sa recherche de la vérité), en reprenant de nombreux arguments de St Thomas d’Aquin. Mais il va jusqu’à sembler « déduire » la Trinité par la seule raison, alors qu’il s’agit d’un mystère révélé. Sa Théologie naturelle, publiée en 1436 et déjà traduite en français en 1519, a connu un certain succès au XVIe siècle. Philippe Desan fait observer que « si l’impression de la Theologia de 1569 fut peut être décidée par le père de Montaigne, l’édition de 1581 sera quant à elle celle du fils », Introduction de son édition des Essais de 1582, Paris, STFM, 2005, p. XI. Selon lui, ce choix correspond à une ambition politique de Montaigne, en tout cas à un engagement personnel.
17 Il ne s’agit plus de survaloriser la raison (excès que condamne justement la Réforme), ni de tomber dans l’excès inverse, mais de comprendre le fonctionnement et les limites de cet outil naturel de recherche de la vérité, et, sans renoncer à son usage ainsi purifié par la critique, de le subordonner à la vocation religieuse de l’homme.
18 Frédéric Brahami, Le Scepticisme de Montaigne, Paris, Puf, 1997, p. 7, puis p. 58 ; « Comprendre le scepticisme de Montaigne, c’est d’abord cerner les modifications qu’une question spécifiquement théologique introduit à l’intérieur d’une doctrine élaborée dans une perspective tout à fait différente », p. 6.
19 Frédéric Brahami, Le Scepticisme de Montaigne, op. cit., p. 74.
20 Francis Goyet, Les Audaces de la prudence. Littérature et politique aux XVIe et XVIIe siècles. Nous reprenons sa citation de Bodin, p. 399.
21 Selon l’analyse de Marc Foglia, La Formation du jugement chez Montaigne, doctorat de Paris I (dir. D. Kambouchner, 2005, cité par Goyet, p. 399. Pour cette analyse approfondie de ce dispositif du « tribunal », voir Goyet en particulier p. 399-411.
22 L’introduction de l’édition des Essais d’E. Naya et alii rappelle la dimension thérapeutique de la skepsis selon Sextus Empiricus, dans les Hypotyposes, I, 8 p. 32, mais n’en tire pas de conséquences.
23 Selon l’expression d’Ignace rapportée par Jérôme Nadal : « il était contemplatif dans l’action, ce qu’il exprimait habituellement par ces mots : il faut trouver Dieu en toutes choses » » MHSJ, Nadal, IV, 651-52. Voir Maurice Giuliani, sj, « Trouver Dieu en toutes choses », Christus, n° 174, H.S., Mai 1997, p. 200-222.
24 Ignace de Loyola, Exercices spirituels, trad. F. Courel, Paris, Desclée de Brouwer, 1963, p. 100. C’est nous qui soulignons. Cette image de la balance qui était devenu quasiment un emblème, provient d’une formule pyrrhonienne des Hypotyposes de Sextus Empiricus : « je reste en équilibre ; je suspens mon jugement », que Montaigne avait fait graver sur les poutres de sa bibliothèque ; il en avait fait une matrice pour frapper des jetons. Voir Alain Legros, Essais sur les poutres, peintures et inscriptions chez Montaigne, Klincksieck, 2000, p. 23. Voir M. L. Demonet, A plaisir, Sémiotique et scepticisme chez Montaigne, Paradigme, 2002, en particulier p. 35-77, qui traitent du « jeton » ; l’auteur l’interprète dans le sens du scepticisme. Mais Montaigne et ses contemporains pouvaient-ils ignorer les autres significations, notamment ignatiennes qui étaient données à cette image, dont la polysémie est finalement très ouverte (et on n’a pas accusé Ignace de Loyola de pyrrhonisme) ?
25 Ignace de Loyola, Exercices spirituels, Principe et fondement, p. 28.
26 Ignace de Loyola, Exercices spirituels, 18e annotation, p. 23.
27 Ignace de Loyola, Exercices spirituels, 7e règle, p. 180.
28 Ignace de Loyola, Exercices spirituels, 5e note, p. 183.
29 Ignace de Loyola, Exercices spirituels, p. 39.
30 Ignace de Loyola, Exercices spirituels, première annotation, p. 13. Ignace aborde des questions très précises de position corporelle, de gestion de la respiration dans la prière, pour laisser la plus grande latitude au retraitant, l’important étant de « mieux trouver ce que l’on désire », c’est-à-dire une meilleure contemplation. Il conseille de varier les conditions afin de découvrir celles qui sont les meilleures par une pratique effective, car Dieu nous connaît mieux que nous-mêmes : « comme Dieu notre Seigneur connaît notre nature infiniment mieux que nous, il fait souvent, par ces changements, sentir à chacun ce qui lui convient », Ignace de Loyola, Exercices spirituels, p. 60-61.
