Loxias | 53. Littérature et communauté III | I. Paroles singulières 

Aurélie Leclercq  : 

L’art de l’abjuration. Singularité intempestive de Pier Paolo Pasolini

Résumé

L’abjuration est un thème et une pratique récurrents de l’œuvre pasolinienne. Pasolini en fait, dès Poesia in forma di Rosa, un moyen de son anticonformisme, et la fonde sur deux caractéristiques du poète : sa naïveté, comme « vocation héroïque », et sa « vitalité désespérée ». Reprise dix années plus tard, quand Pasolini abjure la Trilogia della Vita au moment où il tourne Salò, cette pratique apparaît comme une solution de mise en crise poétique, solution transitoire qui participe d’une réinvention constante de la langue, pour lutter contre son appauvrissement sous l’effet du conformisme et des mass-media. Cette pratique apparaît comme double ruine : ruine des discours institutionnels, mais aussi ruine toujours déjà inscrite au sein de son œuvre. L’abjuration, reposant sur un principe de constante contradiction serait à même de saisir le principe de négation interne propre à l’existence moderne.

Index

Mots-clés : abjuration , contamination, hétérogénéité, Pasolini (Pier Paolo), vitalité

Plan

Texte intégral

Un système est une espèce de damnation qui nous pousse à une abjuration perpétuelle ; il en faut toujours inventer un autre, et cette fatigue est un cruel châtiment. […] Condamné sans cesse à l’humiliation d’une conversion nouvelle, j’ai pris un grand parti. Pour échapper à l’horreur de ces apostasies philosophiques, je me suis orgueilleusement résigné à la modestie : je suis revenu chercher un asile dans l’impeccable naïveté1.

Dans son introduction à L’Exposition universelle de 1855, Baudelaire fait brusquement entrer la question de l’abjuration dans le champ du moderne. En exprimant sa défiance à l’égard des systèmes il dit cette fatigue splénétique qu’il y aurait à s’abjurer continuellement : face à la vitalité universelle, au caractère mouvant des choses, à la beauté « multiforme », le poète se retrouverait dans l’obligation de se renier, de renier tout système qui tendrait à « fixer la vie2 ». L’unique solution contre ce que Baudelaire pressent être une insupportable « humiliation » serait le repli dans une naïveté absolue, permettant seule une posture d’accueil à l’intempestivité du réel : le système serait ce qui vient faire obstacle à cette réalité infiniment changeante. Pourtant l’on saisit que, sans ce repli, l’abjuration, toute humiliante et fatigante qu’elle soit, serait seule à même de répondre à la vitalité et à la spontanéité du monde.

Loin de nous l’idée de supposer une influence directe de Baudelaire sur Pasolini, quant à cette question de l’abjuration. Cependant, ces liens tissés entre abjuration, naïveté, vitalité, nous semblent à même de nous interroger sur la singularité intempestive du créateur, et paraissent proposer de fécondes résonnances avec l’œuvre de Pasolini. Nous verrons en quelle mesure ces questions interrogent profondément l’œuvre du poète frioulan, et le mécanisme spécifique de sa réflexion, qui dès les années 60 se fonde sur une réflexion inaugurale sur l’abjuration – en même temps qu’une spectaculaire mise en scène de ce geste. L’abjuration, dont l’exemple le plus commenté est sans conteste son « Abiura dalla Trilogia della Vita », apparaît comme un geste récurrent de l’œuvre pasolinienne, au point qu’il serait tentant de dire que Pasolini fait de l’abjuration un système poétique.

Abjuration et vitalité. Poesia in forma di rosa, une réflexion initiale

« L’ingenuità […] un’eroica vocazione »

Si l’abjuration apparaît comme un mouvement fondamental de la pensée pasolinienne, traversant toute son œuvre, on peut lire Poesia in forma di rosa, paru en 1964, comme sa réflexion inaugurale, et la première thématisation de cette pratique. Dans le prière d’insérer, où Pasolini tente de donner un sens, et une orientation succincte à cet ensemble fragmentaire, il achève sa justification sur l’importance de l’abjuration, moment ultime du travail poétique :

Frammentarietà nel contingente biografico, ossia l’angoscia di una vera e propria persecuzione, […] e, in fine, l’abiura di tutto un periodo della sua vita. Sicché, […] egli riemerge, malconcio e umiliato, a un discorso liberato dai suoi mali e dai suoi guai3.

Cette explication nous permet déjà de voir en quoi cette abjuration possède en effet quelque chose s’apparentant au rite religieux – dans cette manière d’« émergence », cette posture d’humiliation et le désir de s’orienter vers un discours « délivré du mal », l’abjuration semble fonctionner comme une sorte de baptême, de nouvelle conversion. Mais c’est une conversion poétique que Pasolini se propose, puisqu’il s’agit de repenser les conditions de possibilité d’une parole poétique ; à cet égard, Poesia in forma di rosa, rompant avec le discours poétique privilégié dans I ceneri di Gramsci, apparaît comme une mise en œuvre même de ce désir de s’affranchir d’une parole qu’il juge objectivement dépassée.

Cette notion d’abjuration est centrale dans le recueil et n’échappe pas, pourtant, à la contradiction. Dans la section 1, « La réalité », Pasolini fait du poète résistant, – maudit en quelque sorte, car incompris des instances de pouvoir de la cité (les instances capables de censure : la police et le journal) celui qui, refusant d’abjurer, est considéré, paradoxalement, comme « sans foi ». Refuser de se renier, « tenir bon », c’est être homme sans foi, car irrécupérable de par sa singularité. La résistance dans son être, dans ses croyances, devient anticonformisme :

Uno a cui la Questura non concede
il passaporto – e, nello stesso tempo
il giornale che dovrebbe essere la sede

Della sua vita vera, non dà credito
a dei suoi versi i glieli censura –
è quello che si dice un uomo senza fede,
che non si conforma e non abiura :
giusto quindi che non trovi dove vivere.
La vita si stanca di chi dura4.

