Loxias | 55 (déc. 2016). Autour des programmes de concours 2017 | I. Autour des programmes de concours 2017 

Sandrine Montin  : 

Politique de Lorca. Autour du Romancero gitano

Résumé

L’indignation contre l’injustice sociale et la violence armée est une constante de Lorca depuis ses premiers textes jusqu’à ses déclarations publiques des années 1935-1936. En 1928, le Romancero gitano relève d’une protestation sourde contre la domination et le conservatisme social. En particulier, les gendarmes du « Romance de la Guardia civil española », incarnation abusive de l’autorité espagnole, sont les représentants du roman national contre lequel Lorca entend faire œuvre patriotique. Censeurs et destructeurs, ils apportent néanmoins une beauté sombre et sans égal, un contrepoint aux images délectables (sucrées, brillantes) du romance. De ce point de vue, la lutte des gitans et des gardes civils reprend l’opposition du créateur avec son duende. Et ce n’est pas la moindre des provocations de ce poème que de faire de la garde civile une image du démon gitan, et de gitaniser les gardiens de l’ordre bourgeois andalou.

Index

Mots-clés : Federico García Lorca , politique, Romancero gitan

Géographique : Espagne

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

S’il y a une politique lorquienne dans et autour du Romancero gitano, le livre qui apporta le succès à Lorca en 1928, c’est d’abord parce que ce recueil s’inscrit dans une action plus générale du poète, la contribution à un « nouveau patriotisme ». Alors que l’Espagne cherche sa grandeur perdue et connaît une forte instabilité institutionnelle, Lorca entend participer à la réinvention de l’identité espagnole, à la fois par ses textes et par sa pratique pédagogique, ses conférences notamment. Avec son Romancero gitano, il choisit une matière éminemment sensible, voire inflammable. Certes, les gitans évoqués dans le titre relèvent pour une part d’un folklore littéraire, exploité par exemple par Cervantès dans sa nouvelle « La petite gitane ». Ils sont surtout les détenteurs d’une culture et d’un art unique, le cante jondo ou « chant profond », que Lorca entend sauver de l’oubli et inscrire au cœur de l’identité espagnole. Mais ils composent aussi la partie la plus marginalisée de la population andalouse, et il faut le dire, la plus maltraitée, par leurs employeurs et par les gardiens de l’ordre qui constituent la fameuse Guardia civil española, la gendarmerie. Le poème « Romance de la Guardia civil española » en particulier relève d’un coup de force littéraire et politique. Nous verrons que si le romance évoque les affrontements réels entre les ouvriers agricoles andalous et les forces de l’ordre, Lorca y redéfinit surtout l’épithète du titre, et par la même occasion l’identité « espagnole ». Enfin, il s’agira de comprendre la nature de l’étrange « fête » à laquelle nous assistons. Pourquoi les gitans ont-ils laissé grandes ouvertes les portes de la ville, offrant de multiples accès aux gardes civils venus l’incendier ? Le sujet poétique affirme que la « ville des gitans » se trouve « sous son front », déplaçant sur un plan psychique ou méta-poétique la narration du romance. Ne faut-il pas reconsidérer la nature même des gardes, ces puissances quasiment spectrales, nocturnes et bossues, sous l’action desquels « l’imagination brûle » ?

Un nouveau patriotisme

L’Espagne vit depuis la fin du XIXe siècle une crise importante. Ayant progressivement perdu les colonies de son immense empire, elle perd les dernières d’entre elles, dont Cuba, en 1898. Cette solitude de l’Espagne, à laquelle s’ajoute la crise économique consécutive, produit un débat interne entre les tenants du casticisme, d’un repli sur l’identité espagnole (les modernisateurs sont traités de afrancesados, c’est-à-dire de francisés, en somme de traîtres), et les partisans d’une ouverture salutaire à l’étranger.

Contre le vieil esprit national historique : l’influence de Miguel de Unamuno

Miguel de Unamuno publie en 1895 un essai intitulé En torno al casticismo, traduit généralement sous le titre L’Essence de l’Espagne. L’auteur y analyse les causes du « marasme » de l’Espagne à la fin du XIXe siècle et les moyens de régénérer le pays. La renaissance passe par cinq points essentiels : une confiance nouvelle en la jeunesse et ses forces vives, jusqu’ici écrasée par les générations établies ; une curiosité et un amour des intellectuels pour l’art et la culture populaires, pour la littérature plébéienne, pour « cette très riche carrière du peuple » pleine « d’une vie diffuse et riche », d’«  une âme inconsciente […] qu’on méprise sans la connaître » ; la nécessité pour les intellectuels, les journalistes et les écrivains de s’adresser au public, au lieu de ne tenir compte que des rédactions des journaux concurrents ; un dialogue accru de l’art et de la science, le premier devant « exercer une fonction d’enseignement », alors que l’actuelle « bohème romanticoïde continue à se traîner dans nos satanées brasseries ». Mais le point principal pour sortir du marécage selon Unamuno, c’est l’ouverture à l’étranger. Il faut se laisser envahir par le fleuve européen et aller planter « dans le monde entier ses tentes1 ».

C’est une pensée éminemment libérale et vitaliste, bergsonienne en un sens, qui oppose la « tradition éternelle », vivante parce que perpétuellement en changement, et la « tradition historique », qui ne s’attache qu’à des traits de caractère figés dans le passé, en décomposition, à des ossements et à l’ombre vaine de la tradition éternelle. Aussi les nationalistes sont-ils, pour Unamuno, en réalité des anti-traditionalistes car ils ne servent pas la tradition éternelle, vivante, de l’Espagne2. En résumé, le marasme de l’Espagne est l’œuvre du vieil esprit national historique et de l’Inquisition latente. C’est par un vibrant appel à la jeunesse qu’Unamuno conclut son essai :

Puisse une vraie jeunesse, courageuse et libre, déchirant le réseau qui nous étreint et rompant la monotonie de notre alignement, aborder avec amour l’étude du peuple dont nous vivons tous ! La poitrine et les yeux grands ouverts à tous les courants d’outre-Pyrénées, s’évadant de tous les cocons casticistes, sécrétions desséchées et mortes du ver historique, […] puisse-t-elle éveiller, sous la douche bienfaisante des jeunes idéaux cosmopolites, l’esprit collectif intracastizo qui dort en attendant un rédempteur 3 !

La génération de Lorca a bien entendu cet appel. Dans une lettre à Adriano del Valle de l’automne 1919, Lorca recommande la lecture des Essais d’Unamuno : « Avez-vous lu les derniers essais d’Unamuno ? Lisez-les, vous en tirerez un plaisir extraordinaire4. » Et dans El patriotismo, un texte de jeunesse daté du 27 octobre 1917, Lorca écrit :

L’Espagne s’empare du Christ sacrifié pour couvrir ses ignominies. Voilà pourquoi nous voyons à tous les coins de rue Son image outragée. Au nom de Jésus, on a condamné des hommes au bûcher. Au nom de Jésus, on a commis le crime majeur de l’Inquisition. En Son nom, on a chassé la science de notre sol. En son nom on a couvert les infamies de la guerre, et on a inventé la légende de saint Jacques Matamore. […]
Nous devons former dans les écoles des citoyens qui aiment la paix et connaissent l’Évangile. Nous devons créer des hommes qui ne sachent rien de l’infortuné Ferdinand III de Castille, ni d’Isabelle la fanatique ni de Charles Ier l’inflexible, ni de Pierre ni de Philippe, ni d’Alphonse ni de Ramire. Nous devons ressusciter les tendres âmes en leur racontant que l’Espagne a été le berceau de Thérèse l’admirable, de Jean le merveilleux, du divin don Quichotte, et de tous nos poètes et chanteurs […]. Il faut extirper les néfastes idées patriotiques de la jeunesse, comme il faut extirper des cocardiers, pour l’honneur de nos mères, l’idée que la patrie nous a donné le jour. Celle pour qui nous sommes tenus de donner, comme on dit, jusqu’à notre dernière goutte de sang ne peut être notre mère ! […] Nous devons être les enfants de la véritable patrie, celle de l’amour et de l’égalité5… 

Connaître, aimer, diffuser la culture gitane : faire œuvre de patriotisme

Conformément aux recommandations d’Unamuno, Lorca aborde « avec amour l’étude du peuple », nourrissant son art à la source de la culture populaire, tradition médiévale des miracles, Guignol et chansons populaires. A l’occasion du concours de cante jondo qu’il organise avec Manuel de Falla, Lorca affirme : « C’est une œuvre patriotique et digne que nous prétendons réaliser ; c’est une œuvre de sauvetage, une œuvre de cordialité et d’amour6. » Car le gitan détient précisément (et tel est probablement l’apanage de son « aristocratie ») « le trésor artistique de toute une race7 ». 

