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Vincent Tasselli  : 

Marguerite Duras, Jean-Luc Lagarce : le dialogue troué, un geste théâtral contemporain

Résumé

Il s’agira dans cet article de mettre au jour plusieurs thématiques communes aux œuvres théâtrales de ces deux auteurs contemporains. À travers la déconstruction du récit, la mise en ruine de l’espace scénique, du personnage et de la langue, nous pouvons observer un démantèlement du genre, d’où le sens va émerger. C’est un Théâtre rénové par son effacement qui apparaît, transposant les personnages de l’huis-clos familial vers l’archétype, et entraînant une remise en question, une redéfinition du genre et une réflexion sur la place du spectateur, sur son rapport intime à la langue, au signifiant comme au signe, et au final sur la communication entre les êtres. À travers l’effondrement et le silence, l’écriture conduit aux origines, aux retrouvailles entre l’homme et sa parole. Le théâtre de Lagarce et de Duras est un retour à la source, entrevue dans le refus des traditions et la recherche du mot à jamais égaré.

Abstract

This article aims to bring to light several themes common to the theatrical works of these two contemporary authors. Through the deconstruction of the story, the dissection of the performance area, the character and the language, we can observe a dismantling of the genre, from which meaning will emerge. From this deconstruction, a new Theatre arises, which transposes the characters from the family huis clos to the archetype and leads to questioning, to redefining the genre and rethinking the place of the audience, their intimate connection to language, to the meaning as well as to the word, and ultimately to communication between beings. Through the collapse and silence, writing leads back to the origins, to the reunion of man and his speech. The works of Lagarce and Duras are a return to the core, which lies somewhere between the refusal of traditions and the search of the forever-lost word.

Index

Mots-clés : Duras (Marguerite) , effacement, huis-clos, Lagarce (Jean-Luc), théâtre

Géographique : France

Chronologique : Période contemporaine , XXe siècle

Plan

Texte intégral

1Jean-Luc Lagarce est actuellement l’auteur contemporain le plus joué en France et dans toute l’Europe. Son œuvre connaît une gloire immense dans le monde du théâtre, auprès du public comme des troupes d’acteurs, des producteurs ou des directeurs de salles. Depuis quelques années, les universitaires se penchent à leur tour sur sa production et reconnaissent sa modernité ; les colloques organisés en 2007 pour « l’année Lagarce », ainsi que l’inscription de ses textes aux programmes du Baccalauréat et de l’Agrégation de Lettres lui ont permis de rencontrer une véritable reconnaissance posthume.

2De son vivant, Jean-Luc Lagarce fut pourtant très critiqué, et son œuvre resta ignorée, reléguée au rang de textes mineurs, tandis que son contemporain, Bernard-Marie Koltès rencontrait immédiatement le succès, soutenu par les mises en scène de Patrice Chéreau. La plume dramaturgique lagarcienne a longtemps été réduite à une réécriture du style de Marguerite Duras ; plusieurs critiques ont décrit ses pièces comme du « sous-Duras », et Les Orphelins fut même qualifié dans La Quinzaine littéraire d’« India Song de pacotille1 ». Une écriture trop simplifiée, nue, d’un sentimentalisme noyé dans une stylistique conceptuelle, à la fois banale et intellectuelle, voilà dans quelle case étriquée l’on compartimenta et l’on réduisit l’œuvre du jeune dramaturge. Il est vrai que Jean-Luc Lagarce aimait Duras ; son journal témoigne d’une grande admiration pour son œuvre. Le Ravissement de Lol V. Stein était pour lui « un livre culte2 », et nous retrouvons d’ailleurs un facétieux clin d’œil au roman durassien, lorsque, dans le projet d’écriture d’une nouvelle sur Lou Andreas-Salomé, il note que « l’amie de Lou s’appelle Malwida Valérie Stein (connotations très très très intellectuelles, ouais)3 ». Lagarce avait compris que les critiques n’auraient de cesse d’établir une filiation quasi-plagiaire avec l’œuvre de son aînée, et lui-même s’amusait de ce raccourci, qualifiant avec humour son penchant au silence de « faux Duras4 ».

3Depuis la redécouverte de son répertoire, les chercheurs récusent cette empreinte de l’écrivaine dans son style, afin d’aborder son œuvre plus profondément, et d’éclairer la vérité de l’auteur : l’écriture lagarcienne. Toutefois, à trop vouloir évacuer la marque durassienne, ne restreignent-ils pas toute possibilité de rapprochement thématique ou stylistique entre les deux artistes ? Certes, les médias ont toujours eu besoin d’expliquer la modernité en recherchant des filiations parfois arbitraires : Christine Angot est la nouvelle Duras, Houellebecq est le nouveau Céline. On attend encore les nouveaux Baudelaire, on espère toujours un nouveau Rimbaud… L’œuvre lagarcienne fut affaiblie par cette comparaison ; on ignora les spécificités de ses pièces, de ses phrases. Sans vouloir ôter aux œuvres leurs aspérités, et négliger la dimension personnelle des productions de chacun, ne peut-on pas tout de même, dans une juste mesure, se demander s’il n’y aurait pas des ponts tendus entre leurs textes ? Sans prétendre à une totale identification, mais sans pour autant négliger cette parenté manifeste, serait-ce une facilité de comparer ces deux gestes scripturaux ? Certaines recherches et obsessions similaires ne traduiraient-elles pas plutôt des enjeux dramaturgiques communs, liés au devenir de la forme dramatique, débarrassée de l’action aristotélicienne, et entraînant l’émergence d’un visage inédit, d’une voix neuve, d’un nouveau rôle assigné au théâtre ?

4À travers l’écriture de l’huis-clos familial, nous verrons que ce sont des archétypes réactualisés qui travaillent les textes, et font de la famille un mythe, un nouveau texte fondateur. L’écriture se fait alors vacillante, tremblée, elle traduit l’incertitude, la dilution des repères fixes du monde et de l’espace scénique. Le texte est miné, lacunaire, le brouillage contamine les paroles, et c’est une esthétique de la déconstruction qui préside à la production dramaturgique des deux auteurs. Détruire, disent-ils. Cette ruine permet toutefois de repenser le Théâtre, cette parole qui surgit de la langue à l’oreille et dans laquelle l’oralité et la recherche du mot à jamais effacé esquissent les contours d’une redéfinition du genre littéraire. Duras et Lagarce, à force d’effacer leurs œuvres et d’écrire dans la perte, n’ont-ils pas, chacun, participé à la création du théâtre contemporain français ?

De l’intime à l’archétypal : l’huis-clos familial, une légende de la solitude

5L’enfance demeure le terreau le plus fertile de l’écriture. Elle est l’espace effacé, le temps révolu dans lequel s’enracinent les scènes primitives qui se répercuteront d’œuvre en œuvre. La famille, « celle-là dont on hérita ou qui hérita de vous5 », est un lieu double, à la fois celui de l’intime et le reflet difracté, minimalisé, du monde extérieur. Elle est le creuset, l’athanor alchimique qui a permis à l’artiste de comprendre sa singularité, sa solitude aussi, et lui a fourni la force de l’arborer fièrement dans ses textes. Le théâtre de Lagarce, comme celui de Duras, s’écrit souvent dans l’ombre familiale, dans le décor estompé des souvenirs enfantins, constamment remaniés, effacés, reconstruits. Déréalisés. Plusieurs pièces développent un théâtre de l’intime, dans lequel les retrouvailles et la confrontation avec les proches traduisent la difficulté de communiquer avec l’autre. La maison familiale, dont il semble qu’il faille se libérer pour créer, est à la fois le landau et la tombe, l’origine et la fin de tout : le caveau familial. Un cloître sans Dieu. Les dramaturges errent éternellement dans ce lieu-limite, réécrivent sans cesse les contours des personnages de la fratrie, conférant, à force de reprises, une dimension quasi-mythologique au drame familial. Atrides effacés, les membres de la famille, devenus personnages scéniques – personna –, se dénudent pour revêtir dès lors le masque de l’archétype.

6Nous développerons nos réflexions principalement sur la pièce de Jean-Luc Lagarce Juste la fin du monde, que nous rapprocherons de deux autres œuvres surgies dans l’espace-clos de la famille, Le Pays lointain et J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, tandis que nos évocations du théâtre durassien seront quant à elles centrées à la fois sur la figure primordiale de la Mère, que nous retrouvons dans Des journées entières dans les arbres, et sur le dispositif spécifique mis en place dans India Song.

Un théâtre de l’intime

7Les drames durassiens et lagarciens se meuvent dans l’espace intime, qui, loin d’offrir le bonheur des retrouvailles familiales, cloître les personnages dans un confinement de plomb, une infertile claustration, une oppressante chape de silence. La famille est une joie forcément déceptive, le désir d’une osmose, l’attente d’une communication qui ne peut advenir : chacun veut s’adresser à l’autre, et personne n’y parvient vraiment. Les auteurs font dialoguer des solitaires, irrémédiablement séparés les uns des autres. La parole cherche à se frayer un passage, elle veut surgir, s’adresser, mais échoue sitôt prononcée. Et c’est là le paradoxe : la volonté de dire est le frein au dicible, et l’on ne peut que parler seul au milieu des autres. Le soliloque est le châtiment pour qui croit encore aux lointaines « paroles ailées » homériques. Duras et Lagarce se rejoignent dans une dramaturgie de l’intime, de l’incommunicabilité, des embourbements marécageux de l’échange banal, qui sape toute possibilité d’aller au bout de la parole. L’ombre de Tchekhov plane sur les planches et sur la page. Les pièces évoquent le « stationendrama », l’« intima Theatern », ce théâtre statique théorisé par Ibsen ou Strindberg. L’échange n’a pas lieu, l’intrigue disparaît, et le cloisonnement se fait prison. Une atmosphère se créé, jamais une narration.

8Les personnages recherchent désespérément leurs traces, mais celles-ci sont effacées, et une fois la porte de la maison familiale franchie, le nid est vidé, le silence est assourdissant, la parole est retenue dans la gorge contractée. Une angoisse recouvre les êtres dans ce lieu même de l’enfance. La maison enferme le personnage, vampirise son besoin viscéral de renouer le contact. Nous sommes alors dans ce que Jean Genet qualifiait de « théâtre de cimetière6 » ; le familier n’est plus reconnaissable, l’unheimliche régit désormais ce décor pourtant propice aux réconciliations. Marguerite Duras, dans la didascalie liminaire des Journées entières dans les arbres, annonce déjà l’irréalité inquiétante de la maison du fils :

Un appartement de deux pièces, anonyme. Il est aux environs de midi. Il fait beau. L’appartement est à moitié vide, désolé, meublé, dirait-on, de vieux meubles d’hôtel. On est dans la première pièce. La deuxième, une chambre, se voit un peu dans le fond de la scène7.

9La famille n’a pas vécu ici. L’espace est déserté, « anonyme », anxiogène, comme frappé d’étrangeté. L’article indéfini ne développe aucune référence anaphorique. Tout est silencieux, les personnages ne sont pas évoqués, personne ne semble errer dans ce domaine oublié. Les meubles paraissent n’avoir aucun souvenir. Ont-ils même connu des enfants ? Ont-ils déjà été caressés par les parents ? Aucune trace humaine, aucune empreinte, aucun jeu enfantin qui aurait entraîné un coup, une entaille du bois, un écaillement du vernis. Le lieu de l’enfance n’en est pas un, il semble être recouvert d’une pellicule mortifère de temps poussiéreux ; devenu un lieu vitrifié, monacal. Un no-man’s land. Revenue des colonies pour parler à son fils, la Mère sera blessée par son refus et son silence, et repartira le lendemain de son arrivée.

10De même, Louis retourne après plusieurs années sur les terres de sa famille, pour annoncer l’imminence de sa mort :

Cela se passe dans la maison de la Mère et de Suzanne, un dimanche, évidemment, ou bien encore durant près d’une année entière8.

11L’article défini n’est là que pour construire le complément du nom « de la Mère et de Suzanne », et inscrire d’emblée le personnage principal dans sa dépossession du lieu. Il n’est plus chez lui, il est chez sa mère et sa sœur. Rien n’indique qu’il y a même un jour vécu. Le lieu ne lui est plus familier, et au cadre spatial incertain répond un ancrage temporel hésitant. L’action, si action il y a, se déroulera « un dimanche » parmi tant d’autres, sans événement, sans aspérité autre que ce léger engourdissement, cet ennui diffus et subi des dimanches en famille, au cœur de la Province. Le temps dissolu, étale et étalé, peut tout aussi bien s’étendre à « une année entière ». Louis viendra prévenir de sa fin, et n’y parviendra pas. Il repartira sans avoir délivré son message, son silence sera muré dans le lieu de l’absence. Le rêve qu’il évoque dans la troisième scène de l’intermède s’avère finalement prémonitoire :

Et ensuite, dans mon rêve encore, toutes les pièces de la maison étaient loin les unes des autres, et jamais je ne pouvais les atteindre, il fallait marcher pendant des heures et je ne reconnaissais rien9.

12Évidemment, nous pouvons penser à l’enfance de Lagarce à Valentigney, dans le Doubs, à cette maison au bout de la courbe d’un chemin de terre en pente douce, adossée à un petit bois, dans laquelle le jeune Jean-Luc a vécu avec ses cadets, Francis et Patricia, devenus Antoine et Suzanne, et ses parents, Frédéric et « la Dédée ». Bien sûr nous pouvons reconnaître dans les personnages durassiens de « la Mère » et du « Fils » les avatars de Marie et de Pierre Donnadieu, bourreaux et passions de la jeune Marguerite dans les rizières indochinoises. Hélas, le domaine de l’enfance est un lieu fermé, verrouillé. Il est inaccessible, il ne peut plus être appréhendé, ni par les sens, ni par la mémoire. La famille appartient au passé et ne peut se perpétuer dans le présent ; c’est dans ce deuil impossible que le théâtre de l’intime se développe, comme une prothèse inopérante et dérisoire greffée sur un corps en décomposition.

13Et pourtant, il faut bien y retourner, car, même mort, c’est le seul lieu que l’on a habité, que l’on peut encore tenter d’investir, même si ce n’est que pour errer dans ses ruines. L’amour familial est une marque au fer, une plaie mal suturée que l’on cherche constamment à rouvrir. Le théâtre de l’intime creuse la tombe de cet amour passionnel, qu’il a fallu fuir mais qui demeure la source tarie de l’écriture. En ce sens, un second paradoxe se dessine : les personnages errent à la recherche de cette fusion primordiale et se retrouvent enserrés dans le silence de l’incommunicabilité. Duras n’a eu de cesse d’esquisser par les mots les visages de sa mère et de son frère. Elle les cherchera longtemps, jusqu’à les innocenter complètement, selon ses dires10, en 1984, dans L’Amant. Le journal de Lagarce exprime souvent un désir de fusion entre l’écrivain et ses amants, ses parents, ou sa sœur. Le lien qui semble unir Suzanne à Louis est d’ordre quasi-incestueux, replié dans les non-dits de la parole, mais transparaissant dans les propos de la jeune fille :

C’est étrange, je voulais être heureuse et l’être avec toi…
… je ne sais comment l’expliquer, comment le dire, alors je ne le dis pas11.