Face à l’incompréhension des instances de pouvoir, Pasolini caractérise la posture qui lui permet de « durer » - la naïveté, de par l’héroïsme que Pasolini lui prête : si Baudelaire, contre l’abjuration, se réfugiait résolument dans « l’impeccable naïveté », c’est à l’intérieur même de sa réflexion sur l’abjuration que Pasolini pose l’importance poétique de cette « ingenuità » :

Ma l’ingenuità
non é un sentimento nobile, è un’eroica
vocazione a non arrendersi mai, neanche nel futuro
5.

Si Baudelaire en faisait une oxymorique « orgueilleuse résignation », Pasolini fait de cette naïveté une même impulsion contradictoire : non pas noble, mais pourtant héroïque vocation. La naïveté semble aussi consister dans le fait de privilégier une approche purement poétique au monde, c’est-à-dire, avant toute systématisation scientifique ou idéologique. Parlant de son attirance pour les chants de prison, lors de ses entretiens avec Jean Duflot, il implique bien une telle relation entre rapport poétique aux choses, et naïveté : « C’est en écrivain que j’ai approché peu à peu ce patrimoine de la culture populaire, non en scientifique. Je l’ai fait d’abord avec “naïveté”. […] Donc, la première approche est littéraire et poétique6. ». Ainsi se justifie aisément une lecture de l’abjuration non en termes de système (scientifique), ou d’idéologie, mais comme pur geste poétique.

Cette naïveté participe précisément du désir d’anticonformisme, – le refus de se rendre – et d’intempestivité, dans ce souci manifesté de ne pas « fixer la vie », accueil à la « vitalité universelle ». La naïveté est ce qui fonde le travail poétique, et plus spécifiquement, son caractère potentiellement agissant : elle relève ainsi de la finalité pratique : « Oh, fine pratico della mia poesia !/ Per esso non so vincere l’ingenuita / che mi toglie prestigio7. »

« Una desperata vitalità »

Or cette réflexion inaugurale sur l’abjuration se fonde sur une spectaculaire abjuration de cette volonté de non abjuration : plus loin, Pasolini renie toute une période de sa vie, réitérant ad nauseum les mots balbutiants : « ho sbagliato tutto8 », « j’ai eu tout faux », dans le poème qui donnera son nom au recueil. Mais son véritable geste d’abjuration (c’est-à-dire, où Pasolini utilise précisément ce terme), n’apparaît que dans les dernières lignes de « poema per un verso di Shakespeare », premier poème de » Una disperata vitalità » (« une vitalité désespérée », quatrième section du recueil) - geste au sens où l’abjuration apparaît réellement comme parole performative :

Com incorregibile ingenuità […]

Grido, nel cielo dove dondolo la mia culla
« NESSUNO DEI PROBLEMI DEGLI ANNI CINQUANTA
MI IMPORTA PIU ! TRADISCO I LIVIDI
MORALISTI CHE HANNO FATO DEL SOCIALISMO UN CATTOLICESIMO
UGUALMENTE NOIOSO !
[…]

ABIURO DAL RIDICULO DECENIO !9

De manière notable, son premier recours à l’abjuration est déjà une contradiction, le refus d’une posture qu’il brise au moment même où il l’énonce. Cette abjuration, ainsi, serait aussi manière de résister à cette malédiction que la vie se « fatigue de lui », celui qui dure. L’abjuration, dans Poesia in forma di rosa, est d’ailleurs toujours affaire de rythme, de prolepse et d’analepse : le poème apparaît comme un chant visionnaire, et l’abjuration y joue un rôle étrange de refrain maladroit, venant entre parenthèse mettre à mal le déroulement du poème : « (Continuare ossessive iterazioni visionarie, il reportage interpolato anaforicamente all motivo dell’abiura ecc10…) »

Le report, l’itération, l’anaphore – tout semble participer ici d’un rythme particulier, caractérisé par le contretemps, l’obsession intempestive, incapable aussi de clôture, ainsi que vient le souligner l’emploi nonchalant du « etc » final. Cette rythmique particulière de l’abjuration joue comme une manière d’épouser le caractère erratique, mouvant, de la réalité ; mouvement vitaliste qui se refuse à fixer les choses. Rythme paradoxal de l’abjuration cependant, qui n’implique pas tant un rapport au passé, qu’une manière de se positionner, anaphoriquement, vers le futur ; abjuration visionnaire.

Par un retournement étonnant - dès lors que le refus de l’abjuration pasolinien se fondait sur le désir de maintenir un système – l’on peut se demander si, paradoxalement, son recours contradictoire à l’abjuration ne serait pas plus proche même de la posture baudelairienne. En effet, ce faisant, il s’accorde ce droit fondamental de la pensée baudelairienne, qui est « celui de se contredire » ; et surtout, refusant cette « vie qui se fatigue », son premier acte d’abjuration fonctionne comme acceptation et accueil de la vitalité universelle, même si l’on sait que cette vitalité, comme l’indique le titre d’une section de Poésie en forme de rose, est une « disperata vitalità », vitalité désespérée de l’anti-conformisme qui refuse que la vie ne se lasse de lui. L’anticonformiste qu’est Pasolini, en acceptant enfin la contradiction et l’abjuration, dans un même mouvement, se place du côté de cette vitalité infinie et « universelle ». Ce désespoir apparaît – à la faveur d’une antéposition remarquable de l’adjectif – comme ce qui est au fondement de la vitalité.