Comment comprendre ce terme de « race », tellement fréquent dans l’entre-deux-guerres ? Lorca l’emploie à dessein dans un sens bien précis. Car ce n’est pas à une quelconque pureté qu’il pense ici, mais aux antiques racines de ce qu’il appelle viejísima cultura (« très ancienne culture »), par opposition à la « science sans racine » du capitalisme sauvage. Or cette antique culture andalouse et gitane s’enracine précisément bien loin de l’Espagne. Le cante jondo est « le fil qui nous relie à l’Orient impénétrable8 », un Orient à la fois indien et arabe. La race chez Lorca désigne donc l’antiquité des racines d’un peuple, une spiritualité venue de loin et absolument opposée à toute « couleur locale9 ». Le cante jondo « vient de races lointaines, par-delà le cimetière des années et les feuillages des vents flétris10.

Les racines de l’Espagne sont donc doublement lointaines, à la fois très antiques et éloignées dans l’espace. Ce n’est pas un hasard si le terme « espagnolade » prend dans sa bouche un sens si dénigrant11 et si l’Andalousie est moins espagnole qu’«  universelle ». Lorca en vient ensuite aux faits historiques » qui ont donné au cante jondo son caractère particulier, « au nombre de trois » :

L’adoption par l’Église espagnole du chant liturgique, l’invasion sarrasine et l’arrivée en Espagne de nombreuses bandes de gitans. Ce sont ces mystérieuses peuplades errantes qui ont donné au cante jondo sa forme définitive12.

Soulignant le rôle de « cet agglutinant qu’est l’extraordinaire élément gitan », il ajoute :

[Manuel de Falla] accepte la version historique qui attribue aux gitans une origine hindoue […]. Selon cette version, en l’an 1400 de notre ère, les tribus gitanes poursuivies par les cent mille cavaliers du grand Tamerlan s’enfuirent de l’Inde.
Vingt ans plus tard, ces tribus font leur apparition chez divers peuples d’Europe et entrent en Espagne avec les armées sarrasines qui, depuis l’Arabie ou l’Égypte, débarquent périodiquement sur nos côtes.
Et ce sont elles qui, une fois arrivées en Andalousie, donnèrent sa forme définitive à ce que nous appelons aujourd’hui cante jondo en unissant aux éléments autochtones ceux qu’ils apportaient, également très anciens.
C’est donc à eux que nous devons la création de ces chants, âme de notre âme, et l’ouverture de cette voie lyrique par où s’écoulent toutes les douleurs et les gestes rituels de la race13.

Il va de soi que l’histoire nationale vue par Federico García Lorca s’écarte passablement du récit national dominant transcrit dans les livres scolaires. A propos de la prise de Grenade en 1492, Lorca affirme ainsi dans un entretien de 1936 cité par Ian Gibson :

Ç’a été un très mauvais moment, quoi que l’on en dise dans les écoles. On a perdu une civilisation admirable, une poésie, une astronomie, une délicatesse uniques au monde, pour faire place à une ville pauvre, timorée ; à une « terre du radin », où s’agite actuellement la pire bourgeoisie d’Espagne14.

Ian Gibson commente alors : « El Sol était lu dans toute l’Espagne. Un peu comme El País aujourd’hui. Miguel Rosales, le frère de Luis, m’a dit en 1966 que l’entretien avait scandalisé beaucoup de gens à Grenade15. »

Tel est le point sur lequel nous voudrions nous arrêter : si Lorca ne craint pas de scandaliser la bourgeoisie de Grenade en 1936 alors qu’il entend affronter le « dragon » public et le réveiller de sa torpeur, le Romancero gitano est déjà en 1928, de son seuil qu’est le titre jusqu’au dernier « romance », scandaleux. Car le Romancero gitano propose une contre-histoire héroïque à l’histoire espagnole officielle. Contre les poètes de cour et les tableaux d’histoire, il relève « l’art populaire, source unique16 », et il fait de la culture des peuplades migrantes et gitanes l’essence de l’identité espagnole, « l’âme de notre âme ».

Le choix du romancero « gitan »

Loin « des choses immorales, la taverne, la bamboche, l’estrade de café, les roulades ridicules, l’espagnolade en somme 17 ! » il s’agit pour Lorca de redéfinir l’identité espagnole comme fondamentalement andalouse, c’est-à-dire gitane, aux racines doublement lointaines, antiques et orientales, hindoues, byzantines, mêlées d’apports arabes. Contre le roman national espagnol défendu par les autorités, Lorca oppose son œuvre patriotique, c’est-à-dire gitane et, dirait-on aujourd’hui, métisse.

Les romances, ces poèmes narratifs dont la tradition orale (chantée) remonte sans doute au Moyen Age et les premiers témoignages écrits au XV siècle, développent une matière épique (en particulier la reconquête catholique de l’Espagne), historique (l’histoire des rois et reines), biblique, hagiographique, parfois lyrique. Comme l’écrit Claude Esteban dans sa préface au Romancero gitano, la tradition espagnole du romance, « fut, quelques siècles durant, pour la poésie espagnole l’espace concerté, monotone et majestueux, où la gloire du Cid, tant de gestes héroïques, tant de destins traversés de mort, surent s’exalter et se contraindre à la faveur d’une prosodie économe, avaricieuse presque de ses moyens18 ».

Or Lorca choisit pour son recueil une matière gitane. Dans la continuité des idées défendues par Miguel de Unamuno dans son essai En torno al casticismo (L’Essence de l’Espagne), de 1895, Lorca montre que l’essence de l’Espagne n’a rien à voir avec une quelconque crispation identitaire, avec le vieil esprit de l’Inquisition : au contraire, « le gitan est ce qu’il y a de plus élevé, de plus profond, de plus aristocratique dans mon pays, de plus représentatif de sa manière et ce qui conserve la braise, le sang et l’alphabet de la vérité andalouse et universelle19 ». Ce sont ces gitans qu’il héroïse, en lieu et place des rois et chevaliers du Moyen Age. Le « Romance del emplazado » joue ainsi avec le souvenir d’un vieux romance dont plusieurs variantes du XVIe siècle ont été conservées, « Fernando el emplazado »20, mais dans le poème de Lorca c’est le gitan Amargo qui prend la place du roi. Au romance originel, Lorca emprunte le motif narratif principal, soit la mort annoncée du roi Fernando IV de Castille (mort soudainement en Andalousie, à Jaén, en 1313) et plusieurs motifs mineurs21. Surtout la description du corps du roi mort, « le cierge à la main », donne lieu dans le « Romance del emplezado » à un véritable tombeau du gitan mort où la composition en lignes nettes, droites, romaines, oppose aux images de décomposition prophétisées à Amargo (« […] des ciguës et des orties / naîtront de ton flanc ») l’éternité de la pierre ou du bronze. L’adjectif « primer » qui se trouve à l’origine dans le titre (Primer romancero gitano) indique à quel point Lorca avait conscience de la révolution littéraire et idéologique qu’il opérait.

Les gitans : poésie et réalité

Quoique Lorca s’en défende, il est certain que la matière gitane relève en partie d’un folklore, avec lequel joue le personnage de Précieuse22. Toutefois, ses romances font aussi référence à une réalité historique, à des conflits sociaux aigus dans l’Espagne du début du XXe siècle (conflits qui ne feront que s’intensifier dans les années 30).

Pour Michel Gauthier, à qui nous empruntons le titre de son livre Federico García Lorca : Le Romancero gitano. Poésie et réalités23, les gitans du Romancero désignent non seulement une origine ethnique, mais plus largement le « petit peuple andalou » dont la situation matérielle dans les années 20 était catastrophique :

Il faut dire que, pour Lorca, comme pour un Espagnol d’aujourd’hui, le mot « gitan » ne signifie pas (ou ne signifie plus) la race des nomades d’origine (supposée) d’Europe centrale (les gens du voyage). Il s’agit de la plus pauvre classe de la société, habitant dans les périphéries des villes et des villages, parfois troglodytes, s’occupant à des petits métiers de réparations et de rafistolage ; vivant aussi du commerce, et, à ce titre, volontiers voyageurs. Les « gitans » d’Andalousie sont, d’ailleurs, surtout sang-mêlés de maures24.

Et le critique propose de lire le recueil comme l’évocation poétique de réalités historiques, géographiques, sociales, notamment de conflits sociaux entre les catégories les plus pauvres de la société andalouse et les classes dominantes. Nous avons vu que l’emploi du mot « gitan » est peut-être un peu plus complexe que ce que suggère Gauthier, et que Lorca s’accorde avec Manuel de Falla sur l’origine indienne des gitans. Mais il est fort possible que gitano recouvre sous sa plume deux acceptions complémentaires, l’une culturelle ou ethnique, l’autre sociale.

La violence sociale de « Muerto de amor »

Un poème comme « Muerto de amor » par exemple pourrait narrer la répression sanglante d’un amour interdit, parce que unissant des représentants de deux groupes sociaux. Le romance s’ouvre par un dialogue entre un fils et sa mère25 à propos de ce qui se trame sur les balcons « haut-perchés » :

¿Qué es aquello que reluce
por los altos corredores ?
Cierra la puerta, hijo mío,
acaban de dar las once.
En mis ojos, sin querer,
relumbran cuatro faroles.
Será que la gente aquella
estará fregando el cobre
26.