14Cette dimension incestueuse n’est pas sans rappeler Agatha, pièce de théâtre écrite par Marguerite Duras en 1981, à la suite de la lecture de L’homme sans qualités de Robert Musil. Dans un lieu recouvert par les sables, un frère et une sœur se disent adieu, afin de laisser mourir et vivre éternellement leur amour impossible :

Je pars pour aimer toujours dans cette douleur adorable de ne jamais te tenir, de ne jamais pouvoir faire que cet amour nous laisse pour morts12.

15Les dramaturges ressentent profondément le besoin de retourner au plus près des racines de l’enfance. Cette écriture archéologique trouve sa forme dans un théâtre immobile, au cœur de l’intime, miné par un décrochage spatio-temporel qui éloigne les personnages autant qu’il les transporte en ce lieu interdit et inatteignable de l’amour.

Des personnages figés

16La caractérisation et la dénomination des personnages amplifient cet irréconciliable retour dans la famille. Comme s’ils étaient restés figés dans ce temps révolu de l’intimité, les personnages, dans Des journées entières dans les arbres ou dans J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, sont désignés par leur fonction au sein de la famille. « La Mère » revient voir son « Fils », tandis que « La plus vieille », « L’aînée », « La Seconde » et « La plus jeune » entourent « La Mère », et attendent avec elle le retour de Louis, qui ne reviendra pas13. Les prénoms, l’identité individuelle se fondent dans l’indistinct des rapports familiaux. Les personnages ne se construisent plus que dans cette intimité ruinée, déjà faite, déjà oubliée. Ils deviennent des figures leitmotiv, comme les héros des Six personnages en quête d’auteur de Pirandello ou de L’Intruse de Maeterlinck. Ce qu’ils ont vécu hors de la cellule monacale, la maison maternelle, n’importe pas. Ils ont été et resteront des rôles assignés, membres ressoudés de force du corps patronymique, depuis longtemps déjà inhumé. Leur retour à la matrice ne signifiera rien d’autre que la destruction totale de leur trajectoire individuelle dans le monde. Une opposition fondamentale semble s’établir chez Lagarce entre ceux qui partent et ceux qui restent. Le retour du fils est l’intrusion d’un nomade dans l’huis-clos. La figure récurrente du revenant, du paria solitaire, souvent associée chez l’auteur au topos de l’homme qui écrit, traduit ce retour impossible et la prise de conscience que l’on est rien d’autre que l’héritier familial, qui est retourné dans la trace de ses pas et ne reconnaît plus rien de ce qu’il a vécu dans ce microcosme à la fois fœtal et létal. Fatal. Louis prendra conscience qu’il n’a jamais vraiment quitté le lieu, et qu’en même temps il n’en fait plus partie. La mère durassienne tentera pour sa part, au crépuscule de sa vie, de renouer le dialogue avec son fils. Ce ne sera qu’échec et retour de la vérité douloureuse du passé, prison de silence, isolement ultime. Les auteurs laissent errer l’ombre de l’exclu, qui ne sait où sa route le mènera. Louis ne revient que pour repartir, sans avoir pu s’intégrer à nouveau. En ce sens, il se rapproche de certains personnages d’India Song, « texte théâtre film » rédigé par Marguerite Duras en 197314. Louis l’exilé ressemble à la Mendiante, chassée par sa mère et privée de son enfant mourant, qui ne connaît plus que la marche, ou encore du vice-consul, honni de tous pour avoir tiré sur les lépreux, ne supportant plus les cris de douleur, la nuit, dans l’obscurité des jardins de Shalimar. Les personnages sont exclus face au langage des autres, les mots de la tribu. Ils pleurent devant les portes closes du temple – pro-fanum –, devenu mausolée. Réduits au silence, ils repartent lourds de leurs secrets à jamais muselés.

17Le retour à la famille n’est donc qu’une prise de conscience de l’extrême solitude des personnages, qui n’ont rien connu du monde et ne peuvent plus non plus reprendre leur place au paternel foyer. D’ailleurs, le père n’existe plus. Les familles sont privées de chef, de pater familiaris. Antoine semble malgré lui s’être installé à la droite de la mère ; il n’a pourtant pas réussi à recréer le cocon, à prendre la place de son père. Les créateurs sont des déserteurs ; le père est absent, chez Duras comme chez Lagarce, de même que Dieu. Il n’apparaît jamais dans les pièces durassiennes, occulté par la figure toute-puissante de la Mère. À peine surnage-t-il chez le dramaturge bisontin, dans Le Pays lointain, à travers le personnage du « Père, Mort déjà » ; relégué au monde des absents, et qui se tait. Dans son journal, Lagarce confesse qu’« [il a] tué le père et tout le monde sait que c’est ce que l’on a de mieux à faire15 ». Seulement, personne ne désire ou ne peut remplacer cet absent, aucune direction n’est assignée à la famille et les paroles se croisent selon que les trajectoires de l’errance dans la maisonnée le permettent, c’est-à-dire quasiment jamais.

18L’intimité n’est pas approchable, pourtant, chacun des personnages, reclus ou exilé, ne peut ôter les oripeaux de son statut dans la famille. Il se définit exclusivement par son rôle vis-à-vis des autres, au sein de l’irréductible fratrie révolue. Ce qui mine le dialogue, c’est cet enfermement dans un passé déjà accompli, qui rêve illusoirement de rétablir l’unité. Mais tout est consommé. La famille n’est plus et personne ne l’avoue ; chacun voudrait pouvoir encore renouer, rebâtir sur ses fondations disparues un nouvel âtre, une nouvelle tablée, un nouveau dimanche entre proches. On reste tragiquement enfermé dans ce lien qui n’est plus de sang, car, comme l’affirme Jacques Derrida, « on n’hérite jamais sans s’expliquer avec du spectre16 ». Les personnages voudraient étreindre la chair, ils ne peuvent plus que se débattre avec des ombres.

L’apocalypse personnelle

19La mort est le détonateur du retour dans la famille ; la fin est toujours le commencement des pièces. La Mère des Journées entières dans les arbres revient voir son fils parce qu’elle est très âgée et sent la mort rôder autour d’elle :

LA MÈRE, comme s’excusant : Il me fallait revoir mon fils avant de mourir, mademoiselle17.

20De même, Louis annonce dès le prologue qu’il est venu car il sait sa mort prochaine :

Je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces et faire le voyage […] pour annoncer, dire, seulement dire, ma mort prochaine et irrémédiable18.

21C’est donc l’inéluctable, l’urgence, l’immobilisation devant un point de non-retour qui justifie l’anamnèse, la marche à rebours jusqu’au lieu de la naissance. La mort réclame l’errance dans les méandres de ses racines. En ce sens, ce n’est pas une visite qui a lieu, mais le début d’une hantise. Nous savons bien que, pudiquement, une part autobiographique justifie l’écriture lagarcienne. Alors qu’il est en train d’écrire Juste la fin du monde, il annonce laconiquement dans son journal, à la date du 23 juillet 1988 : « je suis séropositif19 ». La maladie dont souffre Louis ne porte pas de nom, mais chacun comprend de quel mal il s’agit. Jean-Luc Lagarce écrit cette pièce à l’aune de sa mort. Il s’écarte du monde et crée depuis ce lieu-limite. Le commencement est alors motivé par la fin. Comme le souligne Henri Meschonnic, « c’est une rythmique de la répétition de la mort… Dans cette pièce, Lagarce parle sa mort20 », elle qui l’isole et fait de lui un solitaire, incapable d’avouer son secret.

22Pourtant, par son silence, Louis libère la parole des autres. C’est en n’avouant pas son secret qu’il permet aux autres personnages de délier leur langue. S’il l’avait annoncé, il aurait créé le silence ; rien n’aurait pu être dit, alors qu’en se taisant, lui qui est venu pour leur parler se retrouve encerclé par leurs propos. En ce sens, il est un déclencheur, confronté au refus, incapable de dire, mais permettant à ses parents de s’exprimer. Antoine, Suzanne et la mère règlent leurs comptes avec lui, parviennent à surmonter le silence imposé durant tant d’années par son absence. La mort frappera le jeune homme solitaire, mais son imminence libérera ses proches. Et si Louis était la faucheuse, L’Intruse de Maeterlinck, venue libérer la parole de son corps inerte de silence, de son gangue de non-dits ? « Il faut que l’épopée du monde souffle dans les silences », nous dit Jean-Pierre Vincent21, et Louis, en se taisant, permet de régler des conflits qui n’avaient jusque là jamais été verbalisés. La mort est le point de départ d’une écriture qui se libère, et parvient à se séparer du monde. Cette solitude hargneuse est une délivrance, un travail sur l’exclusion libératrice. L’échec de Louis est une victoire pour les autres, et finalement pour lui-même. Il a fait table rase, a assisté à son effacement dans la famille, au retour de la parole dans la maison, et peut enfin, sans ressentiment ni amertume, être libre dans son agonie, comme un funambule, au cœur d’une nuit éternelle22 :

À un moment, je suis à l’entrée d’un viaduc immense, il domine la vallée que je devine sous la lune, et je marche seul dans la nuit, à égale distance du ciel et de la terre23.

23L’amour ne semble pouvoir s’écrire que dans une apocalypse personnelle. Marguerite Duras affirmait dans L’été 80 « qu’on écrivait toujours sur le corps mort du monde et, de même, sur le corps mort de l’amour. Que c’était toujours dans les états d’absence que l’écrit s’engouffrait pour ne remplacer rien de ce qui avait été vécu ou supposé l’avoir été24 ». Lagarce, conscient de sa maladie et de sa fin, prouve à travers l’écriture de l’intime son amour familial indicible. À la façon de Molière dans Le Malade imaginaire, monté par Lagarce peu de temps avant sa mort, il met en scène l’irruption tragique de la camarde dans le lieu censé être le plus protecteur, la famille, la maison, la tendresse maternelle. Comme Louis, « l’auteur s’efface, laissant uniquement son empreinte25 » et confère à ses textes une dimension cathartique personnelle. Le théâtre de l’intime est un théâtre du deuil, du passé absenté, et d’un être en instance de disparition.

De la parabole à l’archétype : la dimension universelle du mythe familial

24À force de réécrire leurs drames familiaux, les auteurs ont brisé l’ancrage des textes. L’écriture a largué toutes les amarres et pris le large, s’enfonçant dans l’inconnu, l’innommé qui devient dès lors universel. Effacés, réduits à leur statut familial, les personnages de ces huis-clos revêtent une dimension archétypale.

25En effet, rivalités, drames et retours réactualisent, dans leur simplicité, certains textes fondateurs, certaines paraboles bibliques. L’irruption de Louis s’apparente au retour du Fils Prodigue (Luc, XV), tandis que le récit de la rivalité entre les deux frères de Duras semble permettre une réécriture de La Genèse et du drame d’Abel et Caïn, Atrides des premiers jours du monde. Les non-dits qui déchirent ces fratries inscrivent la famille dans le sillon des grands déchirements mythiques. En ce sens, il semble que Marguerite Duras et Jean-Luc Lagarce n’aient eu de cesse de hisser leurs pièces au statut de légende, et d’approcher leur vérité pour l’amener à une universalité. Le ressassement de l’écriture, le dialogue intralocutif qui unit ces pièces semble faire de la scène primitive familiale l’hypotexte sur lequel se construisent tous les écrits dramaturgiques. Juste la fin du monde se retrouve amplifié dans Le Pays lointain, tandis que Des journées entières dans les arbres a été réécrit en 1977 dans L’Eden Cinéma. Le récit des relations familiales, évidé à force de répétition, se débarrasse de tout élément déictique pour conférer aux œuvres une dimension légendaire. La déréalisation des personnages, la décontextualisation des situations, privées de lieu et de date, les didascalies sibyllines et le minimalisme de ces êtres changeants, entre désir de vie et paralysie de l’oubli, permettent aux œuvres d’atteindre le mythe. Les auteurs proposent, à travers ces récits devenus fresques, de faire de la famille une légende, au sens étymologique du terme, legendum, qui mérite d’être lu. Ce sont donc des « textes sacrés26 », une parole qui circule dans l’indicible et transforme la chair en transcendance.

26Fortement influencés par un contexte chrétien, les auteurs choisissent volontairement de ne pas nommer leurs personnages ; la mère devient alors la Magna Mater, symbole de maternité, et c’est désormais une « Sainte Famille » qui habite ce lieu oublié. De plus, lorsque les personnages possèdent un prénom, il est intéressant de remarquer, chez Duras comme chez Lagarce, que les résonnances religieuses s’amplifient. Ce ne sont que des noms d’apôtres (Pierre, Paul) ou de saints (Antoine, Louis, Hélène, Catherine, Suzanne…) qui donnent une identité aux êtres. Le païen est révoqué, tout est là pour faire de sa propre famille l’archétype des relations humaines. Louis est un saint sans auréole, qui va errer dans sa nuit mystique. Saint Louis, il évoque autant l’élu de Dieu que la généalogie des rois, ou pourquoi pas, surtout quand on sait la germanophilie lagarcienne, l’homosexuel maudit, l’exilé suprême, le reclus exalté, Louis II de Bavière. :

CATHERINE : Il porte avant tout le prénom de votre père et fatalement, par déduction…
ANTOINE : Les rois de France27.

27En décrivant cet à-vif de la famille, ce vécu invivable, Marguerite Duras et Jean-Luc Lagarce créent des « œuvres intimes au sommet desquelles les lecteurs reconnaissent chacun leur propre abîme28 ». La famille est un bien partagé ; chacun reconnaît les mêmes élans d’amour, la même incommunicabilité, la même douloureuse épreuve d’aimer. Ces êtres sans enveloppe charnelle, le spectateur les fait siens, sur-imprime le visage de ses proches sur ceux des acteurs. Le langage théâtral s’apparente dès lors à celui des archétypes, faisant de cette scène vide le creuset d’un inconscient collectif, au sens jungien du terme. « D’où vient que ces mots, dissociés du montré, acquièrent un tel pouvoir de fascination sur le spectateur, se demande Jeanne-Marie Clerc, sinon du fait qu’ils surgissent en complément de cet itinéraire à travers les défaillances de la pseudo-réalité affichée par l’image, comme des voix intérieures issues du fond d’eux-mêmes29 ». L’impossibilité à dire permet finalement d’inscrire les textes au rang de mythes.

