Loxias | 51 Autour des programmes des examens et concours 2016 |  Programme de littérature au baccalauréat, Terminales littéraires 

Sandrine Montin  : 

Œdipe de Sophocle à Pasolini : l’héritage en question

Résumé

Le film de Pier Paolo Pasolini, Œdipe-Roi, sorti en 1967, est en partie adapté de la pièce de Sophocle du même titre (ou presque), datée entre 430 et 420 avant notre ère. Outre la pièce grecque, le film se construit sur un matériau complexe : biographie du poète et cinéaste, essai de Freud sur « Le matériel du rêve et les sources du rêve » dans L’Interprétation du rêve (1900), Hamlet (1601) de Shakespeare, et son adaptation cinématographique par Laurence Olivier (1948), sans oublier la dernière pièce de Sophocle, Œdipe à Colone. Moins disparate qu’il n’y paraît, ce matériau complexe permet à Pasolini de poser une question essentielle, à la fois personnelle et politique : qu’est-ce que l’héritage ? peut-on y renoncer ?

Index

Mots-clés : adaptation , cinéma, Hamlet, Oedipe, OEdipe, Pasolini, Sophocle, théâtre, Œdipe

Géographique : Grèce , Italie

Chronologique : Antiquité , Ve siècle av. J.-C., XXe siècle

Thématique : adaptation cinématographique , littératures antiques, théâtre

Plan

Texte intégral

1Le film de Pasolini, Edipo Re, sorti en 1967, se compose de quatre parties. Une première partie, ou prologue, située dans les années 20, s’inspirant directement de la biographie de Pasolini, met en scène les rapports de rivalité entre un père officier et son enfant, et la tendresse inquiète de l’enfant pour sa mère1. Les deux parties suivantes se déroulent dans un hors temps mythique, un décor de montagnes et d’antiques cités marocaines, avec costumes créés de toutes pièces et musiques éclectiques : la deuxième partie présente un récit de la jeunesse d’Œdipe, depuis son abandon sur le mont Cithéron jusqu’à son arrivée à Thèbes, sa victoire (apparente) sur la Sphinge et son mariage avec Jocaste ; dans la troisième partie Œdipe conduit une enquête pour identifier l’assassin de Laïos et libérer Thèbes de la peste qui l’accable, découvrant ainsi qu’il est lui-même le criminel recherché, l’assassin de son propre père et l’époux de sa mère, avant de se crever volontairement les yeux – c’est l’adaptation de la pièce de Sophocle, Œdipe Tyran, proprement dite. La quatrième partie constitue une forme d’épilogue, inspiré très librement de la dernière pièce de Sophocle, Œdipe à Colone, donnant à voir l’errance d’Œdipe et sa fin. Dans cet épilogue, situé dans les années 60, on voit un mendiant aveugle jouer de la flûte, interprété par le comédien qui jouait Œdipe. Accompagné par « Angelo » (le messager des parties II et III), il joue sa musique d’abord à Bologne devant la cathédrale, dans un environnement bourgeois – celui-là même dans lequel Pier Paolo Pasolini s’est formé intellectuellement – puis dans un paysage industriel au milieu d’ouvriers, enfin il se rend sur le champ d’herbe où la mère allaitait son enfant dans le prologue.

2La suppression d’une grande partie du texte de Sophocle, notamment celui du Chœur2, l’absence d’Antigone et Ismène, le déplacement de plusieurs épisodes mythologiques (par exemple le moment où Œdipe s’entend dire qu’il est un « enfant supposé », non pas lors d’un banquet mais d’un concours de lancer de disque), l’ajout d’un prologue, d’un épilogue, le récit chronologique de la jeunesse d’Œdipe dans la deuxième partie du film (jeunesse qui est seulement évoquée, par bribes et a posteriori, dans la pièce de Sophocle), tout cela contribue à faire de la pièce de Sophocle un matériau parmi d’autres du film Edipo Re. Parmi les autres matériaux, se trouvent la biographie de l’auteur Pasolini, la dernière pièce de Sophocle, Œdipe à Colone (hypo-texte à l’épilogue du film), la lecture freudienne d’Œdipe dans « Le matériel du rêve et les sources du rêve » (L’interprétation du rêve, 1900), mais aussi la citation d’un autre film, le Hamlet de Laurence Olivier (1948), lui-même adapté de la tragédie de Shakespeare (1601). Comment s’articulent ces matériaux apparemment hétérogènes ? Nous montrerons que l’opération fabriquée par Pasolini à partir de la pièce de Sophocle, du mythe d’Œdipe, de l’essai de Freud, du film de Laurence Olivier et de sa propre biographie, consiste à nouer les interprétations politique et psychanalytique du mythe d’Œdipe pour s’interroger sur la question de l’héritage. Les fils héritent-ils nécessairement de leurs pères ? est-il possible de renoncer à cet héritage ?

La lecture freudienne du mythe d’Œdipe

3Dans le chapitre V de L’Interprétation du rêve, intitulé « Le matériel du rêve et les sources du rêve », Sigmund Freud s’interroge sur le succès inégalé de la pièce de Sophocle, Œdipe Roi, parmi les autres « tragédies du destin » et se demande pourquoi « le roi Œdipe n’est pas moins capable de bouleverser l’homme moderne qu’il ne le faisait pour le Grec ». Alors que dans d’autres tragédies « l’opposition entre le destin et la volonté humaine » paraît à l’homme moderne arbitraire, une voix « au fond de nous-mêmes » reconnaît « la violence contraignante du destin dans Œdipe » :

Son destin nous saisit pour la seule raison qu’il aurait pu aussi devenir le nôtre et qu’avant notre naissance l’oracle a suspendu la même malédiction sur nous que sur lui. À nous tous peut-être il fut dévolu de diriger notre première motion sexuelle sur la mère, notre première haine et notre premier souhait de violence contre le père ; nos rêves nous convainquent de cela. Le roi Œdipe, qui a abattu son père Laïos et épousé sa mère Jocaste, n’est que l’accomplissement du souhait de notre enfance. Mais, plus heureux que lui, nous avons depuis lors réussi, dans la mesure où nous ne sommes pas devenus des psychonévrosés, à détacher nos motions sexuelles de nos mères, à oublier nos jalousies envers nos pères. Devant la personne sur laquelle s’est accompli ce souhait d’enfance des temps originaires, nous reculons d’effroi avec toute la charge du refoulement que ces souhaits ont depuis lors subi au fond de nous-mêmes3.

4Cette interprétation de la pièce de Sophocle, et du mythe à partir duquel elle fut composée, est aussi célèbre que controversée – voire méprisée. Comme l’écrit Jean-Pierre Vernant dans « Œdipe sans complexe » (1967) :

L’interprétation freudienne de la tragédie en général, d’Œdipe-Roi en particulier, n’a pas influencé les travaux des hellénistes. Ils ont continué leurs recherches comme si Freud n’avait rien dit4.

5Jean-Pierre Vernant oppose plusieurs arguments à la lecture de Freud. Il rappelle, citant Hérodote, quelle interprétation pouvaient trouver dans l’Antiquité grecque les rêves d’union avec la mère5 et insiste sur l’ignorance d’Œdipe : Œdipe ne connaissant pas l’identité de ses parents, il ignore qu’il tue son père et épouse sa mère, et ne peut donc pas incarner la haine pour le père ni le désir pour la mère. Notre propos n’est pas de discuter de la validité de l’interprétation de Freud ni de sa réfutation par Jean-Pierre Vernant, mais bien de souligner comment le film de Pasolini s’inscrit dans la tradition ouverte par l’essai de Freud en 1900, tout en l’infléchissant vers une compréhension historique, donc politique, du « complexe d’Œdipe ».

