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Vessela Aladjemova-Dotal  : 

Le motif des voyages de l’âme chez Baudelaire et Yavorov

Résumé

La poésie bulgare du début du XXe siècle s’inspire largement des œuvres des poètes français du siècle précédent, parmi lesquels Baudelaire est l’un des plus cités et des plus admirés. Ainsi, l’une des figures emblématiques du « modernisme » bulgare, le poète Péio Yavorov, né en 1878 et mort en 1914, qui pratique le français et effectue plusieurs séjours en France, porte le projet, resté malheureusement irréalisé, de traduction des Fleurs du mal. De plus, Yavorov occupe, dans son pays, une place proche de celle qu’occupe Baudelaire en France. Tous les deux apportent « un frisson nouveau », celui de l’« âme », déchirée entre l’idéal et le dégoût, la beauté et l’ennui métaphysique. Cette proximité pourrait être illustrée par le commentaire comparé des poèmes « Les foules » et « Chanson à ma chanson » qui abordent le même thème, celui des pérégrinations de l’âme dans des intériorités étrangères. Sur ce point, les deux poètes se rencontrent de manière confondante car leurs textes expriment les mêmes entrelacements de contradictions éthiques, d’érotisme et de métaphysique. De cette proximité naissent également les nuances, dues à la spécificité de l’évolution de la poésie française et de la poésie bulgare, montrant à quel point la différente « éducation esthétique », reçue par les générations précédentes, peut éloigner des sensibilités originellement fraternelles.

Index

Mots-clés : âme , Baudelaire (Charles), contexte historique, poésie, Yavorov (Péio)

Géographique : Bulgarie , France

Chronologique : XIXe siècle , XXe siècle

Plan

Texte intégral

1Les œuvres poétiques de Charles Baudelaire et de Péio Yavorov ne sont pas écrites à la même époque et s’inscrivent dans deux littératures nationales très différentes. Pourtant, le poète et le critique bulgare Guéo Milev (1895-1925) écrit que « Yavorov est pour la poésie bulgare ce que Baudelaire et pour la poésie française1. » En effet, dans leurs pays respectifs, ces deux poètes « découvrent » l’âme, « un concept métaphysique sans lequel aucune analyse et aucune compréhension de la poésie moderne ne sont possibles2. » Ce concept est, en outre, promis à une postérité féconde. Il devient une notion clé pour les successeurs des deux poètes et imprègne aussi bien le symbolisme français que le symbolisme bulgare3.

2Péio Yavorov, né en 1878 et mort en 1914, est l’un des fondateurs du modernisme bulgare. Ce dernier terme inclut le premier quart du XXe siècle et se « définit » en fonction de la rupture avec une vision réaliste et patriotique de la littérature, incarnée par le « patriarche » Ivan Vazov (1850-1921), dont les œuvres chantent les luttes de libération nationale et les débuts difficiles de l’apprentissage de la liberté4 (1878). Avec ses collaborateurs du cercle Missal5, le premier cercle littéraire bulgare, Péio Yavorov initie un nouveau tournant, majeur, dans la littérature bulgare. L’objectif est de « moderniser » celle-ci, de la sortir des préoccupations locales, strictement nationales, et de créer une langue poétique universelle. Cette ambition se traduit par le recentrement sur le Moi créateur, sur le monde de l’âme qui remplace le monde réel. L’attention accrue portée à la forme et à ses potentialités supplée la vision vazovienne qui rime avec la « mission sociale » de l’art.

3L’élan de modernisation s’accompagne par une admiration pour les littératures étrangères en général, et française en particulier. Les quatre auteurs de Missal parlent français. Javorov l’apprend en partie grâce à son long séjour en France où il lit, entre autres, les Fleurs du mal qu’il envisage de traduire6.

4Pourtant, Yavorov ne se réclame jamais de l’œuvre poétique de Baudelaire. Certes, en tant que membre du cercle Missal, il adhère implicitement aux idées de ses théoriciens, Pentcho Slaveïkov et Krastiou Krastev, selon qui le renouvellement poétique bulgare est inséparable des « modèles » européens. Pourtant, sa position au sein du cercle est à part. Il se définit comme un poète autodidacte, intuitif et refuse de croire qu’une influence sérieuse sur son œuvre soit possible7. Cultivant le paradoxe, Yavorov avoue, à plusieurs reprises, s’intéresser peu à la poésie « des autres », être un lecteur médiocre. Ainsi, les documents n’attestent pas qu’il ait pu lire Le Spleen de Paris. Sa passion « modérée » pour la lecture de poésie y est, peut-être, pour quelque chose.

5Malgré cette méconnaissance supposée du recueil en prose de Baudelaire, le poème versifié de Yavorov « Chanson à ma chanson »8 (Insomnies, 1907), propose des similitudes importantes avec le poème en prose « Les Foules » du Spleen de Paris (1869), tous les deux dédiés à la poésie, et plus précisément, à une aptitude poétique singulière, celle de la « sortie » de soi, du voyage vagabond de l’âme dans des intériorités étrangères. Chez les deux poètes, le motif de l’âme voyageuse est en étroite relation avec la figure du poète et la perception de l’art poétique. À travers la mise en scène de la rencontre avec autrui, les textes soulèvent des questions concernant les dimensions éthique, érotique et métaphysique de la poésie.

L’éthique du voyage

6Dans les deux poèmes, le motif des pérégrinations de l’âme est abordé sous l’angle d’un rapport éthique paradoxal.

7En effet, Baudelaire et Yavorov ouvrent leurs poèmes sur la description des « âmes visitées » comme des entités plurielles, indivises, et dont la valeur consiste exclusivement dans l’intérêt que les deux poètes leur portent. Dans « Les Foules », titre significatif de la hauteur prise par le « je » par rapport aux « cibles » des voyages de l’âme, Baudelaire écrit :

Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage9.