Héroïsme, naïveté, vitalité, semblent bien à même de saisir les contours de l’abjuration pasolinienne. De là, une impossibilité de lire l’abjuration comme un acte de reniement. Contre le sentiment de persécution qui traverse douloureusement Poesia in forma di Rosa, tout ce travail d’abjuration semble une solution pour conserver une forme d’« intégrité », de « dignité ». Certes, l’affirmation entêtante de « Poesia in forma di rosa », – « ho sbagliato tutto » – apparaît comme confession de ses erreurs, mais encore Pasolini ne semble-t-il confesser que devant lui-même ; de Poesia in forma di Rosa à l’« abiura dalla Trilogia della vita », il ne s’agit pas pour Pasolini de reconnaître, confesser ses erreurs, et son aveuglement, (et ainsi de se soumettre à une forme d’attente institutionnelle, comme le suppose l’abjuration) – mais d’affirmer son opposition irréconciliable à l’époque, en prenant acte de la nécessité de réinventer un langage poétique propre à dynamiter le réel. C’est en hérétique, irrécupérable, qu’il abjure. C’est une forme d’expression poétique que Pasolini met à distance – et partant, réinvente – persuadé qu’elle est objectivement disqualifiée par les évolutions de la société.

Abjuration et exils. De Poesia in forma di Rosa à Poeta delle ceneri

« Senza fissa dimora »

Poème déjà cité, où Pasolini met en avant cette posture de l’homme sans foi – celui qui n’abjure pas – La ricerca di una casa peut être précisément lu comme une réflexion sur la prise de parole poétique. La question posée par cette recherche de logement, a priori prosaïque, est de savoir où, et d’où écrire ; Pasolini s’interroge douloureusement sur la possibilité qu’un lieu puisse encore être le siège de sa parole, « il ‘‘sognato nido dei miei poemi’’11 ». Or une césure (typographiquement représentée par une ligne de pointillés, suspendant pour un temps sa parole), placée au cœur même du poème, semble symboliser l’impossibilité à s’inscrire nulle part. Le journal – siège de sa vraie vie –, refuse de se fier à ses vers ; quant à l’espace urbain, Pasolini ne peut y dénicher l’endroit qui viendrait accueillir sa parole. Pourtant, ces lieux que Pasolini traverse semblent avoir confisqué une certaine parole poétique. Les tours de l’EUR, ainsi, se jouent des procédés poétiques traditionnels, en les dévoyant :

Ed ecco i fortilizi fascisti, fatti col cemento
dei pisciatoi, ecco le mille
sinonime
palazzine « di lusso » per i dirigenti 
Transustanziati in frontoni di marmo
loro duri
simboli, solidità équivalenti12

Symboles, transsubstantiation, synonymie, tous termes participant ici d’une critique du conformisme du lieu, et relevant, poétiquement, d’une pratique de l’analogie. Or, plus loin dans Poesia in forma di rosa, Pasolini dit combien le règne de l’Analogique doit être dépassé, au profit d’une poétique de la Résistance, une poésie de lutte, en acte :

Venni al mondo al tempo
dell’Analogica.
Operai
In quel campo, da apprendista.
Poi ci fu la Resistenza
E io
Lottai con le armi della poesia.
Restaurai la Logica, e fui
Un poeta civile.
Ora è il tempo
della Psicagogica.
Posso scrivere solo profetando13

Ainsi Pasolini dit bien cette nécessité qu’il y a de changer de parole poétique, pour faire de la poésie une arme, et – c’est ce que peut nous faire penser sa description de l’EUR –, pour la libérer d’une récupération possible. L’ère de l’analogie, visible à même l’architecture conformiste et petite-bourgeoise, est révolue, car objet d’une telle récupération.

Or, le recours à la psychagogie14 révèle encore la spécificité de la vitalité pasolinienne. Elle apparaît comme parole magique, qui est évocation des âmes des morts, dans le but de les apaiser – parole anachronique donc, pourtant tournée, pour Pasolini, vers le futur de la « prophétie ». On retrouve, en 1803, une attestation du terme dans le Dictionnaire De Boiste : « qui ramène à la vie dans un état désespéré ». Il s’agit bien de cela, chez Pasolini : le passage à un nouveau « cycle » de parole poétique, agissante, – magique et performative –, a pour but précisément de le ramener encore à cette vitalité désespérée. Dans Vita di Pasolini, Enzo Siciliano relie bien cette question au caractère singulier, et intempestif, de la poésie pasolinienne, et à la nécessité d’action : « L’opposizione programmatica ‘‘ contro tutto e contro tutti ’’, l’isolamento, avevano estremizzato in Pasolini l’inclinazione psicagogica : – la profezia si confondeva, ormai, nell’azione15. »