Michel Gauthier interprète ces hauts corridors de « Muerto de amor » comme un marqueur social, ceux d’une maison bourgeoise, à étage, voire d’un château (il est question de tours), bien distinct des façades carrées et blanchies à la chaux du village. Et il commente :

Les amants ont été surpris, le « gitan » tué, et des paysannes du village sont montées au château pour (re)descendre au bourg son (corps) sang(lant) » […].
La mort est la conséquence de l’amour, lorsque celui-ci franchit les limites sociales et s’affranchit des conventions du clan, de la tribu, du village. Si le poème de « la Casada infiel » (l’épouse adultère), qui avait comme décor la rivière, ne s’est pas mal achevé pour les amants, ce fut parce que la femme est sortie de sa demeure, et qu’elle et son amant d’un soir se sont unis en pleine nature. Ici, à l’inverse, c’est l’imprévoyance du jeune gitan qui l’a fait monter au château, y pénétrer, et là, s’y laisser surprendre avec une jeune fille de la famille bourgeoise27.

On peut discuter l’univocité de la lecture de Michel Gauthier, et une interprétation qui ne laisse guère de place à l’inquiétude ou à l’ambiguïté. Mais elle présente l’avantage de construire une narration plausible, s’efforçant d’actualiser les non-dits et les possibles du texte. Et il est bien certain que le terme « los señores » (« ces messieurs ») dans la bouche du gitan n’est pas anodin, qu’il y a bien une géographie sociale qui oppose les « façades de chaux » à la maison à étage avec ses hauts corridors, « la gente aquella » (« ces gens-là », on croirait presque entendre du Brel) au locuteur et sa mère, les femmes de la vallée (« Tristes mujeres del valle », « Viejas mujeres del río ») aux habitants des hauteurs (« el monte »)28. Grande lectrice de Lorca, Michèle Ramond s’arrête sur l’énigme des « balcons haut-perchés » qui reviennent encore à plusieurs reprises dans le poème et sur lesquels se conclut « Muerto de amor » :

Les hauts lieux ce sont, dans ce romance sombrement énigmatique, les hauts corridors, c’est une lumière intrigante qui vient d’en haut et qui hurle, c’est le ciel qui ferme bruyamment la porte à la protestation de la forêt, ce sont des messieurs qui vivent au nord, que la mère devra avertir par télégrammes du décès de son fils29.

On le voit, les hauts corridors donnent figure à une puissance métaphysique, tragique (les lumières saint Georges, peut-être éveillées aux aboiements des chiens, donnent l’alarme, le ciel claque la porte sur la rumeur de la forêt, comme pour étouffer le crime et le scandale), mais ils s’inscrivent en même temps dans une réalité sociale et historique. Ils renvoient à une classe (« la gente aquella ») vivant dans d’autres sphères, servie par la garde civile et les chiens qui persécutent la nuit (métaphore possible de la voix de l’amoureux éconduit, réduite à l’obscurité par les interdits sociaux qui frappent cet amour), possédant des balcons comme autant de plateformes de contrôle, des salons obscurs, dans lesquels il faudra pénétrer, fracasser, briser les miroirs, rappeler la promesse non tenue, faire en sorte que les « señores » prennent enfin conscience du drame en-dessous d’eux, que leur parvienne au moins un écho, une brève, de la mort et des accordéons en deuil30.

L’indignation de Lorca ne s’exprime pas, dans ce recueil, par un cri de révolte. Mais la violence dont sont victimes les gitans ne reste pas sans réponse poétique. Héros, ils sont aussi sanctifiés, et la descente du corps de l’amoureux prend des allures de déposition de la Croix :

Tristes mujeres del valle
bajaban su sangre de hombre,
tranquila de flor cortada
y amarga de muslo joven.
Viejas mujeres del río
lloraban al pie del monte,
un minuto intransitable
de caballeras y nombres.
Fachadas de cal, ponían
cuadrada y blanca la noche.
Serafines y gitanos
tocaban acordeones
31.

La composition prend soin de construire plusieurs plans, avec son lointain (le mont), l’arrière-plan immédiat (les façades du village), les femmes en pleurs, les anges et les gitans, pour mettre en valeur le corps ensanglanté et nu qu’on descend, corps martyr, dont la beauté a été tranchée vive en pleine jeunesse, en pleine fleur. Si les balcons et corridors existent sur deux plans, l’un tragique, l’autre social, désignant dans les deux cas le lieu du pouvoir, c’est bien ce double plan auquel nous invite avec obstination le recueil, depuis l’aiguë provocation du titre à la subversion des mythes chrétiens, en passant par la contre-histoire de l’Espagne qu’il donne à lire.

L’expression « legítimo gitano »

Dans ce contexte, l’expression récurrente « gitano legítimo32 » finit par créer une insistance : les codes de l’aristocratie gitane sont aussi contraignants pour ses membres que ceux de toute antique chevalerie. Derrière cet adjectif « légitime », se profile aussi l’idée que la loi qui sert les intérêts des propriétaires terriens et de la bourgeoisie andalouse n’est pas universelle. Arbitraire, donc contestable, elle est le fruit d’une histoire qu’il est possible de réécrire. Hors d’elle, existe une autre loi, impérative dans ses injonctions. Lorca d’ailleurs enfonce le clou politique, en opposant ces gitans héroïques, figures épiques pour lesquelles il compose médaille, tombeau et monument, aux « guardias civiles borrachos33 » (« ronds comme des barriques »). Si le gitan Antoñito est « digne d’une Impératrice34 », l’évocation de la mort de « cinq Carthaginois » et « quatre Romains » dans « Reyerta » joue sur la toponymie andalouse et le nom du village de Romilla, ou Roma la Chica (dont les habitants sont des Romanos35), peut-être aussi sur le nom de Carthagène, certes géographiquement plus éloigné. Grâce à ce jeu toponymique, Juan Antonio de Montilla rejoint les figures épiques des guerres puniques. Non seulement le gitan ne se soumet pas à la loi bourgeoise des propriétaires terriens et de l’argent servie par la Guardia civil, mais il est encore – surtout – le conservatoire d’un patrimoine espagnol et universel, le cante jondo, chant et poésie, et d’une éthique. Quelques années après la publication du recueil, Lorca décrit ainsi le personnage d’Antoñito dans sa conférence « Romancero gitano » :

Gitan authentique, incapable de faire le mal, comme beaucoup qui en ce moment meurent de faim pour ne pas vendre leur voix millénaire à des messieurs qui ne possèdent que de l’argent, c’est-à-dire bien peu de chose36.

On reconnaît dans cette conférence de 1935-36 des accents politiques lisibles dans le recueil Poeta en Nueva York, où sans relâche Lorca s’en prend à l’idolâtrie capitaliste, dénonce la prosternation devant le dieu argent. Bien sûr, la douleur et la compassion n’empruntent pas dans le Romancero gitano le chemin de la protestation bruyante, du cri de révolte. Comme l’écrit André Belamich :

[…] toute dissonance se résout en harmonie. Voilà pourquoi de ces poèmes, sombres pour la plupart, et qui chantent la peine, le mystère et la mort, se dégage une impression de radieuse plénitude. « Objets de beauté » selon le mot de Keats, ils sont « à jamais une joie »37.

Mais cette beauté pleine, la forme glorieuse du romance, la régularité du mètre et le retour consolateur de l’assonance, n’imposent à tout prendre qu’une modulation : si l’on veut tendre l’oreille et lire ce qui se trame, la conscience sociale de Lorca, la fermeté et la cohérence de sa position politique sont parfaitement lisibles dans le Romancero.

L’exemple de « Romance de la Guardia civil española »

Le « Romance de la guardia civil española » est le dernier poème proprement « gitan » du Romancero gitano de Lorca (il compose une forme de synthèse des poèmes précédents), avant les trois « romances historiques » qui concluent le recueil. Le poème narre la mise à sac et l’incendie d’une ville, identifiée à Jerez de la Frontera (Xérès en français). Deux ouvrages parus au cours des dernières années, le livre de Michel Gauthier dont on a déjà parlé, et celui de Jean-Pierre Barou, La Guerre d’Espagne ne fait que commencer, proposent deux interprétations proches dans l’esprit, mais un peu différentes dans les faits, sur la nature historique des événements à l’origine du poème.