8Le caractère hédoniste des voyages de l’âme est exposé d’emblée. Il ne s’agit pas de satisfaire un désir d’échange avec autrui. Les âmes « visitées » sont une « multitude » de proies faciles, consommées à leur insu, qui attirent le poète en tant que moyens d’accès au plaisir (« jouit de la foule »). Le rituel du « bain » est un espace de rafraîchissement de l’orgueil. La métaphore de la « ribote » transforme les âmes étrangères en nourriture. La connotation de nécessité biologique qui s’en dégage montre que le mépris du « je » découle d’une supériorité légitime car dictée par un besoin « naturel ». L’évocation ingénieuse de la « fée », non dépourvue de notes satiriques, confirme le déterminisme de l’inégalité fondamentale entre le poète et la foule. Il s’agit d’une approche amorale tout à fait assumée (« aux dépens du genre humain ») et accentuée par un présent de vérité générale péremptoire et provocateur.

9Yavorov, lui, commence son poème par le retour de l’âme10 « chez soi », fatiguée de ses voyages. Ces derniers sont désignés dans la première strophe par un « là-bas » généralisant comme pour montrer l’indifférence du poète vis-à-vis des « âmes visitées » :

Enfin, tu reviens, dépravée misérable,
la tête baissée –
à mes côtés, ici, dans la solitude froide.
Ne regarde pas en arrière avec les mots sombres
de crainte et d’angoisse –
je sais tout…
Mais sache toi aussi : sont morts là-bas
Diable et Dieu11.

10Début assez énigmatique, qui contient les accusations adressées par le « je » à un « tu » féminin : c’est la « chanson » du poète, comparée à une femme déchue. L’opposition entre la première et la deuxième personne accentue la distance entre le poète et les voyages malsains et dégradants de l’âme. La débauche, la honte (« la tête baissée ») et la culpabilité poursuivant l’âme (« Ne regarde pas en arrière »), évoquent l’image d’un tribunal moral où le « je » condamne les voyages de l’âme comme des crimes qui dépassent même la perception du bien et du mal (« sont morts là-bas / Diable et Dieu »). La troisième strophe nous donne des éléments de réponse pour résoudre le mystère contenu dans le début du poème :

Ne fus-tu pas dans la baraque délabrée
du travailleur en oripeaux, pâle de famine,
ne lui promettais-tu pas, à lui aussi, au pauvre,
de goûter à la fête, au grand air, au ciel ?
Ne fus-tu pas dans les champs,
chez le paysan grossier,
ne perdis-tu pas des journées
à railler tes propres rêves ?
Dans les profondeurs des sombres montagnes,
sœur des haïdouks, ne versas-tu pas des larmes
sur les tombes, pleurant des géants avec l’esclave misérable ?

11Les images décrites ci-dessus font référence à la poésie « sociale » de Yavorov ainsi qu’à son passé révolutionnaire avant la « conversion » au modernisme. Les « pauvres », « les paysans », les « haïdouks » sont autant d’évocations de ce que le critique contemporain bulgare Mihaïl Nédeltchev appelle « les trois rôles sociaux de Yavorov » : « jeune socialiste populiste, membre du mouvement révolutionnaire pour la libération des Bulgares de Macédoine ; artiste tragique et solitaire – aristocrate de l’esprit12. » En effet, dans sa jeunesse Yavorov se définit comme « socialiste13 ». Il lit des ouvrages sur le socialisme, distribue des tracts, organise un comité militant dans sa ville natale. Ainsi, une grande partie de son premier recueil Poèmes (1901) s’inspire du quotidien malheureux des Bulgares qui, suite aux transformations économiques après la Libération, vivent pour la plupart dans des conditions de misère. Après la publication de ce recueil, Yavorov s’engage dans l’Organisation révolutionnaire pour la libération de Macédoine14 et participe aux préparatifs de l’insurrection de la Saint-Élie (1903). C’est seulement après l’échec de la révolution macédonienne qu’il rentre en Bulgarie et recommence à écrire. Voici comment le poète décrit son retour à la poésie :

Après l’insurrection de 1903, j’ai vécu ma crise. […] C’était, peut-être, la désillusion concernant mes idées sociales, d’une part, l’effondrement de mon rêve patriotique, de l’autre ; le choc émotionnel provoqué par la réalité en Macédoine, la perte de camarades, les horreurs vécues, les angoisses […]. Tout cela m’a fait voir la vie d’un regard tout à fait différent. Alors, naturellement, je me suis de nouveau tourné vers la poésie. La révolution éteinte, je n’avais plus rien à faire en Macédoine, d’autre part, je n’étais pas devenu suffisamment fou pour me tirer une balle dans la tête, je suis donc retourné à mes activités coutumières, à ma littérature […]. Mais j’ai beaucoup résisté […]. Je ne voulais pas passer le pont de la décadence15.

12Le témoignage du poète éclaire la rupture entre le « je » et le « tu » dans « Chanson à ma chanson ». Le « je » de la poésie « décadente » s’adresse à l’ancien « je » amoureux de la cause sociale. La « chanson » du poète était « partie » chez des gens démunis et malheureux dans une démarche de générosité et de compassion. Pourtant la mission altruiste a échoué. La tonalité polémique des strophes citées suggère la déchéance de l’âme qui s’est montrée séductrice (la métaphore de la débauche), hypocrite (« ne lui promettais-tu pas ») ou impuissante (« ne versas-tu pas des larmes »). Le texte reste ambigu quant à la responsabilité de la corruption morale de l’âme : elle incombe tantôt à des « âmes visitées » (« paysan grossier ») tantôt à l’âme elle-même. Néanmoins, cette ambiguïté semble levée dans la strophe suivante :

Et te voilà revenir fatiguée,
apeurée, rejetée et brisée.
Ne regarde par en arrière – il n’y a pas de vivants
parmi la foule des morts :
seuls sont restés là-bas
des fantômes décharnés, à peine
visibles à travers le silence
du souvenir brumeux.