Ainsi, nous pouvons lire La ricerca di una casa comme le cri d’un poète isolé, et soumis à un double exil : exil géographique, tout d’abord, de celui qui ne sait plus où s’installer, dans quel lieu s’inscrire. Le recours à un vocabulaire administratif vient expliciter ce sentiment : alors que la police lui refuse son passeport, le poète décide d’écrire « nei moduli del mondo : ‘‘senza / fissa dimora’’« . Dans un célèbre passage de ce même recueil repris dans la Ricotta, Pasolini déclarait avec une ironie désespérée devoir la possibilité d’être spectateur de la « Dopostoria » à un « privilegio d’anagrafe », privilège d’« état-civil ». Mais cet exil géographique vient doubler le véritable exil poétique que Pasolini met en scène par l’abjuration. Ainsi, lors de la promotion du livre, Pasolini présente-t-il le recueil comme « l’abiura dissennata, di un decennio di ricerche poetiche16. » L’abjuration prend immédiatement une forme poétique, et ouvrira à tout un ensemble de recherches formelles nouvelles. Poesia in forma di rosa fonctionne comme une sorte de laboratoire d’esthétiques à venir : ainsi, la réécriture, la fragmentation (nous pensons à la pratique des appunti, à l’hétérogénéité croissante au sein des œuvres, d’Ali agli occhi azzuri à Petrolio). Poesia in forma di rosa apparaît bien, de ce point de vue, comme geste initial, puisque pratiquant et thématisant fragmentation et hétérogénéité.

Par ailleurs, Poesia in forma di rosa ouvre à un autre fait majeur de l’œuvre pasolinienne, le jeu des contaminations stylistiques.

« Tutto cio che fa italiano ». Exils et contaminations stylistiques

Dans Poeta delle ceneri, poème rédigé au début des années 1960 mais seulement publié en 1980, Pasolini fait un retour distancié et critique sur cette abjuration, permettant de préciser encore ce lien – et d’en exposer le caractère profondément ambigu :

Dicevo no alle mie origini piccolo borghesi, voltavo le spalle a tutto cio che fa italiano, protestavo, ingenuamente, inscenando un’abiura che, nel momento du umiliarmi e castrarmi, mi esaltava 17.

Si c’est encore sous l’angle de la « naïveté » que cette idée d’abjuration fait retour, c’est de manière encore antithétique, ici, puisqu’à la naïveté, qui supposerait une absence de calcul, est liée l’idée de « mise en scène » –inscenando – supposant un acte réfléchi, sinon de manipulation, au moins réellement concerté.

Dans Poeta delle ceneri, l’analyse auto-réflexive de l’acte d’abjuration témoigne d’une ambition plus large : celle, non seulement, de tourner le dos à ses origines, mais plus généralement, de s’éloigner du marasme italien de cette décennie. Si la critique qu’il fait de l’Italie petite-bourgeoise des années 1950 était déjà remarquable dans le ton rageur des dernières lignes de « Poema per un verso di Shakespeare », il expose ici très clairement sa volonté de s’éloigner et rompre définitivement avec ce qui fait italien. L’expression, d’ailleurs, sera reprise plus tard dans le même texte, selon un procédé d’autocitation cher à Pasolini. Or, cette prise de distance s’accompagne d’une nécessité de rompre avec un type d’expression qu’il a jusque-là privilégié, l’expression poétique :

Nel confronto con la poesia scritta che è sempre definita de una serie di limiti storici nazionali, il cinema rappresenta un linguaggio transnazionale e la sua scelta in questo momento ha anche il significato di un’abiura della lingua italiana, e assieme, un po’ alla volta, della sua letteratura e di ‘tutto cio che fa italiano’18.

L’abjuration apparaît donc comme un véritable exil linguistique ; l’indétermination de l’expression – « tutto cio che fa italiano » – (que permet la tournure relative indéfinie et l’emploi du verbe fare) ne renvoie donc pas à une appartenance spécifique, ou à un être ontologique, mais fait signe plutôt vers une vision dégradée de l’italianité contemporaine, marquée par la trahison de la petite bourgeoisie, et la pensée étriquée des « blêmes moralisateurs ». De manière remarquable, se poser comme témoin d’un monde révolu nécessite pour Pasolini d’embrasser un mode d’expression nouveau : la langue italienne ainsi a perdu de sa pureté, a été contaminée par la petite bourgeoisie de son temps, et il faut s’en dégager. Le langage cinématographique est celui par lequel il est « più moderno di ogni moderno19 », tout en lui permettant un accès, et un témoignage d’un temps disparu : seul le langage cinématographique, de par sa transnationalité, était encore à même de rendre compte des corps innocents représentés dans la Trilogie de la Vie.

Par ailleurs, l’abjuration semble permettre à Pasolini de marquer les jalons stylistiques et idéologiques de son œuvre. Tout d’abord, faire coïncider les moments de sa pensée aux décennies (au sentiment révolutionnaire des années 40 succède la trahison des années 50, puis la crise anthropologique des années 60 et 70), lui permet d’inclure son travail dans une historicité et de lui conférer un caractère cyclique. Mais les abjurations successives épousent et justifient aussi ses choix formels : la première abjuration fonctionne comme une justification de son passage au langage cinématographique ; la dernière, celle de la Trilogia della Vita, clôt ce mouvement en repensant la question cinématographique à travers la forme, étonnamment la plus historicisée et enfermée dans la logique nationale, de l’écriture polémique, destinée aux journaux. En réalité, les abjurations fonctionnent comme seuils, non pas tant pour indiquer le passage d’une expression formelle à une autre, mais plus précisément pour mettre en scène la contamination d’un genre par l’autre. Poesia in forma di rosa faisait l’expérience de la contamination de la poésie par le cinéma : en témoignent certains de ces poèmes, rédigés « Come in un film di Godard […] senza dissolvenza, a stacco netto20 » ; son cinéma, notamment la Trilogia della vita, semble relever aussi de cette esthétique, au point qu’on a pu en faire une allégorie de la contamination21. Pasolini l’exprime : « il segno sotto cui lavoro è la contaminazione22. ». Sa dernière abjuration pourrait être saisie aussi selon ce procédé de contamination : l’écriture polémique devient élargissement du poème23. L’abjuration a ainsi cette fonction de mettre en scène ces seuils et contaminations stylistiques. Contamination et hétérogénéité apparaissent comme choix d’expression seuls à même de répondre aux urgences de son temps.