28L’écriture de la disparation est le levier d’un théâtre de l’intime qui cherche à dépasser l’ancrage référentiel et faire des personnages les emblèmes de la difficulté humaine à dire. Nous sommes face à un théâtre de l’errance, de l’incantation, du sacré. Duras et Lagarce écrivent leur amour familial, et figent les personnages dans un non-lieu qui les conduit paradoxalement à tous les lieux, à l’éternité du symbole. La légende naît de l’échec, de la déconstruction, et c’est une écriture désormais vacillante qui trace les contours de la parole, frappée d’irréalité. À travers cette écriture de l’incertitude, nous pouvons établir une communauté entre les deux auteurs.

Une écriture de l’incertitude ; entre sommeil et veille, un théâtre frappé d’irréalité

29Les fictions durassiennes et lagarciennes ne sont pas centrées sur l’émergence d’un récit, mais sur la poussée d’une parole qui peine à se dire et conquiert l’espace scénique en exprimant justement son incapacité. Empêchée, la parole se débat, hésite, recule, se perd en circonvolutions, avance à coup de rectifications. Le théâtre est le choix d’une langue, et une dimension lacunaire, voire énigmatique, mine de l’intérieur le message. Chacun des dramaturges met en place des dispositifs complexes, travaille le mot, l’abrase, le passe au tamis du silence, et c’est une langue trouée, tronquée, hésitante, qui se fait jour, frappant les mots du quotidien, l’espace et les personnages d’irréalité. Les choix stylistiques divergent, mais l’objectif est similaire ; il semble qu’un même désir anime les deux écrivains. L’incommunicable de la famille est le levain qui permet de dissoudre les repères et d’engendrer une écriture de l’incertitude.

Le degré zéro de l’énonciation

« Qui parle ? Ca parle !30 »

30À travers le silence de Louis, chacun peut exprimer son ressenti et ses ressentiments. Les personnages de Juste la fin du monde ne cessent d’employer le pronom de la première personne, et pourtant les pronoms s’affaissent et s’affadissent dans leur répétition constante. Le spectateur est assailli par cette instance, qui petit à petit se désincarne à force d’être prononcée. Comme dans ces jeux de l’enfance, où l’on répète un mot jusqu’à en perdre de vue ses contours et remâcher une coquille référentielle vide, Jean-Luc Lagarce contamine les dialogues, les conduit à l’effacement à force de reprises. Il y a un évidement des pronoms ; « Je » n’est plus habité, il devient presque le pronom de l’absent. Le personnage ne réussit pas à aller au bout de sa parole ; il se perd, s’y perd, et échoue, ne reconnaissant plus, à force de l’employer, l’instance grammaticale censée révéler sa pensée. Chacun se retrouve prisonnier de son propos, et les stichomythies laissent place à de longues tirades. Non pas que le personnage ait beaucoup à dire, mais surtout il erre dans son propos et ne peut le conduire à son terme. L’être et le langage ne se reconnaissent plus, le dialogue se fait glossolalie ; il est étranger, extérieur à l’être, qui ne sait plus ce qu’il dit. Le fil d’Ariane est rompu, le familier des signes se dissout, la langue est étrangère. Unheimliche encore. Si Louis sait le message qu’il doit transmettre, il a oublié comment et s’égare dans ses mots, s’accroche aux amarres du « Je », se noie dans cette balise qui perd tout son sens :

J’attendais et je me suis dit, j’y pensais et c’est pour ça que j’en ai parlé, ce sont des idées qui traversent la tête et on se dit plus tard qu’on devra les répéter (des recommandations qu’on se fait), je me suis dit, je me suis fait la recommandation donc de te dire plus tard lorsque je te verrais, et aussi oui, de ne le dire qu’à toi, surtout, c’est bien le but, leur cacher car elles pourraient être fâchées, je me suis dit que je te dirais que j’étais arrivé beaucoup plus tôt et que j’avais traîné un peu31

31Le personnage est remis en question par le langage. Le « Je » s’attache aux verbes, conjugués au passé composé, il se dédouble dans les pronoms compléments (« je me suis dit », « je me suis fait la recommandation ») et tombe inévitablement dans le conditionnel, dans l’irréel, la mise en virtualité du propos et l’effacement du message (« Je me suis dit que je te dirais »). C’est justement parce qu’il tient à tout prix à délivrer ce message que la parole se fait impersonnelle, c’est justement en s’inscrivant constamment dans son discours qu’il en perd la matière, et ainsi la finalité. Il semble qu’il y ait un dysfonctionnement, une remise en cause de la conception traditionnelle du langage. Les dialogues ne font que traduire cette perte de soi, entrant en contradiction avec la définition même du dialogue. Comment, à travers un acte de communication tel que l’écriture théâtrale, la signification fixe et stable du langage peut-elle s’égarer ? Voici le paradoxe à l’origine de l’écriture de Jean-Luc Lagarce : le brouillage énonciatif mine l’ancrage anaphorique de la première personne. Nous ne savons plus vraiment qui parle ; les tirades s’égarent en une recherche de l’être dans son discours. Il en oublie les autres, notamment le destinataire. Le « Tu » s’insinue encore dans le propos, mais les personnages ne savent plus s’il leur est adressé ou non. Antoine répond à Suzanne alors que cette dernière s’adressait à Catherine. La colère de la petite sœur traduit cette difficulté à dire :

Mais merde, toi, à la fin !
Je ne te cause pas, je ne te parle pas, ce n’est pas à toi que je parle32 !

32Je est un autre, et « toi », qui es-tu ? Quel est le destinataire de la parole, si ce n’est finalement la parole elle-même, qui se décrit en train de se construire ? Ce vide des ancrages pronominaux meut les personnages en « incarnations intermittentes33 », réduits à leur langue, et prisonniers d’elle.

33Cette distanciation s’amplifie avec l’apparition, la contagion du texte par le pronom de la non-personne, l’indéfini « on », qui renvoie tout autant aux discours des autres qu’aux propos de la doxa, mais exprime également la perte des contours du corps, la dilution des êtres dans l’indistinct. Les sinuosités de la parole traduisent donc à la fois la difficulté à dire et l’incapacité à cerner son propre langage, sa propre référence :

LOUIS : Au début, ce que l’on croit – j’ai cru cela – ce qu’on croit toujours, je l’imagine, c’est rassurant, c’est pour avoir moins peur, on se répète à soi-même cette solution comme aux enfants qu’on endort, ce qu’on croit un instant, on l’espère, c’est que le reste du monde disparaîtra avec soi, que le reste du monde pourrait disparaître avec soi, s’éteindre, s’engloutir et ne plus me survivre34

34Louis se perd à trop vouloir dire sa fin. Le message est sapé par son expression-même ; l’ancrage référentiel s’estompe peu à peu, jusqu’à atteindre la totale impersonnalité, et peut-être ainsi l’universalité tant désirée.

35Les dialogues sont également surchargés de pronoms de la troisième personne. Les personnages sont sur la scène, mais on ne s’adresse pas directement à eux. On parle d’eux. Le jeu des présentations dans Derniers remords avant l’oubli traduit cette mise à distance de l’autre à travers les pronoms anaphoriques, qui détruit toute possibilité de communication :

HÉLÈNE : C’est Antoine, lui là, Antoine. Il est mon mari.
PAUL : C’est Anne. C’est Pierre35. […]
ANTOINE : Elle est ma fille36.

36Le présentatif remplace l’adresse directe. Ni apostrophe, ni invocation, ni vocatif. Partant, aucune présentation véritable du personnage. L’être dont on parle s’éloigne autant que le locuteur. Tous se diluent dans une avancée vacillante, incertaine et pourtant irrémédiable du discours.

37Même si le procédé scriptural diffère, une mise à distance similaire est organisée dans la pièce de Marguerite Duras, India Song. Cette mise en voix du roman Le Vice-consul nous narre l’histoire d’amour impossible entre Anne-Marie Stretter, mondaine détachée du monde, et son double masculin, le vice-consul. Tous deux ne supportent plus la douleur des Indes ; l’une s’enferme dans le silence, l’autre crie et tue. La souffrance est identique. Cette rencontre impossible est au cœur de la pièce. Pourtant, dès le lever de rideau, les personnages sont morts depuis longtemps déjà, et des voix à l’identité inconnue, voix-off, vont émerger, faisant remonter petit à petit le souvenir de cette rencontre et de ce désir. Leur dialogue transpose Le Vice-consul dans un passé détruit, d’où surnage encore çà et là des éléments narratifs des textes antérieurs. Elles commencent leur lente mélopée par l’évocation de personnages dont on ne connaît pas encore l’identité :

VOIX 1 : Il l’avait suivie aux Indes.
VOIX 2 : Oui.
VOIX 1 : Pour elle il avait tout quitté. En une nuit.
VOIX 1 : La nuit du bal… ?
VOIX 2 : Oui. […]
VOIX 1 : C’était elle qui jouait du piano ?
VOIX 2, hésite : Oui… mais lui aussi… C’était lui qui, parfois, le soir, jouait au piano cet air de S. Thala… […]
VOIX 1, comme lu : Michael Richardson était fiancé à une jeune fille de S. Thala. Lola Valérie Stein. Le mariage devait avoir lieu à l’automne. Puis il y a eu ce bal. Ce bal de S. Thala37

38Cette apparition immédiate des pronoms de la troisième personne du singulier ne nous permet pas de reconnaître le référent évoqué. Qui sont ce « il » et ce « elle » ? Les pronoms personnels ne sont pas anaphoriques, puisqu’on ne sait pas d’emblée qui ils désignent. Ils correspondent plus que jamais à la non-personne dont parle Benveniste. Ce pronom de l’absence renforce l’effacement des personnages, leur relégation dans le passé et dans la mort. L’opacité empêche tout ancrage anaphorique, de même que le système des voix freine l’ancrage déictique. L’évocation de l’épisode du bal de Lol V. Stein nous met sur la piste de Michael Richardson, mais ce n’est qu’après que l’héroïne est nommée (« Anne-Marie Stretter38 ») que nous pouvons enfin rassembler les lambeaux épars pour créer du sens. Les pronoms peuvent alors être analysés comme cataphoriques, mais le référent en est tellement éloigné que l’incompréhension demeure. Duras déconstruit le langage théâtral, et India Song « constitue l’une de ces réalisations migrantes qui activent à même leur forme, depuis leur statut résolument liminaire, une recherche plus générale menée sur les identités, leur porosité, leur déviation39 ».

39Le dialogue chez Duras et Lagarce serait-il impossible ? De nombreux personnages sont présents sur la scène, mais très peu parviennent à établir une véritable communication. Ils voudraient dialoguer, partager la parole à deux, passer la parole au travers de l’autre, dia-logos. À peine réussissent-ils à soliloquer, ou dans le meilleur des cas, à provoquer un duel vain, une impossible réunion des instances discursives. On veut se parler, on s’appelle, on passe son temps à appeler l’autre, notamment dans l’intermède de Juste la fin du monde. Il y a une aporie du nom, un ancrage déictique incertain, sans cesse remis en cause. L’éthos du personnage lagarcien, et dans une certaine mesure du personnage durassien, est, comme le remarque Armelle Talbot, de « se tenir sur le seuil, au bord de sa propre présence40 ». Personnage troublé et troublant, son identité minimale s’exprime à travers une instabilité énonciative, qui fait de la langue un empire des signes miné, le règne de l’incertitude. Les propos se mélangent, oublient leur finalité. Tout parle dans ce théâtre, tout le monde veut parler, même seul, même ensemble, comme un chœur dissocié, disparate. La parole échappe au locuteur, et dès lors « tend vers une disparition des identités au profit d’une choralité41 ».

Polyphonie et rétrospection

40Puisque le sujet principal est absent, réduit au silence ou incapable d’achever son discours, ce sont d’autres voix, celles de la famille, qui vont tenter de recomposer les événements et les paroles. Les personnages sont entièrement contenus dans leur voix ; ils se font récitants, commentateurs d’une action à laquelle ils n’ont pas eu accès. La scène est alors le réceptacle d’une parole plurielle, qui se fait chœur. Ce coryphée moderne n’est pas un renvoi direct aux origines antiques de la tragédie, bien au contraire. Les auteurs explorent toutes les modalités possibles de la prise de parole au théâtre, et déconstruisent une fois de plus la linéarité du récit, en mettant constamment en doute l’événement. Nous observons souvent la collusion de plusieurs points de vue divergents. À la fois intra et extra-diégétiques, ces voix se complètent, se contredisent, s’entrechoquent, et cette « multiplication des points de vue ruine toute certitude42 ». Reprenant à leur compte l’adage latin testis unus, testis nullus (un seul témoin, aucun témoin), les dramaturges ruinent le principe même du dialogue : il n’y a pas d’échange, seulement des monologues en public, des lamenti isolés. Dans une esthétique du collage destructeur, le langage théâtral devient un long polylogue, dans lequel chacun recréé l’histoire familiale selon son souvenir. Ce procédé se retrouve dans J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne de Jean-Luc Lagarce et dans India Song de Marguerite Duras.

41La pièce de Lagarce, dont l’atmosphère de solitude et d’étiolement n’est pas sans rappeler Les Trois sœurs d’Anton Tchekhov, reprend certaines thématiques de Juste la fin du monde. Cinq ombres de femmes, cinq voix, veillent un fils mourant, qui ne prononcera pas la moindre parole, déjà inhumé dans le hors-scène. Elles vont, ensemble, évoquer l’attente de ce retour, et réinventer la vie qu’il a dû mener loin d’elles :

Toutes ces années que nous avions vécues à attendre et perdues encore à ne rien faire d’autre qu’attendre et ne rien pouvoir obtenir, jamais, et être sans autre but que celui-là, et je songeais, en ce jour précis, oui, au temps que j’aurais pu passer loin d’ici, déjà, à m’enfuir […]. Je ne bougeais pas mais j’étais certaine que c’était lui, il rentrait chez nous après tant d’années, tout à fait cela43

42Spectres figés dans l’absence du fils, vies arrêtées dans leur cours sitôt l’enfant disparu, elles ressentent ce retour comme une pulsation redonnée aux muscles et à la langue, qui fait circuler le sang et la parole dans et à travers le corps. Le revenant vient éveiller ce chœur fantomatique, ces voix au bois dormant. Pourtant, cette irruption dans la maison, tant espérée, est déceptive :

Je me suis trompée, ce n’est pas ainsi que j’imaginais les choses44.