13« Elle » voulait les aider, mais revient « chez soi » comme assassine. Pourquoi Yavorov présente-t-il les voyages de son âme, dictés par le désir de donner, comme une trahison ? Tout se passe comme si la déformation poétique de la réalité représentait la culpabilité du poète s’accusant de ne pas être capable au don. Car le poème dit peut-être plus que le témoignage : dans le texte, le « je », méfiant et sévère, attend le retour de la « chanson ». La tonalité revancharde et cruelle des vers « Et te voilà revenir fatiguée/apeurée, rejetée et brisée » suggère qu’il prédisait la défaite de l’âme. L’aveu implicite de la division du poète au moment même où il s’adonnait à des activités « socialistes » et révolutionnaires montre que la démarche altruiste n’était pas entièrement sincère. Cela dit, « Chanson à ma chanson » semble exprimer une culpabilité atroce16, le « je » étant décrit comme responsable des malheurs de son peuple. En ce sens, la fin du poème n’est pas surprenante. La « chanson » revenue, le poète se tue avec elle :

Et tu revins ! – jour de fête…
Je soufflerai et une flamme de sang
allumera ici le bois et la pierre.
Sois à mes côtés – sois en moi…

[…]
Parmi flammes et fumée infernale
nous deux, ensemble, brûlerons.
Beaux dans la laideur ténébreuse
et laids dans la beauté lumineuse
dans l’air lourd et suffocant,
et aspirant à une paix céleste,
nous deux ici brûlerons,
nous deux, ensemble, mon chant !

14Le poète aime éperdument « sa chanson », mais cet amour est une souffrance intolérable. Le feu et le sang, les images apocalyptiques, suggèrent que l’écriture vit des meurtrissures impossibles à guérir et à supporter. Cette interprétation n’est pas hasardeuse. Yavorov choisit « le dernier rôle », celui du poète « décadent », « par défaut ». C’est à cause de ses « désillusions sociales » et de « l’effondrement de [son] rêve patriotique » qu’il retourne à la littérature comme une habitude rassurante (« habitudes coutumières »). Tout se passe comme si la fierté d’être poète moderniste, et de contribuer par là à l’évolution de la poésie bulgare, n’arrivait jamais à apaiser la souffrance, que les rôles antérieurs, présents de manière latente, continuent à nourrir.

15Ce rapport très complexe entre le passé et le présent innerve la poésie de Yavorov. Il se retrouve même dans le titre du poème. En effet, la préposition bulgare na dans le titre du poème « Pessen na pessenta mi » peut être traduite de deux façons. Elle peut signifier à la fois l’appartenance (« chanson qui appartient à mon chant, à ma poésie») et la dédicace (« chanson que je dédie à mon chant, à ma poésie »). Le titre est donc ambigu, il dit à la fois « c’est un poème qui illustre mon nouvel art poétique » et « c’est un poème réflexif sur ma poésie ». Nous avons opté pour la deuxième interprétation, d’où « Chanson à ma chanson », qui semble suggérer l’évolution de la perception poétique de Yavorov, et notamment le regard contradictoire que le poète jette sur la poésie « moderniste ». Elle est à la fois le chant fier du Moi créateur et celui du Moi coupable qui a vécu la mort de l’idéal.

16Ainsi, tandis que Baudelaire assume pleinement l’objectif narcissique de son voyage, qui consiste à se nourrir des âmes étrangères pour produire des œuvres poétiques, Yavorov l’avoue implicitement mais le trouve condamnable. Cette dissemblance tend pourtant à s’atténuer car dans « Les Foules », la démarche égotiste se transforme imperceptiblement en don gratuit. Il s’agit de la métaphore du poète-démiurge développée ainsi :

Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il [le poète] entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul tout est vacant ;

17L’âme du poète est partout « chez soi ». « Le personnage de chacun » n’oppose nulle résistance, c’est « un corps » vacant. Le poète est représenté comme un démiurge qui donne des âmes à des enveloppes humaines vides. Il a besoin d’elles pour se « nourrir », mais elles aussi ont, semble-t-il, besoin de lui pour remplir leurs intériorités. Une symbiose organique s’opère entre deux instabilités : celle du poète qui maintient sa « vitalité » poétique en se nourrissant des hommes, et celle des hommes, qui se sentent occupés par une âme vivifiante. Un besoin mutuel donc, le poète prend et donne, bien que les hommes ignorent l’échange. L’art est transformé en une transcendance remplaçant Dieu et permettant aux hommes de se rencontrer à travers le don poétique :

Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion […]. Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente.

18La signification religieuse du terme « communion » suggère que les corps de la foule reçoivent l’âme du poète, comme les chrétiens le « corps du Christ ». C’est une « nourriture » sacrée qui incarne la transcendance de l’acte poétique, celui-ci étant un don gratuit et pur. C’est également une expression paradoxale de l’humilité du « je », son âme ayant un besoin insatiable des autres pour vivre intensément (« singulière ivresse »). L’image qui se dégage de la dernière phrase de l’extrait est celle du corps « vacant » et « solitaire » du poète, cette fois, dont l’âme éprouve le désir d’ubiquité spirituelle. La « vacance » corporelle est donc tantôt du côté du « je » tantôt du côté de la foule. Une certaine fraternité ontologique en surgit, celle des âmes qui s’unissent, portées par un désir commun de transcendance.

19Il se trouve donc que les voyages de l’âme ont une double dimension chez Baudelaire, une visée affichée « au grand jour », qui ouvre le poème dans un élan orgueilleux de supériorité, et une autre, plus discrète, qui révèle la dimension christique de la poésie. Le refus apparent d’éthique mène à une morale supérieure. La contradiction éthique est dépassée sans dramatisme, victorieusement, à travers la transformation de l’art en religion.

20En revanche, dans le poème bulgare, la mort de la poésie individualiste montre que celle-ci ne peut constituer une transcendance. Elle naît sur les cendres de l’idéal, elle se nourrit de la déchéance de l’âme. Yavorov le dit clairement au début de son texte en s’adressant à sa « chanson dépravée » : « sache toi aussi : sont morts là-bas / Diable et Dieu. » La poésie qui n’est pas trempée dans l’action est coupable. Cette culpabilité contamine en quelque sorte la « nouvelle » poésie de Yavorov qui ne peut apaiser son amour patriotique brisé.

21Pourtant, et c’est ici que réside la continuité entre la première et la deuxième période de l’œuvre yavorovienne, bien que la poésie « décadente » soit un retour chez « soi », elle est présentée, dans les discours du poète, comme un don d’une autre nature : partager les confidences de l’âme, révéler ses vérités cachées :

Je sens que je porte quelque chose dans mon âme et j’ai le devoir de le dire. […] Je suis d’avis que le travail de l’écrivain n’est pas d’écrire des œuvres […], mais de dire, s’il possède une vocation, une vérité qu’il porte dans son âme17.