6Dans le prologue du film, la rivalité du père et du fils est provoquée par la jalousie et l’inquiétude du père, que des cartons, comme dans un film muet, explicitent, traduisant ses pensées ou paroles : « Tu es né pour prendre ma place dans ce monde, me rejeter dans le néant, me voler ce qui m’appartient. » « C’est elle que tu me voleras en premier, elle, la femme que j’aime. D’ailleurs, tu me voles déjà son amour. » Quoiqu’elles ne soient pas prononcées à voix haute, les pensées du père sont apparemment comprises de l’enfant, qui se cache les yeux. L’écart entre les mots brutalement explicites des cartons et le silence qui s’établit entre le père et l’enfant rend sensibles le non-dit et le refoulement qu’opèrent simultanément père et fils6. Peu après ce « dialogue » muet, lors des scènes qui suivent dans la chambre parentale, le visage de l’homme, buté, ses gestes précipités manifestent sa frustration, toujours silencieuse. Puis, lorsque le couple parental se rend à une soirée, l’angoisse, la peur d’abandon de l’enfant (de celui qui ne parle pas) se traduisent dans les larmes, la main tendue vers la silhouette du couple enlacé et inaccessible. Les éclats d’un feu d’artifice métaphorisent alors la puissance du désir masculin, la volonté paternelle de domination et de possession, la puissance militaire et virile d’une Italie fasciste qui se célèbre alors (un groupe d’enfants a, peu avant, traversé le cadre, arborant le drapeau noir des fascistes). À la fin du prologue, c’est encore le père qui se lève en pleine nuit pour serrer les chevilles de l’enfant. La responsabilité du père dans la formation du complexe d’Œdipe est manifeste, même si le père lui-même semble mû par une force qu’il ne comprend pas, une peur qui le dépasse. Ainsi sa décision de se lever et de punir l’enfant est précédée de très peu par un thème musical que son étrangeté ne permet pas d’associer au lieu et au moment de la diégèse, donc d’abord compris comme extra-diégétique. Néanmoins ce thème semble, de façon mystérieuse, perçu par le personnage, sous l’impulsion duquel il semble agir, donnant libre cours à sa peur (d’être remplacé par le fils), à son désir de possession exclusive (de la femme), et de domination (du fils).

7Dans la deuxième partie, à la croisée de routes désertiques, c’est encore Laïos, interprété par le même acteur que le père du prologue, qui somme brutalement Œdipe de lui céder le passage, déclenchant les hostilités. Dans cette scène d’affrontement entre Œdipe et Laïos, Pasolini laisse entendre que sur un certain plan de connaissance (un plan inconscient ? un plan qu’on pourrait appeler tragique ?), Œdipe reconnaît son père7. Lorsqu’il voit Laïos, Œdipe écarquille les yeux, à la façon des acteurs du muet, comme s’il le reconnaissait. Son rire, juste avant de tuer Laïos, rappelle le rire de l’oracle qui lui a prédit qu’il tuerait son père et épouserait sa mère : Œdipe semble tout à la fois défier son père, accepter son destin, reconnaître par avance son crime parricide et régicide. Cette séquence constitue quasiment un plaidoyer pour la lecture de Freud, contre l’argument de l’ignorance d’Œdipe que Jean-Pierre Vernant lui oppose.

8Et après tout, la pièce de Sophocle elle-même, par son ambiguïté, offre la possibilité d’y lire une connaissance, certes imparfaite, obscure, de ses origines et de son acte par Œdipe. Car plus d’une fois Œdipe associe la figure de Laïos au père et celle de Jocaste à la mère. Par exemple, dans le premier épisode, il déclare :

Je me vois à cette heure en possession du pouvoir qu’il eut avant moi, en possession de son lit, de la femme qu’il avait déjà rendue mère ; des enfants communs seraient aujourd’hui notre lot commun, si le malheur n’avait frappé sa race ; mais il a fallu que le sort vînt s’abattre sur sa tête ! C’est moi dès lors qui lutterai pour lui, comme s’il eût été mon père8

9On peut lire dans cette déclaration une figure d’ironie : Œdipe ne sait pas à quel point la comparaison qu’il fait est exacte, et le spectateur, qui connaît le mythe, en sait plus que le personnage. Mais on peut aussi y voir un personnage qui connaît obscurément l’identité véritable de son père et l’avoue à demi-mots malgré lui (malgré l’autocensure qui l’empêche d’accéder à une pleine conscience). Œdipe n’est en effet pas certain d’être le fils de Polybe et Mérope, les roi et reine de Corinthe. Il s’est entendu traiter, dans sa jeunesse, d’enfant supposé. L’information, pour douteuse qu’en fût la source, n’a pas manqué d’inquiéter Œdipe, au point d’être la cause de son départ pour Delphes : il a voulu consulter le dieu sur son origine. N’obtenant pas de réponse sur son passé de la part du dieu, qui en revanche l’avertit sur ses actes à venir, Œdipe ne devait-il pas épargner tout vieillard, et n’accepter pour épouse qu’une toute jeune fille ? Or il a fait précisément le contraire. Dans son film, Pasolini souligne la volonté d’Œdipe, qui sur un certain plan semble choisir en connaissance de cause son destin. Dans la deuxième partie du film, il invente en effet un épisode : au fond d’un labyrinthe, une très jeune et jolie femme attend Œdipe, quasiment nue, couronnée de fleurs, manifestement offerte. Mais Œdipe la refuse et se détourne, libre donc d’épouser par la suite Jocaste, comme si c’était bien elle qu’il lui fallait épouser, et nulle autre.

10Enfin la lecture freudienne est encore affirmée dans le film de Pasolini par la rencontre avec la Sphinge. La représentation qui en est faite est surprenante : au lieu du monstre chimérique traditionnel, à la tête de femme ailée, au corps de lionne et à la queue de serpent, ici, entre deux jambes écartées, un masque immense, sorte de sexe surdimensionné, prend la place du corps et de la tête, et donne à voir un être à trois pieds. L’énigme de la Sphinge n’est pas non plus posée dans les termes que la tradition nous a transmis. On peut lire par exemple dans l’Anthologie palatine :

Sur terre il est un être à deux, quatre, trois pieds,
et même voix toujours ; le seul dont le port change
parmi tous ceux qu’on voit rampant au ras du sol,
qui montent dans les airs ou plongent dans l’abîme.
Quand, pour hâter sa marche, il a le plus de pieds,
c’est alors que son corps avance le moins vite9.

11Cette version traditionnelle de l’énigme laisse deviner, sous l’apparence d’une vérité générale (l’homme est cet être à deux pieds dans sa maturité, à quatre pattes quand il est nourrisson, et trois pattes, ou deux jambes plus un bâton, dans sa vieillesse), une question personnelle adressée à Œdipe, énigme au second degré qu’il méconnaît, ou refuse de voir. Car Œdipe, Oidípous, nom ambigu, c’est l’homme aux deux pieds (dipous), c’est aussi l’homme qui sait (de Oîda, je sais), mais qui ignore (ne sait pas) l’énigme de son propre pied enflé (Oîdos, enflé), marque physique de sa condamnation à mort par ses parents10. Et comme l’écrit Jean-Pierre Vernant, au moment où il résout l’énigme et épouse Jocaste, il devient :

l’être qui est à la fois et en même temps à deux, trois, quatre pieds, l’homme qui dans la progression de son âge ne respecte pas, mais brouille et confond l’ordre, social et cosmique, des générations. Œdipe, l’adulte à deux pieds, est en effet identique à son père, le vieillard dont les pas s’aident d’un bâton, ce « trois pieds » dont il a pris la place à la tête de Thèbes jusque dans la couche de Jocaste – identique aussi à ses enfants, marchant à quatre pattes, et qui sont à la fois ses fils et ses frères11

12Dans le film de Pasolini, la Sphinge fait l’économie de la formulation « générale » de l’énigme pour s’adresser directement à Œdipe sur un mode personnel, et l’interroger sur sa propre énigme. Comme Œdipe affirme qu’il ne veut pas savoir, se réfugiant dans le refoulement et le déni et attaquant la Sphinge, elle ajoute « L’abîme dans lequel tu veux me rejeter est au-dedans de toi », opérant ainsi un écho des mots muets du père dans le prologue (« Tu es né pour prendre ma place dans ce monde, me rejeter dans le néant »). L’énigme que refusent père et fils est celle de l’être dans le temps, la relation consubstantielle de l’être et du néant. Dans les deux cas, père et fils refusent de comprendre ce dont leurs peurs et leurs désirs sont le signe. Le père ne prononce pas les mots angoissés et haineux qu’il adresse à son fils. Il refuse de voir clair dans sa propre énigme : sa volonté de posséder seul sa femme, sa crainte d’être « rejeté dans le néant » par son fils sont une façon de refuser la loi de succession des générations, c’est-à-dire sa mort à venir, et la présence du néant en lui. De la même façon, en réponse au geste de son père, et à son obsession infanticide, Œdipe refuse de voir la haine dont il a été l’objet, nie son désir de possession de la mère et sa propre démesure, sa volonté (obscure, inconsciente, réplique de celle du père) d’occuper toute la place et toute la chaîne du temps, de prendre la place du père, de l’époux, du fils. La Sphinge, par son apparence hypersexuelle, par ses allusions à « l’abîme », mot qui désigne à la fois l’obscure énigme de l’être, et le néant, la mort au travail dans le vivant, désigne en termes à peine cryptés chez Œdipe le mécanisme de refoulement, la peur de la mort, le désir sexuel tabou pour la mère, lui-même réponse à la crainte et à la menace du père.