43Dès lors, le verbe remplace les années perdues et ce retour destructeur : le gynécée répudié recompose le passé. Les voix se font porte-voix d’un discours qui perd sa valeur communicationnelle, et devient la narration imaginée, fantasmée, récitée pour soi seul, de la vie du fils :

Et j’entendais, et j’avais peur aussi qu’ils ne puissent plus se retrouver et se pardonner encore, comme ils se pardonnaient toujours – ai toujours voulu imaginer qu’ils se pardonnaient, qu’ils finissaient toujours par se pardonner45

44La première personne disparaît complètement. L’être se transporte dans le récit de l’autre, il n’est plus que le chœur effacé remontant le sentier de l’oubli, de l’inconnaissable. L’imparfait contamine tout le texte, se fait virtuel, déconstruit la réalité et déplace le récit, recréé sur l’instant, dans un lointain irréel qui cherche malgré tout à atteindre une réalité, fût-elle fantasmée, fût-elle complètement fausse. La mémoire est un récit qui s’invente au gré des hésitations et des ruptures phrastiques. Ce n’est pas que le souvenir est défaillant, mais plutôt qu’il est pluriel, flou, détruit par la mémoire des autres, dans cette multiplication des sensations personnelles usurpées. Durant cette lente anamnèse, chacune va restituer un passé qui ne lui appartient pas, mais qu’elle invente, qu’elle rêve à son image. Démiurges sans la matière. Comme le souligne Isabelle Boula de Mareuil, « la rétrospection ne requiert pas une remémoration collective des personnages qui présupposerait une mémoire commune de l’événement. Elle invite une pluralité de voix à partager le questionnement d’un passé qui échappe à toute communauté du souvenir46 ». Chacune parle autant de sa propre histoire que de celle des autres, de l’autre, le fils absent, devenu anonyme. Louis n’a même plus la force de porter son nom. La vie déserte les lieux, les mots, les êtres : nous sommes juste face à la fin du monde.

45Marguerite Duras organise l’espace scénique d’India Song autour d’un chœur anonyme. Les personnages ne sont plus convoqués. Les voix 1 et 2 ouvrent le texte. On ne connaît pas leur identité mais l’auteur nous donne néanmoins quelques indications en exergue :

Ces voix sont jeunes. Elles sont liées entre elles par une histoire d’amour. Quelquefois elles parlent de cet amour, le leur. La plupart du temps elles parlent de l’autre amour… On devrait les entendre toujours avec la plus grande clarté mais à des niveaux sonores qui différeront selon leurs propos. C’est quand elles dériveront vers leur propre histoire qu’elles seront le plus présentes. Ce qui revient à dire qu’elles le seront presque toujours du moment que l’histoire d’amour d’India Song, dans un glissement constant, se juxtapose à la leur… dans l’histoire d’India Song, révolue, légendaire : ce MODÈLE47.

46Plus tard, l’écrivain proposera encore à ses exégètes une répartition des voix :

Acteurs : voix privilégiées
Invités : voix enfouies
Voix perdues, qui surnagent
Voix 1 et 2 : voix de la mémoire
Voix 3 et 4 : voix des auteurs, des moteurs de l’histoire48.

47Toutefois ces indications peuvent sembler obscures, et finalement aucun indice ne nous sera jamais donné sur leur identité. On comprend qu’elles vont évoquer un double désir, celui des personnages et le leur, mais nous ne saurons pas qui elles sont. Sont-elles les héros devenus amnésiques, les témoins d’une scène ? De qui parlent-elles véritablement ? D’elles ou d’eux ? Leur mélopée est-elle l’éveil progressif d’un souvenir, un dialogue d’outre-tombe, ou tout simplement un vulgaire commérage, un racontar ? Vivent-elles ? Répètent-elles ? Nous n’aurons pas de réponse. Comme le dit Michel de Certeau, « le ressassement vide peu à peu cette place de ce qui semblait d’abord pouvoir être raconté, et l’occupe à un rien, forme d’une mémoire sans contenu. Un événement qui n’a pas de lieu est gardé là, où se redit ce qu’il n’est pas. La répétition transforme le récit en un travail de l’absence qui le hante49 ». Les voix ne sont que les relais de ce qui apparaît sur la scène, selon un jeu d’ombre et de lumière. Elles commentent quasiment de façon métadiscursive, ou plutôt « méta-scénique », les révélations du décor par les projecteurs :

La lenteur des voix va de pair avec la montée très lente de la lumière, leur douceur, avec le décor poignant50 .

48La musique jouée en lever de rideau assure un premier dialogue autour du piano, puis le décor s’éclaire davantage, dévoilant cette vaste « demeure des Indes » qui semble être l’ambassade de France à Calcutta, et laissant alors les voix évoquer la mousson, le Gange et la lèpre environnante :

VOIX 1 : L’ambassade de France aux Indes...
VOIX 2 : Oui.
VOIX 1 : Cette rumeur, le Gange... ?
VOIX 2 : Oui.
VOIX 1 : Cette lumière ?
VOIX 2 : La mousson... […]
VOIX 1 : … Cette poussière... ?
VOIX 2 : Calcutta central51.

49Puis, « avec la lumière grandissante on découvre – serties dans le décor colonial – des présences. Il y avait des gens52 », et c’est au moment précis où se découpe la silhouette « de la femme habillée de noir » que la voix 1 murmure enfin le nom : « Anne-Marie Stretter53 ». Les voix se souviennent finalement, et, dans la simultanéité des déplacements des personnages sur les planches, s’écrient qu’« ils dansent54 ». Est-ce leur parole qui, devenue performative, enclenche les gestes des acteurs, ou leur mémoire leur revient-elle comme une lumière qui peine à s’allumer ? Nous ne le savons pas non plus, mais s’instaure toutefois une équivalence entre ce qui est dit et ce qui est montré, happant ainsi le spectateur, qui avance dans l’incertitude mais commence à sentir que le sens pourrait poindre s’il se laisse guider par ces voix, et que lui aussi, peut-être, va pouvoir accéder à l’histoire de ce désir mort. Ces voix pourraient être, comme dans la pièce de Lagarce, la réminiscence effacée d’un coryphée tragique, ou un anti-chœur, commentant, en même temps qu’il a lieu dans l’espace scénique, non pas l’action mais le travail de l’oubli et la remontée de l’absence.

50Au-delà de la forme, la transposition de l’espace scénique dans un passé révolu et inatteignable semble réunir les personnages. Louis est mort. A-t-il même jamais fait le voyage ? Lui a-t-on ouvert la porte ? Anne-Marie Stretter est depuis longtemps enterrée au cimetière anglais du delta du Gange. Le vice-consul a disparu dans la nuit, comme la Mendiante dans sa marche. Ce travail hésitant de la mémoire enferme les personnages dans un passé qui ne parvient pas à faire advenir un présent. Spectres déjà morts et oubliés, ils sont enlisés dans une posture rétrospective, un piétinement infécond et mortifère. Ils sont un chœur évidé, vain. Ils meurent une seconde fois à trop vouloir survivre dans leur parole. Il y a une banqueroute du présent, devenu caduc, une impuissance à verbaliser un réel à jamais flottant, conditionnel, détruit depuis longtemps, et pour toujours. Duras et Lagarce remettent en cause l’action dramatique en rejetant hors du drame une catastrophe déjà advenue, déjà effacée, en allée dans cette écriture de l’achevé, dans ce « plus-que-parfait », disait Madeleine Borgomano55. Jean-Luc Lagarce avouait qu’« en tant que spectateur, [il n’arrivait] pas à croire au présent du théâtre : non, ça ne se passe pas là, devant moi, en ce moment ! [Il ne pouvait pas s’] empêcher de considérer ce qui a lieu sur la scène comme ayant déjà eu lieu, comme étant répété, comme ayant déjà été entendu56 ». En ce sens, cette réitération, cette parole répétitive, comme déjà dite, élabore un récit « in terminas res », dans lequel le langage à son tour est contaminé par l’incertitude, et se fait lacunaire.

Un langage lacunaire

51Puisque parvenir à dire est une épreuve, le langage théâtral traduit désormais les méandres de la parole, à travers une écriture de l’abdication, du renoncement et de la lacune. C’est un langage heurté, ralenti qui apparaît sur la scène, traduisant cette incertitude du récit raconté, mais aussi cette difficile coïncidence du mot et de son référent. Les personnages en quête de reconnaissance se retrouvent pris dans les filets du malentendu, dans les rets du mal exprimé, dans les lourds silences du non-dit et du secret. Les propos s’étirent dans un phrasé ample et lent, les syntagmes s’enchâssent, les discours s’emmêlent, s’enchevêtrent, s’enlisent. Empêtrés. Ils dessinent les contours d’une dramaturgie de la parole, où le repentir et le ressassement renforcent l’irréalité, et la transposition de l’intime en légendaire.

52Marguerite Duras développe un style de la psalmodie, de la répétition. La parole se sacralise, elle se veut pythique, et avance comme une percée du dire déchirant l’opacité du silence, se structurant dans cette mystique de l’empêchement, dans cette reprise constante du mot qui ne peut pas venir. Surgissant de l’ombre interne, elle est une écriture du corps qui peine à formuler le désir ou à faire remonter le souvenir disparu. Elle se nourrit du silence, en porte encore les stigmates, et se bâtit justement dans cette impossibilité. Duras cherche à atteindre, comme elle le fait dire à Jacques Hold dans Le Ravissement de Lol V. Stein, un « mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. On n’aurait pas pu le dire mais on aurait pu le faire résonner. Immense, sans fin, un gong vide, il aurait retenu ceux qui voulaient partir, il les aurait convaincus de l’impossible, il les aurait assourdis à tout autre vocable que lui-même, en une fois il les aurait nommés, eux, l’avenir et l’instant. Manquant, ce mot, il gâche tous les autres, les contamine57 ». L’ellipse et l’innommable créent un style du presque-rien, du lacunaire qui fait sens, qui ouvre le sens.

53Les disjonctions paratactiques ou asyndétiques effacent les marques de la subordination comme celles de la coordination, et remplacent la construction grammaticale cohérente en la minant de silences, à travers la présence des points de suspension. Cette juxtaposition du souffle et du mot, cette coprésence des brisures phrastiques et des cassures suspensives produit des textes où le non-dit et le prononcé s’unissent, afin de créer une nouvelle expression, empêchée, poreuse, incantatoire :

LA MÈRE : Pauvre petite que je n’ai pas aimée..., venue après celui-ci, trop tard... C’était lui mon dernier... Pas belle, je me souviens, pas... Plaisante..., elle plaisait pas..., pas plus lourde que deux kilos de sucre sur le porte-bagages de la bicyclette... Seule dans son coin..., elle a passé le certificat d’études, personne ne s’en est aperçu... Première du canton... C’est alors que j’ai commencé à me demander ce que j’avais pondu là... (Silence.) Si je me retourne..., vertige..., monstrueux chaos... Je suis sortie de toutes les difficultés pour quoi faire, maintenant ? Mariage inespéré..., bonheur tardif... de ma fille. Je devrais, paraît-il, en remercier le ciel..., mais qui me rendra ma Mimi laide, vierge, si pure, ce petit soldat58 ?

54Les souvenirs assaillent la vieille femme, la submergent de regrets. Elle vit ce que Lagarce appelle les « derniers remords avant l’oubli ». Typographiquement, les points de suspension trouent le texte, placent le blanc sur le même plan que l’encre. La mémoire est vacillante, elle remonte comme un filet de voix obstruée. Les phrases se construisent, cessent leur avancée, s’échouent sur les écueils tortueux du souffle coupé. Le mot-trou cherche à poindre, et n’y parvient logiquement pas. La négation contamine la parole, de fait nul besoin de la signaler grammaticalement (« je me souviens pas », « elle plaisait pas »). Les informations se succèdent, sans lien autre que l’association d’idée et de souvenir. La remembrance est alors le levier de l’asyndète ; elle traduit l’entrelacs, la collusion des mots (« elle a passé le certificat d’études, personne ne s’en est aperçu »). Puis, les blancs typographiques transforment presque cette asyndète en anacoluthe (« Pas plus lourde que deux kilos de sucre sur le porte-bagages de la bicyclette... Seule dans son coin... », « Si je me retourne..., vertige..., monstrueux chaos... »). Pourtant, le discours avance, et même si l’on ne peut atteindre l’inatteignable du mot exact, parataxe et asyndète sont la marque de cette lente conquête sur l’inconnu. Les mots se répètent jusqu’à cerner de toute part le langage et délivrer le message, jusqu’à l’épuisement, jusqu’au point final, le « c’est tout » qui achève si souvent les livres de Duras, et a achevé la liste de ses œuvres en 199559 :

LA MÈRE : Je vais me taire, mon petit..., n’ayez pas peur... Ne soyez pas triste pour moi. Je ne suis pas triste. Regardez-moi. […] Je ne souffre que d’une seule chose, un détail, ce n’est rien, ne vous inquiétez pas... C’est que cette fierté que j’ai de lui, je suis seule au monde à l’éprouver, que je ne peux la partager avec personne, même pas avec vous, et que je vais mourir, et que personne, après moi, ne l’éprouvera plus... C’est la seule chose au monde qui me fasse un peu mal à penser, c’est tout...60

55À l’ultime mélopée dialogale, le message surgit : l’amour maternel peut s’exprimer, même si le fils a quitté la scène depuis le début du troisième acte. Dommage si le destinataire est absent, la parole, elle, est là. Enfin. Le morphème « que » surcharge alors le texte, juxtapose et enchâsse les subordonnées, rattrape les occasions perdues d’être prononcé.

56La parole durassienne « ne montr[e] que ce qui est le signe d’une absence et non cet absentement ; non la forme disparaissante, mais la fixation du vide laissé par la disparition », affirme Danielle Bajomée61. L’écrit est donc la production d’un dire exprimant l’indicible. Elle ne peut pas atteindre son centre, mais peut, par cette hésitation scripturale, encercler le réel et traduire son absence.

57Jean-Luc Lagarce partage cette esthétique du ressassement et du silence. Le dramaturge affirmait que « la pièce est un matériau. Elle possède des failles, des trous62 », et il n’a eu de cesse d’écrire autour de ce vide irréductible. Le blanc typographique est également très présent, néanmoins c’est à travers une écriture de l’épanorthose, de l’auto-correction que la parole peut surmonter le silence. La phrase prononcée est immédiatement repentie, effacée, modifiée. Reprises et trajectoires corrigées développent une esthétique de l’oxymore, où le personnage, ombre de Pénélope, défait immédiatement ce qu’il vient de créer : le tissage, le textus des mots est décousu, mal rapiécé, ou égaré en chemin. Costume d’Arlequin dont les coutures ne tiennent pas. Le théâtre de Lagarce induit une désertion de l’action au profit du ressassement et de l’errance linguistique. Le manque de Louis ressenti par Suzanne ne peut se dire que dans la difficulté, la douleur de parler :

Parfois, tu nous envoyais des lettres,
parfois tu nous envoies des lettres,
ce ne sont pas des lettres, qu’est-ce que c’est ?
de petits mots, juste des petits mots, une ou deux phrases, rien, comment est-ce qu’on dit ?
elliptiques
« Parfois, tu nous envoyais des lettres elliptiques »63.