Il est cependant important de noter que, durant encore toutes les années 1960 et 1970, Pasolini ne cesse de rappeler son amour pour l’italien. Sa prise de distance avec la langue italienne doit être bien lue comme une prise de distance avec cette langue que les institutions, que le conformisme, a participé à appauvrir et détruire. La contamination de la langue poétique par un autre type d’expression – l’image cinématographique –, de même que le désir de « tourner le dos à tout ce qui fait italien » ne doivent pas être compris, nous semble-t-il, comme un divorce d’avec la langue italienne. Bien au contraire, il s’agit par l’abjuration de redonner à cette langue toutes les potentialités, d’y réintroduire du divers, au risque même de l’aristocratie ou de l’hermétisme – de retrouver en somme dans la langue le « multiforme » et le « versicolore » qui, pour Baudelaire, caractérisent le beau et le réel. Il s’agit, quitte à la mettre à mal et à la désavouer, de réintroduire de la vitalité dans la langue – contre son appauvrissement contemporain. Ainsi, Pasolini s’exprime-t-il, dans ses entretiens avec Jean Duflot, sur son amour pour la langue italienne, et sa volonté de la réinventer sans cesse, qu’il date de L’Évangile selon Saint Mathieu (c’est-à-dire de la parution de Poesia in forma di rosa) :

Je m’efforce de créer un langage qui mette en crise les rapports de l’homme moyen, du spectateur moyen avec le langage des mass media, par exemple… En même temps que je hais les institutions […] j’éprouve une immense tendresse pour cette institution qu’est la langue italienne comme koinè, pour cette langue italienne au sens large du terme, car c’est dans ce cadre qu’il m’est permis d’innover et c’est à travers ce code institué que je fraternise avec les autres ; ce que je retiens de l’institution, c’est le code qui permet la fraternité […].
Je vous ai déjà dit que j’avais abandonné le langage de la période gramscienne, depuis L’Évangile selon Saint Mathieu. Mais si je parais actuellement chercher un langage hermétique et précieux, apparemment « aristocratique », c’est parce que je considère la tyrannie des mass média comme une forme à quoi je me refuse de faire la moindre concession24.

Le terme de koinè, supposant une pratique dialectale, véhiculaire, semble ici faire signe vers le divers, l’hétérogène, et la pratique écrite, littéraire. Ici Pasolini articule bien la double spécificité de sa langue, intensément travaillée par le poétique, mais à fonction populaire.

Réinventer la langue poétique : hétérogénéité, contamination, contradiction

L’abiura dalla Trilogia della vita 

L’abjuration apparaît donc comme solution poétique, de réinvention du langage, solution de mise en crise transitoire, sans cesse renouvelée, des institutions qui appauvrissent la langue.

Ce geste d’abjuration sera renouvelé, une décennie plus tard, de manière particulièrement spectaculaire, dans son « Abiura dalla Trilogia della Vita ». Tout d’abord, il est notable que cette abjuration a pris une forme nouvelle : à l’écriture poétique, Pasolini a substitué l’écriture polémique. L’abjuration, par cette concision et cette brutalité, accède ainsi à une nouvelle efficacité. Mais l’idée qui sous-tend cette abjuration n’est pas différente de ce qu’il l’agitait dans Poesia in forma di rosa. Elle relève de la même volonté de dynamiter la langue, de protéger sa vitalité et sa pureté contre sa récupération appauvrissante. Si Pasolini défend sa vision des corps, et la manière dont elle a pu être manipulée par les pouvoirs publics, faussement tolérants, c’est aussi la défense d’une certaine langue qu’il faut lire entre les lignes. D’abord parce que La Trilogia delle Vita est aussi une illustration et un éloge de la pureté de la langue, à l’image de l’innocence des corps. Surtout, parce que l’abjuration de la Trilogia della Vita clôt un cycle qui lui-même intégrait une pratique d’abjuration, de rétractation. Sur les trois textes adaptés dans la Trilogie, deux – celui de Chaucer et celui de Boccace – ont fait l’objet d’une forme d’abjuration : la Retracciouns de Chaucer25 et les stratégies de défense de Boccace, qui, dans l’introduction à la quatrième journée, et dans la Conclusion, prend une distance rhétorique avec ses écrits26. L’abjuration pasolinienne fonctionne ainsi comme un écho : une manière de se replacer dans une tradition rhétorique et conventionnelle issue d’Ovide et de la Reprobatio amoris, et devenue commune pendant la tradition scolastique ; et de s’inscrire, comme héritier, dans la tradition narrative de Chaucer ou Boccace. À la fin des Contes de Canterbury, sa citation tronquée de Chaucer témoigne bien d’une inscription ironique dans cette tradition de conteur. Un gros plan sur la page où Pasolini/Chaucer note ses contes nous montre une version remaniée du texte de Chaucer : aux dernières lignes du texte médiéval (« here ends the book of the Tales of Canterbury, compiled by Geoffrey Chaucer, on whose soul Jhesu Crist have mercy. Amen27 ») se substitue la morale pasolinienne – « Qui finiscono i Raconti di Canterbury raccontati per il solo piacere di racontare28 ». La scène se clôt enfin sur un gros plan sur Pasolini, murmurant un « amen », immédiatement perçu comme ironique, compte-tenu de la modification qui précède. Insistant donc sur l’importance de la narration, en excluant toute référence au divin qui serait seul à même d’imposer un sens, une vérité au texte, Pasolini semble impliquer une équivalence entre narration et rachat, le plaisir de raconter venant remplacer la merci divine. Le récit vient à la fois donner sens, ordonner ; et devient le lieu du possible rachat. L’abjuration ne semble pas avoir d’autre fonction : ce qui y est sauvé, paradoxalement, ce qui est rappelé et exhumé, c’est la puissance de la parole poétique, à la faveur d’une mise en crise, en ruine de celle-ci.