22Cette conception de Yavorov implique, pour la poésie, un objectif extrapoétique. Celle-ci devrait, selon les théoriciens de Missal, contribuer à l’élévation spirituelle et esthétique du peuple. Le poète doit servir la nation même s’il ne participe pas aux combats réels du jour. Ce n’est pas le cas chez Baudelaire pour qui la poésie est un but en soi :

Une foule de gens se figurent que le but de la poésie est un enseignement quelconque, qu’elle doit tantôt fortifier la conscience, tantôt perfectionner les mœurs, tantôt enfin démontrer quoi que ce soit d’utile. […] La Poésie, pour peu qu’on veuille descendre en soi-même, interroger son âme […] n’a d’autre but qu’elle-même ; elle ne peut pas en avoir d’autre18.

23Cette différence vient de l’histoire des deux pays. En France, la notion de « Beauté pure » naît comme une réaction de dégoût face à la société bourgeoise. Ainsi, dans « Les Foules », les voyages de l’âme permettent au poète de se sentir supérieur à tous ceux qui, dans la vie réelle, affichent leurs bonheurs factices :

Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l’égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque. […] Il est bon d’apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne fût-ce que pour humilier un instant leur sot orgueil, qu’il est des bonheurs supérieurs au leur, plus vastes et plus raffinés.

24Les « égoïstes » et les « paresseux » semblent renvoyer à la même catégorie d’individus à l’âme emprisonnée, incapable de voyager. L’allusion implicite à la richesse et à la sécurité contenue dans ces termes, fait transparaître le défi adressé à la bourgeoisie mercantile et à l’aristocratie imbue de mollesse et d’autosuffisance. L’âme du poète dotée d’ubiquité lui permet de prendre sa revanche sur une société frustrée qui, privée du don de « jouissance » véritable, ne fait que simuler sa satisfaction.

25Chez Yavorov, la poésie est forcément vouée au partage car le poète est né dans une époque charnière où l’idéal patriotique de libération des Bulgares restés sous la domination ottomane, cohabite avec la mission, patriotique elle aussi, du « progrès » culturel de la nation. Les lettrés bulgares sont ainsi, malgré leur distance vis-à-vis des combats politiques, des patriotes « involontaires ».

26Ainsi, à part les différences dues aux particularités historiques, les voyages de l’âme chez Yavorov et Baudelaire se ressemblent par leur démarche éthique contradictoire. Baudelaire « cache » son désir de donner derrière la fierté d’un amour narcissique illimité. Yavorov veut donner, mais arrive au constat tragique d’une poésie irrémédiablement centrée sur soi. La proximité des expériences vécues par les deux poètes est illustrée par Baudelaire lui-même qui écrit à la fin des « Foules » :

Les fondateurs de colonie, les pasteurs de peuples, les prêtres missionnaires exilés au bout du monde, connaissent sans doute quelque chose de ces mystérieuses ivresses [de « communion avec les autres âmes];

27Les métaphores « pasteurs de peuples », « prêtres missionnaires » dans cette citation font penser à la démarche christique19 de Yavorov. Il écrit pour donner son âme au peuple, aussi bien dans la « première » partie de son œuvre, où il épouse la cause des pauvres et des opprimés, que dans la seconde où il chante les souffrances de son âme coupable.

Un voyage érotique : la métaphore de l’âme prostituée 

28Le voyage de l’âme s’accompagne, chez les deux poètes, d’évocations érotiques. Visiter une âme étrangère s’apparente à une étreinte sensuelle. Chez Baudelaire, il s’agit d’une jouissance supérieure à ce que « les hommes nomment amour » :

Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l’âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à l’imprévu qui se montre, à l’inconnu qui passe.

29Le but du voyage est le plaisir rare, exquis, à la fois sensuel et spirituel : la « sainte prostitution de l’âme » a bien entendu une portée provocatrice. L’âme inventée par le christianisme, celle de la fidélité et du dévouement, procure des plaisirs mesquins, mensongers en comparaison avec la « prostitution ». Ériger celle-ci en valeur chrétienne (« se donne tout entière », « charité »), c’est montrer la perfidie de l’Eglise qui a sacralisé le « petit », le « restreint », le « faible » pour mieux régner sur les esprits. Grâce à la poésie, qui révèle les sensations engendrées par le voyage d’une âme érotique, les hommes peuvent enfin apprendre ce dont ils étaient privés.

30Ce plaisir érotique réside au fond dans l’ivresse que procure la puissance du « je » qui possède toutes les âmes (« toutes les professions », « toutes les joies », « toutes les misères »). L’érotisme de Baudelaire est foncièrement expansif. Sa force vient également de sa lucidité. La tonalité théorique des propos qui, au lieu de peindre poétiquement l’érotisme, explique en quoi il consiste, se caractérise par une majestueuse sérénité. L’érotisme n’est pas uniquement une pratique, c’est un savoir. Ainsi, le sentiment victorieux qui se dégage de la « prostitution » de l’âme baudelairienne tient sans doute à l’union entre le désir et la raison. Est-ce ainsi chez Yavorov ?

31Tout d’abord, contrairement à Baudelaire, le poète bulgare semble n’avoir aucune maîtrise sur les travestissements de son âme. Elle se « prostitue » de son propre gré. La rupture entre le « je » et le « tu » suggère que l’âme obéit aux désirs puissants qui échappent au contrôle rationnel, à la volonté du poète :

Et te voilà revenir fatiguée,
apeurée, rejetée et brisée.
… Plus d’une bouche ivrogne
but ta bouche de rubis.
Des mains malpropres en ces jours
démêlaient, emmêlaient, souillaient
la soie de ta chevelure.
Dans les étreintes sanglantes de l’homme sanguinaire
n’ondulas-tu qu’une seule fois ?
N’entendis-je pas la débauche railler ton innocence
et l’innocence te couvrir d’injures et de malédictions ?

32Le fait que Yavorov choisisse de personnifier son âme dans le personnage d’une belle femme prostituée ne semble pas anodin. La scène érotique est très visuelle et obsédante. Elle se focalise sur la chevelure, une partie du corps de la femme également fétichisée par Baudelaire aussi bien dans Le Spleen de Paris (« Un hémisphère dans une chevelure ») que dans Les Fleurs du mal (« La chevelure »). L’érotisme de la scène met en avant la sauvagerie des désirs de l’âme qui ne craint ni la bassesse ni le sang pour les rassasier.