Première lecture référentielle : répression de la contrebande par la Garde civile dans un village d’ouvriers agricoles à l’Est de Jerez, le jour des rois (6 janvier)

Michel Gauthier, dans Federico García Lorca : Le Romancero gitano. Poésie et réalités, écrit :

Ce long poème […] ouvre très largement les horizons du romancero à des considérations économiques et politiques. Ces gendarmes, la garde civile, n’apparaissent pas comme des uniformes isolés, avec pour seule mission, comme précédemment (cf. « Prendimiento de Antoñito el Camborio »), de veiller sur l’ordre public. Ici, c’est une troupe importante, qui a une mission répressive et une tactique militaire qu’elle met au service du plus puissant producteur de vins et de liqueurs d’Andalousie, la maison Pedro Domecq. Des hommes et des femmes travaillent pour cette entreprise. Selon les saisons, les paysans qui cultivent les vignes et récoltent le raisin se transforment en ouvriers qui produisent le vin et distillent l’alcool. La mise en bouteilles et le conditionnement des colis pour l’exportation fait également partie de leur travail. Lorsqu’ils le peuvent, les ouvriers détournent plusieurs de ces bouteilles, pour eux bien sûr, mais surtout pour la contrebande. Des contrebandiers viennent chercher ces produits sur les côtes pendant la nuit. Le poète suggère que le profit de ces vols sert en partie à faire des cadeaux à la famille des travailleurs (par exemple les hauts peignes qu’arborent, les jours de fêtes, pour leurs chevelures, les épouses et les jeunes femmes)38

Poursuivant sa narration, Gauthier propose l’hypothèse suivante :

Pour réprimer cette contrebande, et pour faire un exemple, les producteurs des vins et liqueurs de la maison Pedro Domecq à Jerez, s’adressant au pouvoir politique régional de Séville, ont pu obtenir que l’on dépêchât des militaires qui n’auraient pas de relations familiales et simplement d’accointances amicales avec les paysans de la région (ce que l’on pouvait craindre des gendarmes en fonction à Jerez). Les gendarmes partis de Séville auraient, dans leurs paquetages individuels, deux à trois jours de vivres39.

Le choix de la fête des Rois (le poème fait allusion aux trois sultans de Perse, les villageois interprètent, d’après Gauthier, la Nativité dans une crèche vivante grandeur nature) permettrait de prendre au dépourvu les villageois. Et une telle organisation expliquerait l’allure bossue des gardes civils, portant leur paquetage de plusieurs jours sous leurs capes, explique le critique avant de se livrer à plusieurs hypothèses concernant des villages candidats au titre de « ciudad de los gitanos » (« ville des gitans ») à l’est de Jerez.

Deuxième lecture référentielle : une grève d’ouvriers agricoles à Jerez en juillet-août 1923, réprimée par la Garde civile

Jean-Pierre Barou, dans La Guerre d’Espagne ne fait que commencer, propose lui aussi de lire dans « Romance de la Guardia civil española » la référence à des faits historiques. Son hypothèse diffère à la marge, sur la nature exacte des événements. Faisant référence aux recherches récentes de l’historien andalou Miguel Caballero Pérez40, Barou écrit :

ce poème, nous révèle-t-il, est une réponse à vif, âme contre sang, à la répression de la grève des journaliers de Jerez de la Frontera ; elle a duré du 10 juillet au 5 août 1923. Le nom du gros propriétaire de Jerez de la Frontera figure dans la romance, ‘Pedro Domecq’. La famille Domecq existe, possède plusieurs fermes dans la région de Jerez, cent treize hectares de vigne, des terres de semence : un total de deux mille cent vingt-sept hectares. Nul doute pour Caballero, si ce propriétaire est cité, c’est qu’il s’est impliqué dans la répression. A l’époque, ses journaliers et d’autres réclament de meilleures conditions de travail, ils veulent sortir de leurs dortoirs surchargés, gagner quelques années de plus à vivre. Des comités de grève se forment, des fermes entières font grève. Le gouvernement de Cadix appelle la garde civile : elle débarque41.

Pour Jean-Pierre Barou, qui rend compte des recherches de Miguel Caballero Pérez, l’évocation de Pedro Domecq par Lorca dans le « Romance de la Guardia civil española » est d’abord politique : « Nul doute pour Caballero, si ce propriétaire est cité, c’est qu’il s’est impliqué dans la répression » de la grève de l’été 1923 à Jerez de la Frontera. Autrement dit, le poème soulignerait comment la Garde civile, loin de défendre l’ensemble des habitants, est en réalité au service des grands propriétaires et de leurs intérêts, au détriment des ouvriers agricoles composés en partie de gitans. L’hypothèse est confortée par l’histoire paysanne de l’Andalousie décrite par María Teresa Pérez Picazo dans son article « Les paysans et la politique en Espagne de 1830 à 1939 », qui décrit une société « polarisée et contrôlée par les grands propriétaires. » Face aux révoltes des paysans et au mouvement journalier qui introduit l’anarchisme dans les villages andalous, « la stratégie économique des grands propriétaires (politique de bas salaires), se durcit. Le nombre et le succès des grèves ne cessent d’augmenter dans les premières décennies du xxe siècle. Cela explique l’initiative des forces de l’ordre andalouses dès les premiers épisodes. » « La répression est organisée par la Garde civile42 ».

On le voit, critique et historiens, s’ils proposent des dates et des lieux différents, se rejoignent sur l’essentiel : le poème fait allusion à une réalité sociale et économique andalouse, à des conflits violents effectifs dans le premier tiers du vingtième siècle, entre ouvriers agricoles et forces de l’ordre au service des grandes familles de producteurs et propriétaires terriens. Remarquons toutefois que, s’il y a eu répression, et peut-être incendie de fermes, la ville de Jerez n’a certes pas été détruite en 1923. La destruction imaginaire de la ville, appelée par Lorca « ville des gitans », se situe au croisement de la réalité historique, du mythe et de la tragédie. La ville est à la fois adossée à un référent historique, Jerez de la Frontera, et en même temps à une construction mythique (la « ville des gitans », l’allusion à Bethléem), ainsi qu’à un espace purement psychique, « sous le front » du sujet écrivant. C’est probablement sur ce triple plan qu’il faut interpréter l’intervention de la Garde civile espagnole.

Or celle-ci ne manque pas d’intriguer. Bien sûr la Garde civile sème l’effroi. Le silence et le feu succèdent seuls à son passage. Mais « la ville des gitans » a curieusement laissé ouvertes toutes les portes, comme si l’intervention nécessaire des gardes faisait partie du rite et de la célébration en cours. A tel point qu’on finit par se demander quel rôle exactement joue la Guardia civil española dans l’étrange fête gitane de Lorca, et si le poème n’accomplit pas quelque tour de force, renversant l’identité même des gardiens de l’ordre « espagnol ».

L’adjectif « español » en question

Dans une lettre de février 1926, Lorca souligne la cruauté et l’insensibilité des gardes civils espagnols. Le poète y raconte à son frère Francisco « une splendide excursion » qu’il a faite dans l’Alpujarra. Après s’être émerveillé sur « la beauté impressionnante » des types humains, la « race » nordique et « la morisque, conservée dans toute sa pureté », après avoir évoqué les lavandières, bergers sombres, « une reine de Saba en train d’égrener du maïs contre un mur couleur béton et violet » et « un enfant de roi déguisé en fils de barbier », Lorca raconte les sévices imposés aux gitans par les gardes civils :

Le pays est gouverné par la Garde civile. Un caporal de Carataunas que gênaient les gitans pour les faire partir les a convoqués à la caserne et là avec les pincettes de la cheminée il leur a arraché une dent à chacun en leur disant : « Si demain vous êtes ici il vous en tombera une autre. » Naturellement les pauvres gitans mutilés durent émigrer ailleurs. Ce Noël à Cañar un petit gitan de quatorze ans avait volé cinq poules au maire. La Garde civile lui a attaché une poutre aux bras et l’a promené à travers toutes les rues du village, en lui donnant de grands coups de lanière et en l’obligeant à chanter à haute voix. Un enfant qui avait vu passer le cortège depuis l’école me l’a raconté. Son récit avait un âpre réalisme très émouvant. Tout cela est d’une cruauté insoupçonnée… et rappelle le temps de Ferdinand43.

Outre la violence dont elle témoigne, la lettre oppose très nettement deux visions de l’Espagne : celle de Lorca, qui souligne la beauté du pays dans sa diversité humaine (« Je n’ai rien vu de plus mystérieux ni de plus exotique44 ») et celle de la Garde civile, qui repose sur une conception étroite de l’identité espagnole, excluant une partie de la population, notamment les gitans, qu’il s’agit de chasser. Dans ce contexte, il est fort possible que le « Romance de la guardia civil española » soit une réponse poétique aux exactions de la Garde civile contre les gitans, par exemple contre les ouvriers agricoles de Jerez de la Frontera en grève à l’été 1923.

Les quatre distiques puis les deux quatrains qui ouvrent le « Romance de la Guardia civil española », en développent la satire : les gardes civils y apparaissent sous des traits déshumanisés, fantastiques à force de fusion avec leur fonction de gendarmes et de gratte-papiers. Presque cubiste, leur description s’organise à partir de fragments accumulés, « taches d’encres et de cires », « crânes de plomb », « cœurs de cuir ». Spectres difformes, les gardes civils sont « bossus et nocturnes », la tête remplie de songes brutaux, dotés d’une puissance de cauchemar, infaillible. Une image mentale étrange conclut cette description initiale :

Pasan, si quieren pasar,
y ocultan en la cabeza
una vaga astronomía
de pistolas inconcretas45.