La citation du film de Laurence Olivier, Hamlet

13Un autre hypo-texte au film de Pasolini, parfaitement cohérent avec l’hypo-texte freudien, apparaît lors de la scène de discussion entre Œdipe et Jocaste. Dans la pièce de Sophocle, cette scène a lieu dans le deuxième épisode, sur les marches du palais. Le film de Pasolini, contrairement à la tragédie, situe la discussion dans l’espace intime de la chambre, et plus précisément sur le lit conjugal. Ce type de situation et de décor est impensable sur la scène tragique grecque : d’abord pour des raisons pratiques dues au décor unique des marches du palais (certes une machine peut faire sortir des acteurs par la porte du palais, mais on ne pénètre pas dans le palais), pour des raisons de convenance (les scènes inconvenantes sont remplacées par des récits), pour des raisons esthétiques enfin. Dans la tragédie, toutes les actions sont publiques : le chœur assiste aux actions des acteurs et les commente. Ce chœur, composé de citoyens et non d’acteurs professionnels, est comme le représentant spectaculaire du public, et les acteurs ne peuvent feindre d’en oublier la présence.

14Comme l’écrit André Bazin :

Le théâtre se construit bien sur la conscience réciproque de la présence du spectateur et de l’acteur, mais aux fins du jeu. Il agit en nous par participation ludique à une action, à travers la rampe et comme sous la protection de sa censure. Au cinéma au contraire, nous contemplons solitaires, cachés dans une chambre noire, à travers des persiennes entrouvertes, un spectacle qui nous ignore et qui participe de l’univers. Rien ne vient s’opposer à notre identification imaginaire au monde qui s’agite devant nous, qui devient le Monde12.

15Alors que les acteurs tragiques s’adressent à des spectateurs témoins et juges, appelés à juger des actions représentées sous leurs yeux et pour eux, au cinéma, les spectateurs voyeurs observent malgré eux les personnages vivre. Et la caméra peut pénétrer sans invraisemblance dans leur intimité.

16La scène entre Jocaste et Œdipe, filmée par Pasolini, fait donc pénétrer le spectateur dans la chambre du couple. Elle insiste fortement sur les rapports charnels entre le fils et la mère : Œdipe, allongé sur Jocaste, s’adresse à la reine en disant « madre ». Il sait déjà, sur un certain plan (qu’on l’appelle « inconscient » ou non), qu’il est son fils. Cette connaissance n’éteint pas son désir mais exacerbe sa violence, sa rage contre son destin, contre cette force obscure, ce désir qui l’agit malgré lui. La lecture freudienne est une fois de plus réaffirmée. Cependant, cette scène intime, sur le lit conjugal, prend aussi le spectateur à témoin, comme pourrait le faire une scène de tragédie. L’acteur ici parle face à la caméra, cherche la caméra, représentante du spectateur. Ce type de plan n’est pas unique dans le film : on le note dans le prologue quand la mère allaite l’enfant, dans la deuxième partie, après qu’Œdipe a tué son père, dans l’épilogue lorsque Œdipe (ou le mendiant) renonce à jouer de la flûte devant les bourgeois de Bologne. Cette adresse directe du personnage à la caméra, c’est-à-dire au spectateur, adresse qu’on trouve bien sûr au théâtre, mais aussi dans le cinéma burlesque muet, héritier direct du théâtre et du music-hall, est à l’évidence une façon de renvoyer au matériau tragique et de refuser le naturalisme dominant au cinéma13. Mais elle est surtout une citation d’une scène du film de Laurence Olivier, Hamlet (1948), lui-même adapté de la pièce de Shakespeare14.

17Hamlet, le prince du Danemark, peu après la mort de son père Hamlet et le remariage de sa mère avec son oncle Claudius, a vu une apparition qui semblait être le spectre de son père. La « chose » lui a révélé que son père avait été tué par Claudius et a réclamé vengeance. Hamlet promet sur le moment, mais par la suite hésite. Il n’est pas sûr que la voix entendue dans la nuit ait dit vrai et peut-être s’interroge-t-il sur la légitimité de la vengeance. Son comportement bizarre inquiétant le nouveau roi, il est espionné par le conseiller Polonius, caché derrière une tenture, lors d’une conversation avec sa mère Gertrude. Croyant que c’est Claudius qui l’espionne, Hamlet le tue. S’ensuit alors une discussion orageuse entre mère et fils, où Hamlet se défend à peine du meurtre qu’il vient de commettre mais accuse sa mère d’aveuglement et de luxure à propos de son remariage. Or cette scène célèbre est filmée par Laurence Olivier sur le lit conjugal. Dans l’interprétation qu’il en propose, la révolte d’Hamlet contre sa mère, son horreur du mariage « incestueux » de Gertrude avec son beau-frère, ont surtout à voir avec son propre désir pour sa mère, auquel répond le désir de la reine pour son fils. À tel point que l’offre de « bénédiction » « And when you are desirous to be blessed, / Y’ll blessing beg of you », prononcée par Laurence Olivier, s’entend comme une offre d’échange sexuel. C’est bien cette scène que Pasolini cite si manifestement dans sa propre scène d’Œdipe et Jocaste : c’est le même décor du lit conjugal, le même rapport « œdipien », fait de violence et de désir, entre la mère et le fils, les paroles semblablement criées du fils, la même violence de la révélation faite par le fils à la mère, le même refus d’en entendre davantage de la part de la mère.

18Que vient donc faire Hamlet, et plus exactement le Hamlet de Laurence Olivier, dans le film de Pasolini ? La citation est en fait parfaitement logique. D’abord parce que les deux pièces qui sont à l’origine des deux films, Œdipe Tyran et Hamlet, présentent des constructions similaires. Les textes de Sophocle et de Shakespeare partent d’un point commun, la question de la pourriture. Dans la pièce de Sophocle, la peste ravage Thèbes. Dans celle de Shakespeare, la corruption des corps et des esprits est omniprésente. Comme le dit Marcellus dès la scène 4 de l’acte I « Something is rotten in the state of Denmark15 ». Il s’agit dans les deux cas d’un mal collectif, qui infecte l’ensemble de la cité (dans le cas de Thèbes) ou du Royaume (dans le cas du Danemark). Et dans les deux cas, une voix affirme que le mal, peste ou pourriture (cette dernière associée au motif de l’empoisonnement), est lié au meurtre de l’ancien roi : Laïos / Hamlet père. Dans les deux cas encore, le mal a quelque chose à voir avec la question de l’inceste : le spectre de Shakespeare parle du mariage incestueux entre la reine et Claudius, mais la relation entre Hamlet et sa mère est aussi ambiguë. Quant au mariage d’Œdipe et Jocaste, il se révèle comme on sait incestueux16. Enfin les deux héros, Œdipe et Hamlet, tous deux fils du roi assassiné, sont sommés de guérir ce mal et tous deux mènent à cette fin une enquête.

19Freud, dans son essai « Le matériel du rêve et les sources du rêve », souligne le parallélisme entre Œdipe et Hamlet :

Sur le même sol qu’« Œdipe Roi » s’enracine une autre des grandes créations de la poésie tragique, le « Hamlet » de Shakespeare. Mais dans le traitement modifié du même matériau se révèle toute la différence, existant dans la vie de l’âme, entre les deux périodes culturelles très éloignées l’une de l’autre : la progression au cours des siècles du refoulement dans la vie affective de l’humanité. Dans « Œdipe », la fantaisie de souhait sous-jacente de l’enfant est amenée à la lumière et réalisée comme dans le rêve, dans « Hamlet » elle demeure refoulée, et nous n’apprenons son existence – tout comme ce qui se passe dans une névrose – que par les effets d’inhibition émanant d’elle17.

20S’interrogeant sur les causes de l’inhibition d’Hamlet, sur son hésitation à accomplir l’ordre de vengeance du père et à tuer son oncle, Freud ajoute :

Hamlet peut tout, sauf accomplir la vengeance sur l’homme qui a éliminé son père et pris sa place auprès de sa mère, cet homme qui lui montre la réalisation de ses souhaits d’enfance refoulés18.