58Il faut beaucoup élaguer pour qu’enfin le reproche soit exprimé. Suzanne se contient totalement dans cette parole empêchée. La phrase finale, celle qu’elle voulait dire depuis le début, est mise entre guillemets, mise à distance. Cette auto-correction contamine le texte et excepte le véritable propos, égaré dans sa reformulation sans cesse entamée. Comme s’ils étaient adeptes de la maladresse d’expression, du malentendu ou du lapsus, comme s’ils avaient à la fois à dire et à dissimuler sous les mots, les personnages minent leur discours autant qu’ils attaquent celui des autres membres de la famille. La colère finale d’Antoine traduit à la fois son souci d’être bien compris, de ne pas être qualifié à tort de « brutal », mais aussi d’expulser enfin les rancœurs paralysantes de l’enfance :

[…] nous pensions que tu n’avais pas tort,
que pour le répéter si souvent, pour le crier tellement comme on crie les insultes,
ce devait être juste,
nous pensions que en effet, nous ne t’aimions pas assez, ou du moins,
que nous ne savions pas te le dire
(et ne pas te le dire, cela revient au même, ne pas te dire assez que nous t’aimions, ce doit être comme ne pas t’aimer assez).
On ne se le disait pas si facilement,
rien jamais ici ne se dit facilement64.

59Les versets, proches de la pulsation claudélienne, sont une partition sur laquelle s’inscrivent le souffle et le sens, le mot troué par la mélodie de son propre silence. De même que les guillemets dans les propos de Suzanne, les parenthèses exceptent, mutilent la parole et l’amènent au mutisme. Ce sont les secrets des silences qui isolent le personnage et l’empêchent d’accéder aux autres.

60Ainsi, chacun au travers de son écriture, les auteurs dissolvent les règles et le langage. La parole est un effort qui ne sert à rien, même s’il faut tout faire pour la produire. Tout n’a pas été dit, et chacun retourne à la pesanteur du silence. C’est une déconstruction qui s’opère dans les œuvres lagarcienne et durassienne, le sape d’une parole univoque et la désagrégation du réel au profit d’une indistinction. Tout se mêle et s’unit, tout s’échappe et se sépare. Les auteurs mettent au jour un mélange constant des paroles et des genres, ouvrant ainsi considérablement l’espace scénique.

Le mélange des genres : de l’incertitude à l’ouverture des sens

61Abrasé, annulé, le discours théâtral peut dès lors revêtir plusieurs significations. Les registres se mêlent et offrent, si ce n’est une polysémie, du moins une ouverture du sens. Cette mise en échec des retrouvailles superpose en effet les interprétations ; l’intime confère au tragique, et se mêle à l’absurde, offrant une réflexion politique sur la place de l’homme dans le microcosme de la famille, et implicitement dans la société.

62Cette disparition de l’être dans la cellule familiale traduit un refus du Pathos, une distance avec le réel, et permet de repenser le théâtre, induisant également un certain recul ironique, un détachement humoristique. Les dramaturges mettent en scène une écriture de l’empêchement, et un comique peut naître de cette impossibilité. L’homme est perdu dans le monde, perdu dans sa langue, il espère communiquer comme d’autres attendent Godot. Nous connaissons l’admiration que Lagarce portait pour Beckett et Ionesco ; le jeune dramaturge avait même proposé une variation sur La Cantatrice chauve dans sa pièce Erreur de construction. Son théâtre se nourrit des maîtres de l’Absurde, partageant en un sens cette vision du monde : l’impermanence, l’impossible communication et l’incohérence nourrissent l’écriture. Toutefois, ses œuvres semblent insinuer cette sensation de l’absurde plutôt qu’elles ne l’affichent : mise en sourdine, elle est suggérée à travers cette avancée en décalage du dialogue, ce leurre constant des paroles. Il y a en effet une dérision, une ironie, voire un cynisme qui point dans cette fable se dérobant à mesure qu’elle progresse. L’emploi de l’adverbe « juste » dans le titre de l’œuvre peut être une marque de cette discrète causticité. Qu’il soit pris dans un sens restrictif ou qu’il veuille exprimer une précision, il implique d’emblée cette dimension sarcastique du théâtre lagarcien. Que ce soit « seulement » ou « précisément » la fin du monde n’importe pas, puisqu’elle n’adviendra pas, ou qu’elle est déjà advenue. Il est venu juste pour dire, ou pour dire juste, et ne dit rien. Il ne se passera rien d’autre que la suggestion de cette fin, et en ce sens cette mise à distance de l’événement mortifère peut être analysée comme le signe manifeste d’une autodérision vis-à-vis de la mort, et de la communication de cette mort. Par définition, la fin ne peut pas être exprimée. Rien ne sert de parler avant qu’elle n’arrive, et lorsqu’elle sera là il n’y aura plus que le silence. La mort se situe toujours dans l’indicible d’un entre-deux. Écrire une pièce pour traduire cette parole impossible est alors une gageure, ou une tentative amusée d’exprimer cette désespérante incapacité. Il y a un humour noir, un détachement, une dimension parodique dans cette écriture. Plusieurs scènes peuvent d’ailleurs être lues comme un dévoiement ironique et facétieux des formes théâtrales traditionnelles. Le prologue est une fausse déclaration, un avertissement illusoire ; son caractère fondamentalement programmatique est mis à mal, puisque rien de ce qui est annoncé n’aura lieu. De plus, l’intermède et les appels répétés des personnages ne les réunissent pas, et l’on passe du topos de la scène de reconnaissance à l’expression satirique d’une scène de non-reconnaissance familiale :

LA MÈRE : Qu’est-ce que tu as dit ? Je n’ai pas entendu, répète, où est-ce que tu es ? Louis !
VOIX DE CATHERINE : Antoine !
SUZANNE, criant : Oui ?
CATHERINE : Où est-ce qu’ils sont ?
LOUIS : Qui ?
LOUIS : J’étais là. Qu’est-ce qu’il y a ?
LA MÈRE : Je ne sais pas. Ce n’est rien, je croyais que tu étais parti65.

63Le théâtre est un discours enrayé, qui combat le vide par le vide, dévoilant, à travers cet échec des retrouvailles, l’inanité intrinsèque des relations humaines. Le dialogue est une chimère, un mirage dont l’instabilité peut faire surgir le rire tragique de l’absurde.

64Marguerite Duras n’était certes pas réputée pour la drôlerie des ses œuvres, pourtant deux de ses pièces expriment dans un langage parodique la difficulté de communiquer avec l’autre. Dans Yes, peut-être, des personnages anonymes s’expriment à travers des stichomythies souvent monosyllabiques – mêlant anglais et français, onomatopées, abréviations et mots-valises – qui déconstruisent totalement le discours et rectifient son avancée jusqu’à détruire la logique, et faire naître le rire :

A : C’est rare, yes !
B : Reusement !
A : Reusement, yes ! […]
B : O lala, un lion de guerre.
A : Yes – Captain lion de désert à guerre.
B : O lala.
A : C’est un hymmilitaire66.

65Le Shaga invente quant à lui une langue nouvelle, un borborygme, qui bien sûr détruit toute éventualité d’échange et produit une pièce où l’incommunicable est fièrement affiché dans sa démesure, sa dimension dérisoire, voire même drolatique :

A : Bonjour.
B : Senang.
A : Comment allez-vous ?
B : Hati na senang. […]
B : C’est drôle, je ne comprends pas ce que vous dites.
B : Menanbah shagano (ça ne m’étonne pas, c’est du shaga)67.

66Ces deux pièces durassiennes furent créées en 1968 et, derrière l’humour, le politique s’insinue dans les œuvres. Les deux dramaturges se sentaient en effet très concernés par le monde et l’actualité de leur temps. Ils étaient au cœur de la société. Nous connaissons les nombreuses prises de position durassiennes et les articles rédigés dans la presse, mais nous ignorons que l’écrivain bisontin a lui aussi beaucoup écrit dans les médias, sous le pseudonyme de Paul Dasthré, notamment pour 7 à Paris ou Libération, qui dépassait quotidiennement de sa poche arrière-droite. Les deux écrivains se passionnèrent d’ailleurs pour le même fait divers, l’affaire du petit Grégory qui bouleversa la France en 1985. Lagarce en tira une pièce, Dans les marécages, mais critiqua beaucoup l’article de Marguerite Duras, « Sublime, forcément sublime Christine V.68 », qu’il qualifia de « lamentable élucubration69 ». Finalement, cette monstration de l’incapacité humaine à dialoguer peut être observée comme l’expression d’une pensée engagée. Le combat politique se déplace vers l’intime, et, comme le dit Jean-Pierre Thibaudat, cette « façon de parler de l’exclusion, de l’exil, de la disparition ou de la peste est profondément politique70 ». Là encore, le microcosme familial s’ouvre à l’universalité, et la figure récurrente du paria provoque une réflexion plus générale sur la solitude, le besoin sans cesse avorté d’aller vers l’autre, et d’établir, au-delà d’une communication, une communauté entre les hommes.

67Le politique, l’humour et le tragique convergent vers cette vision de l’exclusion et de la destruction. C’est donc un lyrisme déstructuré, désenchanté, qui circule dans certaines pièces de Marguerite Duras et de Jean-Luc Lagarce. Dans cette expression du sentiment qui ne prétend à rien, qui ne célèbre plus rien que sa perte, la dissolution des énonciateurs, la rétrospection polyphonique et le langage lacunaire ouvrent le champ des possibles, et superposent les interprétations. Les situations initiales sont souvent parallèles aux situations finales, et la pièce est désormais un cycle où rien n’a eu lieu, et dans lequel l’écriture ne cherche qu’à exprimer cette attente à jamais déceptive. Plus qu’un trait stylistique commun, cet évidement du langage, du sens et du mot traduit une esthétique propre à la modernité théâtrale : la volonté affirmée de déconstruire les règles du genre, et de créer une nouvelle dramaturgie, détruite : un théâtre de l’échec.

Une esthétique de la déconstruction : le théâtre de l’échec

68L’écriture de l’incertitude n’est que la manifestation d’une ambition supérieure ; les auteurs veulent repenser le théâtre et proposer une nouvelle vision de ce genre, débarrassée des legs de la tradition, et écrite dans ce lieu de la perte. Interrogeant constamment leurs productions, les réécrivant sans cesse et minant le discours sensé du monde, les créateurs proposent une plus large réflexion sur la place du théâtre dans la société.

Solve et Coagula : l’hypertextualité théâtrale

« Essayer encore. Rater encore. Rater mieux71. »

69Obsédés par cet éternel recommencement, dans lequel début et fin se répondent, les auteurs n’ont eu de cesse de réécrire leurs propres œuvres, établissant un dialogue intralocutif entre les pièces. Une écriture du palimpseste motive donc la création, et le ressassement devient le levier de l’expression des drames personnels.

70Marguerite Duras a constamment réécrit ses œuvres, dans une hybridation sans cesse renouvelée des formes. Nous pouvons percevoir son travail comme un grand geste d’écriture, parcouru de réseaux souterrains ou conscients, allusifs ou exhibés, qui relient les œuvres entre elles, au-delà des frontières génériques et des années. « Les livres de Duras sont reparaissants, écrit Stéphane Chaudier, comme les personnages de Balzac ou ceux de La Bible… Duras veut que cela soit dit : une même énergie, de semblables hantises circulent tout au long de ses textes qui font une œuvre. Sans cesse commentés et repris, ils sont les maillons d’une chaîne continue72 ». Chacun des livres devient ainsi l’hypotexte de l’œuvre à venir ; la gestation littéraire se nourrit de ce qui a déjà été produit et un incessant tissage se développe, depuis le premier ouvrage Les impudents, publié en 1943, jusqu’à l’ultime mélopée agonisante parue en 1995 sous le titre C’est tout. Il y a un jeu d’interférences et de références qui nous amène à considérer son œuvre comme un tout dont chaque livre ne serait qu’un fragment. Bien sûr, chaque ouvrage peut se lire de façon indépendante, mais il semble pourtant se greffer à un membre antérieur, dessinant les contours d’un grand corps, d’un long et patient dialogue ininterrompu. Chaque lecture augmente ce sentiment de familiarité qui fait la modernité de l’œuvre durassienne ; brouillons publiés ou consultables, entretiens, essais, romans recommencés, transposés ou annulés, personnages récurrents, disparus, resurgis sous un autre masque, tout concourt à faire de sa production une source d’intratextualité qui est l’un des enjeux majeurs de son écriture. Pour Nathalie Limat-Letellier et Marie Miguet-Ollagnier, ce phénomène se produit lorsqu’un auteur « réutilise un motif, un fragment du texte qu’il rédige ou quand son projet rédactionnel est mis en rapport avec une ou plusieurs œuvres antérieures (auto-références, auto-citations)73 ». Cet acte d’éternel retour, ces palimpsestes réitérés font que chaque nouveau texte n’a de cesse de revenir sur les ruines de son propre commencement. La légende de sa mère, Marie Donnadieu contrainte, après la mort prématurée du père d’élever ses trois enfants dans une concession constamment inondée par les marées, en est une illustration parfaite. Cette histoire apparaît pour la première fois dans Un barrage contre le Pacifique, publié en 1950, dans une forme romanesque encore traditionnelle. Duras concentre son récit sur l’injustice subie par Marie, à qui les agents du cadastre ont vendu des terres soi-disant praticables et qui l’amèneront à la ruine et à la folie, ses enfants subissant les brimades et les colères qu’elle ne peut adresser à l’administration. Ce fiasco, cette fureur maternelle et les relations qui la lient à ses enfants – relations d’amour immodéré et de détestation – se retrouveront dans la nouvelle Des journées entières dans les arbres, publiée en 1954, puis transposée au théâtre à la demande de Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud en 1965, et à nouveau théâtralisée en 1977 dans L’Eden Cinéma. Apparaît donc très vite dans les nombreux essais métatextuels que Duras écrira, ainsi que dans ses exégèses, la notion de cycle, qui structure et organise l’ensemble de son œuvre. Duras cherche à « ressasser l’histoire qui de tout temps fut écrite […] [dans une] incantation où se relance à l’infini, en une reprise anaphorique, l’écho de ce qui s’écrit et se réécrit74 ». En ruinant inlassablement ses propres livres, les raturant, les effaçant, ou les complétant, elle n’a eu de cesse de les hisser au statut de légende, et d’approcher leur vérité pour l’amener à l’universalité. N’a-t-elle pas d’ailleurs écrit un roman qui résume parfaitement son ambition littéraire, Détruire, dit-elle ?

