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Agathe Salha  : 

« La mort de Saint-Loup » (Le Temps retrouvé)

Commentaire de Proust, Le Temps retrouvé

Résumé

L’épisode de la mort de Saint-Loup marque la fin de l’évocation de la guerre de 14 dans Le Temps retrouvé ; il entame également le mouvement qui conduira le narrateur à la décision de se consacrer à son œuvre littéraire. Pleurant son ami tué à la guerre, le narrateur se remémore leur relations passées : la personne de Saint-Loup devient personnage et sa vie un destin qu’il s’efforce de déchiffrer. Mais l’expérience du deuil contribue aussi à transformer l’histoire en mémoire.

Index

Mots-clés : deuil , Grande Guerre, Histoire, mémoire, Proust (Marcel)

Géographique : France

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

Le passage commenté va de « Mon départ de Paris se trouva retardé… » à « … le G du Guermantes que par sa mort il était redevenu », Le Temps retrouvé, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989, édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, vol. IV, p. 425-429. Toutes les références à ce passage seront données directement dans le texte, par une indication du numéro de page entre parenthèses après la citation.

1La mort de Saint-Loup a lieu pendant le second séjour du narrateur à Paris, en 1916. Quelques mois ont passé après la traversée nocturne de la ville sous les bombes, la découverte de l’hôtel de passe de Jupien et des saturnales du métro parisien, mais le retour imminent du narrateur dans sa maison de santé est retardé par une annonce tragique : la mort de Robert de Saint-Loup, le surlendemain de son retour au front.

2Proust décrit les réactions de Françoise et celles du narrateur à cette nouvelle. Pour ce dernier, la mort de son ami est l’occasion d’un retour sur leurs relations passées et d’une vision rétrospective de la vie de Saint-Loup ; elle le conduit à une méditation sur les lois du destin qui gouvernent la vie et la mort des individus. Le passage constitue une charnière dans le Temps retrouvé. Il précède immédiatement le « final » de la matinée chez la princesse de Guermantes et marque un triple achèvement :

3- de la vie de Saint-Loup dont la destinée peut désormais être récapitulée et interprétée

4- de la jeunesse du narrateur qui ne sortira, des années plus tard, de sa maison de santé que pour découvrir son propre vieillissement

5- des pages consacrées à la guerre de 14-18, événement historique majeur et fin de la Belle époque évoquée dans la Recherche.

6La mort de Saint-Loup représente donc une « clôture intermédiaire », une première fin avant la fin du roman. Ce passage amorce la transition entre la période d’apprentissage du narrateur et la découverte de sa vocation littéraire.

La thématique du deuil

7Le texte met en valeur différents aspects de la mort de Saint-Loup : vécue par le narrateur comme un drame intime, elle est aussi un événement social, bien reflété dans l’attitude de Françoise ; elle revêt enfin une signification historique, puisqu’il s’agit de la mort d’un combattant de la Grande Guerre.

8Le deuil du narrateur est vécu dans la solitude, intériorisé. La nouvelle le rend physiquement incapable de tout déplacement ; elle le conduit immédiatement à s’isoler – « pendant plusieurs jours je restai enfermé dans ma chambre, pensant à lui » – et à cacher sa peine. Gêné par la douleur bruyante, la curiosité bavarde de Françoise, le narrateur en vient à « simuler une certaine sécheresse en parlant de Robert ». Loin de toute démonstration de son deuil, il cherche avant tout à se rappeler leur amitié, depuis la première rencontre à Balbec. La remémoration permet une vision rétrospective, une récapitulation de la vie de Saint-Loup, qui tient à la fois du portrait et de l’éloge funèbre. Le passage est marqué par un rythme ascendant, souligné par les construction anaphoriques – « je me rappelais… je me rappelais » – ; par les formules totalisantes ou superlatives – « Tout cela » ; « Et l’avoir vu si peu en somme, en des sites si variés, dans des circonstances si diverses », « tableaux plus frappants, plus nets, « chagrin plus lucide » – et surtout par les structures énumératives – « dans ce hall de Rivebelle, au quartier de cavalerie et aux dîners militaires de Doncières, au théâtre où il avait giflé un journaliste, chez la princesse de Guermantes ». La rhétorique de l’éloge est cependant tempérée par la vérité du portrait, accusant les contradictions et les failles du personnage. Le « chagrin lucide » du narrateur met en valeur l’ambivalence de cet « être si spécial », dont l’ambiguïté est suggérée dès la première apparition, « en lainages blanchâtres, avec ses yeux verdâtres et bougeant comme la mer ». Les adjectifs de couleurs soulignent l’osmose de Saint-Loup avec le cadre marin dont il semble issu, tandis que le suffixe « âtre » indique le flou, l’indécision de cette silhouette extraordinairement mobile dont les contradictions vont s’accuser1. La beauté du portrait de Saint-Loup tient au mélange d’affection et de lucidité dans le regard du narrateur. Sa douleur, exprimée de manière retenue, est encore renforcée par la comparaison avec la mort prématurée d’Albertine : « Mais je ne pouvais me consoler que la sienne [sa vie] comme celle de Saint-Loup eussent été si courtes. »