21L’hésitation d’Hamlet, ce que Freud appelle son inhibition, renvoie à notre avis certainement aussi à une incertitude de type moral ou idéologique : la mise en question de la vengeance, comme fidélité à la tradition archaïque, aux morts, aux parents, et comme fondement de l’honneur, est centrale chez Shakespeare. Et si Hamlet hésite à accomplir l’ordre paternel, c’est parce que, tout en reconnaissant les devoirs qui le lient au mort, il ne reconnaît pas la légitimité de cet ordre et du système éthique qui le sous-tend. Toutefois, l’étrangeté des rapports d’Hamlet avec Gertrude et Ophélie ne relève pas du seul dilemme idéologique. La façon dont Hamlet traite Ophélie semble à bien des égards mue par son désir frustré pour sa mère, et sa révolte contre son remariage. À l’acte IV scène 4, un vers d’Hamlet sonne comme un semi-aveu, un lapsus. « […] How stand I then / That have a father killed and a mother stained » : « Quelle figure fais-je / Moi qui ai un père tué et une mère souillée », qu’on peut fort bien entendre aussi comme « Moi qui ai tué un père et souillé une mère », donc comme l’aveu involontaire d’un désir pour la mère et d’une haine pour le père. C’est bien cette lecture freudienne que Laurence Olivier fait sienne dans son film, où le lit royal est au cœur du décor, de ce château labyrinthique et de ses escaliers en colimaçon qui miment les méandres du cerveau d’Hamlet.

22On sait que Shakespeare fait partie du panthéon de Pasolini19. Macbeth l’occupe dans les mois qui précèdent immédiatement le tournage de Edipo Re20. Et la biographie de Pasolini par Nico Naldini fournit également la preuve (s’il en fallait encore une) que le cinéaste italien avait bien en tête le film de Laurence Olivier lors du tournage d’Œdipe au Maroc. Franco Citti, qui interprète Œdipe, raconte ainsi :

Pasolini ne veut jamais que je lise le scénario, que j’en sache trop, il me dit sur le moment quelle est la scène. Des fois, il me dit tu as été trop bon, on dirait Laurence Olivier — Laurence Olivier, il m’a appelé ; et il me fait recommencer, tu dois être moins bon, tu dois jouer normal, il me dit21.

23Si Pasolini voulait un Franco Citti plus actif, plus spontané, moins intellectuel que Laurence Olivier, comme le suggère ce témoignage, il construit néanmoins la scène d’Œdipe et Jocaste sur les mêmes ressorts que celle d’Hamlet et Gertrude dans le film de 1948. Car le regard de Laurence Olivier vers la caméra est aussi adressé au spectre, en partie confondu avec elle, comme instance dédoublée de la conscience qui s’observe. En somme, dans les deux films, l’acteur prend à témoin le spectateur, et celui-ci est renvoyé par ce choix du point de vue à sa responsabilité, à sa faculté de compassion, à son rôle de témoin et de juge.

24Or le parallélisme entre les deux films ne s’arrête pas là. Dans les deux cas en effet, la nature de la parole autoritaire, celle qui détermine le destin du héros, est très incertaine. Dans la pièce de Shakespeare (et dans le film de Laurence Olivier), l’existence du spectre est à elle seule une « question », « questionnable shape », esprit, diable, hallucination, mélancolie délirante, fantaisie, spectacle, « thing » et « nothing » à la fois, être et néant. Dans la deuxième partie du film de Pasolini, la scène où Œdipe consulte l’oracle juxtapose des plans contradictoires. Tantôt nous voyons le serviteur du dieu, le visage masqué, entouré des autres officiants, s’adresser à Œdipe, tandis qu’une foule de pèlerins attend son tour, tantôt au contraire le décor (arbre solitaire, sol aride) est vide, et Œdipe (et la caméra) aveuglé par le soleil titube dans le désert. A-t-il entendu ou imaginé (cauchemardé) l’oracle ? Dans la troisième partie, l’interpellation d’Œdipe par le devin Tirésias est peut-être encore une citation discrète d’Hamlet. Alors qu’il s’apprête à lui révéler ce qui l’attend, Pasolini fait dire à Tirésias (à moins qu’il ne s’agisse d’une proposition de l’acteur Julian Beck, qui interprète Tirésias) « Ascolta, ascolta » (« Écoute, écoute »), traduction littérale du « List, o List » du spectre s’adressant à Hamlet à l’acte I scène 4, soulignant ainsi le parallélisme entre voix spectrale dans Hamlet et voix oraculaire ou prophétique dans Œdipe. Enfin, si la voix entendue dans le désert affirmait la volonté des dieux (« il est écrit dans ton destin » « ainsi disent les dieux et c’est inévitable »), Œdipe affirme à la fin de la troisième partie « Désormais tout est clair. Voulu. Et non pas imposé par le destin. »

25D’une certaine façon, ces deux films, celui de Pasolini et celui de Laurence Olivier, reposent à leur manière la question de la nature du destin. La parole prophétique, oraculaire, spectrale, détermine-t-elle de l’extérieur, d’en haut, le destin du héros, ou celui-ci choisit-il (aveuglément peut-être) son destin ?

26Jacqueline de Romilly, dans La Tragédie grecque, rappelait que « le destin » chez les Grecs, en particulier chez Sophocle, n’excluait aucunement la liberté humaine :

[…] quand ils parlaient de destin, les Grecs désignaient surtout la réalité, dans la mesure où elle échappe à l’homme. Eschyle avait bien essayé de lui trouver un sens, au nom d’une justice assez mystérieuse : Sophocle se contente de montrer l’impuissance de l’homme, qui ne peut l’influencer à son gré. Et en disant qu’elle est déterminée à l’avance, il ne fait que traduire l’expérience de cette impuissance en termes plus forts. De fait, tous les commentaires faits au cours de la pièce sur le sort d’Œdipe consistent à y voir une illustration éclatante de l’instabilité pesant sur les hommes en général ; aucun ne met en cause une volonté particulière visant un homme particulier, aucun ne cherche une cause par-delà les effets : le destin n’est vu que sous l’angle de l’ignorance humaine ; et il désigne moins une cause que le refus d’en considérer une22.

27Dans la pièce de Shakespeare, dans le film de Laurence Olivier et dans celui de Pasolini, on peut croire que le héros a halluciné ce qu’il a entendu. La force qui fait agir le héros malgré lui vient moins des dieux que de croyances, de peurs aveugles, de désirs obscurs, des constructions sociales et rapports humains qui en découlent. Peurs et désirs, complexe « œdipien » si l’on veut, s’enracinent aussi dans des constructions historiques. Car ce que suggère le film de Pasolini, c’est à quel point dans les deux cas, chez Hamlet comme chez Œdipe, la relation entre le père et le fils est inadéquate, et que cette relation inadéquate n’est pas sans lien avec l’exercice du pouvoir par le roi tyran.

Psychanalyse et histoire : l’intime et le politique

28Le film de Pasolini porte le même titre que la pièce de Sophocle, ou presque. Plutôt qu’Œdipe Roi, Oidípous Týrannos, c’est Œdipe Tyran. Comme l’expliquent les historiens Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, la nuance est importante. Car le tyran n’est pas un roi héréditaire : ce titre désigne le chef d’une cité qui a pris le pouvoir, par exemple à la suite d’un exploit, un chef qui met volontiers son pouvoir en scène, se représentant sous les traits d’un héros ou d’un demi-dieu. Au moment où Sophocle écrit Œdipe Tyran, vers 430 ou 420 avant notre ère, Athènes est une cité démocratique, où les décisions sont prises par l’assemblée des citoyens. Le tyran du titre désigne donc un personnage héroïque, dans le sens où il sort de l’ordinaire, mais dont le caractère exceptionnel renvoie aussi à un état antérieur de la cité, à un régime aboli et à un type de personnage qui par son ambition peut présenter une menace pour la démocratie athénienne. C’est ce qu’explique Pierre Vidal-Naquet dans « Œdipe à Athènes » :

Le héros et la légende se rattachent à cet univers des familles nobles qui, à tous les points de vue, pratiques sociales, formes de religiosité, comportement politique, représente cela même que la cité a rejeté au cours de cette mutation historique profonde qui commence à Athènes avec Dracon et Solon (fin du VIIe et début du VIe siècle) pour se poursuivre avec Clisthènes, Ephialte et Périclès. Entre le mythe héroïque et la cité, la distance s’est creusée, pas assez cependant pour que le héros ne demeure présent et même menaçant. L’abolition de la tyrannie à Athènes ne date que de 510 et Œdipe n’est pas le seul personnage tragique à être un tyrannos. Le droit (la dikè) conteste la tradition nobiliaire et tyrannique, mais il s’agit d’un droit qui n’est pas encore fixé. La tragédie oppose constamment une dikè à une autre, et l’on voit le droit se déplacer et se transformer en son contraire23.