33Pourtant, cette strophe est imprégnée de culpabilité. Le « je » porte un regard inquisiteur sur la sensualité criminelle de l’âme. Son érotisme est insupportable au poète. Au lieu de « jouir » de « l’universelle communion » de ses voyages, il en souffre. Cet érotisme avilissant se lit également dans le motif de la « jalousie » pour l’âme lubrique. D’une part, l’image du « je », en amant trahi, fustige la chute morale de l’âme, de l’autre, l’espionnage montre une obsession du vice :

Tel un voyou, je marchais après toi
et je pensais :
qu’est-ce qu’elle hait et qu’est-ce qu’elle aime ?
J’étais impuissant de jalousie, fort de ressentiment
et je me demandais :
qu’est-ce qui la tente et qu’est-ce qui l’entraîne ?
Ta voix couvrait partout le bruit de mes pas,
alors, je fouillais,
je fouillais ces âmes capturées.

34Ces vers comportent un certain voyeurisme : le poète est obsédé par le plaisir de son amante, mais il sait que cela est malsain (« voyou »). Il y a donc une obsession érotique chez Yavorov qui, à la différence de Baudelaire, n’est pas assumée. D’autre part, tandis que le désir dans le poème bulgare est présenté comme incontrôlable et incompréhensible (l’âme part « toute seule », sans « l’autorisation » du poète), chez Baudelaire il est entièrement maîtrisé : « Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu’il peut à sa guise être lui-même et autrui. » Il est l’auteur de ses « jouissances fiévreuses » qui obéissent à sa volonté. Cette idée de maîtrise, qui fait par ailleurs référence à la conception baudelairienne du travail poétique20, suggère que les voyages de l’âme sont le résultat d’un apprentissage du plaisir et non le fruit du hasard. Ici, le genre même du poème en prose contribue à mettre en avant la science érotique du poète : sans l’artifice de la versification, la pensée du poète est dénudée, elle gagne en provocation et en sincérité.

35Chez Yavorov, au contraire, la forme contribue à l’impression d’absence de contrôle. Les iambes libres, de longueur aléatoire, novateurs à l’époque (d’ailleurs, le reste du recueil Insomnies est en strophes de vers monométriques), insistent sur le désir incontrôlable, sauvage de l’âme. Ils imitent ses « ondulations » dans les étreintes lubriques du vice (« Dans les étreintes sanglantes de l’homme sanguinaire / n’ondulas-tu qu’une seule fois ? »).

36Comment expliquer cette différence notable ? Pourquoi la teneur érotique de l’écriture est-elle célébrée par Baudelaire et condamnée par Yavorov ?

37La « censure » de la sensualité dans le poème bulgare pourrait être éclairée à la lumière de l’aspect absolument novateur de « Chanson à ma chanson » à l’époque de sa publication. Une telle peinture de l’érotisme est sans précédent dans une littérature jeune où l’idéalisme des rapports amoureux caractérise aussi bien la génération d’Ivan Vazov que celle de Yavorov et de ses successeurs, les symbolistes. Voici, un autre poème de Yavorov, intitulé « Malédiction », où la femme séductrice est décrite comme dans le jour du péché originel :

Mon âme, femme, mon âme était un temple
de rêves audacieux et de claires inspirations.
Maudite soit l’heure où je t’y menai ! –
où, parmi les désirs innommables,
je tendis la main et criai : je connais son nom.

Je t’y menai, sainte sur un trône royal,
vêtue de la mante pourpre de mon rêve vierge.
Ta volonté, disais-je, qu’elle soit une loi :
L’armure du guerrier, la lyre du poète,
bénis-les ! – priais-je dans un doux gémissement.

Mais tu te levas et furieuse, les cheveux épandus,
déchiras les vêtures – ton malheur ! –
Un fou ricanement emplit le temple…
Ta nudité lascive transforma mon âme
en repaire de luxure : car tu fus – ce que tu es !

38Ici, le substantif « femme », ayant la valeur généralisante de toutes les femmes, suggère le corps féminin comme objet de désir. Ce désir est, pourtant, comme dans « Chanson à ma chanson » qualifié de « repaire de luxure », il avilit l’âme, diminue l’homme.

39En effet, au début du texte, « la femme » est accusée de souiller la pureté du poète. Il l’invite « dans son temple » – mot qui crée une ambiance religieuse – croyant qu’elle possède la même pureté et la même pudeur que lui. Tout se passe comme si « le désir » devait être sacralisé pour être assumé. Cependant, le poète découvre que la femme manque de pudeur, elle incarne le « désir pur », et de ce fait, n’est pas digne d’être aimée.

40Ainsi, « Malédiction » comme d’autres poèmes de Yavorov consacrés à la « femme » se distingue profondément de ses textes consacrés à la femme aimée. Dans ce dernier cas, il s’agit d’un amour plutôt platonique. Voici un exemple du poème « Magicienne » :

Mon âme est une captive docile,
par ton âme captivée ! – captive,
mon âme, en deux yeux silencieux.
Mon âme te prie et te conjure :
elle prie ; – je te regarde – un siècle passa…
Ton âme magicienne se tait.
Mon âme se tourmente dans la faim et la soif,
mais ton âme ne répond pas,
ton âme, enfant et divinité…
Le silence règne en tes yeux :
ton âme a honte, peut-être,
de son triomphe magique21.

41Cet amour est essentiellement spirituel. Le désir en est absent. Tout se passe comme si la femme aimée, une « déesse », n’inspirait au poète que soumission et adoration platonique. Les amants sont unis par leurs regards (« je te regarde », « en tes yeux »), leurs « silences », mais aussi par leurs « pudeurs » absolues : dans les trois derniers vers, le poète semble admirer la « pudeur » de sa bien-aimée (« ton âme a honte, peut-être »), la gêne, ressentie par la femme face à l’amour inconditionnel du poète.

42La « Chanson à ma chanson » est à l’opposée de cette perception de l’amour pur. Le poète, séduit par la sensualité de la femme, fasciné par elle, la suit partout, mais ne peut lui pardonner sa débauche. À la fin du poème, lorsque l’amante retourne chez « elle », c’est l’amour qui triomphe sur le désir, mais cet amour, aussi fort soit-il, ne peut survivre à autant de culpabilité. Les amoureux meurent dans une dernière étreinte brûlante.