9Le deuil bruyamment affiché de Françoise offre un contrepoint burlesque au chagrin du narrateur. Quelle que soit la sincérité de sa peine, Françoise accomplit avant tout un rituel social impliquant attitudes et propos convenus. Le narrateur souligne le rôle de pleureuse qu’elle endosse avec conviction, les formules stéréotypées qu’elle prononce à l’intention du mort et de sa mère : « Pauvre marquis », « Pauvre dame », disait-elle. Françoise désigne avant tout l’appartenance sociale des personnages et, un peu plus loin, le narrateur précise que les blessures de Saint-Loup éveillent en elle la « curiosité cruelle de la paysanne ». Pour Françoise, il importe de montrer sa douleur, de jouer son rôle de pleureuse, mais aussi de voir la douleur des proches de Saint-Loup et d’entrer ainsi dans leur intimité ; et lorsque le maître d’Hôtel lui fait remarquer que des millions de jeunes gens meurent chaque jour pour la France, elle répond : « […] c’est toujours plus intéressant quand c’est des genss qu’on connaît. » Sa dernière réplique est explicite : « Il faudra bien m’avertir si on cause de la mort du marquis dans le journal. » Alors que le narrateur recherche la vérité secrète de Saint-Loup, Françoise rend hommage au jeune homme en vue, au roi de la vie parisienne, incarnation d’un monde qu’elle côtoie tout en lui restant extérieur. Cette dimension sociale du deuil est soulignée par la métaphore filée du théâtre. L’image rappelle qu’avec Robert de Saint-Loup une des plus brillantes étoiles de la société de la Belle époque disparaît de la scène romanesque. En ce sens, l’événement symbolise bien la fin d’un monde, d’autant plus qu’il s’agit en même temps de la mort d’un soldat, porteuse d’une signification historique.

10Le maître d’hôtel fait remarquer que la mort de Saint-Loup « ne comptait guère auprès des millions d’hommes qui tombaient tous les jours ». Cette évidente exagération exprime cependant une vérité : par rapport aux morts innombrables de la guerre de 14, dont le symbole reste aujourd’hui encore le soldat inconnu, la mort de Saint-Loup semble à la fois anachronique et décalée. Il s’agit de la mort d’un chef devant sa troupe, présentée par le narrateur comme un geste héroïque par lequel Saint-Loup le lettré, l’intellectuel transfuge de son milieu, aurait finalement renoué avec les origines féodales de sa famille : « Débarrassée de ses livres, la tourelle féodale était redevenue militaire. Et ce Guermantes était mort plus lui-même, ou plutôt plus de sa race, en laquelle il se fondait, en laquelle il n’était plus qu’un Guermantes2 […] » L’image héraldique de la « tourelle féodale » souligne ce témoignage de fidélité aux ancêtres. On peut ajouter que ce geste héroïque est dénué de haine envers l’ennemi dans un conflit pourtant marqué par le déchaînement du nationalisme. Mais Saint-Loup a eu le visage arraché, il a été défiguré et ce seul trait macabre, même « euphémisé » par l’expression savoureuse et archaïque de Françoise, rappelle toutes les mutilations de 14-18, première guerre industrielle de l’ère moderne. Saint-Loup meurt en gueule cassée.