29Pasolini avait-il pris connaissance de ce type de travaux historiques ? Ce qui est certain, c’est que dans son film Laïos et Œdipe construisent un rapport exclusif, obsessionnel, au pouvoir. Il n’est pas anodin ainsi qu’on voie (épisode absent chez Sophocle) Œdipe tricher lors d’un concours de lancer de disque afin de s’attribuer la couronne. Plus tard dans le film, Œdipe a beau se moquer de son père, de sa tiare gigantesque, de son orgueil belliqueux, lorsqu’il le rencontre à la croisée des chemins, il va revêtir les mêmes oripeaux, adopter le même comportement tyrannique, et passer outre à toute mesure. Il est fréquemment montré entouré d’hommes en armes, statufié, figé, par l’exercice d’un pouvoir personnel qui n’admet aucune contestation. Le fils et le père chez Pasolini correspondent bien à la description que fait Michel Foucault d’Œdipe :

Tout au long de la pièce, Œdipe, au fond, n’entend que le problème du pouvoir. Tout autour de lui, on lui parle de la peste, des dangers que court la ville, du malheur des hommes. […] Œdipe veut bien partir à la recherche de la vérité, mais essentiellement parce qu’il est question de son pouvoir et dans la mesure où il est question de son pouvoir. […] L’histoire œdipienne est une histoire, on pourrait dire : typiquement tyrannique24.

30En ce sens, l’imitation de Laïos par Œdipe trouve une suite dans la tragédie d’Hamlet. La tragédie d’Hamlet tient peut-être moins à son hésitation, à son « inhibition », qu’à son incapacité à être Hamlet (fils), à faire advenir ce qu’il porte en lui de modernité. Hamlet commet l’erreur fatale de vouloir imiter son père Hamlet, de faire revenir le mort, d’en devenir, dans un temps bouleversé, « out of joint » (« hors de ses gonds »), le revenant. De même qu’Œdipe prend la place de son père, Hamlet devient son propre père. Bouleversé par le dialogue qu’il vient d’avoir avec la « chose » au milieu de la nuit, il s’exclame à la fin de la scène 5 de l’acte I : « […] Remember thee ? / Ay, thou poor ghost, while memory holds a seat / In this distracted globe. Remember thee ? Yea, from the table of my memory / I’ll wipe away all trivial records, / All saws of books, all pressures past, / That youth and observation copied there, / And thy commandment all alone shall live / Within the book and volume of my brain25 ». Ayant entendu (ou imaginé) l’ordre de son père, « Remember me » (« Souviens-toi de moi ») Hamlet se « spectrifie » si l’on permet ce néologisme, renonce à tout ce qu’il est (expérience, pensées, lectures, observations), pour céder la place au mort. Au cours de la tragédie, Hamlet sent bien que l’ordre de vengeance perçu dans la nuit est problématique, peut-être même de nature maléfique. Mais il n’a pas confiance en les normes nouvelles qu’il pressent et n’ose formuler complètement, et se méprise de ne pas accomplir l’ordre paternel, de ne pas obéir à la tradition, de manquer de fidélité au passé. La pièce se conclut dans un bain de sang, probablement parce que Hamlet n’a pas réussi à être Hamlet (fils) et s’est contenté d’imiter (mal) son père.

31Le fantôme du père a littéralement assassiné Hamlet, le contraignant à incarner un héritage pourtant problématique (Hamlet père est présenté comme un roi orgueilleux, belliqueux, cause des guerres actuelles du Danemark, incarnation d’un héroïsme archaïque) : le passé n’a pas voulu mourir et céder la place au présent. De façon comparable, la tentative d’infanticide d’Œdipe par Laïos et la malédiction du fils par le père provoquent aussi l’imitation du père par le fils. Œdipe construit un rapport d’amour exclusif à Jocaste comme l’avait fait avant lui Laïos, et sa conception du pouvoir repose sur l’exercice d’une domination à l’imitation de Laïos. Le fils, en prenant la place du père qui ne lui en a laissé aucune, ne fait que l’imiter. En un sens, le rapport exclusif et obsessionnel de Laïos et Œdipe au pouvoir est la conséquence d’un temps « hors de ses gonds », d’un rapport inadéquat entre les générations. De même que le tyran s’approprie la cité, en fait sa chose (ce que lui reprochent Tirésias et Créon), refusant une conception collective du politique, de la même façon le tyran rejette l’idée d’un successeur, c’est-à-dire refuse l’idée de sa mort à venir. Laïos ne supporte pas que son fils le remplace un jour (ce qui est la loi de toute existence humaine : je meurs et un autre me remplace, l’enfant est le signe même de ma mort à venir), il fait mettre à mort son fils. Et son fils reproduit le schéma.

32À la fin d’Œdipe Roi, la pièce de Sophocle, Œdipe est certes très affectueux avec ses filles, qu’il veut toucher et caresser à défaut de les voir, mais au moins indifférent envers ses fils, qu’il ne réclame pas. Et dans Œdipe à Colone, sa violence envers Etéocle et Polynice n’admet aucun adoucissement, le père sur le point de mourir maudit ses fils, répétant le geste de Laïos. Le cours rompu du temps, le mépris de la loi de succession des générations dont Hamlet et Œdipe font les frais se transmet à la génération suivante : Hamlet renonce non seulement pour lui-même à l’enfantement, mais dans une scène d’une violence absolue avec Ophélie, s’écrie qu’il n’y aura plus de mariage. Œdipe maudit ses fils dans Œdipe à Colone, les ignore dans Edipo Re. Dans le film de Pasolini, les enfants n’apparaissent pas du tout, Œdipe ne s’en préoccupe pas.

33Reste l’épilogue. Car, nous l’avons dit, l’adaptation proprement dite de la pièce de Sophocle n’occupe que la troisième partie du film de Pasolini. Or l’épilogue constitue bien une tentative de réécriture de la pièce de Sophocle, une réécriture qui fait peut-être glisser Œdipe hors du genre tragique, dans un mouvement de réappropriation épique du cours du temps et du destin26.

Repenser l’héritage

34À la fin de la troisième partie, après la mutilation d’Œdipe, le messager lui tend une flûte, la même que celle dont Tirésias et lui-même ont joué, symbole transparent d’un art prophétique, et dans le cas de Tirésias et Œdipe conquis au prix de grandes souffrances. Dans la quatrième partie, ou épilogue, située dans les années 60 en Italie, un homme marqué par la vie, aveugle, joue de la flûte. Bien qu’on ait quitté les villes antiques et leur univers mythique, l’homme est incarné par Franco Citti, l’acteur qui joue Œdipe dans les deuxième et troisième parties : appelons-le Œdipe. Il est accompagné par un jeune homme, incarné par Ninetto Davoli, l’acteur qui jouait le messager, appelé désormais « Angelo » (mais il ne s’agit en somme que d’une traduction puisque « ange » signifie étymologiquement « messager »). Notons que dans cet épilogue, en partie inspiré par l’errance d’Œdipe dans Œdipe à Colone, Œdipe n’est pas accompagné de sa fille Antigone, rejointe chez Sophocle par Ismène, mais du seul Angelo, sorte de fils adoptif – à moins que ce ne soit Angelo qui ait adopté Œdipe27. C’est un peu comme si le film semblait proposer une alternative à la relation de filiation catastrophique entre Laïos et Œdipe d’une part, entre Œdipe et Etéocle et Polynice d’autre part : un autre mode de relation filiale possible, qui rompe la malédiction et la répétition du même de génération en génération. L’hypothèse peut-être un peu fragile d’une alternative, par l’adoption, à la filiation biologique, se trouve toutefois confortée lorsqu’on considère à quel point le portrait de Polybe, roi de Corinthe et père adoptif d’Œdipe, a été développé dans la deuxième partie. Il s’agit là d’un choix singulier de Pasolini puisque Polybe est absent de la pièce de Sophocle, tout juste évoqué par Œdipe et par un messager qui annonce sa mort. Dans Edipo Re au contraire, il devient un personnage à part entière. Et Polybe offre un véritable contrepoint à Laïos et à l’Œdipe tyran qui lui succède : roi simple, jovial, souriant, ses attributs royaux de font pas de lui le personnage raide, orgueilleux, qu’on voit chez les deux rois de Thèbes. Sa relation à Œdipe, « fils de la fortune », est tendre et joyeuse. Loin de s’ombrager de la sollicitude inquiète de Mérope envers l’enfant, il garde sa bonhommie, une forme de souplesse. Autrement dit, son exercice humain du pouvoir se continue dans sa relation vivante (non crispée) à l’enfant et réciproquement. Peut-être l’Œdipe réécrit par Pasolini tente-t-il de réinventer une filiation, sur le modèle de Polybe, plus que sur celui de Laïos.