« un mucchio di ironiche rovine »

Le choix de ce terme de « ruine » n’est pas arbitraire : ironie et ruine sont précisément reliées par Pasolini, spécifiquement dans l’Abiura dalla Trilogia della Vita. Cette abjuration se fonde sur l’idée que, le présent témoignant d’une déchéance des corps, il disqualifie rétrospectivement le passé, qui porterait nécessairement en lui les germes de cette déchéance. Ainsi, par une sorte de retournement spectaculaire de sa poétique de l’anachronisme, selon laquelle le passé informe le présent, ici c’est l’expérience présente tout entière qui informe (et déforme) ce qui a précédé. Or cette justification, qui prend des allures didactiques, s’achève sur une sentence sans appel où s’exprime tout le désespoir de Pasolini : « La vita è un mucchio di insignificanti i ironiche rovine29. »

Ainsi l’abjuration est-elle à l’image de cette ruine ironique qu’est la vie, ou redouble-t-elle cette dynamique propre de l’existence. Mais c’est une ruine profondément signifiante que Pasolini propose par ce geste réitéré, et spectaculairement mis en scène. L’abjuration fonctionne comme signe de la ruine qui opère dans son œuvre même. Dans le recueil, le rôle central et obsessionnel du thème de l’abjuration va de pair avec une fragmentation de l’œuvre, et avec un éclatement et une hétérogénéité génériques.

Il semble y avoir un mouvement spécifique dans l’abjuration, un mouvement de double négation sans cesse à l’œuvre : sa première abjuration est fondée sur la nécessité de ne pas abjurer. Plus tard, il faut d’abord faire la Trilogia pour l’abjurer, tout en y intégrant l’idée d’abjuration dont il se fera l’héritier ; pour mieux ensuite faire de Salò une abjuration en acte, dont il prévoit déjà qu’il faudra le nier ou prendre ces distances. En effet il remarque, en mars 1975, à propos de son dernier film :

E vero, Salò sarà un film ‘crudele’, talmente crudele que (suppongo) dovro per forza distanziarmene, fingere di non crederci e giocare un po’ in modo agghiacciante30.

C’est qu’il semble y avoir un caractère programmatique de ses abjurations, anticipées, voire inscrites dans l’œuvre ; un système poétique, en somme, incluant l’abjuration – avec ce caractère ambigu de l’abjuration que, tout en reniant, elle permet encore de sauver quelque chose – la langue poétique. Certes cette anticipation de l’abjuration, de la mise à distance, apparaît bien comme une précaution de départ contre une persécution, voire une censure, à laquelle il sait déjà qu’il ne pourra réellement échapper. Mais, à l’aune du regard intempestif, désespéré qu’il porte sur l’existence dans l’« abiura della Trilogia della Vita », nous pouvons nous demander si cette abjuration mise en scène, et anticipée, ne relève pas d’une autre ambition.

« La vie est un amas de ruines ironiques » : la sentence nous éclaire bien sur le projet pasolinien, et témoigne encore de sa « vitalité désespérée ».

L’abjuration semble avoir partie liée avec les faits esthétiques les plus centraux de la poétique pasolinienne ; hétérogénéité, contamination, qu’elle met en scène, et contradiction. Franco Fortini a analysé combien ces termes étaient centraux, en tirant une lecture « décadentiste » de l’œuvre pasolinienne :

Il pluralismo linguistico e la contaminazzione stilistica sono gli instrumenti espressivi « antiascetici » di Pasolini. In questo senso, certamente il suo decadentismo è di una specie poco nota in Italia31 […].

S’il peut y avoir une forme de décadentisme apparent dans ce système de négations incessantes, l’abjuration reste bien, in fine, manière d’épouser au plus près ce caractère mouvant de l’existence, cette « vitalité universelle » dont parlait Baudelaire. Pour Pasolini, le propre de la vie, ce qui fait sa nécessité, c’est son potentiel de pourriture et d’effondrement. En somme l’abjuration fonctionne sur un système de double négation, qui apparaît comme la manière la plus sûre d’épouser cette négation interne qui est au centre de l’existence. Abjurer la Trilogie de la Vie n’est pas en contradiction avec le vitalisme pasolinien : mais mise au jour d’un principe de négation propre à la vie. Le vitalisme naïf qui consiste à dire « Oui » à l’existence serait paradoxalement négation de la vie, c’est à dire négation du caractère profondément corrosif de l’existence moderne.