71Jean-Luc Lagarce est profondément influencé par cette écriture du ressassement. Se recopiant lui-même et récrivant les autres, il développe incessamment les mêmes thèmes, les mêmes personnages, voire les mêmes scènes, créant dès lors un théâtre de l’itération, de la réitération, un « paysage fractal75 » à jamais hanté par les « métaphores obsédantes76 » de l’auteur. Lagarce s’inspire des classiques pour nourrir ses pièces. Comme Duras dans La Musica ou Césarée, il reprend la légende de Titus et de Bérénice et la réécrit dans Histoire d’amour, citant d’ailleurs un extrait du Navire Night durassien en exergue de la première version. À la fin des années 1970, il monte conjointement Clytemnestre et Elles disent…, réécriture lagarcienne de L’Odyssée homérique. L’année suivante, en 1980, il présente le Voyage de Madame Knipper vers la Prusse orientale, pièce inspirée par la compagne de Tchekhov et dans laquelle l’actrice répète une pièce dont l’intrigue n’est pas sans rappeler celle de La Mouette, traduite par Marguerite Duras en 1985. Ces mythes et ces textes sources développent le triple thème de l’attente, du départ et du retour – obsessions lagarciennes par excellence – et leur intégration dans son répertoire semble tout à fait cohérente. Bien plus, Lagarce, comme Duras, réécrit ses propres textes. J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne est une reprise de Juste la fin du monde, que Le Pays lointain intègre totalement, redouble et dédouble, l’enrichissant de nouveaux personnages, tels « Le Père, mort déjà », « L’Amant, mort déjà », « Un Garçon, tous les garçons », « Un Guerrier, tous les guerriers », et reprenant l’ensemble des dialogues de l’hypotexte. Il semble qu’il faille en passer par une expérience de l’échec pour advenir, pour parvenir à dire et à redire. Pour réussir. L’épanorthose et la correction seraient alors les traces scripturales de cette quête : se recopier, c’est reprendre encore et encore, pour trouver la force de continuer, d’aller au bout de la création. Le palimpseste n’est donc pas un égarement infécond, un piétinement, mais plutôt le seul moyen d’atteindre enfin l’épiphanie créatrice, dans un continuel tâtonnement spiralique. Ne nous a-t-on pas dit qu’il fallait imaginer Sisyphe heureux ?

72Écrire, c’est parler, répéter, effacer et redire – perlaborer : dire jusqu’à évacuer la douleur névrotique. Les théâtres de Lagarce et de Duras développent une esthétique de l’échec, démolissant les règles du bien-écrire pour mettre en lumière un nouvel art poétique, une modernité en sourdine. La tension dramatique disparaît dans cet effacement répété, dans ce dialogue débarrassé du dialogal, soumis au récit interrompu, à la narration réitérée : une épicisation de la forme théâtrale est alors au cœur de l’écriture.

L’épicisation de la forme théâtrale

73Refusant la tension dramatique et la logique aristotélicienne, Brecht et Picastor ont théorisé un théâtre de l’épique, dans lequel les techniques traditionnellement issues du romanesque sont introduites dans la dramaturgie, créant dès lors une discontinuité, une rupture de l’illusion théâtrale, et noyant la signification. S’opposer aux discours autoritaristes de ceux qui savent est un acte de résistance. Cette mise à distance du savoir marque le refus d’une fin univoque, ou même logique, et la mise en place d’un langage incertain, hésitant, se confrontant aux discours de la doxa, à l’opinion commune, pour mieux les subvertir.

74La fréquence des récits et des digressions détruit l’utilité première du dialogue. Les personnages s’égarent dans leurs propos, racontent l’autre plus qu’ils ne s’adressent à lui. Ne pouvant communiquer avec son fils, la mère dans Des journées entières dans les arbres va parler de sa fille, Mimi, et de son mariage prochain avec le maire :

Ainsi, tu vois, l’autre jour, en ville, je passais comme ça devant le Grand Café et qui je vois ? Ma Mimi attablée avec des hommes de la mairie […] Je ne peux quand même pas croire qu’elle fait de la politique, Mimi, et contre sa mère. Ah ! pourtant, ce sourire qu’elle a lorsque je lui en parle […] Il y a belle lurette que ça dure : deux ans77.

75Elle n’ose pas, ne parvient pas à dire à son fils qu’elle le préfère à ses autres enfants. Elle tourne autour de ce message indicible, et ne peut l’exprimer qu’en passant par l’anecdote, le souvenir des acrobaties de son enfant dans les arbres de l’Indochine :

Des journées entières, tu étais dans les arbres… Comme c’était charmant… Je n’avais jamais vu ça : tant d’ardeur dans le jeu, tant de charme ! (Charabia) On dit que j’ai été injuste avec les autres. Je passe, m’a-t-on dit, pour une mère injuste ! Quelle société ! Quelles mœurs ! De quel droit m’empêcher de te préférer78 ?

76La Mère de Louis ne sait pas non plus comment s’adresser à son fils autrement qu’au passé. Face à son incapacité à lui parler au présent, elle va évoquer longuement les ballades familiales, les dimanches après-midi, lorsque les enfants étaient encore petits :

… l’après-midi, après avoir mangé, on partait. Toujours été ainsi, je ne sais pas, plusieurs années, belles et longues années, tous les dimanches comme une tradition, pas de vacances, non, mais tous les dimanches, qu’il neige, qu’il vente, il disait des choses comme ça, des phrases pour chaque situation de l’existence, « qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il vente », tous les dimanches, on allait se promener79.

77La digression introduit le récit dans le dialogue, et le narratif va peu à peu déconstruire l’espace scénique et son langage. L’on ne s’adresse plus à l’autre, on parle l’autre, on l’atteint dans le seul lieu où il est resté tel qu’on l’a connu, dans le discours de son passé.

78L’épicisation permet en outre de s’opposer à l’opinion commune. Les parenthèses, les italiques ou les guillemets reprennent les messages doxiques et impersonnalisent le cliché, le monde extérieur, le social. Lorsqu’Antoine parvient enfin à verbaliser les douleurs subies dans l’enfance, il n’a de cesse de s’opposer aux autres membres de la famille, et aux discours rationnels de la société :

Je cédais, je t’abandonnais des parts entières, je devais me montrer, le mot qu’on me répète, je devais me montrer « raisonnable »80 […]
Moi, je suis la personne la plus heureuse de la terre, et il ne m’arrive jamais rien, et m’arrive-t-il quelque chose que je ne peux me plaindre, puisque, « à l’ordinaire », il ne m’arrive jamais rien81.

79L’énallage portant sur les pronoms permet de distancier la parole des autres. Au « tu » succède le vicariant « il » et le pronom indéfini « on », amplifié par la présence des guillemets, permettant à cette nouvelle parole théâtrale épicisée de se confronter ouvertement à la norme et de la dépasser pour enfin laisser surgir la véritable parole, revirginalisée, reflorée, débarrassée des lieux communs.

80La mère durassienne accuse ouvertement les mêmes discours dominants :

Si vous saviez, les autres, à côté, ceux des autres, à côté, des veaux, des conseillers, des messieurs avec… des vêtements de prix…, des chevalières…, des automobiles de prix…, des maisons de campagnes…, des imbéciles…, des travailleurs, en un mot…, et des femmes, et des appartements, et des vacances, et des enfants, des ribambelles d’imbéciles…, des exigences… Ca donne des ordres à des domestiques, c’est servi à table, petit déjeuner au lit, ça va en Italie, c’est laid, c’est gros, gros82

81Aux exclusions typographiques, Duras semble préférer une écriture dans laquelle l’article défini prend une valeur universalisante, renforcé par l’emploi des pronoms démonstratifs indéfinis (« ceux qui » et « ça »). Ce mépris pour la parole vide des opinions majoritaires déconstruit à nouveau le langage théâtral et le fait passer du lacunaire au destructeur.

82Le sens est désormais à déchiffrer, et les dramaturges, à travers la mise à distance de la doxa et la reprise constante de leurs œuvres, proposent une écriture de la déréalisation, de la décomposition affichée des codes génériques. Les effets stylistiques peuvent alors être observés non plus comme la trace d’une difficulté à dire, mais comme la preuve manifeste de la réelle ambition scripturale des auteurs : détruire le langage et parler sa destruction.

Un langage de la déréalisation

83Le langage théâtral traduit l’incertitude des personnages, mais n’est pas incertain ; il n’y a finalement pas de réel piétinement, mais plutôt un trépignement. L’écriture n’est pas envahie par le silence, mais se construit sur lui, dans un entrelacs des mots, une cristallisation progressive, un prolongement sans cesse provoqué. Les micro-actions verbales traduisent un besoin d’insistance : revenir, rectifier, préciser pour avancer. Ce n’est donc pas une écriture empêchée, mais spiralée. La rhapsodie est la mise en scène d’un langage volontairement déréalisé qui se nourrit du doute pour parvenir à ses fins.

84Lagarce ruine le discours dans une écriture constamment éclatée, certainement influencée par son abondante écriture diariste. Les phénomènes de reprises et d’interruptions du dialogue permettent de créer une structure d’échos, dans laquelle la parole circule et se construit dans sa reformulation. Comme l’exprime Florence Fix, « la phrase est circulaire au lieu d’être évolutive ; loin de préciser, d’affiner la séquence précédente, les incises, parenthèses et répétitions de structures syntaxiques offrent des variations sur un même thème, ou, plus exactement, sur une même architecture83 ». Le discours de Suzanne à son frère fait surgir la douleur de cette longue séparation à travers cette stylistique de la répétition-variation :

Ce n’est pas bien que tu sois parti,
parti si longtemps,
ce n’est pas bien et ce n’est pas bien pour moi
et ce n’est pas bien pour elle
(elle ne te le dira pas)
et ce n’est pas bien encore, d’une certaine manière,
pour eux, Antoine et Catherine.
Mais aussi
– je ne crois pas que je me trompe –,
mais aussi ce ne doit pas, ça n’a pas dû, ce ne doit pas être bien pour toi non plus,
pour toi aussi.
Tu as dû, parfois,
même si tu ne l’avoues pas, jamais,
même si tu ne devais jamais l’avouer
– et il s’agit bien d’aveux –
tu as dû parfois, toi aussi
(ce que je dis)
toi aussi,
tu as dû parfois avoir besoin de nous et regretter de ne pouvoir nous le dire84

85Le ressassement est l’émergence d’un chant et d’un sens. Symphonie sur un mode mineur, le discours progresse par amplification ; les énumérations convoquées par les anaphores en cascade (« Ce n’est pas bien… Tu as dû… ») répètent le reproche, le précisent, le fragmentent. L’énumération devient elle-même récit ; l’hypercorrection, l’auto-rectification et les substitutions lexicales et syntaxiques créent un effet de rétraction et de dilatation de la parole. Les nombreux énallages (« pas bien pour moi… pour elle… pour eux… pour toi… », « tu ne l’avoues pas… tu ne devais jamais l’avouer »), les tirets, les incises, les parenthèses, l’invasion des virgules trouent le texte, le rapiècent, l’émancipent du linéaire pour le hisser jusqu’au cyclique, au ressassé, donc au légendaire. La mise en page étire cette circularité, amplifie typographiquement la rythmique rhapsodique. Cette désertion de la scène et du langage, cette vitrification de la parole remet en question les mots de la tribu, créant une gnose confuse, hermétiquement refermée sur elle-même, mais productrice de sens. La dé-linéarisation de la fable met au jour une esthétique de la fragmentation, de l’éclatement, du ressassement de soi à soi d’où va émerger la parole théâtrale, empêchée mais possible car reliée au silence générateur, à l’épanorthose lacunaire qui permet de le vaincre. Les personnages sont donc dans l’incertitude, dans l’incapacité de dire, et leur échec signe la victoire du discours, qui lui atteint son but : dire autrement, dire ce qu’il faut, en hésitant, en suturant fébrilement les propos disparates. Rhapsoder ne signifie-t-il pas mal raccommoder ?

86Marguerite Duras déconstruit son écriture dramaturgique et repense elle aussi le langage et le genre théâtral, à travers leur négation. Elle écrira d’ailleurs que « nier un texte, c’est aussi élaborer ce texte85 », avant d’ajouter : « je ne suis pas un maître à penser. Je suis un maître à dé-penser, si vous voulez. Mais pas à penser. Je ne propose rien. Je propose qu’on y croie plus. Rien. À rien de ce qu’on décide en dehors de soi. Je propose qu’on ne croie plus rien de cela86 ». Elle choisit plutôt d’allier la répétition, l’asyndète et la parataxe aux silences de la parole. Comment ne pas y repérer la volonté inébranlable d’aller au bout du dire, de « courir sur la crête des mots87 » afin d’atteindre ce que Duras appelait l’écriture « blanche », l’écriture « courante », suivant le flot ininterrompu et emmêlé de la pensée ? Face au refus de Jacques de parler à sa mère, Marcelle tente de prendre la défense de la vieille femme :

MARCELLE, très tendre : Je sais… Je t’aime, Jacques… Je t’en supplie…, reste…, cette dernière nuit… Tu ne la reverras plus…, c’est la dernière fois…
LE FILS : Non. (Un temps.) Je lui dis le contraire mais c’est vrai : elle a été une mauvaise mère. Elle le sait. Nous le savons tous les deux. Une crapule, une mère crapule… J’ai été sa mauvaise action. C’est le seul témoin de ma vie si lâche et elle va mourir. (Un temps.) C’est fini. Cette fois-ci, c’est fini. (Un temps.) Je respire88.

87Marcelle commence des phrases qu’elle n’achève pas vraiment. Le silence la contamine, et elle le combat au travers de la parataxe. Le fils quant à lui parvient à dire en s’aidant du silence, musicale pulsation. Son refus se formule par les énallages et les répétitions. Les phrases se suivent très rapidement, épousent la fulgurance de la pensée. L’écriture est heurtée par les temps, par les points de suspension ou les points finaux ; les mots se suivent ou sont ralentis, selon les soubresauts de la réflexion en train de se faire et de se dire simultanément.

88L’écriture décompose le réel, déconstruit le théâtre et déréalise le langage. Ceci est une volonté, non un constat d’échec. L’écriture du vide n’est pas une écriture vidée, et l’effacement n’anéantit pas le texte. Marguerite Duras et Jean-Luc Lagarce développent une esthétique de la ruine, mais ne détruisent que pour faire surgir la vérité de l’émotion, conférant aux œuvres une dimension universelle. La parole appelle au combat contre et avec l’inconnu, exhibe l’acte sacrilège de l’écrit. Au lecteur de fournir un effort, de creuser avec les auteurs et leurs relais polyphoniques pour saisir cette vision du monde et de l’écriture. Il chemine dans l’incommunicable, et doit accepter cette incertitude, cette perte de repères d’où apparaîtra le sens profond de l’œuvre, la ruine du monde et du récit, la littérature de l’absence. Fureur et mystère, énigme et vérité. Henri Michaux n’avait-il pas vu juste en dédicaçant son livre « à Marguerite Duras, de Sphinx à Sphinx89 » ?