11Deux hypothèses peuvent expliquer le choix de Proust de raconter cette seule mort et de clore sur cet exemple l’évocation de la guerre. D’abord l’héroïsme de Saint-Loup est présenté comme un don, un sacrifice de soi. Il rejoint le motif de la générosité qui caractérise le personnage tout entier : « Tout cela, le bon comme le mauvais, il l’avait donné sans compter, tous les jours, et le dernier en allant attaquer une tranchée, par générosité, par mise au services des autres de tout ce qu’il possédait […] ». D’autre part, si Proust choisit d’exalter cette dimension exemplaire, c’est peut-être parce qu’elle est paradoxalement la seule à pouvoir justement témoigner – témoigner avec justice – pour les autres morts de la guerre. Le patriotisme de Saint-Loup n’a rien à voir avec celui du discours officiel ; il se définit comme une forme de fidélité à la « race », non pas au sens racial, mais au sens de l’histoire ou de la tradition, d’un héritage qui est d’abord individuel et familial, avant d’être collectif ou national3. Sur ce point l’héroïsme de Saint-Loup, mort au combat, rejoint celui dont font preuve à l’arrière les époux Larivière exalté avec insistance par Proust quelques pages auparavant : « S’il y a eu quelques vilains embusqués […], ils sont rachetés par la foule innombrable de tous les Français de Saint-André-des-Champs, par tous les soldats sublimes auxquels j’égale les Larivière. » On relèvera enfin l’expression de « mise au service des autres de tout ce qu’il possédait », qui évoque l’ancienne culture chrétienne et aristocratique du service4. Comme la « foule innombrable de tous les Français de Saint-André-des-Champs », Saint- Loup a payé ce qu’un historien contemporain nomme « L’impôt du sang » dans un ouvrage qui porte ce titre5.

12Mais la force de ce texte, et plus largement de l’évocation de la guerre de 14, est qu’il suggère, sans l’expliciter, la dimension obscure, inavouée de ce sacrifice6. Même si le mot de suicide n’est jamais prononcé, l’idée en est néanmoins présente dans les réflexions du narrateur :

Et ne serait-il pas possible que la mort accidentelle elle-même – comme celle de Saint-Loup, liée d’ailleurs à son caractère de plus de façons peut-être que je n’ai cru devoir le dire – fût, elle aussi, inscrite d’avance, connue seulement des dieux, invisible aux hommes, mais révélée par une tristesse à demi inconsciente, à demi consciente […] particulière à celui qui la porte et l’aperçoit sans cesse, en lui-même, comme une devise, une date fatale ? (429)

13La phrase extrêmement sinueuse, et en particulier l’incise qui s’apparente à un remords, suggère que cette mort est tout sauf accidentelle. Elle relève au contraire d’une logique intime, pressentie de manière à la fois « consciente » et « à demi consciente » par Saint-Loup lui-même. Ces termes ne peuvent qu’évoquer les théories contemporaines de Freud, en particulier les textes sur la pulsion de mort, écrits à la suite de la guerre de 14. Par bien des aspects cette guerre apparaît rétrospectivement comme un suicide collectif de l’Europe.

14La disparition de Saint-Loup est donc celle, à la fois, de l’ami intime, du dandy parisien et du combattant héroïque. Elle correspond aussi à la naissance d’un personnage entièrement reconstruit par la conscience et la mémoire du narrateur.

Naissance d’un personnage

15Enfermé dans sa chambre, le narrateur ne pleure pas seulement l’ami disparu, il le ressuscite à travers le filtre du souvenir. Si le personnage renaît ici, ce n’est pas encore par l’écriture bien sûr, mais déjà dans la mémoire du narrateur. La longue énumération des souvenirs s’apparente ainsi à une vie imaginaire, à une vie rêvée de Saint-Loup :

Et l’avoir vu si peu en somme, en des sites si variés, dans des circonstances si diverses et séparées par tant d’intervalles, dans ce hall de Balbec, au café de Rivebelle, au quartier de cavalerie et aux dîners de Doncières etc…ne faisait que me donner de sa vie des tableaux plus frappants, plus nets, de sa mort un chagrin plus lucide […]. (426)

16Cette vision kaléidoscopique du personnage est plus vraie, précise le narrateur, car elle accentue les contrastes et les contradictions. à l’opposé d’un modèle de récit privilégiant la cohérence et la continuité, on songe davantage ici au feuilletage d’un album photographique et surtout au montage cinématographique.

17Le travail de montage est perceptible dans le choix d’un ordre non chronologique : la dernière image ou dernière rencontre entre le narrateur et son ami apparaît en effet en premier dans le texte – elle montre Saint-Loup chantant un Lied de Schuman – puis vient le souvenir le plus ancien – la première apparition à Balbec –, suivi des souvenirs intermédiaires : Rivebelle, Doncières. Albertine est évoquée pour finir et le narrateur rapproche la première et la dernière vision de ces deux personnages :

Et c’étaient eux qui étaient morts, eux dont je pouvais, séparées par un intervalle en somme si bref, mettre en regard l’image ultime, devant la tranchée, dans la rivière, de l’image première qui, même pour Albertine, ne valait plus pour moi que par son association avec celle du soleil couchant sur la mer. (427)