35Or l’épilogue ne se contente pas de ce seul point de réécriture. Œdipe en effet joue d’abord devant la cathédrale de Bologne, tandis que la caméra s’arrête sur les passants, les clients d’un café, que leurs vêtements, leurs gestes et leur comportement général désignent comme bourgeois. Mais Œdipe finit par regarder la caméra en face, et secoue la tête en signe de dénégation : Œdipe ici renonce à l’univers bourgeois et à son idéologie, hérités du père (officier) du prologue et de son éducation. Dans la séquence suivante, on retrouve Œdipe et Angelo devant une usine. Des ouvriers manifestent, un drapeau rouge flotte. Œdipe à nouveau joue de la flûte. Comme l’explique Pasolini lui-même :

J’ai tourné le prologue en Lombardie […] pour évoquer mon enfance au Frioul, où mon père était officier, et la séquence finale, ou plutôt le retour d’Œdipe poète, à Bologne, où j’avais commencé à écrire des poèmes ; c’est la ville où je me suis trouvé naturellement intégré dans la société bourgeoise ; je croyais alors que j’étais un poète de ce monde, comme si ce monde était absolu, unique, comme si n’avaient jamais existé des divisions en classes sociales. Je croyais dans l’absolu du monde bourgeois. Avec le désenchantement, ensuite, Œdipe laisse derrière lui le monde de la bourgeoisie et s’engage de plus en plus dans le monde populaire, des travailleurs. Il va chanter, non plus pour la bourgeoisie, mais pour la classe des exploités. De là, cette longue marche vers les usines. Où, probablement, l’attend une autre désillusion28

36Certes, Pasolini conclut, en modalisant son propos, par une probable désillusion : Œdipe ne trouve guère sa place auprès des ouvriers, qui en grande partie l’ignorent. Son cheminement est donc un demi-échec. L’on connaît à ce propos l’amertume de Pasolini : la culture de masse a pris toute la place, et l’art est incompris du peuple. Mais cette désillusion n’est pas certaine, peut-être manque-t-il seulement un peu de temps à Œdipe (à Pasolini), et à leur œuvre. Au moins Œdipe a-t-il inventé son propre chemin, cessant de répéter celui de son père. Et le film se conclut par des images très apaisées, sans éclair ni intervention divine, sans horreur ni mystère, bien loin de l’enlèvement final d’Œdipe par un dieu dans Œdipe à Colone. Œdipe et Angelo repassent devant la maison d’enfance d’Œdipe et parviennent au champ où sa mère l’allaitait. Alors qu’Œdipe accepte sa mort imminente, les dernières images donnent à voir l’herbe où il va s’allonger, puis se confondre à la terre. Pas de fin tragique ici, rien qui provoque la crainte ou la pitié, mais l’acceptation apaisée d’un cycle de vie et de mort. Il y a quelque chose de whitmanien dans ces images finales, et qui rappelle le recueil Leaves of Grass (1855-1891) du poète romantique américain. Walt Whitman, qui chantait « I will write the evangel-poem of comrades and of love29 », appelait indifféremment « daughter » et « son » les jeunes gens, quelles que soient leur origine et leur couleur. À la question « What is grass ? » (« Qu’est-ce que l’herbe ? »), il répondait notamment :

And now it seems to me the beautiful uncut hair of the graves.

Tenderly will I use you curling grass,
It may be you transpire from the breasts of young men,
It may be if I had known them I would have loved them,
It may be you are from old people, or from offspring taken soon of their mother’s laps,
And here you are the mothers’ laps
30.

37L’herbe est chez Whitman le signe joyeux et amoureux de l’acceptation de la vie et de la mort, du cycle qui unit tous les êtres vivants, et d’une forme de sacré immanent. Il est bien possible que Pasolini, athée ayant le goût du sacré, ait souhaité substituer ce signe venu de la poésie épique à la fin tragique d’Œdipe.

38Le dialogue, inventé par Pasolini, entre Œdipe et Hamlet, passe donc peut-être par Whitman. L’Œdipe pasolinien donne une réponse au questionnement d’Hamlet. Hamlet, terrifié par la mort, ne supporte pas celle de son père, qui lui renvoie l’image de sa propre mort à venir. Accepte ta mort, semble dire ici – enfin – Œdipe, accepte le néant au fond de toi. Remettre de l’ordre dans le temps permet d’accepter aussi changements et métamorphoses. Succession ne signifie pas substitution ni imitation. Le « Remember me » hamlétien est à réinterpréter : non pas « Deviens moi » mais « Deviens toi-même ». Peut-être même ce devenir passe-t-il par la multiplication des figures paternelles, alternatives au modèle écrasant, orgueilleux et belliqueux, du père. Et débarrasser la pourriture qui ravage le royaume n’implique peut-être pas que vengeance soit faite dans le sang, mais simplement que lumière soit faite, enquête publique menée. Comme l’écrit Michel Foucault :

ce n’est pas, comme l’avait demandé l’oracle, l’exil, la suppression, l’élimination, le meurtre du coupable qui a été nécessaire pour libérer Thèbes, c’est simplement un effet de lumière, et rien de plus. […] il suffit que la vérité se montre, se montre dans son rituel, se montre dans ses procédures convenables […], pour que le problème de la punition ne se pose plus et que Thèbes soit, du fait même, libérée31.

39À la fin du film de Pasolini, la lecture psychanalytique rejoint la lecture politique du mythe. La parole oraculaire, dont l’autonomie était déjà douteuse, laisse la place à la responsabilité humaine, à la liberté de choix. Et si l’on veut, le complexe d’Œdipe perd son caractère de fatalité, de même que la tragédie d’Œdipe tyran laisse la voie à un autre mode d’action politique. La reconnaissance du lien de filiation n’équivaut plus à une imitation aveugle de l’héritage. Au contraire, reconnaître ce lien, accepter la génération, c’est permettre qu’un écart se creuse entre le père et le fils, entre le chef et la cité.

Conclusion

40L’héritage, qui pèse sur nos destins, qui nous forme et nous détermine individuellement et collectivement au sein de la famille, du groupe social, de la superstructure nationale ou mondialisée, nous pose une question essentielle, à la fois sur le plan personnel et politique. Comment hériter sans imiter, inventer le présent sans trahir le passé ? Pour inventer sa liberté, Œdipe doit regarder en face cet héritage, le reconnaître comme sien. Refuser de le voir, c’est le reproduire. Le reconnaître, c’est s’autoriser à le réinterpréter, voire à s’en écarter. L’Œdipe de Pasolini, reconnaissant que ses désirs ont reproduit ceux de son père, désir de possession de la mère / de la cité, enfin lucide sur sa place dans une histoire dont il n’est qu’un maillon, renonce à la tyrannie et invente son propre chemin, de même que la figure de l’épilogue (à la fois Œdipe, artiste, double du cinéaste) quitte le milieu bourgeois dans lequel il a grandi. Il réussit, quoique tardivement, et de manière très imparfaite, au seuil de la mort, là où Hamlet avait échoué. Ce nœud de l’intime et du politique dans la question de l’héritage, Pasolini en montre la force dans la fable elle-même, mais aussi dans sa pratique artistique. Le film lui-même se situe dans une histoire esthétique très longue, brassant les matériaux du mythe, de la tragédie grecque, d’une tragédie de Shakespeare, d’un essai de Freud, du cinéma muet qui lui est contemporain, d’un film de Laurence Olivier, un matériau complexe dont il souligne l’articulation. L’esthétique pasolinienne elle-même s’invente, grâce à cet héritage culturel, à la croisée de l’intime et du politique. Si la tragédie grecque nous présente des actions publiques, accomplies devant témoin, sous le regard de la cité, et si le cinéma nous fait pénétrer incognito dans l’intimité de personnages qui ignorent notre présence, le cinéma de Pasolini, au moins avec cet Edipo Re, pense l’articulation de l’intime et du politique, du cinéma et de la tragédie. La caméra permet de pénétrer dans la chambre obscure des désirs, mais elle se donne ici aussi à sentir, le comédien fait face au public et le spectateur est renvoyé à sa responsabilité de témoin et de juge, comme le spectateur citoyen de la tragédie grecque. Intime et politique, cinéma et théâtre se donnent la main. Et la tragédie se déplace subtilement vers l’épopée, offrant au spectateur l’exemple ou l’hypothèse d’un chemin neuf, voire d’un mode d’action sur le monde, esthétique ou pratique, à inventer.