31 Le discernement jésuite vise à faire la lumière aux travers des obscurités psychologiques, qui sont d’ailleurs souvent considérées comme grossies par l’ennemi. Simon Descloux explique ainsi le discernement chez Ignace : « Il s’agit dans tout discernement, d’atteindre une liberté intérieure qui soit à l’abri de tous les préjugés et de toutes les préférences spontanées. Il faut y neutraliser les tendances non évangélisées de mon être et de ma liberté », La Voie ignatienne, Desclée de Brouwer 1983, p. 30-31. L’auteur cite les Constitutions de la Compagnie de Jésus : « Tous doivent s’efforcer de garder droite leur intention, non seulement par rapport à leur état de vie, mais par rapport à tous ses détails, y cherchant toujours purement à servir la divine Bonté et à lui plaire à cause d’elle même… », p. 31. Le Père Louis Lallemant, jésuite (1578-1655), écrit : « Pour concevoir combien la pureté de cœur nous est nécessaire il faudrait comprendre quelle est la corruption naturelle du cœur humain. Il y a en nous une malice infinie que nous ne voyons pas, parce que nous n’entrons jamais sérieusement dans notre intérieur. Si nous le faisions, nous y trouverions une infinité de désirs et d’appétits déréglés, d’honneur, de plaisir, de commodités, lesquels bouillonnent sans cesse dans notre cœur » Doctrine spirituelle, cit. in Descoux, p. 33.
32 Quand Montaigne dit « (c) Ce n’est pas tant la force et la subtilité que je demande, comme l’ordre », (III, 8, 925 [207]), il entend : la subordination de la conduite du discours au sujet du débat, c’est-à-dire la poursuite de la vérité.
33 C’est un lieu commun pour les humanistes de percevoir combien l’homme doit accomplir, développer et faire advenir son humanité, notamment par l’éducation, faute de quoi il régresse à l’animalité. Guillaume Budé loue l’étude des arts et sciences humaines : » ils [les Romains] estimaient en effet que sans eux les hommes n’étaient guère capables d’accomplir et de conserver leur humanité », L’Étude des lettres, 1532, éd. M.- M. de la Garanderie, Paris, Belles Lettres, 1988, p. 38-39.
34 Grégoire de Nysse montre que, s’il est impossible que l’homme dans sa nature finie atteigne la perfection illimité, il doit s’y efforcer : « ce n’est pas parce que nous avons montré que ce que nous cherchions était absolument hors de notre portée qu’il faudrait négliger le commandement du Seigneur, quand il dit : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. » En effet, les biens véritables, même s’il n’est pas possible de les acquérir en plénitude, c’est déjà un grand gain pour l’homme de sens de ne pas en être totalement frustré. Il faut donc manifester une grande ardeur à ne pas manquer la perfection dont on est capable et à acquérir tout ce qu’on peut en contenir. Qui sait en effet si la disposition qui consiste à tendre toujours à un plus grand bien n’est pas la perfection de la nature humaine ? » Vie de Moyse, traduit par J. Daniélou, Paris, Albin Michel/ Cerf, 1993, p. 58.
35 Souvent, Montaigne mise sur le sentiment intime de la vérité qui naît de la réalité, et non des discussions sans fin : « (b) je sçay mieux que c’est qu’homme, que je ne sçay que c’est animal, ou mortel ou raisonnable » (13, 1069 [409]).
36 Michael Screech, Montaigne et la mélancolie, Paris, PUF, 1992, fait observer que Lorenzo Valla, puis Erasme, disaient que les vrais épicuriens sont d’authentiques ascètes chrétiens, puisqu’ils recherchent la modération, la discrétion la constance…
37 Ignace de Loyola, Exercices spirituels, op. cit., p. 87.
38 Ignace de Loyola, Exercices spirituels, op. cit., p. 124. De même pour les règles concernant la nourriture : après une phase de rééquilibrage des tendances désordonnées, si on en a, « on arrivera au juste milieu », p. 117, et non à une ascèse permanente.