18« La structure du chiasme, qui croise en répétant la première et la dernière image, permet de délimiter, de fixer la figure jusque-là insaisissable de Saint-Loup7. » Cet « achèvement » se fait au prix de l’effacement des aspects moins reluisants de son ami, récemment découverts par le narrateur, qui sont délibérément omis : la rencontre entre Saint-Loup et Albertine dans Sodome et Gomorrhe qui avait rendu le narrateur jaloux ; ou encore, dans Albertine disparue, les révélations sur Saint-Loup et ses paroles, à propos de la même Albertine : « Nous nous serions bien entendu8 ». Le processus de sublimation est également marqué par la substitution, à la dernière image de Saint-Loup dans l’escalier de l’appartement du narrateur, de la vision imaginaire, fictive, du héros « devant la tranchée ». L’idéalisation est renforcée encore par l’ultime supposition du narrateur : « Il avait dû être bien beau en ces dernières heures. »

19Précipité chimique et résumé de la vie de Saint-Loup, les souvenirs du narrateur dessinent des lignes de force qui donnent forme à son existence. Mais c’est surtout parce qu’elle est scellée par cette mort, que sa vie prend le sens d’un destin qui peut être déchiffré rétrospectivement. Un motif domine l’existence de Saint-Loup, celui du secret, étrangement lié à sa mort prématurée. Ces deux éléments placent le jeune homme sous le signe de la contradiction et du romanesque : la vie de celui qui paraissait voué au bonheur s’inverse en tragédie, l’être lumineux et solaire est rongé par un « vice » secret, dévoré par un double obscur. Ces deux motifs apparaissent associés dans le seul passage où le narrateur cite directement Saint-Loup : « Oh ma vie, n’en parlons pas, je suis un homme condamné d’avance. » La manière de parler des personnages est toujours profondément révélatrice chez Proust, comme le montre ici le double sens du verbe « je suis condamné », employé de manière absolue : Saint-Loup fait se confondre crainte de la mort et sentiment de sa condamnation morale, il se sait ou plutôt se croit porteur d’une « faute fatale », ce que le catholicisme définit comme un péché mortel. Le narrateur souligne la confusion en comparant son ami à un enfant naïf. Saint-Loup apparaît torturé par la culpabilité ou plus exactement par le mensonge et la dissimulation qu’elle implique : ce mensonge semble expliquer sa mort prématurée. Illustrant l’idée que « la mort paraît assujettie à certaine loi », la fin de Saint-Loup résume à la fois le secret et le sens caché de sa vie. Cette transformation en destin confère à la vie de Saint-Loup un caractère exemplaire. Le mouvement de généralisation est amorcé par la comparaison avec Albertine qui révèle de multiples rapprochements, des coïncidences formelles, entre ces êtres que tout opposait à première vue : tous deux apparaissent tardivement dans la vie du narrateur, sur le même rivage de Balbec, tous deux meurent de manière tragique, en pleine jeunesse, tous deux partagent un même secret. En développant cette analogie le narrateur fait émerger une vérité déjà relevée auparavant : la solidarité secrète qui unit Sodome et Gomorrhe.

20Le dernier élément de cet avènement du personnage est donc paradoxalement son effacement en tant qu’individu, sa disparition dans une forme d’anonymat. Le mouvement s’amorce déjà dans la comparaison avec Albertine qui transforme l’éloge funèbre en vie parallèle. Mais on retiendra surtout l’ultime évocation de Saint-Loup, lors de son enterrement :

Et ce Guermantes était mort plus lui-même, ou plutôt plus de sa race, en laquelle il se fondait, en laquelle il n’était plus qu’un Guermantes, comme ce fut symboliquement visible à son enterrement dans l’église Saint-Hilaire de Combray, toute tendue de tentures noires où se détachait en rouge, sous la couronne fermée, sans initiales de prénoms ni titres, le G du Guermantes que par la mort il était redevenu. (429)

21Poursuivant son travail d’interprétation, le narrateur perçoit la vérité du personnage dans la lettre ou plutôt dans le chiffre de son patronyme, non pas dans un prénom ou un titre individuels, mais dans l’anonymat d’une initiale : Saint-Loup est mort comme il est né, en Guermantes, et son sacrifice illustre un ethos aristocratique contraire à tout individualisme. En lui se vérifient ces lois de l’hérédité que Proust relève sans chercher à les expliquer. Mais le chiffre des Guermantes, l’église Saint Hilaire de Combray, rappellent également le début de la Recherche et le point de vue du narrateur enfant : on se souvient qu’il a d’abord rêvé le nom des Guermantes, en l’associant aux vitraux et aux tapisseries de l’église, avant de connaître les membres de cette famille et d’en faire l’objet d’une observation acérée9. Selon Roland Barthes, il est possible de dire que toute la Recherche est née de la rêverie de Proust sur quelques noms propres. Après l’image de la « tourelle féodale », on voit ici le personnage aux multiples facettes se résorber, se replier tout entier, dans l’initiale armoriée de son nom. Symboliquement restitué à l’univers poétique qui a précédé son entrée en scène, Saint-Loup achève sa transformation en personnage.