43En effet, l’autocensure de Yavorov signalerait tout le dramatisme, toute l’anxiété face au désir, dans une littérature non encore émancipée de la religion et qui, malgré ses aspirations à la « modernité », préserve les valeurs patriarcales d’avant-Libération. Le poète bulgare ne cache pas sa profonde contradiction à se sujet, il avoue avoir « dans son âme un besoin de religion et une capacité à croire », mais qui sont « dérangés » par « une raison critique qui [le] guette et [le] raille à chaque pas22 ».

44Certes, le texte de Baudelaire n’est pas moins scandaleux pour la société de son époque. Mais l’héritage de la littérature française, son riche répertoire de littérature érotique, font qu’il n’est pas un pionnier dans ce domaine. Chez Baudelaire, l’anxiété est absente. L’érotisme de l’« universelle communion » n’est pas source de souffrance, mais de plaisir et de puissance.

Un voyage métaphysique face à la solitude

45Dans « Les foules » et « Chanson à ma chanson », les voyages de l’âme sont en relation avec la conscience d’une solitude irréductible. C’est aussi parce qu’ils se savent à jamais seuls que les poètes ont besoin de faire voyager leurs âmes. Chez Baudelaire, le voyage est indépendant du contact réel avec autrui. Il s’agit d’imaginer les « âmes visitées », non de les connaître objectivement par le biais des rapports sociaux :

Multitude, solitude : termes égaux et convertibles pour le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée.

46La solitude, c’est la distance qu’il faut savoir maintenir entre soi et les autres, pour être un poète « actif » et « fécond ». « Peupler sans solitude », c’est être avec les autres en leur absence. Les voyages de l’âme permettent de « communier » sans perdre la conscience aiguë de sa propre altérité. En ce sens, la solitude « physique », étant à l’origine de la disposition poétique, doit être cultivée. Celui qui cherche à « effacer » sa solitude dans la foule, cherche à s’oublier pour ne pas ressentir l’angoisse de sa propre existence. Les hommes ont inventé la différence entre les termes « multitude » et « solitude » car ils ont voulu croire qu’il existait un remède à la solitude, appelée « multitude ». Le poète refuse ce remède fallacieux. L’insistance sur le verbe « savoir », qui contient l’idée d’apprentissage, montre que la lucidité se gagne au prix d’efforts et de courage. Le poète est celui qui a une attitude virile face à l’angoisse existentielle, il a la force de l’assumer et de la transformer en création. Car les voyages de l’âme sont en quelque sorte les « enfants » de la solitude, les poèmes. Le terme de « fécondité » enrichit la métaphore érotique de la « prostitution de l’âme ». La solitude rend possible la puissance d’engendrement, elle est la vie même, dans ses moments les plus intenses et les plus purs.

47Maintenir la sensation de vitalité voilà donc un des objectifs des voyages de l’âme. Car cette vitalité peut être perdue lorsque l’âme voyageuse retourne « chez elle ». En ce sens, l’image du poète qui « sait être seul dans une foule affairée », bien qu’elle suggère le courage de repousser l’étreinte rassurante de la « multitude », est ambiguë. Elle suggère le besoin de proximité humaine au moment même où le poète rentre en lui-même. Ainsi, bien que, par la juxtaposition des phrases, Baudelaire mette sur le même plan le savoir de « peupler sa solitude » (les voyages de l’âme) et celui d’« être seul dans une foule affairée » (le retour), la première métaphore évoque un état de bonheur et de vitalité, la seconde, une faiblesse inavouée.

48Cette idée que l’âme du poète est plus heureuse en « voyage » que chez elle, est également présente dans le poème « Les Fenêtres » du Spleen de Paris où le poète exprime son besoin d’imaginer les histoires des autres pour conquérir l’estime de soi :

Par-delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant. […] Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.

49C’est lorsqu’il est chez les autres que le poète se sent vivre et prend conscience de son identité :

Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?

50Cette dualité entre le bonheur « chez les autres » et les difficultés « chez soi » est également présente chez Yavorov. Dans « Chanson à ma chanson », la rupture entre le « je » et le « tu », déjà éclairée du point de vue éthique et érotique, pourrait également être interprété comme une tentative désespérée d’aller à la « multitude ». Le motif de la jalousie, cité plus haut, prend en ce sens une résonance nouvelle. Le « je » suit son amante non seulement parce qu’il l’aime, mais aussi parce qu’il aime ses amours. Tout se passe comme si les « paysans », les « pauvres » et les « haïdouks » justifiaient les infidélités de l’âme. Ainsi, lorsqu’il se persuade que ces derniers ne pourront jamais « effacer » sa solitude, il se sait à jamais condamné :

En vain, je cherchai la vérité en eux,
créés dans le mensonge et le vice.
En vain, je poursuivis même le mensonge –
Dieu de l’univers, une âme dans l’âme.
Souffrance ! Une souffrance insipide,
pitoyable, indifférente,
quelque part au milieu
de la vérité et du mensonge…

Me voilà aujourd’hui : regarde, c’est un pic – solitude.
Et tu revins, ma beauté !
Car, il n’y a ni mal, ni souffrance, ni vie
en dehors de mon cœur – cercueil,
où la cendre gît
de tous les vérités-mensonges.
Car, il n’y a ni esprit, ni objet
en dehors de ma poitrine – fourneau
du feu universel vivant –,
temple de tout l’univers.

51Le retour de l’âme « dépravée » est en soi une confirmation ultime de la solitude. La reprise de l’expression « en vain » montre à la fois la souffrance de la désillusion et la certitude préalable d’une démarche vouée à l’échec. Le vers « regarde, c’est un pic – solitude » suggère le plus haut point de la solitude, mais aussi l’ascension du « pic » d’une vie où, comme connaissance ultime, arrive le mot qui résume tout : « solitude » (samota). Utilisé sans article, comme en dehors de la grammaire, ce mot semble désigner un espace en dehors de l’humanité.