39 Ignace de Loyola, Exercices spirituels, op. cit., p. 167.
40 Ignace de Loyola, Exercices spirituels, op. cit., p. 174.
41 Apollon a été le fil conducteur de la démarche philosophique introspective dans les Essais : « Regardez dans vous, […] vostre esprit et vostre volonté, qui se consomme ailleurs, ramenez-la en soy ; vous vous escoulez, vous vous respandez, appilez vous, soutenez-vous, on vous trahit, on vous dissipe, on vous desrobe à vous… » (III, 9, 1001 [314]). Il ne s’agit pas d’être le « badin de la farce », mais de reprendre les rênes de son être.
42 L’âme raisonnable est directement la forme essentielle du corps (Concile de Vienne, 1311-1312), D. 481. Les pères conçoivent l’union du corps et de l’âme comme tellement intime qu’ils la comparent à l’union hypostatique, cf le symbole Quicumque D. 40 ; Saint Augustin, De civ. Dei, 21, 3, 2 ; S. Jean Damascène, De fide orth, 2, 12.
43 Voir la thèse de Sara Aponte-Olivieri, Prudence, Providence et sainteté chez M. de Montaigne et B. Gracian, direction de Francis Goyet, Grenoble, 30 juin 2009.
44 Nicolas de Cuse, La docte ignorance, 1440.
45 Voir par exemple III, 12, 1057 [392] ; 1054-55 [389-91], 1073 [415-16].
46 Il en fait le récit au Livre III, chapitre 12, p. 1060-1063 [396-400].
47 Nous insistons sur la spiritualité d’Ignace de Loyola, parce que c’est elle qui répond directement à la Réforme, dans le débat du XVIe siècle, mais il est certain qu’Ignace est lui-même héritier d’une longue tradition catholique, qu’il exalte alors avec une force particulière (nous pouvons penser notamment à Saint Bernard, dont Montaigne possédait d’ailleurs des œuvres).
48 Ignace de Loyola, Exercices spirituels, Principe et fondement, op cit., p. 28-29.
49 Nous renvoyons aux belles études de Jean Lecointe qui montre que le style coupé et la ponctuation laissent entendre jusqu’au souffle de l’orateur, relançant le discours. Voir J. Lecointe « Le style coupé », Journée d’étude : Montaigne, Livre I, Agrégation de Lettres Classiques et Modernes, année 2010-11, organisée par M.-L. Demonet, 25 sept. 2010, consultable en ligne, http://www.cesr.univ-tours.fr.
50 Ignace de Loyola, Exercices spirituels, 3e règle, op. cit., p. 102, voir aussi p. 178-179.
51 Ignace de Loyola, Exercices spirituels, 1e semaine, op. cit., p. 47.
52 Simon Descoux, La voie ignatienne, Desclée de Brouwer 1983, p. 46.
53 Françoise charpentier, « Statut de la parole dans les Essais », Méthodes ! N° spécial Agrégation 2003, nov. 2002, p. 48.
54 Voir le Commentaire sur la première Epître de Saint Jean, Livre IV, ch. II, PL., T. XXXV ; et le De Magistro.
55 Voir le remarquable article de Christian Belin, « La voix et le verbe dans la prédication de Bossuet », Méthodes ! N° spécial Agrégation 2003, Nov. 2002. Bossuet reprend la notion traditionnelle du « maître intérieur » bien explicitée chez Saint Augustin, et connue au Moyen Âge et à la Renaissance.
56 III, 8, p. 922 [202-203].
57 Ignace de Loyola, Exercices spirituels, 15e annotation, op. cit., p. 21.
58 III, 8, p. 922-23 [202-207].
59 C’est l’attitude que recommandent les Exercices : « pour que le directeur et le retraitant trouvent davantage aide et profit, il faut présupposer que tout bon chrétien doit être plus prompt à sauver la proposition du prochain qu’à la condamner… » Ignace de Loyola, Exercices spirituels, n° 217, op. cit., p. 27.