Si le « Romance de la guardia civil española » s’indigne contre la brutalité d’une gendarmerie au service des puissants, il n’est pas impossible que les pistolets évoqués dans la vision des Gardes civils soient une allusion à la violence du patronat espagnol, et particulièrement catalan, dans les années 1919-1923. Le « pistolérisme » désigne en effet dans ces années-là le recours par le patronat catalan à des hommes de main pour assassiner les leaders syndicaux et terroriser les militants. En somme, les Gardes civils à Jerez rêveraient d’imiter leurs modèles catalans et de rivaliser de brutalité avec eux.

Or dans le Romancero gitano, l’adjectif « espagnol(e) » n’est jamais utilisé hors du titre du « Romance de la Guardia Civil española ». Le titre est à la fois exact sur le plan référentiel, « Guardia civil española » est l’appellation officielle de la gendarmerie espagnole, et rendu provocant, donc polémique, par le poème qui le suit. A l’évidence, la Garde civile défend moins les habitants d’Espagne qu’elle ne soutient de fait les intérêts des terratenientes, les grands propriétaires. Son « hispanité » est discutable, et renvoie à une définition de l’identité espagnole, assimilée exclusivement à sa population conservatrice et dominante. Le poème souligne quel scandale se niche dans son titre. Par cet emploi unique de l’adjectif « espagnol », il semble que Lorca s’en prenne ironiquement à une certaine hispanité, à un ordre social violent, injuste. La question rhétorique du refrain « O toi la ville des Gitans ! / qui t’a vue et ne se souvient de toi ? » suppose la complicité des lecteurs, suppose aussi que chaque lecteur cherche dans sa mémoire et retrouve le souvenir de la ville des gitans : que tout lecteur découvre en lui-même une ville de gitans. Cette ville que chacun reconnaît en soi est donc au moins aussi espagnole que la garde civile. Et ses drapeaux mentionnés à plusieurs reprises (« Par des drapeaux et des lanternes / les terrasses sont envahies » et « Des drapeaux au coin des bâtisses46 ») en valent bien d’autres.

Face à l’ordre dominant, Lorca invente une autre hiérarchie : le dédicataire du poème, Juan Guerrero, est appelé « consul général de la poésie » et la Vierge gitane a ici une fonction officielle, celle de mairesse. Contre l’autorité toute négative des différents consuls rencontrés dans le recueil (dans « Précieuse et le vent », le Consul ambigu prive le vent-saint Christophe de son désir et sa protection n’est peut-être pas sans prix, et c’est aussi un Consul qui ordonne le « Martyr de sainte Eulalie »), il y a une autre légitimité, d’autres figures d’autorité : autorité poétique et amoureuse, et non pas opprimante, autorité des créateurs, dont les gitans sont la représentation, l’incarnation et le symbole. Or cette contestation de l’ordre dominant se développe aussi dans le poème conjointement à un plan plus mythique, voire tragique.

Le plan tragique du poème

Le surnom de « Benemérita » ou « Bienveillante » donné à la Garde civile (« Apaga tus verdes luces / que viene la benemérita47 »), apparaît particulièrement impropre au regard de l’entreprise de terreur et de destruction évoquée dans le poème. Certes, il s’agit là d’un surnom donné couramment en Espagne à la gendarmerie. Mais dans le contexte du poème (et dans la réalité ?) cet euphémisme rappelle celui qui, à la fin de la trilogie L’Orestie d’Eschyle, permet de renommer les terribles et noires Erinyes, aussi laides que ces noirs bossus, en Euménides, « bienveillantes ». Or il faut bien admettre que face à la garde civile, les gitans apparaissent, eux, comme des héros tragiques condamnés à mourir. Ainsi la famille Camborio, dont le nom est récurrent dans le recueil, mentionné dans les titres « Prendimiento de Antoñito el Camborio en el camino de Sevilla » et « Muerte de Antoñito el Camborio », puis à nouveau ici avec la figure de « Rosa la do los Camborios », apparaît comme un équivalent gitan des familles tragiques des Labdacides ou des Atrides. A côté de cette famille, d’autres patronymes sont évoqués dans le recueil, comme les Montilla (« Reyerta »), ou les Montoya (« Romance de la pena negra »). Mais contrairement aux Atrides, il ne s’agit pas de héros vengeurs, condamnés pour leur démesure, mais plutôt de héros de l’amour, condamnés pour leur liberté sexuelle, et leur a-conformisme. On sait qu’Antoñito a une beauté androgyne, qui lui vaut les coups de couteau de ses cousins, et le martyre de Rosa consiste à lui couper les seins. La ville gitane est aussi celle des « ballerines sans hanches », figures possibles de travestis ou d’homosexuels48, d’autant qu’elle est aussi associée à la couleur verte (« Apaga tus verdes luces /, que viene la bienemérita ») couleur de la mort et de l’amour interdit chez Lorca, et l’on pense par exemple à l’«  Ode à Walt Whitman » :

C’est pourquoi je n’élève pas la voix, vieux Walt Whitman,
contre l’enfant qui écrit
un nom de fillette sur son oreiller,
ni contre le garçon qui met une robe de mariée dans l’obscurité de l’armoire ;
ni contre les solitaires des clubs
qui boivent avec dégoût l’eau de la prostitution,
ni contre les hommes au regard vert
qui aiment l’homme et brûlent leurs lèvres en silence49.

Si la Garde civile est une force sociale répressive, c’est aussi, sur un plan mythique, ou tragique, une puissance de nuit et de mort qui vient rencontrer la puissance solaire et vitale des gitans, amoureux, créateurs, prométhéens (ils forgent soleils et piques). Ces gardes, spectres fantastiques, passent sans affronter de quelconque résistance dans une ville aux portes ouvertes. La ville en fête semble célébrer la nativité, « La demi-lune voit en songe / des cigognes qui s’extasient » (en pays hispaniques aussi la cigogne est associée à la fertilité et la naissance), mais on n’y voit guère d’enfant. Une jeune fille est enveloppée non de langes mais d’un suaire : c’est la mort qui s’invite au cœur de la fête, c’est peut-être elle aussi que célèbre en pleurant le poème, chantant l’éternelle douleur de notre condition mortelle.

La Garde civile est donc bien dans le poème un objet complexe, renvoyant à un référent extérieur, à une réalité sociale révoltante, mais aussi une création mythique, son opposition à la « ville gitane » se donnant comme le cœur d’une tragédie. Et la complexité du poème s’accroît à considérer que cette lutte est peut-être aussi une lutte psychique, à la fois spirituelle et esthétique.

La lutte du poète avec son démon

Le poème nous donne à voir une vision apocalyptique, qui est aussi une représentation du combat à l’œuvre dans le processus de création. Les gardes civils associés au silence, à la gomme obscure et aux ciseaux, à tout ce qui censure, efface, (« por donde animan ordenan / silencios de goma oscura », « » Pero la Guardia Civil / avanza sembrando hogueras, / donde joven y desnuda / la imaginación se quema », « La Guardia Civil se aleja / por un túnel de silencio /mientras las llamas te cercan50 ») s’opposent aux figures poétiques des gitans, et par exemple à ce costume de papier de Marie.

Il est étonnant de constater qu’à l’ouverture du poème, les synecdoques qui caractérisent les gardes civils, ces capes tachées d’encre et de cire, pourraient aussi bien évoquer la plume et la bougie dont le poète se sert pour écrire. Or sous une forme nettement plus violente, ce romance rappelle un peu la scène de chasse de la conférence « L’image poétique chez don Luis de Góngora », parabole de l’action au cœur du processus d’écriture, dont la description commence ainsi : « Le poète qui va faire un poème (je le sais par expérience personnelle) a la sensation vague qu’il s’en va à une chasse nocturne tout au fond d’un bois51. » Les échos entre la scène de chasse de la conférence et le romance sont nombreux : scène de chasse dans la conférence, sac d’une ville dans le poème ; même scène nocturne avec présence musicale de la lune et miroitement des eaux ; insistance sur la couleur noire des capes maculées d’encre dans le poème et des « traits noirs sans signification52 » dans la conférence du poète, qui avoue n’employer que de l’encre noire ; de même que les gardes civils sèment « une frayeur de sable fin », de même Lorca affirme qu’au moment où le poète commence sa chasse, « Une frayeur inexplicable circule dans son cœur53 » ; travestissement des laideurs en beauté dans la conférence et déguisement du cognac de contrebande dans le poème (ivresse trompeuse ?).

Or ce travestissement n’est pas anecdotique, Lorca insiste en effet longuement sur les erreurs et les facilités qui guettent le poète.

Le poète doit tenir un plan des lieux qu’il va parcourir et demeurer serein face aux mille beautés et aux mille laideurs travesties en beautés qui vont défiler sous ses yeux. Il doit se boucher les oreilles, comme Ulysse devant les sirènes, et décocher ses traits sur les métaphores vivantes et non sur leurs faux semblants, qui l’accompagnent en route. Moment périlleux si le poète s’abandonne, car, alors, il ne pourra jamais mener à bien son œuvre. Le poète doit aller à la chasse, le cœur pur et serein, déguisé s’il le faut. Il tiendra bon contre les mirages et guettera, l’oreille tendue, les proies palpitantes et réelles qui nourriront le poème dont il entrevoit le dessin. Il faut parfois pousser de grands cris dans la solitude poétique pour chasser les mauvais esprits de la facilité qui veulent nous entraîner aux complaisances vulgaires privées de sens esthétique, d’ordre et de beauté. […] Il ne se laisse pas éblouir, dans son paysage mental, par l’image colorée ou trop brillante. Il chasse, lui, celle que presque personne ne voit, parce que dissociée du reste, image blanche et délaissée qui anime les passages les plus inattendus de ses poèmes54.