22Par ce jeu de retour en arrière qui amorce plus largement le passage de l’expérience vécue à l’expérience écrite, le passage représente une première clôture romanesque. Il marque la fin de l’apprentissage du narrateur et annonce la révélation de sa vocation.

De l’apprentissage à la révélation

23L’expérience de la mort joue un rôle majeur dans l’apprentissage du narrateur. Ce fil conducteur relie implicitement la mort de la grand-mère, la mort solitaire de Swann, la mort de Bergotte devant le tableau de Vermeer. La fuite et la mort d’Albertine s’inscrivent également dans cette trame, associant le deuil et la rupture amoureuse. La mort de Saint-Loup marque enfin l’ultime étape d’un apprentissage mené de loin. Sublimés, quintessenciés par le filtre du souvenir, Albertine et Saint-Loup s’apparentent désormais à deux jalons parallèles dans l’itinéraire du narrateur : le meilleur ami et la femme aimée symbolisent respectivement la nature trompeuse de l’amour et de l’amitié, le nécessaire dépassement de l’expérience vécue pour mener à la vérité. Cette découverte est un paradoxe, car la maladie du narrateur semblait présager qu’il mourrait avant eux : « Elle et lui me disaient souvent, en prenant soin de moi : ʺVous qui êtes malade.ʺ Et c’est eux qui étaient morts. » Contre toute attente, c’est au narrateur qu’incombe désormais le soin et le souvenir des morts et ce renversement le place dans le rôle improbable de survivant. On peut donc se demandeur où le situer dans l’opposition qu’il établit entre les êtres qui meurent jeunes et ceux qui trainent « jusqu’à la centième année des chagrins et des maladies incurables » ? Est-il jeune encore ou déjà vieux, ayant perdu ceux qui lui sont le plus chers et vécu les expériences décisives de sa vie ? Déjà reclus dans sa chambre, comme il le sera pour écrire l’œuvre à venir, le narrateur méditant sur la mort de son ami évoque les réflexions de Pascal sur le divertissement. Ayant désormais de sa vie une vision rétrospective, il n’en est plus seulement l’acteur mais déjà le relecteur.

24On ne peut en effet qu’être frappé par les images liées au texte et à l’écriture qui s’associent ici au souvenir de Saint-Loup. Une première se dessine lorsque le narrateur évoque les fils mystérieux qui semblent relier les vies de Robert et d’Albertine :

Sa vie et celle d’Albertine, si tard connues de moi, toutes deux à Balbec, et si vite terminées, s’était croisées à peine ; c’était lui, me redisais-je en voyant que les navettes agiles des années tissent des fils entre ceux de nos souvenirs qui semblaient d’abord les plus indépendants, c’était lui que j’avais envoyé chez Mme Bontemps quand Albertine m’avait quitté. (427)

25Cette image traditionnelle des fils du destin et du texte comme tissu ou trame resurgit lors de l’épisode final du « bal de têtes ». Au cours de la matinée, le narrateur découvre en Mlle de Saint-Loup, fille de Robert et Gilberte, les différents aspects de sa vie miraculeusement réunis, formant une trame qui annonce le texte à venir. Or c’est précisément le souvenir de Saint-Loup qui fait à nouveau surgir cette image :

Une vie de Saint-Loup peinte par moi se déroulerait dans tous les décors et intéresserait toute ma vie, même les parties de cette vie où il fut le plus étranger comme ma grand-mère ou comme Albertine. […] Certes, s’il s’agit uniquement de nos cœurs, le poète a eu raison de parler des « fils mystérieux » que la vie brise. Mais il est encore plus vrai qu’elle en tisse sans cesse entre les êtres, entre les événements, qu’elle entre-croise ces fils, qu’elle les redouble pour épaissir la trame, si bien qu’entre le moindre point de notre passé et tous les autres, un riche réseau de souvenirs ne laisse que le choix des communications10.