60 Ignace de Loyola, Exercices spirituels, 5e règle, op. cit., p. 175-176.
61 Ignace de Loyola, Exercices spirituels, op. cit., p. 179
62 « il faut s’arrêter et bien ruminer les quatre règles précédentes, se servant d’elles pour examiner et éprouver son attachement. Et on ne donnera pas l’aumône avant d’avoir, conformément à ces règles, complètement supprimé et rejeté l’attachement désordonné » Ignace de Loyola, Exercices spirituels, op. cit., p. 179.
63 « Cet amour qui me pousse à faire don d’une aumône doit descendre d’en haut, de l’amour de Dieu notre Seigneur. Je dois donc sentir d’abord en moi-même que l’amour plus ou moins grand que je porte à ces personnes est pour Dieu ; et dans le motif qui me les fait aimer davantage, Dieu doit resplendir », Ignace de Loyola, Exercices spirituels, op. cit., p. 178.
64 Ignace de Loyola, Exercices spirituels, op. cit., p. 37.
65 Nous n’avons certes pas pu envisager tous les aspects de cette influence, et nous espérons que cette piste sera exploitée par la critique. Ajoutons encore le rapprochement qui peut être fait d’une part sur la nécessité de la retraite, -que Montaigne pratique d’une certaine manière, dans une pièce séparée, comme le demandent les Exercices : il est au 3e étage de sa tour (sous sa « librairie » au 1er se trouve une chapelle ; au 2e une chambre où il se « couche souvent pour être seul », (III, 3, 828 [69])- ; mais aussi (et corrélativement) sur l’importance du voyage chez Ignace et chez Montaigne. La spiritualité ignatienne accorde une grande importance à l’expérience, aux « expériments » (pèlerinage, soin aux hôpitaux, prédication, travaux humbles, confession, … selon l’état et l’histoire de chacun). Le voyage est un moment privilégié. Ignace s’est considéré comme un pèlerin partout (Récit du pèlerin) et tout jésuite est tenu de faire cette expérience. Simon Descloux en résume ainsi les fruits : « L’expériment du pèlerinage rassemble les éléments suivants : une découverte de la liberté et de la mobilité […] ; une confiance dans la conduite de Dieu […] le renoncement à toute assurance propre pour le soutien même de sa propre vie ; l’entrée plus consciente dans un univers régi par la gratuité du dialogue et de l’échange ; l’adhésion à une pauvreté concrète faite de remise de soi-même dans les mains des autres et de Dieu ; l’entrée dans une prière qui accompagne et soutient la marche de chaque jour. L’exercice auquel se plie humblement le corps provoque à son tour l’appauvrissement intérieur et une souplesse faite de modestie dans la rencontre de Dieu et des hommes », Simon Descloux, La voie ignatienne, Desclée de Brouwer, 1983, p. 40-41. Nous n’avons pas besoin de citer les passages où Montaigne indique les mêmes avantages du voyage (sauf qu’il n’évoque que les avantages directement adaptés à l’honnête homme et ne mentionne pas la prière qui soutient la marche). Rappelons que Montaigne lors de son voyage en Italie, n’omet pas d’accomplir son pèlerinage à Notre Dame de Lorette, en grande piété. Marie-Christine Gomez-Géraud : « Montaigne et la santa casa de Lorette : un ex-voto encombrant » in Le Lecteur, l’auteur et l’écrivain, Montaigne 1492-1592-1992, dir. I. Zinguer, Paris, Champion, 1993, note que dans le Journal de Voyage, Montaigne visite le sanctuaire très renommé, pour y déposer un ex-voto. Malgré la polémique des protestants contre « l’idole » de Lorette, et après victoire de Lépante qui stoppe l’avancée des turcs (1572), on assiste à un regain de fréquentation de la santa casa de Nazareth, arrachée par des anges aux mains des Infidèles. Montaigne accomplit scrupuleusement ses dévotions là où il passe ; il ne fait pas de description pittoresque, mais enregistre ce qui correspond à des souvenirs personnels ; il ne fait pas de réflexion sur l’authenticité des lieux, mais fait seulement acte de foi.
Pour citer cet article
Josiane Rieu, « Les résonances ignatiennes de la « pure indifférence » chez Montaigne », paru dans Loxias, 55 (déc. 2016)., mis en ligne le 08 décembre 2016, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=8564.
Auteurs
Université Côte d’Azur, CTEL