Cette métaphore de la chasse évoque d’autant plus le sac de Jerez de la Frontera que les « mirages » dont le poète-chasseur doit se méfier semblent être le propre de Jerez, « Ville de musc et de douleur / aux tours de cannelle construite55 », et qu’il n’y manque pas de beautés faciles, particulièrement colorées, sucrées ou brillantes, comme ce costume de Marie « tout en papier de chocolat / aux colliers de confiseries » ou comme « La lune et le potiron / et les conserves de cerises ». On a l’impression de vignettes, presque de papiers d’emballages, comme un peu plus tard dans le « Son de negros en Cuba » dont l’imagerie surgit en partie de boîtes de cigares Romeo y Julieta. Si l’on admet que le « Romance de la Guardia civil española » fonctionne aussi sur un plan psychique, ou méta-poétique, alors les gardes civils deviennent un contrepoint aux beautés trop délectables, trop séduisantes, de la ville gitane. Ils sont, d’une certaine manière, apparentés au poète chasseur qui peut-être se déguise sous cette apparence toute négative. D’autant qu’à côté des beautés délectables mais faciles, les images entrevues par les gardes sont d’une sombre beauté, mais uniques : constellations de pistolets (« una vaga astronomía / de pistolas inconcretas » qu’on a déjà évoquée), ciel en vitrine d’éperons56, explosions de « roses de poudre noire57 », passages en effet pour le moins « inattendus » pour reprendre une expression de la conférence « L’Image poétique chez don Luis de Góngora », images déroutantes, et éminemment surréalistes.

La confirmation de cet étrange retournement, dans un poème décidément complexe, semble se trouver dans une autre conférence, rédigée en 1930, « Théorie et jeu du ‘duende’ ». Tâchant de faire comprendre à ses auditeurs la nature du duende, démon créateur qui tord, brise, transfigure la danseuse gitane, le musicien et au-delà tout artiste véritable, Lorca affirme qu’« il brûle le sang comme un topique de verre », « il force Goya, passé maître dans les gris, les roses et les tons d’argent de la meilleure peinture anglaise, à broyer avec les genoux et les poings d’horribles noirs de bitume58 », autrement dit à renoncer lui aussi à la joliesse d’une peinture toute en pastels pour de terribles mais authentiques noirs. Les faiseurs « peuvent tromper le monde et donner le change » mais « nulle émotion n’est possible sans la venue du duende59 » qui échappe à tout travestissement, « démon furieux et dévorant, frère des vents chargés de sable », qui engage avec la chanteuse « le grand corps à corps », « sa voix, à force de douleur et de sincérité, lança[nt] un jet de sang60 ».

Poursuivant, Lorca explique que le duende rapproche à la fois de la mort et de Dieu :

Dans toute la musique arabe – danse, chanson ou élégie – la venue du duende est saluée d’énergiques : Allah ! Allah ! (Dieu ! Dieu !) si proches du olé ! des courses de taureaux qu’on se demande si ce n’est pas le même mot ; et dans tous les chants du sud de l’Espagne, l’apparition du duende s’accompagne de ce cri du cœur : ‘Vive Dieu !’, exclamation profonde, humaine et tendre, jaillie de la communication avec Dieu par le moyen des cinq sens, grâce au duende qui meut la voix et le corps de la danseuse, évasion réelle et poétique hors de ce monde61 […].

Puis il ajoute, décrivant le triomphe d’une vieille danseuse lors d’un concours à Jerez de la Frontera, précisément :

Voici quelques années, un concours de danse avait lieu à Jerez de la Frontera. Eh bien c’est une vieille de quatre-vingts ans qui enleva le prix à de belles femmes, à des jeunes filles à la ceinture d’eau, uniquement parce qu’elle savait lever les bras, redresser la tête et taper du talon sur l’estrade. Sur cette assemblée d’anges et de muses, éblouissante de beauté et de grâce, celui qui devait l’emporter, et qui l’emporta, fut ce duende moribond qui traînait à ras de terre ses ailes de couteau rouillé62.

L’image du duende avec « ses ailes de couteau rouillée » est frappante. Or on la trouve quasiment identique dans le Romancero gitano avec les anges noirs de « Reyerta », « Les mouchoirs et l’eau glacée / des anges noirs les fournissent. / Des anges aux ailes comme / à Albacete les canifs63 », mais aussi, bien sûr, les capes des gardes civils :

Por las calles empinadas
suben las capas siniestras,
dejando detrás fugaces
remolinos de tijeras
64.

L’on comprend alors que, quittant le plan référentiel pour le plan spirituel et méta-poétique, la Garde civile devienne une représentation du duende, elle est ce démon qui est aussi ange, mais ange noir, en présence de qui l’homme s’élance vers Dieu, dit son aspiration idéale et son cri de douleur contre sa condition mortelle, tandis qu’« à travers l’arche vide souffle un vent spirituel qui balaie avec insistance les têtes des morts65 ». L’incendie que sèment les gardes relève alors du passage d’un art de l’imagination à un art inspiré,

Pero la Guardia civil
Avanza sembrando hogueras,
Donde joven y desnuda
La imaginación se quema
66

celui du duende, et d’un embrasement qui est aussi un baptême d’eau sombre :

Agua y sombra, sombra y agua
por Jerez de la Frontera
67.

Comme l’écrit Lorca dans « Théorie et jeu du "duende" », « la vertu magique du poème tient dans cette inspiration démoniaque qui lui permet de baptiser d’eau sombre ceux qui le lisent ; […] et cette lutte pour l’expression et la communication de l’expression prend parfois, en poésie, un caractère mortel68 ».

Le coup de force de Lorca

Dans le Romancero gitano, Lorca prend acte des systèmes de domination et du conservatisme social de l’Andalousie. Il se risque en termes cryptés à chanter la douleur des amours interdits, homosexuels notamment. En cohérence avec ses textes les plus anciens et le développement de son œuvre à venir, aux accents sociaux et politiques très marqués à partir de son voyage à New York, il défend une conception d’un patriotisme qui passe par l’amour de l’égalité, par le rejet du militarisme et de la violence armée, et une nouvelle définition de l’identité nationale, attentive aux apports judaïques, arabes, gitans, moins espagnole qu’universelle. En particulier, « Romance de la Guardia civil española » constitue une narration consternée des exactions des forces de l’ordre au service des propriétaires terriens, une révolte contre le roman national qui oublie (brûle) l’apport fondamental des gitans. Certes à la fin du poème, il ne reste rien qu’un « jeu », souvenir de cette scène psychique hallucinée, et du sable, effritement des pierres de la ville tombée en poussière, poussière mortelle, néant. Néanmoins il y a eu la fabuleuse et sombre beauté de cet embrasement. Les gitans qui ont ouvert grand leurs portes à la garde civile y fêtent une naissance, celle de l’amour ou de l’art, mais ils fêtent aussi la mort qui coexiste avec cette naissance, dans une sombre forgerie où coexistent cris de douleur et chant, au cœur du conflit tragique comme du cante jondo, l’art populaire donc aristocratique gitan. Malgré la destruction apparente de la ville des gitans, c’est en fait celle-ci qui triomphe car la « Guardia civil española » se sépare progressivement de son référent extérieur. Dans ce « jeu » ou passage du plan référentiel au plan tragique puis méta-poétique, la lutte des gardes civils et des gitans reprend alors celle du créateur avec son duende. Et l’action du poème consiste précisément dans cette métamorphose de la Garde civile espagnole, force policière et militaire brutale opprimant gitans et journaliers andalous, autorité contestable de l’hispanité bourgeoise et catholique, soutien des caciques et propriétaires terriens, en une créature mythique et esthétique, l’incarnation même du duende, figure du démon du poète. Dans l’incendie de la ville, c’est moins celle-ci qui disparaît, présente dans toutes les mémoires, que la Garde civile qui devient pour de bon « espagnole », c’est-à-dire gitane, un renversement non dénué de provocation et d’humour.

Notes de bas de page numériques

1 Miguel de Unamuno, L’Essence de l’Espagne, traduit de l’espagnol par Marcel Bataillon, Gallimard, « NRF », 1967.

2 L’argumentation d’Unamuno en faveur d’un casticismo ouvert, d’une hispanité qui dialogue avec l’universel, s’inspire également de la physiologie, et des concepts de « milieu » intérieur et extérieur popularisés notamment par Claude Bernard. « Ce sont des chatouillements du dehors qui éveillent ce qui dort au sein de notre conscience. Lorsqu’on rentre dans sa coquille, on ne se connaît ni ne se possède. La différenciation intérieure (je ne parle pas de l’extérieure) est un effet du milieu ; le régionalisme lui-même, cet agent d’enrichissement intime, se fortifie en respirant l’air de l’étranger : ainsi s’activent la circulation et la vitalité des membres lorsque la poitrine se gonfle pour recevoir l’air ambiant. Les littératures nationales s’éveillent généralement à des souffles cosmopolites. » Miguel de Unamuno, L’Essence de l’Espagne, traduit de l’espagnol par Marcel Bataillon, Gallimard, « NRF », 1967, p. 180.