26à cette image du réseau unissant les différents points de la destinée, s’ajoute dans notre passage une autre métaphore du texte : la devise secrète de Saint-Loup. Cette devise invisible évoque la mystérieuse inscription dans l’épisode biblique du festin de Balthasar11. Elle s’inscrit dans le riche réseau qui rattache l’homosexualité, via Sodome et Gomorrhe, aux grandes figures maudites de la Bible. Surtout, c’est bien cette écriture secrète, « connue seulement des dieux, invisible aux hommes », que le narrateur s’efforce de déchiffrer dans une sorte de prophétie rétrospective. On pense aux passages d’Enfance Berlinoise où Walter Benjamin, se souvenant de Proust, tente de déchiffrer rétrospectivement dans son enfance l’écriture secrète, l’encre sympathique annonçant son avenir. On pense aussi à certaines esquisses du Temps retrouvé évoquant ces personnages des mosaïques byzantines qui tiennent dans leurs mains le phylactère où est inscrite leur véritable légende12. On lira enfin, en écho à la mort de Saint-Loup, la belle méditation sur la mort de Bergotte dans La Prisonnière :

Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? […] Ce qu’on peut dire, c’est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vie antérieure ; il n’y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, […] ni pour l’artiste athée à ce qu’il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l’admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers [...]. Toutes ces obligations qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d’y retourner revivre sous l’empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l’enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées, ces lois dont tout travail profond de l’intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement – et encore ! – pour les sots13.

27Ces « lois inconnues » font écho à la devise secrète de Saint Loup ; mais elles annoncent surtout la vocation à venir du narrateur dont Bergotte aura été l’un des initiateurs. Le passage nous conduit bien de la vie simplement observée de Saint-Loup à sa vie éclairée, révélée par la littérature. Après avoir découvert les multiples facettes du personnage, être de fuite presque aussi insaisissable qu’Albertine, le narrateur met en valeur une image finale à la fois simplifiée et sublimée qui tend vers l’allégorie. C’est aussi une image allégorique qu’il transmet au lecteur, dont la « mémoire du texte » est sans cesse sollicitée, mais aussi reconstruite par la forme rétrospective du Temps retrouvé14.

28Le jeune et beau héros tombant devant la tranchée n’est pas seulement la dernière vision de Saint-Loup imaginée par le narrateur, c’est aussi celle qui se fixe dans la mémoire du lecteur et transcende désormais les autres aspects du personnage. Elle évoque toute une imagerie héroïque et semble réactiver le mythe de la « belle mort » du jeune guerrier épique analysé par Jean-Pierre Vernant15. On peut s’interroger sur ce choix de cette image, d’autant que la mort de Saint Loup succède immédiatement à l’épisode de la croix de guerre perdue dans le bordel de Jupien. Or c’est bien une figure de patriote héroïque que retient finalement le texte, faisant de Saint-Loup le double inversé de son oncle : Charlus rejette tout patriotisme par conservatisme et fidélité d’aristocrate à sa caste, tandis que Saint-Loup, l’intellectuel gagné aux idées progressistes, renoue paradoxalement avec les traditions de sa famille en payant « l’impôt du sang ». D’un point de vue historique, ces deux attitudes opposées se complètent et participent d’une même évolution. Le déclassement social de Charlus et la mort de Saint-Loup au combat – à l’instar de nombreux aristocrates contemporains de Proust, comme son ami Bertrand de Fénelon – ont un point commun : elles accélèrent l’effacement de l’ancienne noblesse qui avait survécu à la fin de l’Ancien Régime. Le mouvement historique engagé à la Révolution – époque à laquelle le Temps retrouvé compare souvent la Grande Guerre – trouve un achèvement dans la guerre de 14-18. Celle-ci associe la fin d’une société aristocratique ancienne et la pérennisation du régime républicain, issu de la révolution de 1789, mais constamment remis en question durant le XIXe siècle. C’est encore cette double dimension qu’illustre l’ultime rencontre du narrateur avec Charlus. Défiguré par l’âge et la maladie, Charlus est à la fois le symbole et le témoin du naufrage d’un monde :

Il ne cessait d’énumérer tous les gens de sa famille ou de son monde qui n’étaient plus, moins, semblait-il, avec la tristesse qu’ils ne fussent plus en vie qu’avec la satisfaction de leur survivre. […] C’est avec une dureté presque triomphale qu’il répétait sur un ton uniforme, légèrement bégayant et aux sourdes résonances sépulcrales : « Hannibal de Bréauté, mort ! Antoine de Mouchy, mort ! Charles Swann, mort ! Adalbert de Montmorency, mort ! Sosthène de Doudeauville, mort ! » Et chaque fois, ce mot « mort » semblait tomber sur ces défunts comme une pelletée de terre plus lourde, lancée par un fossoyeur qui tenait à les river plus profondément à la tombe16.