Dès lors, l’abjuration permet-elle de mettre au jour une affinité secrète entre Pasolini et Baudelaire ? Si Pasolini théorise et met en scène, de manière remarquable, un geste d’abjuration auquel Baudelaire prétendait se refuser, par « fatigue », il n’en reste pas moins qu’ils partagent tous deux cette vision héroïque de la naïveté en poésie, qui aurait pour rôle de saisir la « vitalité universelle ». D’ailleurs, la posture baudelairienne est elle-même discutable, de par les procédés de réécriture auquel il se livre32, par toute une poésie de la palinodie, et ce « droit à la contradiction33 » qu’il juge être le droit fondamental de l’homme. L’abjuration devient paradoxalement geste hérétique, manière de ne jamais rendre les armes. Cette thématisation, par les deux auteurs, de la pratique d’abjuration, semble à même d’éclairer leur singularité, leur intempestivité, par un désir partagé de mettre au jour le mouvement de ruine propre à l’existence moderne.

Notes de bas de page numériques

1 Charles Baudelaire, L’exposition universelle de 1855, in Œuvres Complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, pp. 577-78.

2 Pier Paolo Pasolini, Poesia in forma di rosa, in Bestemmia. Tutte le poesie, Garzanti, 1993, p. 629.

3 Pier Paolo Pasolini, Poesia in forma di rosa, in Bestemmia. Tutte le poesie, Garzanti, 1993, p. 826. « Fragmentation dans le contingent biographique, à savoir l’angoisse d’une persécution réelle et personnelle […] : et, enfin, l’abjuration de toute une période de sa vie. De sorte que […] il réémerge, cabossé et humilié, vers un discours délivré de ses maux et de ses déboires. »

4 Pier Paolo Pasolini, Bestemmia, Tutte le poesie, Garzanti,1993, p. 626. « Quelqu’un a qui la Police ne concède pas de passeport, / et en ce même temps / le journal qui devrait être le siège // de sa vraie vie ne se fie pas / à certains de ses vers et les lui censure – / c’est ce qu’on appelle un homme sans foi, // qui ne se conforme pas et n’abjure pas : / normal, donc, qu’il ne trouve nulle part où vivre. / La vie se lasse de celui qui dure. »

5 Pasolini, Bestemmia, Tutte le poesie, Garzanti, 1993, p. 629. « Mais la naïveté / n’est pas un sentiment noble, c’est une héroïque / vocation à ne se rendre jamais, à ne jamais fixer la vie, même pas dans l’avenir. »

6 Pier Paolo Pasolini, Entretiens avec Jean Duflot, Éditions Gutenberg, 2007, pp. 30-31.

7 Pier Paolo Pasolini, in Bestemmia, Tutte le poesie, Garzanti,1993, p. 631. « Oh, finalité pratique de ma poésie! / Pour cela, ne pas même vaincre la naïveté / qui m’enlève tout prestige ».

8 Pier Paolo Pasolini, Tutte le poesie, Garzanti, 1993, p. 651.

9 Pasolini, Tutte le poesie, Garzanti, 1993, p. 717. « Avec une incorrigible naïveté, […] je crie, dans le ciel où balance mon berceau : / AUCUN DES PROBLEMES DES ANNEES 50 / NE M’IMPORTE PLUS ! JE TRAHIS LES BLEMES / MORALISATEURS QUI ONT FAIT DU SOCIALISME UN CATHOLICISME / EGALEMENT ENNUYEUX ! […] J’ABJURE LA DECENNIE RIDICULE ».

10 Pier Paolo Pasolini, Bestemmia, Tutte le poesie, Garzanti, 1993, p. 714. Le passage est entre parenthèse dans le texte : « (Continuer d’obsessionnelles itérations visionnaires, le reportage interpolé anaphoriquement par rapport au thème de l’abjuration, etc.) ».

11 Pier Paolo Pasolini, Bestemmia. Tutte le poesie, Garzanti, 1993, p. 625.

12 Pier Paolo Pasolini, Bestemmia. Tutte le poesie, Garzanti, 1993, p. 626. « Et voici les forteresses fascistes, faites avec le ciment des pissotières, voici les mille petits immeubles “de luxe”, synonymes, pour les cadres, transsubantiés en frontons de marbre, leurs durs symboles, solidités équivalentes. » C’est moi qui souligne.

13 Pasolini, Bestemmia. Tutte le poesie. Garzanti, p. 631. « Je suis venu au monde au temps de l’Analogique. J’ai œuvré pour ce camp, en apprenti. Puis ce fut la Résistance, et j’ai lutté avec les armes de la poésie. J’ai restauré la logique, et je fus un poète civil. Maintenant, c’est le temps de la Psychagogique. Je ne peux écrire qu’en prophétisant. »

14 Cette question de la psychagogie, qui n’apparaît qu’ici – à deux reprises – dans toute l’œuvre de Pasolini, a fait l’objet d’une étude de Giuseppe Zigaina, qui en montre toute l’importance. Voir G. Zigaina, Trilogia della morte di Pier Paolo Pasolini, Marsilio, 1995, particulièrement la seconde partie, « Pasolini tra enigma e profezia », Chapitre VI, « Organizzar il trasumanar ».

15 Enzo Siciliano, Vita di Pasolini, Milano, Rizzoli, 1978, p. 326. « L’opposition programmée “contre tout et tout le monde”, l’isolement, ont radicalisé, chez Pasolini, l’inclination à la psychagogie. »

16 Cet article a bénéficié des conseils d’Hervé Joubert-Laurencin, qui nous a notamment fait remarquer ce court texte destiné à la publicité. Voir Pasolini, Tutte le poesie, Tomo I, Mondadori, « I meridiani », 2003, p. 1707. « L’abjuration écervelée de toute une décennie de recherches poétiques ».