Notes de bas de page numériques

1 À de multiples reprises, Pasolini a souligné le caractère autobiographique de son film, comme ici, dans des propos aux Cahiers du cinéma, rapportés par Nico Naldini dans sa biographie : « Dans Œdipe, je raconte l’histoire de mon complexe d’Œdipe. L’enfant du prologue, c’est moi, son père est mon père, officier d’infanterie, et sa mère, une institutrice, est ma mère. Je raconte ma vie, mythifiée, naturellement, rendue épique par la légende d’Œdipe. » Nico Naldini, Pier Paolo Pasolini [Una Vita, 1989], traduit de l’italien par René de Ceccatti, Gallimard, 1991, p. 314.

2 Les adaptations cinématographiques d’œuvres dramatiques opèrent le plus souvent une réduction du texte source. Le cinéma n’étant pas au premier chef un art verbal, mais bien une écriture du mouvement, le respect intégral du texte risque de produire un film bavard. C’est ainsi que Pasolini opère parfois un déplacement du texte vers la musique. Ainsi, dans la partie III, lorsqu’Œdipe s’en prend violemment à Tirésias, qu’il accuse d’avoir comploté avec Créon contre lui, le messager se saisit de sa flûte (de son pipeau ?) et joue un air primesautier, désinvolte, contrepoint ironique et sceptique, mais non verbal, au discours accusateur d’Œdipe. À cette chansonnette intra-diégétique se superpose rapidement l’un des thèmes musicaux récurrents du film, celui du destin d’Œdipe, comme si l’arrogance aveugle d’Œdipe ne lui permettait pas d’entendre / de comprendre les avertissements moqueurs du messager.

3 Sigmund Freud, « Le matériel du rêve et les sources du rêve », in L’Interprétation du rêve [1900], traduit par Janine Altounian, Pierre Cotet, René Lainé, Alain Rauzy et François Robert, PUF, 2010, pp. 302-303.

4 Jean-Pierre Vernant, « Œdipe sans complexe » [1967], in Vernant et Vidal-Naquet, Œdipe et ses mythes, éditions Complexe, 1988, p. 7.

5 Dans la pièce de Sophocle, Jocaste mentionne la fréquence de ces rêves d’union avec la mère. Comme le rappelle Jean-Pierre Vernant, ces rêves d’union avec la mère « c’est-à-dire avec la terre qui tout engendre, où tout retourne, signifie tantôt la mort, tantôt la prise de possession du sol, la conquête du pouvoir. Il n’y a pas trace, dans ce symbolisme, d’angoisse ni de culpabilité proprement œdipiennes. » Vernant, « Œdipe sans complexe », in Œdipe et ses mythes, p. 22.

6 « Comme Œdipe, nous vivons dans l’ignorance des souhaits offensant la morale que la nature nous a imposés et, une fois qu’ils sont révélés, nous aimerions bien tous détourner le regard des scènes de notre enfance. » écrit Freud (« Le matériel du rêve et les sources du rêve », L’Interprétation du rêve, p. 304).

7 À plusieurs reprises, le visage de Jocaste offre des séquences comparables et Jocaste semble appartenir à deux plans simultanés : un plan simplement humain, tout entier inscrit dans le moment présent, et un plan disons tragique, où Jocaste atteindrait la connaissance du temps long. Par exemple, au début du film, lorsqu’elle allaite son enfant, son visage exprime la plénitude du moment présent, puis l’effroi, la pitié et la crainte d’un avenir qu’elle semble lire à l’avance. Le retour de son expression à la sérénité prend un sens ambigu : repasse-t-elle à un plan de perception purement présentiel, oubliant (ou refoulant) ce qu’elle vient de comprendre de l’avenir ? ou accepte-t-elle la violence des « motions » dans le trio familial, et le destin qui les attend, elle, son mari et son fils ?

8 Sophocle, Œdipe Roi, in Tragédies complètes, préface de Pierre Vidal-Naquet, traduction de Paul Mazon, Gallimard, « Folio classique », 1973, p. 193.

9 Anthologie palatine, tome 12, livre XIV, énigme 64, traduction de Félix Buffière, Les Belles Lettres, 1970, pp. 68-70.

10 Sur ces questions étymologiques, et les jeux de mots autour du nom d’Œdipe, nous nous en remettons (n’étant pas helléniste) à ce qu’écrivent les historiens et spécialistes de littérature grecque, par exemple Jean-Pierre Vernant dans « Ambiguïté et renversement », Œdipe et ses mythes, p. 35.

11 Jean-Pierre Vernant, « Le Tyran boiteux : d’Œdipe à Périandre » [1981], in Œdipe et ses mythes, pp. 63-64.

12 Voir André Bazin, « Pour un cinéma impur : défense de l’adaptation » et « Théâtre et cinéma », articles réunis dans le recueil posthume Qu’est-ce que le cinéma ? qui réunit des articles parus originellement entre 1958 et 1962, Paris, Le Cerf, 1985, p. 156.

13 Il s’agit, comme l’écrit Pasolini dans L’Expérience hérétique, de « faire sentir la caméra », par un ensemble de procédés techniques « né presque d’une intolérance aux règles, d’une besoin de liberté insolite et provocatrice, d’un goût de l’anarchie, authentique et délicieux. » L’Expérience hérétique, Payot, « Traces », 1976, p. 154.

14 Dans les éditions courantes de la pièce de Shakespeare, il s’agit de la scène 4 de l’acte III.

15 « Quelque chose est pourri dans le royaume du Danemark », Hamlet, traduit par Paul Mazon, GF-Flammarion, 1995, p. 111.

16 Dans le montage du film de Pasolini, à la jonction des deuxième et troisième parties, la scène d’amour d’Œdipe et Jocaste précède immédiatement un plan de corps pestiférés : la succession des plans vaut comme relation de cause à effet.

17 Sigmund Freud, L’Interprétation du rêve, p. 305.

18 Sigmund Freud, L’Interprétation du rêve, p. 306.

19 Dans le poème « La Religione del mio tempo » (dans le recueil éponyme de 1961) Pasolini évoque sa lecture fiévreuse du « poème » continu, à travers les volumes et les auteurs, commencé par Shakespeare, poursuivi par Tommaseo et Carducci : « […] immagini bevute / dalla vecchia carta del poema / che di volume in volume, in mute / febbri di novità suprema, / – erano Shakespeare, Tommaseo, Carducci … – // faveca d’ogni mia fibra un solo tremito. » (« […] imagerie bue / au papier fané du poème / qui, livre après livre, en de muettes / fièvres d’une nouveauté absolue / – c’étaient Shakespeare, Tommaseo, Carducci …– // me faisait trembler de toutes mes fibres. » (Pier Paolo Pasolini, Poésies 1953-1964, traduction de José Guidi, Gallimard, 1980, pp. 112-115.)

20 Ainsi, le court-métrage de Pasolini Nuvole (Que sont les nuages ?) pour le film à sketches Capriccio all’italiana, donne à voir une représentation de Macbeth en marionnettes. D’après son biographe Nico Naldini, le tournage de Nuvole a lieu entre un deuxième voyage au Maroc pour les repérages d’Œdipe et le tournage, en avril 1967, d’Œdipe. Nico Naldini, Pier Paolo Pasolini [Una Vita, 1989], traduit de l’italien par René de Ceccatti, Gallimard, 1991, pp. 311-312.

21 Nico Naldini, Pier Paolo Pasolini, p. 313.

22 Jacqueline de Romilly, La Tragédie grecque [1970], PUF, « Quadrige », 1982, p. 111. On peut encore mentionner ces citations parlantes : « Rien de ce qui arrive n’arrive sans le vouloir d’un dieu ; mais rien de ce qui arrive n’arrive sans que l’homme y participe et y soit engagé : le divin et l’humain se combinent, se recouvrent. […] dans l’ensemble, la fatalité grecque n’efface pas la responsabilité humaine comme le mot, en français, pourrait le suggérer. » « Dire qu’une chose était voulue par le destin, c’est dire qu’elle est, tout simplement. C’est constater l’échec de l’homme. C’est montrer qu’il se heurte à un univers auquel il ne peut commander. » La tragédie grecque, pp. 171-173.