3 L’Essence de l’Espagne, op. cit., p. 217.

4 Cité par Ian Gibson, Le cheval bleu de ma folie. Federico García Lorca et le monde homosexuel [Lorca y el mundo gay, 2009], traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli, Paris, Éditions du Seuil, 2011, p105. Les rois et reines mentionnés sont des souverains catholiques engagés dans la Reconquête.

5 Cité par Ian Gibson, op. cit., p. 86.

6 Conférence « Importance historique et artistique du chant primitif andalou appelé "cante jondo" », Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 805.

7 « L’âme musicale de notre peuple est en très grave danger. Le trésor artistique de toute une race va sur la voie de l’oubli ! », « Importance historique et artistique du chant primitif andalou appelé "cante jondo" », op. cit., p. 805.

8 « Importance historique et artistique du chant primitif andalou appelé "cante jondo" », p. 806.

9 Lorca oppose avec insistance le cante jondo au flamenco : « Couleur spirituelle et couleur locale, voilà leur profonde différence » (« Importance historique et artistique du chant primitif andalou appelé "cante jondo" », p. 807).

10 « Importance historique et artistique du chant primitif andalou appelé "cante jondo" », p. 814.

11 « Importance historique et artistique du chant primitif andalou appelé "cante jondo" », p. 806.

12 « Importance historique et artistique du chant primitif andalou appelé "cante jondo" », p. 808.

13 « Importance historique et artistique du chant primitif andalou appelé "cante jondo" », p. 810-811.

14 Entretien accordé à Luis Bagaría pour le journal El Sol, 10 juin 1936, et cité par Ian Gibson, dans Le cheval bleu de ma folie. Federico García et le monde homosexuel, op. cit., p. 334. Ian Gibson cite encore cet extrait de la déclaration de Lorca : « Je suis le frère de tous, et j’exècre l’homme qui se sacrifie pour une idée nationaliste abstraite du seul fait qu’il aime sa patrie avec un bandeau sur les yeux. Un bon Chinois est plus proche de moi qu’un mauvais Espagnol. Je chante l’Espagne et je la sens jusque dans la moelle de mes os : mais je suis tout d’abord citoyen du monde et frère de tous. »

15 Le cheval bleu de ma folie. Federico García et le monde homosexuel, op. cit., p. 334.

16 Conférence « Importance historique et artistique du chant primitif andalou appelé "cante jondo" », Œuvres complètes I, op. cit., p. 811.

17 « Conférence historique et artistique du chant primitif andalou appelé ‘cante jondo’« , Œuvres complètes I, p. 806.

18 In Federico García Lorca, Romancero gitan. Poème du Chant Profond, texte original et version française par Claude Esteban, Aubier, 1995, p. 16.

19 Œuvres complètes I, p. 968.

20 Voir l’édition critique de Paloma Díaz-Mas, Romancero, Barcelona, Crítica, 2006, p. 128-131.

21 On retrouve par exemple la présence de saint Jacques, et les écuyers ou escuderos du poème d’origine deviennent une métaphore des yeux ouverts d’Amargo,

22 Voir Cervantès, Nouvelles exemplaires, Paris, Gallimard, « Folio », 1981, p. 29-103. Héroïne de la nouvelle de Cervantès, Précieuse y est aussi sujet de romances qui lui sont adressés par un poète amoureux, et elle-même lectrice de romances qu’elle chante accompagnée de son tambourin : personnage hautement littéraire donc.

23 Michel Gauthier, Federico García Lorca : Le Romancero gitano. Poésie et réalités, Paris, L’Harmattan, 2011.

24 Michel Gauthier, p. 34.

25 Le changement de locuteur intervient après chaque distique, se coulant dans la forme du romance, puisque seuls les vers pairs sont assonancés. Paloma Díaz-Mas explique que cette forme du romance vient sans doute du vers long avec césure de l’épopée espagnole médiévale. Voir Romancero, op. cit., p. 7.

26 Line Amselem traduit : « Que voit-on briller là-bas / sur les balcons haut-perchés ? / Ferme la porte, mon fils, / j’entends onze heures sonner. / Dans mes yeux, sans le vouloir, / quatre lanternes reluisent. / Ce sont ces gens-là sans doute / en train d’astiquer le cuivre. » In Federico García Lorca, Complaintes gitanes, traduit par Line Amselem, Paris, Allia, édition bilingue, 2016, p. 85.

27 Michel Gauthier, op. cit., p. 212.

28 L’expression « un minuto intransitable » (p. 86) semble déplacer vers la dimension temporelle la limite géographique et sociale infranchissable qui sépare les vieilles femmes du vallon et la montagne (« intransitable » se dit d’un chemin impraticable).

29 Michèle Ramond, « Romancero gitan, toujours », Europe n° 1032, avril 2015, p. 58.

30 Si cette lecture « sociale » est exacte, alors elle invite à reconsidérer « La Casada infiel ». Le gitan qui y chante sa propre geste n’est peut-être pas seulement un séducteur satisfait et vaniteux. Là aussi la différence sociale entre les amants est marquée par la peau de nacre de la maîtresse, son jupon amidonné et ses quatre corsages. Le gitan ne prend-il pas sa revanche, lui qui refuse de tomber amoureux (au prétexte qu’il ignorait qu’elle fût mariée, prétexte répété en début et fin de romance, et dont la répétition même devient suspecte), lui qui décrit sa maîtresse après l’amour en termes ambigus, voire humiliants (« Souillée de baisers et de sable, je l’ai ramenée de la rive »), et lui offre un cadeau comme on paye une courtisane ?

31 André Belamich traduit : « Les tristes femmes du val / descendaient le sang de l’homme / sang calme de fleur coupée, / sang amer de jeune cuisse. / Les vieilles de la rivière / pleurèrent au pied des monts / un instant infranchissable / de chevelures et de noms. / Façades de chaux, la nuit / se taillait en carrés blancs. / Séraphins et bohémiens / jouaient de l’accordéon. » in Œuvres complètes I, op. cit., p. 438.

32 Voir « La casada infiel » ou « L’épouse infidèle » : « Me porté como quien soy. / Como un gitano legítimo. » (« Comme un vrai Gitan que je suis, / j’ai fait ce que je devais faire. », Complaintes gitanes, op. cit., p. 46-47). Voir aussi « Prendimiento de Antoñito El Camborio en el camino de Sevilla » ou « Capture d’Antoñito El Camborio sur le chemin de Séville », « ni tú eres hijo de nadie, / ni legítimo Camborio » (« Tu n’es le fils de personne, / ni légitime Camborio », Complaintes gitanes, p. 74-75).

33 « gardes civils grisés » traduit Line Amselem, (« Romance sonámbulo », « Complainte somnambule », p. 38), mais on peut proposer une traduction moins euphémistique (« ivres », « saouls », l’adjectif « borracho » s’employant dans des expressions familières du type « borracho como una cuba », « rond comme une barrique »). Comment ceux qui sont servis par de tels gardiens pourraient-ils acquérir une quelconque légitimité ?

34 « digne d’une impératrice », in « Muerte de Antoñito el Camborio », « Mort d’Antoñito El Camborio », Complaintes gitanes, p. 80-81.

35 Voir Ian Gibson, Le cheval bleu de ma folie, op. cit., p. 330.

36 Conférence « Romancero gitan », Œuvres poétiques complètes I, p. 972.

37 André Belamich, « Notice » au Romancero gitan, Œuvres complètes I, p. 1402.

38 Michel Gauthier, op. cit., p. 236. Il ajoute p. 237 « A l’époque de Lorca, ce banditisme endémique était aggravé par le malaise social dû à l’extrême pauvreté des paysans, contrastant avec la vie très aisée des maîtres. Quand il écrivait son long poème, Lorca avait entendu parler de l’organisation clandestine « La main noire » contre laquelle avait été envoyée en 1882 – seize ans avant sa naissance – une centaine d’hommes de la garde civile, déjà à Jerez, dont parle notre poème. » Et encore p. 240-241 : « Le bas niveau de vie de la masse paysanne et ouvrière, ainsi que la situation politique et sociale, particulièrement en Andalousie, favorisera, en même temps que le banditisme, le développement de l’action politique secrète. Des bombes furent lancées contre les casernes de la Guardia civil à Villanueva, Geltrú et Badalona. Ce sera la même Guardia civil que l’on enverra réprimer des soulèvements spontanés et divers, avec l’assassinat et la mutilation de quatre gendarmes par les villageois de Castilblanco en décembre 1931 (province de Badajoz). » Michel Gauthier évoque aussi d’autres événements en 1932 près de Tolède et en 1933 dans la province de Cádiz, à Casas Viejas où « les paysans avaient coupé les fils téléphoniques, et creusé des tranchées pour se protéger d’une intervention extérieure de la Garde civile. » Il conclut p. 241 « Sans être à proprement parler historique, le poème qu’écrivit Lorca vers 1924 n’était donc pas non plus un rêve surréaliste. »

39 Michel Gauthier, p. 241.

40 Il s’agit de Miguel Caballero Pérez, Les Treize Dernières Heures de la vie de Federico García Lorca, Montpellier, Indigène, 2014.