29Carine Trévisan a vu dans ce passage une étrange anticipation des rites officiels qu’instaurera bientôt le régime républicain auprès des monuments aux morts de la Grande Guerre17. Après cet étonnant chant funèbre pour une aristocratie défunte, le « Bal de têtes » illustrera sur un mode farcesque les bouleversements sociaux entraînés par la guerre. Ultime incarnation du rêve Guermantes, Oriane, devenue vieille et bête, achève en effet de symboliser un processus de dégradation irréversible, tout en relativisant l’idée d’une rupture historique inédite, à laquelle Proust ne croit pas.

30*

31Dans son article, « Proust, survivant de la Grande Guerre », Carine Trévisan résume et commente les propos d’un historien de la guerre de 14 :

L’historien Jay Winter a fait l’hypothèse qu’il y avait eu deux façons de « réagir » à la catastrophe de la Grande Guerre. D’une part, un élan vers un modernisme accéléré, version Dada, où l’on contribue, par l’invention de formes esthétiques agressives, à la décomposition d’un monde qui a envoyé des millions d’hommes à la mort ; de l’autre, la nostalgie, le souci de faire en sorte de croire que rien n’a vraiment changé, l’exaltation de la Belle époque, dans un rêve de résurrection du passé. Tout en étant habité par le deuil de cette époque, Proust tente passionnément de la faire revivre, de nous en communiquer la nostalgie. Plus la guerre est violente, plus la nostalgie l’est18.

32Ce « désir de résurrection » permet de comprendre le lien entre la mort de Saint-Loup et l’épisode final du roman : immédiatement après avoir été réveillée par les réminiscences miraculeuses de « L’adoration perpétuelle », la vocation littéraire est soumise à l’épreuve de du temps destructeur et de la mort dans le « bal de têtes ». Entretemps le narrateur a pris conscience qu’« […] un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés19. »

Notes de bas de page numériques

1 Cf. la première apparition de Saint-Loup, à l’ombre de jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989, édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, vol. II, p. 88 : « Vêtu d’une étoffe souple et blanchâtre comme je n’aurais jamais cru qu’un homme eût osé en porter […]. »

2 L’image de la tourelle féodale constitue également un rappel, car elle a déjà été associée au portrait de Saint-Loup. Cf. à l’ombre des jeunes filles en fleurs, éd. cit., vol. II, p. 175-176 : « Quant à Robert, tenant à peine en place quand il était assis, dissimulant sous un sourire d’homme de cour l’avidité d’agir en homme de guerre, à le bien regarder, je me rendais compte combien l’ossature énergique de son visage triangulaire devait être la même que celle de ses ancêtres, plus faite pour un archer que pour un lettré délicat. Sous la peau fine, la construction hardie, l’architecture féodale apparaissait. Sa tête faisait penser à ces tours d’antique donjon dont les créneaux inutilisés restent visibles, mais qu’on a aménagées intérieurement en bibliothèque. »

3 On peut peut-être parler ici d’une forme de « fidélité consentie » comme l’écrit Renan dans son célèbre discours « Qu’est-ce qu’une nation ? ». (Conférence donnée en Sorbonne en 1882 et publiée en 1887.)

4 Cf. à propos des Larivière, Proust précise que ce sont les seuls personnages authentiques de son livre, pour mieux souligner l’hommage qu’il leur rend, dans un passage qui annonce, en l’anticipant, le parallèle avec la mort de Saint-Loup : « S’il y a eu quelques vilains embusqués […], ils sont rachetés par la foule innombrable de tous les Français de Saint-André-des-Champs, par tous les soldats sublimes auxquels j’égale les Larivière. » (p. 152-153). Sur l’éthique du service, voire le personnage si important du vieux serviteur Jacques dans La Marche de Radetzky, mais aussi l’épisode de la mort de Charles-Joseph à la guerre de 14, qui évoque par certains aspects celle de Saint-Loup.

5 Hervé Drévillon, L’Impôt du sang, le métier des armes sous Louis XIV, Paris, Tallandier, 2005. L’ouvrage analyse l’engagement massif de la noblesse française dans la carrière militaire sous le règne de Louis XIV. Il montre que c’est dans ces armées de Louis XIV que se sont forgés une culture et un vocabulaire du service dont le statut de la fonction publique porte aujourd’hui encore la trace. Cf. chap. VIII « La culture du service », p 321 : « Dans ce contexte, le règne de Louis XIV a constitué un tournant capital dans le processus de conversion du militaire à l’esprit de service. […] Nourri de l’idéal nobiliaire, ce nouvel archétype de la culture du service s’en est progressivement affranchi » et p. 326 : « La culture du service a dominé longtemps les représentations de la valeur militaire avant de s’imposer dans les faits. Par opposition au culte de la vaillance instinctive et de la témérité, cette culture postulait la suprématie de l’intérêt général sur la satisfaction des pulsions guerrières du héros. ».