52Comme Baudelaire, Yavorov montre les pièges du langage qui fait croire aux hommes que la vérité et le mensonge existent. Le néologisme « vérités-mensonges » montre la force du poète qui « s’émancipe » du langage à ses risques et périls. Il abandonne « la multitude » malgré son amour pour elle, malgré son désir d’en faire partie. La cause des « paysans », des « pauvres », des haïdouks » n’est ni vraie, ni mensongère pour Yavorov. Ces deux derniers termes sont « égaux et convertibles », pour reprendre la terminologie baudelairienne, car ils supposent un système de valeurs partagées par les membres d’une communauté. Croire à la vérité et au mensonge, c’est aussi croire aux autres qui, dans le but de vivre ensemble, forgent des lois (religieuses, éthiques ou sociopolitiques) influant sur la définition du « vrai » et du « faux ». Or, le poète bulgare apprend, grâce aux voyages de son âme, qu’il est incapable de partager son altérité. Il sait qu’aucune « vérité » étrangère ne sera la sienne.

53Certes, l’impératif « regarde », qui invite « l’âme » à admirer la solitude du « je », contient l’idée de fierté. Comme chez Baudelaire, la conscience d’être seul est une source d’orgueil et de puissance. Elle donne accès au « feu universel vivant », une métaphore de la création et de la vie, la vie comme matière (« objet ») et esprit (« temple »). Mais la conscience d’être poète démiurge tue l’homme en lui (« la cendre », « le cercueil »). Le retour de l’âme s’associe au désir de mort (« nous deux ici brûlerons, / nous deux, ensemble, mon chant ! »). La vision de partage étant définitivement anéantie, le poète ne désire pas entreprendre de nouveaux voyages.

54Pour résumer, dans les deux poèmes, les voyages de l’âme s’associent, malgré les nuances, à un élan positif : le plaisir de se sentir vivant, chez Baudelaire, l’espoir de faire partie de la « multitude » chez Yavorov. Le retour de l’âme provoque également, dans les deux cas, des réactions similaires. Car bien que dans « Les Foules » le désir de mort ne soit pas clairement évoqué, d’autres poèmes du Spleen de Paris en font leur motif principal. Ainsi, dans « Any where out of the word », le poète « discute » avec son âme pour apprendre quel est l’endroit du monde qui lui conviendrait le mieux. Exaspérée par les propositions du poète, celle-ci finit par répondre : « N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! »

55Ainsi, chez les deux poètes, le « retour chez soi » provoque la souffrance et le désir de mort, mais, tandis que Yavorov n’oppose aucune résistance à ce désir de mort, Baudelaire semble le combattre en le transformant en point de départ de nouveaux voyages. « Les Foules » et « Les fenêtres » illustrent clairement cette transformation. Ils permettent de fuir la souffrance du spleen dans le mouvement perpétuel entre soi et les autres.

56Comment pourrions-nous expliquer cette différence ?

57Peut-être, encore une fois, la différente perception de la poésie y est pour quelque chose. Yavorov, mais aussi les poètes de la génération suivante, cherchent, nous l’avons dit, à contribuer au « progrès culturel » de leur nation. Mais que veut dire cette formule concrètement ? En effet, à travers la poésie, ils aspirent à accéder à une connaissance métaphysique, destinée à être partagée. La poésie est le chemin, non le but, vers cette connaissance. Ainsi, Pentcho Slaveïkov, le théoricien de Missal, estime que le véritable artiste possède un « tempérament courageux et passionné, cherchant la vérité dans la vie23 ». Il s’agit de pouvoir déchiffrer les secrets de l’existence, de révéler tout ce que le réalisme vazovien, dans son souci de l’anecdotique, ne permettait pas de voir.

58Dans « Chanson à ma chanson », cette recherche métaphysique est évoquée par l’obsession de la vérité (« en vain, je cherchai la vérité en eux »). Mais, une fois, cette vérité découverte, la poésie elle-même semble perdre sa raison d’être. D’où, peut-être, à la fin du poème, la mort de la « chanson », qui signifie, outre les interprétations avancées plus haut, l’inutilité de poursuivre un chemin arrivé à destination. Cela dit, le poème liminaire d’Insomnies préfigure en quelque sorte « la fin » de l’œuvre poétique de Yavorov. Puisque la poésie n’est pas un but en soi, elle est condamnée à s’éteindre progressivement dans cette idéalisation de la souffrance et de la mort à laquelle aboutit la connaissance métaphysique chez le poète bulgare. Ainsi ce n’est peut-être pas un hasard si Yavorov se tourne, quelques années plus tard, vers la dramaturgie, qui lui procure la sensation, éprouvée pour la première fois, d’être un homme de lettres24. Autrement dit, c’est avec ses pièces de théâtre qu’il évolue vers une perception plus technicienne de la littérature, centrée sur sa valeur esthétique intrinsèque.

59 

60Il semble tout à fait raisonnable d’adhérer aux propos de Guéo Milev, cités au début de cet article, selon qui « Yavorov est pour la poésie bulgare ce que Baudelaire est pour la poésie française ». En effet, la comparaison nous a permis de constater un imaginaire poétique fraternel : les deux poètes se rencontrent sur le plan éthique, érotique et métaphysique en décrivant le même motif de l’« âme voyageuse », tout en gardant une singularité nationale « inévitable », due aux contextes historiques fort éloignés.

Notes de bas de page numériques

1 Гео Милев, « Идеи и критика от Иван Радославов », 1922, Критическо наследство на българския модернизъм, III, София, ИК « Боян Пенев », 2009, с. 202.

2 Гео Милев, « Модерната поезия », 1914, Критическо наследство на българския модернизъм, I, София, ИЦ « Боян Пенев », 2009, с. 154.

3 Le « symbolisme » bulgare regroupe les poètes bulgares successeurs de Yavorov : Dimtcho Debelyanov, Nikolaï Liliev, Téodor Trayanov et d’autres. Péio Yavorov est considéré par la critique contemporaine bulgare comme pré-symboliste et comme un des fondateurs du modernisme bulgare.

4 La libération de la domination ottomane qui a duré cinq siècles.

5 Missal signifie « pensée » en bulgare. Les membres du cercle sont Pentcho Slaveïkov (poète et critique), Krastiou Krastev (critique), Petko Todorov (nouvelliste) et Péio Yavorov (poète). Ce cercle se forme autour de la revue éponyme fondée en 1892 par Krastev.