41 Jean-Pierre Barou, La Guerre d’Espagne ne fait que commencer, Paris, Éditions du Seuil, 2015, p. 174-175. Je remercie chaleureusement Céline Kronek de m’avoir signalé cette référence lors d’une séance de séminaire où nous discutions du poème de Lorca.

42 María Teresa Pérez Picazo, « Les paysans et la politique en Espagne de 1830 à 1939. Le cas andalou », Parlement[s], Revue d'histoire politique 1/2006 (n° 5), p. 139-151. 
URL : www.cairn.info/revue-parlements1-2006-1-page-139.htm, paragraphes 18, 25 et 27.

43 Lorca, lettre à Francisco García Lorca, Œuvres complètes I, traduction d’André Belamich, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 1051.

44 Lorca, Œuvres complètes I, p. 1050.

45 Line Amselem traduit : « Ils passent, s’ils veulent passer, / au fond de leur tête, ils remisent / un rêve abstrait de pistolet / pour une vague astronomie. » Complaintes gitanes, op. cit., p. 97.

46 Complaintes gitanes, p. 101.

47 On peut regretter que l’euphémisme ait disparu des traductions d’André Belamich, Claude Esteban et Line Amselem, pour des raisons toutefois bien compréhensibles, ce surnom n’évoquant rien pour le lecteur francophone. Une traduction littérale donnerait : « Éteins tes vertes lumières : la Bienveillante arrive ».

48 « Por los espejos sollozan / bailarinas sin caderas. » André Belamich propose « Et des danseuses sans hanches / à leurs miroirs sanglotaient. » Œuvres complètes I, op. cit., p. 442.

49 Traduction d’André Belamich, Œuvres comlètes I., p. 559.

50 Line Amselem traduit dans son édition des Complaintes gitanes « ordonnant là où ils agissent / des silences de caoutchouc » (p. 97), « Mais la Garde Civile sème / en avançant des incendies, / dans lesquels l’imagination / jeune et dénudée se calcine » (p. 105), « la Garde Civile est partie / dans un grand tunnel de silence / pendant que le feu te saisit » (p. 105-107).

51 « L’image poétique chez don Luis de Góngora », in Œuvres complètes I, p. 848.

52 « L’image poétique chez don Luis de Góngora », p. 848. Lorca insiste « Je dis : noirs, parce que… je vais vous faire une confidence… je n’emploie pas d’encre de couleur. »

53 « L’image poétique chez don Luis de Góngora », p. 848.

54 « L’image poétique chez don Luis de Góngora », p. 848-849.

55 Complaintes gitanes, op. cit., p. 99.

56 « El cielo, se les antoja, / una vitrina de espuelas ». Claude Esteban traduit « A leur gré le ciel se change / en vitrine d’éperons », Romancero gitan. Poème du Chant Profond, op. cit., p. 97.

57 « Y otras muchachas corrían / perseguidas por sus trenzas, / en une aire donde estallan / rosas de pólvora negra. » Claude Esteban traduit « Et d’autres filles couraient, / poursuivies par leurs tresses / dans l’air où volent en éclats / des roses de poudre noire », Romancero gitan. Poème du Chant Profond, p. 99.

58 « Théorie et jeu du "duende" », Œuvres complètes I, op. cit., p. 922.

59 « Théorie et jeu du "duende" », p. 922.

60 « Théorie et jeu du "duende" », p. 923. Autant d’images qui rappellent a posteriori l’embrasement du romance, et ce « jeu de lune et de sable » sur quoi se conclut le poème.

61 « Théorie et jeu du "duende" », p. 924.

62 « Théorie et jeu du "duende" », p. 924.

63 Complaintes gitanes, traduction de Line Amselem, op. cit., p. 29. La fin du poème revient sur ces anges noirs, qui ne sont pas sans partager quelques traits avec les gardes civils : « Et des anges noirs volaient / dans l’air du jour qui décline. / Des anges aux longues tresses / et dont le cœur est fait d’huile. » (Complaintes gitanes, p. 31).

64 « Le long des ruelles en pente / s’avancent les capes sinistres, / laissant derrière elles des traces / de ciseaux tournoyant en vrille », Complaintes gitanes, p. 103.

65 « Théorie et jeu du "duende", op. cit., p. 931. Cet élan vers un Dieu absent matérialisé par l’arche vide dans la conférence fait également penser à « l’arc brisé de minuit » (« Muerto de amor ») et aux « arcs brisés » de « Burla de don Pedro ».

66 « Mais la Garde Civile sème / en avançant des incendies, / dans lesquels l’imagination / jeune et dénudée se calcine. » Traduction de Line Amselem, Complaintes gitanes, p. 105. Lorca théorise ce passage d’une poésie de l’imagination à une poésie de l’inspiration dans sa conférence « Imagination, inspiration, évasion », prononcée pour la première fois en octobre 1928, soit après la composition du recueil : passage d’une « logique humaine, contrôlée par la raison », d’une conscience qui ordonne, aux « braises de l’illogisme et de la non-signification » (Œuvres complètes I, p. 877). Il est probable que la poétique de « Romance de la Guardia civil española » anticipe sur sa théorisation. On trouve des signes comparables dans le romance « La Casada infiel » où le gitan semble tiraillé entre un désir « sans étriller ni bride en mains » et « les lumières de la raison ».

67 Line Amselem traduit « Dans Jerez de la Frontera / s’assombrit l’eau, l’eau s’assombrit », Complaintes gitanes, p. 101.

68 « Théorie et jeu du "duende" », op. cit., p. 928.

Bibliographie

Bibliographie récapitulative

Œuvres de Lorca

Lorca Federico García, Complaintes gitanes, trad. Line Amselem, Paris, Allia, édition bilingue, 2016

Lorca Federico García, Romancero gitan. Poème du Chant Profond, trad. Claude Esteban, Paris, Aubier, « Domaine hispanique bilingue », 1995

Lorca Federico García, Romancero gitan, in Œuvres complètes I, éd. André Belamich, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 415-452

Lorca Federico García, « Importance historique et artistique du chant primitif andalou appelé "cante jondo" », Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 805-834

Lorca Federico García, « L’image poétique chez don Luis de Góngora », Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 835-860

Lorca Federico García, « Imagination, inspiration, évasion », in Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 876-887

Lorca Federico García, « Théorie et jeu du "duende" », in Œuvres complètes I, éd. André Belamich, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, in Œuvres complètes I, éd. André Belamich, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 919-931

Lorca Federico García, « Romancero gitan », in Œuvres complètes I, éd. André Belamich, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 967-973

Autres textes

Díaz-Mas Paloma (éd.), Romancero, Barcelona, Crítica, 2006

Cervantès Miguel de, Nouvelles exemplaires, trad. Jean Cassou, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1981

Études

Barou Jean-Pierre, La Guerre d’Espagne ne fait que commencer, Paris, éditions du Seuil, 2015

Caballero Pérez Miguel Les Treize Dernières Heures de la vie de Federico García Lorca, Montpellier, Indigène, 2014

Gauthier Michel, Federico García Lorca : Le Romancero Gitano. Poésie et réalités, Paris, L’Harmattan, 2011

Gibson Ian, Le Cheval bleu de ma folie. Federico García Lorca et le monde homosexuel [Loca y el mundo gay, 2009], trad. Gabriel Iaculli, Paris, éditions du Seuil, 2011

Pérez Picazo María Teresa, « Les paysans et la politique en Espagne de 1830 à 1939. Le cas andalou », Parlement[s], Revue d'histoire politique, n° 5, janvier 2006, p. 139-151. 
URL : www.cairn.info/revue-parlements1-2006-1-page-139.htm

Ramond Michèle, « Romancero gitan, toujours », Europe n° 1032, avril 2015

Notes de la rédaction

Cette contribution a été présentée le 18 janvier 2016, lors d’une journée d’études organisée par le CTEL et consacrée à la nouvelle question de littérature comparée, dans le programme d’agrégation de Lettres modernes 2017.

Pour citer cet article

Sandrine Montin, « Politique de Lorca. Autour du Romancero gitano  », paru dans Loxias, 55 (déc. 2016)., mis en ligne le 08 décembre 2016, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=8563.

Auteurs

Sandrine Montin

Sandrine Montin est maître de conférences en littérature comparée à l’Université Côte d’Azur. Après une thèse intitulée Rentrer dans le monde : parcours d’une inquiétude chez les poètes Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars, T.S. Eliot, Federico García Lorca et Hart Crane, ses travaux actuels sont consacrés essentiellement au théâtre et à la poésie, notamment aux rapports entre poésie et cinéma muet.