6 Sur l’ambiguïté de la notion de sacrifice avant et pendant la guerre de 14, sur son décalage de plus en plus évident face aux réalités de cette guerre industrielle, voir l’article de l’historien François Lagrange : « Les combattants de la ˝mort certaine˝. Les sens du sacrifice à l’horizon de la Grande Guerre », Cultures & Conflits [En ligne], 63 | automne 2006, mis en ligne le 05 décembre 2006, consulté le 10 décembre 2015. URL : http://conflits.revues.org/2113 .

7 Guillaume Perrier, La Mémoire du lecteur, Essai sur Albertine disparue et le Temps retrouvé, Classiques Garnier, « Bibliothèque proustienne », 2011, p. 113. Nous citons ici l’analyse éclairante de l’épisode de la mort de Saint-Loup par Guillaume Perrier, qui a inspiré l’essentiel de ce développement.

8 Albertine disparue, éd. cit., vol. IV, p. 258 et plus largement le chap. 4, « Nouvel aspect de Robert de Saint-Loup », p. 235-271.

9 Cf. Du côté de chez Swann, 1ère partie : « Combray ».

10 Le Temps retrouvé, éd. cit., vol. IV, p. 607.

11 Épisode rapporté dans Le Livre de Daniel, V. Au temps de l’exil des Hébreux à Babylone, le roi Balthasar convie mille dignitaires de son royaume à un banquet au cours duquel il profane les vases sacrés volés dans le Temple de Jérusalem. Pendant les festivités, une main, apparue mystérieusement, trace des signes sur le mur. Aucun des mages appelés par Balthasar n’est capable de les interpréter. Seul le jeune Daniel, Hébreu en exil, sait traduire le message : trois mots ont été écrits, « Mané, Thécel, Pharez », c’est-à-dire « compté, pesé, divisé ». Cela signifie que les jours du roi ont été comptés, son âme pesée et trouvée légère, et que son royaume sera divisé. La nuit même, Balthasar meurt et ses ennemis, les Perses, s’emparent son territoire.

12 Cf. Le Temps retrouvé, esquisse LXVIII, « Les Homosexuels », éd. cit., vol. 4, p. 974, à propos du prince des Laumes dont un regard lancé à un valet de pied révèle au narrateur l’homosexualité : « Mais je me disais que si l’apparence seule des êtres est peinte devant nous, en revanche leurs regards inscrivent devant eux, comme les phylactères que portent les saints personnages, leur légende véritable et qui permet de les identifier. On m’avait dit sur le jeune prince des Laumes tout ce que chacun dit des autres et qui ne correspond à rien. Mais dans cette salle comme si elle avait été décorée par une mosaïque byzantine, une inscription véridique celle-là, avait été tracée d’un trait furtif mais attentif, profondément creusée, ineffaçable, par la courbe de ce regard inquiet et je voyais en le prince des Laumes l’héritier de M. de Charlus. »

13 La Prisonnière, éd. cit., vol. III, p. 693.

14 Voir l’ouvrage de Guillaume Perrier, La Mémoire du lecteur, Essai sur Albertine disparue et Le Temps retrouvé, op. cit.

15 Jean-Pierre Vernant, L’individu, la mort, l’amour, Gallimard, Folio/Histoire, 1999.

16 Le Temps retrouvé, éd. cit., vol. 4, p. 441. 

17 Carole Trévisan, « Des ʺrivages de la mortʺ au front intérieur : Proust survivant de la Grande Guerre » dans Proust écrivain de la première guerre mondiale, Philippe Chardin et Nathalie Mauriac-Dyer (dir.), Presses universitaires de Dijon, « écritures », 2014, p. 25-35.

18 Carole Trévisan, « Des ʺrivages de la mortʺ au front intérieur : Proust survivant de la Grande Guerre », art. cit., p. 34.

19 Le Temps retrouvé, éd. cit., vol. 4, p. 482.

Pour citer cet article

Agathe Salha, « « La mort de Saint-Loup » (Le Temps retrouvé) », paru dans Loxias, 51, mis en ligne le 13 décembre 2015, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=8191.


Auteurs

Agathe Salha

Maître de conférences en Littérature comparée à l’université Grenoble Alpes, membre de l’U.R. Litt&Arts, Agathe Salha a travaillé sur la réception de l’Antiquité, sur la forme des Vies imaginaires, sur les liens entre histoire et mémoire dans la littérature contemporaine. Elle a dirigé, avec Anna Saignes, un ouvrage collectif sur le programme de littérature comparée, Romans de la fin d’un monde, paru aux PURH, en 2015.