17 Pier Paolo Pasolini, Poeta delle Ceneri, nuovi argomenti, 1980, pp. 67-68. « J’ai dit non à mes origines petites bourgeoises, j’ai tourné le dos à tout ce qui fait italien, j’ai protesté, naïvement, mettant en scène une abjuration qui, au moment où elle m’humiliait et me castrait, m’exaltait. »

18 Pier Paolo Pasolini, Poeta delle ceneri, nuovi argumenti, 1980, p. 243.

19 Pier Paolo Pasolini, Bestemmia ; Poesie tutte, Garzanti, 1993, p. 619.

20 Pasolini, Bestammia. Tutte le poesie, Garzant, p.  629. « Comme dans un film de Godard […] sans fondu, en montage net ».

21 Nous pensons ici au travail de Patrick Rumble, Allegories of Contamination, Pier Paolo Pasolini’s Trilogy of Life, University of Toronto Press, Inc, 1996. Il travaille notamment sur la contamination picturale dans le cinéma de Pasolini.

22 “Una visione del mondo epico-religiosa”, colloquio con Pasolini in « Bianco e nero », XXV, N.6, giugno 1964.

23 Nous empruntons cette expression à un titre de Jean-Christophe Bailly, L’élargissement du poème, Christian Bourgois, 2015. Il y travaille notamment la forme de l’essai, comme « pratique d’écriture extensive ».

24 Pier Paolo Pasolini, Entretiens avec Jean Duflot, Éditions Gutenberg, 2007, pp. 58-59.

25 “[…] Wherefore I beseke you meekly for the mercy of God that ye praye for me, that God have mercy on me, and forgeve me my giltes, and nameliche of my translacciouns and editying in wordly vanitees, whiche I revoke in my retracciouns.” La critique s’est beaucoup interrogée sur la nature de cette Retractation, se demandant si celle-ci était le reflet d’un sincère sentiment de pénitence, ou d’un acte de simple convention, voire ironique et joueur.

26 Les stratégies de défense de Boccacce soulignent la possibilité de récupération, de manipulation que peut souffrir une œuvre : « Ciascuna cosa in se medesima è buona ad alcuma cosa, e male adoperata può essere nociva di molte ; e così dico delle mie novelle ». A ce propos, nous renvoyons au chapitre « Pasolini’s ironic recantation », in Patrick Rumble, Allegories of Contamination. Pier Paolo Pasolini’s Trilogy of Life, University of Toronto Press, 1996, pp. 88-99.

27 « Ainsi s’achèvent les Contes de Canterbury, réunis par Geoffrey Chaucer. Le Christ ait pitié de son âme. Amen ».

28 I Racconti di Canterbury, 1972 : « ainsi finissent les Contes de Canterbury, racontés pour le simple plaisir de raconter ». C’est moi qui souligne. La polyptote témoigne de l’importance ontologique qu’il confère à la narration.

29 Pier Paolo Pasolini, « Abiura della Trilogia della Vita », in Lettere luterane, Torino, Einaudi, 1976, p. 71 ; « La vie est un amas de ruines ironiques et insignifiantes ».

30 Cité in Nico Naldini, Pasolini : Una vita, Torino, Einaudi, 1989, p. 391 : « C’est vrai, Salò sera un film ‘cruel’, tellement cruel qu’il me faudra (je suppose) nécessairement prendre mes distances, faire semblant de ne pas y croire, et jouer un peu d’une manière accablante ». C’est moi qui souligne.

31 Franco Fortini, Attraverso Pasolini, Einaudi, 1993, pp. 23-24 (« la contradizzione »). F. Fortini y suggère brièvement un parallèle entre Pasolini et Baudelaire. « Le pluralisme linguistique et la contamination stylistique sont les instruments expressifs « antiascétiques » de Pasolini. En ce sens, son décadentisme est certainement d’un genre peu noté en Italie. »

32 Nous pensons, ainsi, à sa réécriture de quelques textes des Fleurs du Mal, en prose. Un hémisphère dans une chevelure, par exemple, participerait de cette pratique (pasolinienne) de « dérision de l’Histoire » : ainsi Barbara Johnson dans une étude éclairante défend-elle magistralement cette idée que la réécriture en prose serait une intégration de l’idéologie capitaliste, matérialiste, dans l’œuvre poétique (voir Barbara Johnson, défigurations du langage poétique, Flammarion, « sciences humaines », 1979). De la même manière, en somme, que La Nuova Gioventu serait une contamination de la parole poétique par la surconsommation et le conformisme de l’époque.

33 Charles Baudelaire, Pensées et aphorismes, in Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, « Parmi les droits dont on a parlé ces derniers temps, il y en a un qu’on a oublié, à la démonstration duquel tout le monde est intéressé – le droit de se contredire. »

Pour citer cet article

Aurélie Leclercq, « L’art de l’abjuration. Singularité intempestive de Pier Paolo Pasolini », paru dans Loxias, 53., mis en ligne le 12 juin 2016, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=8346.

Auteurs

Aurélie Leclercq

Aurélie Leclercq est agrégée de Lettres modernes. Elle est titulaire d’un diplôme de sciences politiques de l’IEP de Bordeaux, et d’un master « lettres, arts et pensée contemporaine » de l’Université Paris-Diderot. Elle prépare actuellement une thèse en littérature comparée à Paris VII, sous la direction de Catherine Coquio et Patrick Quillier (Université Nice Sophia Antipolis, CTEL), portant sur l’anachronisme et l’intempestivité, dans les œuvres poétiques et polémiques de Charles Baudelaire, Fernando Pessoa et Pier Paolo Pasolini.