Le détournement des règles

89Dès lors, la reprise et le dévoiement des procédés traditionnels peuvent être analysés comme une trace supplémentaire de cette ambition théâtrale moderne. Le prologue, que l’on trouve en ouverture de Juste la fin du monde, est certes une survivance des règles du théâtre antique ou élisabéthain, mais il traduit plutôt une rupture, une discontinuité avec la tradition. Louis n’annonce rien de ce qui aura lieu, et rien de ce qu’il dit ne se produira. L’épilogue évoquera la fin de sa vie, mais ne parlera plus de la famille. La tradition est désormais une coquille vide, dont on se sert pour évacuer le narratif, et laisser place au discours nu. C’est là l’ambition des auteurs : subvertir et dévoyer, décaper et rénover. Innover. Dans India Song, Duras prend elle-même en charge le prologue, livrant d’emblée tout ce qui relève du récit et du cadre spatio-temporel, pour que les voix puissent ensuite surgir et ne plus pouvoir évoquer que ce désir mort d’Anne-Marie Stretter et du vice-consul :

NOIR
Au piano, ralenti, un air d’entre les deux guerres, nommé India Song.
Il est joué tout entier et occuper ainsi le temps – toujours long – qu’il faut au spectateur, au lecteur, pour sortir de l’endroit commun où il se trouve quand commence le spectacle, la lecture.
Encore India Song.
Encore.
Voilà, India Song se termine.
Reprend. De plus « loin » que la première fois, comme s’il était joué loin du lieu présent.
India Song joué cette fois, à son rythme habituel, de blues.
Le noir commence à se dissiper.
Tandis que très lentement le noir se dissipe, voici, tout à coup, des voix. D’autres que nous regardaient, entendaient ce que nous croyions êtres seuls à regarder, entendre. Ce sont des femmes. Les voix sont lentes, douces. Très proches, enfermées comme nous dans le lieu. Et intangibles, inaccessibles90.

90Le prologue n’annonce plus rien. Il devient un commentaire, un métadiscours, une recommandation de l’auteur en vue d’une mise en scène. Il est un outil de la déconstruction et la preuve d’une modernité bâtie sur l’effacement des traits définitoires du genre.

91En outre, le décor se dilue et le temps disparaît de l’espace scénique et textuel. Mises à part quelques évocations ponctuelles, le « taxi » et « la gare91 » chez Lagarce, les « tennis92 » et le palace « Prince of Wales93 » chez Duras, le cadre spatio-temporel reste flou, voire inexistant, annulé. Le monde extérieur n’a plus aucune importance, seul compte le langage. Cette relativité plonge la temporalité dans l’abstraction et verrouille le lieu dans la virtualité. Il n’y a plus aucun contexte historique, plus aucun cadre géographique situable ; on plonge dans l’irréalité, dans l’onirisme, donc dans le mythe. Désormais, comme le souligne Claudio Longhi, le paysage est « kaléidoscopique, hétérotopique et hétérochronique94 ». Calcutta se retrouve aux bords du Gange, le fleuve indien se mêle aux rivages de l’Angleterre pour situer S. Thala dans un non-lieu, dans l’idée d’un décor maritime incertain, qui devient tous les lieux. Nous ne savons pas quand se déroule India Song, puisque tout a déjà eu lieu depuis si longtemps. Les paroles banales de la mère de Louis renvoient, par l’évocation de la voiture et des sorties dominicales, à la génération des trente glorieuses, mais nous n’en aurons pas la preuve. L’intrigue se déroule « plus tard, l’année d’après95 », la didascalie liminaire annonce que « cela se passe… un dimanche, évidemment, ou bien encore durant près d’une année entière96 ». Les temporalités se fondent, le passé devient un présent, peut-être même un futur. La chronologie s’estompe, se dilate et se comprime dans un lieu désormais sans contours. Les dramaturges poursuivent leur mise en ruine de l’écriture théâtrale en plaçant leur langage rénové dans l’écrin ombreux des formes détruites de la scène, entourée d’obscurité, cernée de murs délabrés et de silence obstruant.

92Ce qui réunit les écrivains, c’est donc avant tout cette dislocation de la forme théâtrale. « Le Futur est sans cesse empoisonné par l’imagination de l’échec97 », et l’écriture se construit dans la folie d’un monde décomposé. Échec et mat. Les personnages resteront dans la solitude, tout sera toujours à refaire, il y aura à jamais un no-man’s land entre soi et les autres. C’est dans cette irréductible étanchéité que s’insinue le langage ruiné. Fantôme de langage, de communication, fantôme de théâtre : Duras et Lagarce nous hantent, et la modernité naît de cette parole de l’errance et de la confrontation inutile.

93Dès lors, cette filiation aujourd’hui récusée par les critiques lagarciens ne serait-elle pas plutôt une fraternité ? À travers la mise en doute et la déréalisation du dialogue, c’est une oralité de la parole qui se (re)crée au cœur du silence. Le spectateur est contraint de modifier son rapport à l’espace scénique, car c’est à lui que les auteurs s’adressent, c’est lui qu’ils veulent bousculer, dont ils veulent modifier le regard. Un nouveau théâtre naît de ce retour aux sources, de cette purification, de ce raffinement : l’union de la langue et de l’oreille.

De la langue à l’oreille, un théâtre repensé

« C’est étrange à lire, mais pas à dire98. »

94Que ressent donc le spectateur face à cette déréalisation du genre ? Cette parole qui ressuscite la langue à coup d’effacement nous permet de recevoir le mot comme une première fois, de l’écrit à l’oreille. Ce sont des mots simples, familiers, quotidiens qui surgissent dans l’espace scénique, à travers un double mouvement de désacralisation et de re-sacralisation. L’oralité redoublée des dialogues modifie la perception, amène à repenser le rôle des personnages, du lieu théâtral mais aussi du public, et c’est là que réside peut-être la véritable modernité de Marguerite Duras et de Jean-Luc Lagarce.

L’oralité de l’écriture

95À travers son ressassement, le langage courant advient sur la scène, se vide et se revivifie, occupant désormais tout l’espace théâtral. Il n’y a pas de recherche de l’éloquence, mais plutôt une « tentation du poétique99 ». Le beau verbe, si présent dans le théâtre classique, est congédié, et c’est la langue nue qui tisse les nouveaux contours du discours dramaturgique. Les auteurs décapent, arasent la tradition, désacralisent le langage désormais dissonant des siècles passés. Le sacré est déplacé du langage à la langue brute, comme pensée à voix haute, développant ainsi une poétique de l’écrit proche du dit. « Le théâtre est la mise en scène de l’oralité du langage », ainsi que l’affirme Henri Meschonnic100, et le discours est dès lors mis en avant, à la fois comme effet de réel pur et comme source de jeux sonores.

96Les effets de parataxe, les répétitions ou les ruptures anacoluthiques miment ce cheminement cahotant de la pensée et permettent aux mots de retrouver pleinement leur dimension phonique. La langue est avant tout sonore. Anaphores et énallages sont les leviers d’un discours litanique, psalmodié, donc sacralisé. Le blanc typographique, les points de suspension et la disposition du texte sur la page amplifient cette nouvelle vision du dialogue poétisé. Après l’entrée du poème dans le narratif, après la prose poétique célinienne ou proustienne, les auteurs imposent une nouvelle union, la théâtralité poétique. « La ligne devient l’unité rythmique, dès le début du Prologue, l’alinéa en cours de phrase, une mise en saccade rythmique du dialogue, la typographie comme visualisation du rythme de l’oralité. Du parapoème101 ». La pièce met en espace un nouveau discours poétique, débarrassé de l’alexandrin racinien, construisant la prosodie sur un langage du réel déréalisé par les effets de retours. Duras offre aux mots une dimension incantatoire, tandis que Lagarce préfère s’attacher « à la façon dont la parole la plus commune peut à elle seule faire théâtre102 ». Les procédés s’éloignent mais l’objectif est similaire : offrir aux mots de tous les jours un détachement du déictique au profit d’une dimension sonore retrouvée, de la redécouverte d’une langue primitive.

97C’est pourquoi l’on retrouve souvent des appels, des traces de l’oralité dans les paroles des personnages. Certaines tournures visent, dans un emploi phatique, à établir, à rétablir la communication, coûte que coûte. Les personnages s’interpellent, s’apostrophent (« Antoine !103 », » Jacques104 »), réclament l’écoute de l’autre (« Écoute105 », « Je n’avais pas compris, tu sais, ce matin106… ») ou son silence (« Ta gueule, Suzanne107 »), et même si la communication ne peut se faire entre eux, ils continuent jusqu’au bout d’espérer, de tenter d’établir une réelle coopération dialogale. La modalité interrogative jalonne constamment le texte, traduisant l’incompréhension mais aussi le besoin d’aller au bout dire, d’atteindre l’autre, proche et séparé :

SUZANNE : Moi ? […] Oui ? Pardon ?
LOUIS : Quoi108 ? […]
LA MÈRE : Tu vois un peu109 ?

98L’interjection « bon » ou l’onomatopée « Ah » ponctuent régulièrement le texte, permettant au locuteur de s’assurer de ce qu’il dit, de montrer qu’il a entendu, et de vérifier qu’il est bien compris :

LA MÈRE : Bon, on prenait la voiture.
LOUIS : […] bon, pas heureux, content110. […]
LA MÈRE : Ah ! Bon. […]
Ah, figure-toi… […]
Ah ! je me disais111

99Par ailleurs, il n’y a quasiment aucune didascalie dans Juste la fin du monde. Lagarce laisse la parole nue, sans tuteur, sans appareillage autre que son surgissement sur la scène. L’oralité et le ton sont suggérés par les reprises et les corrections. Les points d’exclamation n’ont pas besoin d’être dédoublés par un commentaire en italique pour signaler le cri, la colère ou la joie. Dans l’obscurité d’un décor sans effets, la parole s’échappe du personnage effacé et se tient seule sur les planches, unique mimesis. Le théâtre de Lagarce est une monstration du mot et de son revers de silence.

100Marguerite Duras, quant à elle, assigne une nouvelle utilité aux didascalies. Elles ne sont plus là pour indiquer la mise en scène, les gestuelles ou les circonstances, mais elles portent désormais uniquement sur l’énonciation, sur la mise en voix du texte. Elles sont un commentaire de la parole, comme une parole elle-même, comme un coryphée refusant l’espace théâtral et ne s’assurant que de l’exactitude de la prononciation. Des journées entières dans les arbres est surchargé d’indications sur le ton, les temps, la rythmique des phrases. Les didascalies sont désormais le métronome, la pulsation des propos :

LE BARMAN : Entendu, madame. (Il croit qu’elle n’a pas entendu et répète fort comme si elle était sourde) […]
LA MÈRE : Curieusement, je ne suis pas sourde. Ne parlez pas si fort. (Un temps.)
[…] extasiée : Une pêche melba112 !

101Bien plus, les indications didascaliques d’India Song font de la parole de l’auteur un nouveau chœur solitaire, qui commente l’action et le souvenir des voix. Il faudrait peut-être même monter la pièce en faisant entendre cette voix-off suprême, qui conduit à elle-seule l’avancée du texte. La modalité interrogative et le verbe « dire », qui n’ont a priori rien à faire dans les didascalies, expriment cette oralisation du commentaire :

La VOIX DEUXIÈME n’a pas entendu, dirait-on […]
Ils se sont levés.
Ils se sont rapprochés.
Que font-ils ?
Ils dansent […]
Ils dansent. C’EST DIT113.

102Désormais, la langue envahit complètement et définitivement la scène et la page. L’oralité redonnée se mêle à l’indistinction du cadre spatio-temporel et à l’effacement des personnages pour faire à elle-seule théâtre. Rendue à elle-même, la parole est œuvre, la parole est l’être.

L’individu au centre de sa parole

« Le sujet le plus important, c’est la langue114. »

103Le dialogue, par son oralité et sa force incantatoire, devient un geste, la marque de la seule existence du personnage. C’est dans la langue que je me désigne et que je désigne l’autre, nulle part ailleurs. Les dramaturges créent un théâtre dans lequel l’individu est au centre de sa parole, où il n’est plus que sa parole. Seul le mot fait la pièce, l’intrigue n’importe pas. Le langage est désormais la seule réalité de l’être. Le visage s’estompe, il est tous les visages ; noyé dans le lent mouvement de mythification, il n’est plus inscrit que dans son énoncé. La modernité des écrivains réside peut-être dans ce solipsisme égaré qui devient théâtre. La récurrence des verbes de parole et cette invasion du pronom « Je » traduisent dès lors autant cette inébranlable et impossible volonté de dire que cette matérialisation de l’être dans son propos :

CATHERINE : Il y a un petit garçon, oui. Le petit garçon a, il a maintenant six ans. Six ans ? Je ne sais pas, quoi d’autre ? Ils ont deux années de différence, deux années les séparent. Qu’est-ce que je pourrais ajouter115 ? […]
LA MÈRE : J’ai besoin d’être seule ! Je veux être malheureuse encore plus ! Seule encore plus ! Pourquoi ? Ca me regarde, figurez-vous ! Il y a un pourquoi, et vous ne le saurez pas ! J’ai besoin de penser, de penser…, un énorme besoin… de me remettre de toute cette comédie qui a duré soixante-douze ans et le pouce, et qui ne rime à rien, à rien, absolument à rien… Puisque la mort n’est pas encore là, eh bien ! pensons116

104Les interrogations fonctionnent ici comme des incises. La vie de l’être est dans sa langue. La pensée et la recherche de sa verbalisation sont les seuls traits définitoires du personnage, réduit à un pronom ou à un prénom. En effet, dans les neuf scènes de l’intermède, chacun appelle l’autre, chacun répond à son nom prononcé :

LA MÈRE : Louis ! […]
VOIX DE CATHERINE : Antoine ! […]
SUZANNE : Oui ? On est là117.

105Les membres de la famille ne parviennent pas à se rejoindre, l’échange reste impossible ; toutefois l’être se reconnaît dans sa parole, il est présent dans ce lieu. « On est là », on est dans l’effort de l’appel. Nous ne pouvons nous entendre mais « nous nous entendons » nous-mêmes ; « toi et moi » sommes séparés, mais notre union irréelle s’entrevoit dans cette prise de conscience, dans ce nouveau corps qui tient seul au centre de l’espace : notre propre parole.

106Le mot est l’unique corporéité du personnage. Hervé Pierre affirme que « que la langue de Jean-Luc était celle du corps… La langue ne reste pas dans la bouche, elle court sur tout le corps, elle est celle du désir118 ». Les théâtres de Duras et de Lagarce offrent donc une primauté renouvelée du verbe, dans laquelle s’engouffrent toutes les réalités et toutes les individualités. À travers une oralité sacralisée, c’est une quête à jamais recommencée de l’exactitude du sentiment qui gouverne l’ensemble des productions.