23 Pierre Vidal-Naquet, « Œdipe à Athènes », in Œdipe et ses mythes, p. 92. Jean-Pierre Vernant et Vidal Naquet soulignent aussi les similitudes entre le sort d’Œdipe et les pratiques du bouc-émissaire et de l’ostracisme, qui visent à purifier la cité du mal qui l’accable et à la protéger contre l’ambition qui la menace.

24 Michel Foucault, Du gouvernement des vivants : cours au collège de France 1979-1980, EHESS/Gallimard/Seuil, 2012, pp. 59 et 62.

25 « […] Me souvenir de toi ? / Oui, pauvre fantôme, tant que la mémoire aura son siège / En ce globe affolé. Me souvenir de toi ? / Certes, des tables de ma mémoire / J’effacerai tous les enfantillages, / Tout ce qui sort des livres, toutes les idées, toutes les notes anciennes / Que la jeunesse et l’observation y copièrent, / Et ton commandement sera le seul à vivre / Dans le livre et le volume de mon cerveau ». Shakespeare, Hamlet, traduction de François Maguin, GF-Flammarion, 1995, pp. 120-121.

26 C’est Olivier Maillart qui le remarque dans Œdipe Roi : Sophocle Pasolini (Anne Duchadeuil, Olivier Maillart, Hélène Nodale, Œdipe Roi : Sophocle, Pasolini, Atlande, 2015) : alors que la tragédie occupe une journée et n’évoque que ponctuellement et a posteriori des faits antérieurs comme la mort de Laïos, la construction narrative du film, qui ne se concentre pas exclusivement sur la journée d’enquête et l’auto-châtiment d’Œdipe, c’est-à-dire sur la tragédie, inscrit l’histoire d’Œdipe dans un récit linéaire, depuis la naissance jusqu’à la mort. Olivier Maillart souligne les analogies entre le film de Pasolini et le genre du western (paysages infinis qui donnent l’impression qu’il n’y a pas d’échappatoire ni de refuge, alternance de gros plans sur les yeux du héros et de plans d’ensemble). Il suggère très finement que ces qualités donnent au film de Pasolini une dimension plus épique que tragique.

27 C’est monsieur Laurent Guidon, professeur à l’Ecole Internationale PACA, (Manosque), qui a attiré notre attention sur la présence d’Angelo, dans l’épilogue, en lieu et place d’Antigone, lors de la conférence que nous avons donnée sur Œdipe Roi à Marseille en janvier. Monsieur Guidon, s’interrogeant sur le sens de ce déplacement, a émis l’hypothèse d’une note autobiographique. Dans la mesure où Pasolini s’identifie au personnage d’Œdipe, et où Ninetto Davoli était l’ami et amant du cinéaste, peut-être y a-t-il là la description rapide d’une relation entre un artiste et son jeune amant, marquée par un grand écart d’âge : relation non dénuée de difficultés (Monsieur Guidon note avec justesse l’impatience dont fait preuve Œdipe lorsqu’il appelle – ou plutôt crie – « Angelo »). Nous transmettons bien volontiers cette hypothèse fort plausible. La relation d’Angelo et d’Œdipe nous paraît aussi pouvoir évoquer les relations amoureuses et presque filiales entre un homme mûr et un jeune homme, telles qu’elles sont présentées dans Le Banquet de Platon par exemple. De ce point de vue, le couple Œdipe-Angelo présente un écho, nettement plus positif, à la relation inadéquate de Laïos et Chrysippe, le fils de Pélops, élève de Laïos, que celui-ci a enlevé et violenté, provoquant la mort du jeune homme et la malédiction de Pélops (notons d’ailleurs les effets de paronymie entre Pélops et Polybe). En somme il s’agirait d’une interrogation sur les différents modes de filiation possible, et des écueils qui menacent ces relations.

28 Cité par Nico Naldini, Pier Paolo Pasolini [Una Vita, 1989], traduit de l’italien par René de Ceccatti, Gallimard, 1991, pp. 313-314.

29 « Je vais écrire le poème-évangile des camarades et de l’amour ». Walt Whitman, « Starting from Paumanok », (« Parti de Paumanok »), in Feuilles d’herbe / Leaves of Grass, traduction de Roger Asselineau, Aubier, 1989, pp. 52-53.

30 « Et maintenant l’herbe me semble la belle chevelure non coupée des tombes. // Je vais te traiter avec tendresse, herbe frisée, / Peut-être suintes-tu de la poitrine de jeunes hommes, / Peut-être les aurais-je aimés si je les avais connus, / Peut-être proviens-tu de vieilles gens ou d’enfants arrachés trop tôt au sein de leur mère, / Et voici que tu es le sein des mères » : « Song of myself », (« Chant de moi-même »), in Feuilles d’herbe / Leaves of Grass, pp. 78-79. Peu avant le tournage d’Œdipe Roi, en août 1966, alors qu’il est à New York, Pasolini écrit un poème au titre bilingue, anglais et italien, « Who is me ? poeta delle ceneri », dont le titre semble bien faire référence au long et célèbre poème de Whitman, « Song of myself » qu’il avait peut-être lu lors de son séjour.

31 Michel Foucault, Du gouvernement des vivants : cours au collège de France 1979-1980, EHESS/Gallimard/ Seuil, 2012, p. 73.

Bibliographie

Films

OLIVIER Laurence, Hamlet [1948], ITV-Global Entertainment, 2010

PASOLINI Pier Paolo, Edipo Re, [1967], SND / M6 Vidéo, 2010

Tragédies

SHAKESPEARE William, Hamlet, traduction de François Maguin, GF-Flammarion, 1995

SOPHOCLE, Tragédies complètes, préface de Pierre Vidal-Naquet, traduction de Paul Mazon, Gallimard, « Folio classique », 1973

Poésie

PASOLINI Pier Paolo, Poésies 1953-1964, traduction de José Guidi, Gallimard, « Poésie », édition bilingue, 1980

WHITMAN Walt, Feuilles d’herbe / Leaves of Grass, traduction de Roger Asselineau, Aubier, « Domaine américain bilingue », 1989

Anthologie grecque

Anthologie palatine, tome 12, livre XIV, énigme 64, traduction de Félix Buffière, Les Belles Lettres, 1970

Études et Essais

BAZIN André, « Pour un cinéma impur : défense de l’adaptation » et « Théâtre et cinéma », in Qu’est-ce que le cinéma ?, Le Cerf, 1985

DUCHADEUIL Anne, MAILLART Olivier, NODALE Hélène, Œdipe Roi : Sophocle Pasolini, Atlande, 2015

FOUCAULT Michel, Du gouvernement des vivants : cours au collège de France 1979-1980, EHESS/Gallimard/Seuil, « Hautes Études », 2012

FREUD Sigmund, « Le matériel du rêve et les sources du rêve », in L’Interprétation du rêve, traduction de Janine Altounian, Pierre Cotet, René Lainé, Alain Rauzy et François Robert, PUF, 2010

NALDINI Nico, Pier Paolo Pasolini [Una Vita, 1989], traduit de l’italien par René de Ceccatti, Gallimard, 1991

PASOLINI Pier Paolo, L’expérience hérétique, Payot, « Traces », 1976

ROMILLY Jacqueline (de), La Tragédie grecque [1970], PUF, « Quadrige », 1982

VERNANT Jean-Pierre, « Œdipe sans complexe », « Ambiguïté et renversement », « Le Tyran boiteux : d’Œdipe à Périandre », in Vernant Jean-Pierre et Vidal-Naquet Pierre, Œdipe et ses mythes, éditions Complexe, 1988

VIDAL-NAQUET Pierre, « Œdipe à Athènes », in Vernant Jean-Pierre et Vidal-Naquet Pierre, Œdipe et ses mythes, éditions Complexe, 1988

Pour citer cet article

Sandrine Montin, « Œdipe de Sophocle à Pasolini : l’héritage en question  », paru dans Loxias, 51, mis en ligne le 11 mars 2016, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=8272.


Auteurs

Sandrine Montin

Sandrine Montin est maître de conférences en littérature comparée à l’Université Nice Sophia Antipolis et membre du CTEL. Après une thèse sur la poésie du premier tiers du vingtième siècle (Rentrer dans le monde : parcours d’une inquiétude chez Apollinaire, Cendrars, T.S. Eliot, Lorca, Hart Crane), ses travaux actuels portent sur le théâtre, ses réécritures filmiques, et les rapports entre poésie et cinéma muet.