6 Dans une lettre de janvier 1907 à K. Krastev depuis Nancy, Yavorov propose la traduction de plusieurs poèmes des Fleurs du mal en vue de leur publication dans la revue Missal (in : Михаил Арнаудов, Избрани произведения в два тома, София, Български писател, 1978, с. 91).

7 Dans ses entretiens avec Mihaïl Arnaoudov menés en 1911, Yavorov dit : « Mon cher, s’il y a une influence découvre-la. Je ne la sens pas. C’est petit à petit que j’ai découvert le chemin, que j’ai découvert l’expression du nouveau. » (in : Михаил Арнаудов, Избрани произведения в два тома, София, Български писател, 1978, c. 91).

8 « Pessen na pessenta mi ». Le mot bulgare « pessen » qui se traduit en français par « chant », « chanson » est utilisé par les poètes bulgares pour parler de « poèmes », de « poésie ». Cet emploi peut être expliqué par le rapport toujours vivant, à l’époque de Yavorov, entre les lettrés et la chanson populaire. Ainsi, Pentcho Slaveïkov connaît très bien le folklore bulgare grâce à son père, le poète Petko Slaveïkov, qui a réalisé un immense travail de collecte. Nous avons préféré traduire « Chanson à ma chanson » et non « Chant à mon chant » car la notion de féminité est centrale dans le poème.

9 Baudelaire, Le Spleen de Paris (Petits poèmes en prose), éd. Claude Pichois, Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975.

10 En réalité, dans le poème bulgare, c’est la « chanson » du poète qui voyage dans les intériorités étrangères : cela est dit dans le dernier vers du poème. Pourtant, pour Yavorov, Pentcho Slaveïkov et tous les poètes symbolistes qui leur succèdent, « le chant », synonyme de poésie, réside dans l’expression fidèle de l’âme. Ainsi Yavorov dit à son enquêteur Mihaïl Arnaoudov : « Je ne fais qu’écouter et je copie ce que quelque Démon ou Dieu chante dans mon âme » (in : Михаил Арнаудов, Избрани произведения в два тома, София, Български писател, 1978, c. 81).

11 C’est nous qui traduisons tous les textes poétiques et critiques bulgares.

12 Михаил Неделчев, Яворов. Литературна личност. История на книги и стихотворения, София, Дамян Яков, 2005, с. 22-24.

13 À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle le « socialisme » bulgare ne peut se confondre avec celui qui existe en Europe occidentale. Puisque la Bulgarie est à cette époque un pays faiblement industrialisé, la classe ouvrière est quasiment inexistante. En effet, le « socialisme » bulgare est influencé par le mouvement des narodniks, « socialisme agraire », fondé par les populistes russes Alexandre Herzen et Nikolaï Tchernychevski. Il s’agit d’un mouvement de contestation de l’inégalité sociale qui a nourri les élans révolutionnaires et l’idéalisme de la jeunesse bulgare.

14 Le traité de San Stefano du 3 mars 1878 proclame la liberté des Bulgares. Pourtant, ce traité est révisé quelques mois plus tard par le congrès de Berlin. Les territoires sont alors « redistribués », les Bulgares de Macédoine restent dans l’Empire ottoman.

15 Пейо Яворов, in : Михаил Арнаудов, Избрани произведения в два тома, София, Български писател, 1978, c. 85.

16 Guéo Milev écrit au sujet de Yavorov : « La souffrance, qui est un thème permanent dans la poésie de Yavorov, n’est pas sa souffrance personnelle ; une telle souffrance personnelle ne peut exister. C’est la souffrance collective du peuple dans le passé – héritage sombre dans l’âme du poète » (in : Гео Милев, « Кратка история на българската поезия », 1925, in : Блуждаеща естетика. Българските символисти за символизма, София, Издателство на БАН, 1992, с. 326).

17 Пейо Яворов, in : Михаил Арнаудов, Избрани произведения в два тома, София, Български писател, 1978, с. 118.

18 Charles Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe », 1857, préface de la traduction des Nouvelles histoires extraordinaires d’Edgar Poe, Paris, Michel Lévy Frères, reprise dans l’édition Gallimard, « Folio », 1974, p. 42.

19 Yavorov écrit dans une lettre à Krastev : « Jésus était un grand poète symboliste. Il parlait à ses disciples en leur distribuant du pain et du vin : "Mangez, ceci est ma chair, buvez, ceci est mon sang" » (in : Михаил Арнаудов, Избрани произведения в два тома, I, София, Български писател, 1978, с. 91).

20 Dans « Notes nouvelles sur Edgar Poe », Baudelaire se moque des poètes qui croient à l’inspiration : « Certains écrivains affectent l’abandon, visant au chef-d’œuvre les yeux fermés, pleins de confiance dans le désordre et attendant que les caractères jetés au plafond retombent en poème sur le parquet. » (préface des Nouvelles histoires extraordinaires d’Edgar Poe, p. 45).

21 Пейо Яворов, « Вълшебница », Съчинения в два тома, I, София, Български писател, 1993, с. 111.

22 Пейо Яворов, i: Михаил Арнаудов, Избрани произведения в два тома, I, София, Български писател, 1978, с. 104.

23 Пенчо Славейков, « Душата на художника », 1899, Критическо наследство на българския модернизъм, I, София, ИЦ « Боян Пенев », 2009, с. 16.

24 Михаил Арнаудoв, Избрани произведения в два тома, I, София, Български писател, 1978, с. 117.

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Pour citer cet article

Vessela Aladjemova-Dotal, « Le motif des voyages de l’âme chez Baudelaire et Yavorov », paru dans Loxias, 50., mis en ligne le 14 septembre 2015, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=8145.


Auteurs

Vessela Aladjemova-Dotal

Vessela Aladjemova-Dotal est docteur en littératures comparées de l’Université Montpellier III et enseigne le français dans l’enseignement secondaire. Elle a soutenu en décembre 2014 une thèse consacrée aux versifications française et bulgare dans leurs relations avec l’histoire et la culture. L’étroite imbrication entre les formes esthétiques, les discours qui les accompagnent et les composantes nationales d’une littérature font partie de son domaine de recherche.