« Juste » la recherche du mot perdu

107Ces phénomènes de ressassements et de rectifications s’apparentent à la recherche alchimique du mot oublié, du « mot-trou », perdu et recomposé dans l’énoncé incessamment repris. Le texte doit être prononcé afin de révéler l’inconnu et de l’offrir au monde. Il est un métalangage, un anti-langage qui défait les systèmes de pensée et traverse ainsi l’oubli, la désidentification et la dilution pour atteindre la source obscure. L’accès à l’unité, au substrat le plus archaïque des mots se fait par la nuit et le feu. Il faut descendre au plus profond de sa vision, abraser et tailler le langage à coups d’effacements pour que jaillissent les splendeurs de la langue réinventée, accouchée à l’instant même. Ce double mouvement de descente et d’envol s’apparente à la formule alchimique VITRIOL (« Visita Interiora Terrae Rectificando Invenies Occultum Lapidem » : « Descends dans les entrailles de la terre, en distillant tu trouveras la pierre de l’œuvre »). L’acte théâtral est l’acide sulfurique qui corrode la parole, dilue les signifiants et fait voler en éclat le sens. La pièce, pierre philosophale et élixir de longue vie, naît de cette diffraction du regard et de la langue. Tout doit se dissoudre (Solve) pour se refondre et ressusciter dans une nouvelle unité (Coagula). Le rectiligne ploie alors sous cet impératif de création, et la langue devient « juste » à l’oreille, qui prime de fait sur la syntaxe. Un paradoxe règne dans cette écriture : comme l’exprime Armelle Talbot, « plus la parole s’efforce de tracer autour d’elle les frontières protectrices d’un no-man’s-land où elle serait intouchable à force d’avoir été par elle-même retouchée, plus elle avoue son ancrage et sa porosité à tout ce qui l’entoure. L’énergie qu’elle met à se retirer du jeu confirme, à ses mots défendant, qu’elle continue d’y avoir sa part119 ». Nous pouvons lire dans cette dramaturgie du verbe une réflexion métalinguistique double sur le pouvoir des mots, et leur incapacité. Nous entendons une histoire se dire autant que nous la voyons disparaître. Lagarce et Duras créent un théâtre méta-scénique, mettant en scène la parole à la recherche de son exactitude. Les personnages font des fautes de grammaire, s’interrogent sur leur langue, se corrigent. Cette apparente banalité, cette feinte spontanéité crée un effet de parlure véritable et induit également une réflexivité sur le langage. « Chez Lagarce comme chez Duras, l’intensité de l’émotion naît de la retenue de l’expression120 », et les auteurs réinventent « un monde métalinguistique qui se plaque sur la réalité121 ». Les autocorrections et les épanorthoses traduisent cette recherche de l’exactitude débouchant sur un discours de la langue. Louis essaie de parler, de transmettre sa fin et ses sentiments à ses proches, mais il se perd dans la recherche du bon mot, et dans un dédoublement de son langage sur lui-même :

Et ce n’est pas être méchante (méchant, peut-être ?) et ce n’est pas être méchant, oui, que de penser qu’il n’a pas totalement tort, vous ne croyez pas ? ou je me trompe ? Je suis en train de me tromper122 ?

108Le message se dilue dans la volonté d’exactitude. L’affirmation « oui » n’est pas une marque de communication mais l’aboutissement d’une pensée sur le bien-fondé grammatical des propos. Fallait-il employer le féminin ou le masculin ? Le dialogue avance dans ce questionnement, perdant alors de vue la véritable portée du message. La parole devient presque « extra-fictionnelle123 », remplaçant l’intrigue, les didascalies et les personnages. Les mots sont en emploi autonymique ; ils n’évoquent plus le signifié mais renvoient au signe. Toute image est récusée, seule compte la langue, et ces nombreuses extractions, ces phrases clivées ou paratactiques, ces synonymes envahissants créent une attente et font que « le signe s’autodésigne comme signe linguistique124 ». Il y a certes une déprise de soi dans cette parole tremblée, clôturée, mais on ne revient jamais en arrière, on erre toujours en avant, se questionnant sans cesse. Cette recherche métaphysique et métalinguistique se retrouve chez Marguerite Duras, à travers l’emploi des points de suspension :

LA MÈRE : Quand les gens ont faim, tu vois, et qu’ils mangent, je suis plutôt contente de les voir faire. Ça ne veut rien dire, ça, ni qu’on soit bon, ou bête, ou sentimental…, non…, c’est simplement qu’on a eu des enfants […]
Qui sait ? Je ne sais plus… Ton père…, l’argent…, la crainte que vous soyez…, par exemple…, méchants, plus tard…, malhonnêtes…, plus tard…., tu te rends compte125 ?

109Les interrogations et les silences traduisent typographiquement cette recherche d’exactitude. Les tirades sont des énoncés méta-énonciatifs à la recherche du mot qui pourrait enfin tout dire, et qui ne viendra pas. Les énumérations créent une hypotypose qui porte sur la langue elle-même, les suspensions freinent le discours, expriment cette tentative de dire et de trouver le mot juste ; le propos est empêché, et pourtant l’emploi des virgules suturant le silence démontre cette volonté supérieure d’aller au bout de la parole.

110Ces phénomènes de répétitions et cette confusion de la parole traduisent la nostalgie d’une langue originelle, primitive, purifiée et offerte au public. L’ascèse du langage naît de la réitération. Jean-Luc Lagarce annonçait dans un entretien : « j’attribue aux mots leur valeur exacte. Je suis très à cheval sur le texte et sur la rhétorique : le coq-à-l’âne, les expressions toutes faites remises à plat, la métaphore, les jeux de mots, le pléonasme126 ». Faire table rase du langage assure la modernité des deux auteurs, entraîne une remise en question du genre théâtral et de l’allocutaire véritable, le spectateur.

La place du spectateur et le rôle du théâtre dans la société

111Finalement, le dialogue repensé et ruiné amène un questionnement sur le rôle du théâtre dans notre société. Les pièces modifient la perception, la réception, plaçant le lecteur au centre du dispositif scénique ; voyeur, il observe – spectator – le dialogue en train de se faire. Il surprend le discours comme s’il écoutait des bribes de conversations dans la rue. La salle de spectacle est une oreille collée au mur de l’intime. Le public regarde avec ses oreilles cette décontextualisation de la parole, et repense son propre rapport au langage. Il est alors le tiers-inclus de l’espace théâtral.

112Jean-Pierre Thibaudat évoque dans sa biographie de Lagarce le brouillon retrouvé d’une pièce qui tient en trois lignes :

Le rideau se lève :
Il découvre un immense miroir qui tient toute la scène.
Les spectateurs regardent, rient et pleurent127.

113La poétique lagarcienne est peut-être entièrement contenue dans cette vision. Le théâtre moderne est une mise en espace de la parole afin que le public s’en empare, comble les lacunes de la fiction et entame une réflexion sur sa propre utilisation des mots. À travers cette impuissance des personnages à communiquer, il réalise ses propres défaillances, et reconnaît l’extrême difficulté d’approcher l’autre. Voici comment l’huis-clos devient archétype. Louis ne parlera pas, personne ne l’écoutera et Juste la fin du monde deviendra une juste fin du monde, un achèvement justement dit, parlant juste au spectateur.

114L’écriture effacée de Marguerite Duras surprend tout autant le lecteur, et le happe. Ses paroles touchent au fonds commun de l’humanité, au seul bien partagé : la langue, malmenée, évidée, donc sublimée. Au sujet d’India Song, Dionys Mascolo affirmait que « la vision-audition… se rapproche à l’extrême d’une lecture active, sorte de déchiffrement qui engage le ‟ spectateur ” dans un mouvement complexe, voire contradictoire, et inquiet, où il tendrait à produire lui-même quelque chose du livre manquant128 ». C’est pourquoi Marguerite Duras réclamait à l’aune de La Douleur un réapprentissage de la lecture129, afin d’être certaine de transmettre l’émotion de cette perte et de partager la magnificence d’une parole libérée par son ressassement.

115Le sacré s’est déplacé vers l’arbitraire du signe, vers la pensée verbalisée de la parole, projetée vers le spectateur et parvenue, par son écriture cyclique, à recréer l’émerveillement premier de la découverte du langage. La modernité durassienne et lagarcienne naît donc d’un lent travail d’archéologue, revirginalisant la langue pour la transmettre au monde, et ainsi réaffirmer la suprématie du langage théâtral.

116-

117Il est faux d’établir, comme l’ont longtemps fait les médias, une filiation entre Marguerite Duras et son cadet. Le théâtre lagarcien s’est certainement nourri de Duras, comme il a pu se nourrir d’Ibsen ou de Beckett. Le dramaturge n’est ni un faux, ni un sous-Duras, mais plutôt un frère voyant, au sens rimbaldien du terme. Les formes théâtrales diffèrent, mais le regard est le même : plus qu’une fraternité, c’est une « communauté inavouable » qui s’établit, pour reprendre la formule de Maurice Blanchot130. Comparer ces deux écrivains, c’est observer l’une des manifestations possibles de la modernité du genre théâtral. À travers ce que Marion Boudier appelle un « réalisme suspendu131 », à travers le silence et la parole décousue, les relations familiales atteignent à l’universalité, et c’est dans cette dissolution de la situation que le réalisme apparaît et se transmet au spectateur. Paradoxe de la modernité. Le discours retrouve son sens étymologique – discursus –, il court ça et là, à la recherche désespérée de son origine.

118L’un écrit et réécrit en rectifiant toujours plus, l’autre en effaçant chaque fois davantage. L’un crée un mouvement ascendant, l’autre descendant, et tous deux réinventent le langage, celui de la tribu comme celui de l’espace scénique. Ils se l’approprient pour le miner et l’offrir dans sa pureté renouvelée. C’est l’émergence de ce chant si particulier qui redéfinit le genre théâtral. Dieu n’existe plus ; douceur et violence sont le double-mouvement d’une nouvelle loi, d’un nouvel ordre du monde. De la féminité surgit dans l’écriture du jeune homme, une destruction masculine s’empare de l’écrivaine. Tout est poreux, aboli. Recommencé. « On peut rendre compte de la création verbale propre à chaque écrivain à travers l’émergence de sa langue et la manifestation de son oralité particulière… Lexique, rythme, prosodie, phonématique, idiome spécifique doivent alors être repris par le lecteur et inscrits dans son corps, afin qu’il mastique les sons et les mots qu’il lit132 ». L’écriture de Duras et de Lagarce est une gémellité, empruntant des chemins parfois divergents, mais ne perdant jamais de vue leur origine commune : l’effacement du monde dans le mot, et la toute-puissance réactivée de la langue.

Notes de bas de page numériques

1 Jean-Pierre Thibaudat, Le roman de Jean-Luc Lagarce, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2007, p. 99.

2 Témoignage de Sylvie Simon : « On adorait Duras… Le Ravissement de Lol V. Stein était pour nous un livre culte » in Jean-Pierre Thibaudat, Le roman de Jean-Luc Lagarce, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2007, p. 99.

3 Jean-Pierre Thibaudat, Le roman de Jean-Luc Lagarce, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2007, p. 49.

4 Cette anecdote est évoquée dans l’article de Pascal Vacher, « Face à ce qui s’absente ; le chœur, de la parole au poème », in Traduire Lagarce. Langue, culture, imaginaire. Colloque de Besançon, tome III, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2008, p. 119.

5 Jean-Michel Potiron, « Atteindre le centre », entretien avec Jean-Luc Lagarce in Europe, numéro spécial « Jean-Luc Lagarce », n° 969-970, janvier-février 2010, p. 158.

6 Ce rapprochement est proposé par Jean-Pierre Sarrazac dans son article « De la parabole du Fils Prodigue au drame-de-la-vie » in Jean-Luc Lagarce dans le mouvement dramatique. Colloque de Paris III – Sorbonne nouvelle, tome IV, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2008, pp. 271-296.

7 Marguerite Duras, Des journées entières dans les arbres (1965) in Théâtre II, Paris, Gallimard – NRF, 1968, p. 85.

8 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 22.

9 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 80.

10 Bernard Pivot, entretien avec Marguerite Duras, dans l’émission Apostrophes, Antenne 2, 1984.

11 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 40-41.

12 Marguerite Duras, Agatha, Paris, Minuit, 1981, p. 19.

13 Jean-Luc Lagarce, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne (1994), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 1997.

14 Marguerite Duras, India Song (1973), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 2005.

15 Cité dans « Un infini Pays Lointain », entretien avec François Rancillac, réalisé par Fabrice Nicot in Europe, numéro spécial « Jean-Luc Lagarce », n° 969-970, janvier-février 2010, p. 92.

16 Jacques Derrida, Spectres de Marx, cité dans l’article de Laure Née, « Jean-Luc Lagarce : du poids de l’héritage aux traces incertaines, ou comment remédier à l’insoutenable inconvénient d’être né » in Catherine Douzou (dir.), Lectures de Lagarce. Derniers Remords avant l’oubli, Juste la fin du monde, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Didact Français », 2011, p. 23.

17 Marguerite Duras, Des journées entières dans les arbres (1965) in Théâtre II, Paris, Gallimard – NRF, 1968, p. 87.

18 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 23-24.

19 Jean-Pierre Thibaudat, Le roman de Jean-Luc Lagarce, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2007, p. 191.

20 Henri Meschonnic, « Traduire le théâtre c’est traduire l’oralité » in Traduire Lagarce. Langue, culture, imaginaire. Colloque de Besançon, tome III, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2008, p. 22-23.

21 « Des textes où souffle le vent », entretien avec Armelle Talbot in Europe, numéro spécial « Jean-Luc Lagarce », n° 969-970, janvier-février 2010, p. 133.

22 Cet épisode symbolique semble être la réminiscence autobiographique d’une errance nocturne, dans les Cévennes, à Saint-Jean-du Gard, durant l’été 1983, rapportée, selon Jean-Pierre Thibaudat, dans le journal de Jean-Luc Lagarce.

23 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 105-106.

24 Marguerite Duras, L’été 80 (1980), Paris, Minuit, 1997, p. 67.

25 Marie-Aude Hemmerlé, « Je découvre des pays, je les aime littéraires » in Catherine Douzou (dir.), Lectures de Lagarce. Derniers Remords avant l’oubli, Juste la fin du monde, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Didact Français », 2011, p. 60.

26 Marguerite Duras avait écrit en exergue d’«  Albert des Capitales » et « Ter le milicien » cette injonction : « Apprenez à lire : ce sont des textes sacrés » in La Douleur, Paris, POL, 1985, p. 134.

27 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 33.

28 Christina Mijrol, « L’oublié, tous les oubliés » in Europe, numéro spécial « Jean-Luc Lagarce », n°969-970, janvier-février 2010, p. 63.

29 Jeanne-Marie Clerc, « MD, collaboratrice d’Alain Resnais, et le rapport des images et des mots dans les textes hybrides » in La Revue des Sciences Humaines, spécial « Duras », n°202, Lille, Presses de l’Université de Lille, 1986, p. 110.

30 Jean-Pierre Han, « L’effet journal » in Europe, numéro spécial « Jean-Luc Lagarce », n° 969-970, janvier-février 2010, p. 78.

31 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 73.

32 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 63.

33 Jean-Pierre Ryngaert et Emmanuel Motte, « S’essayer à des rôles : l’identité en question » in Jean-Luc Lagarce dans le mouvement dramatique. Colloque de Paris III – Sorbonne nouvelle, tome IV, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2008, p. 214.

34 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 65.

35 Jean-Luc Lagarce, Derniers remords avant l’oubli (1988), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2008, p. 9.

36 Jean-Luc Lagarce, Derniers remords avant l’oubli (1988), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2008, p. 21.

37 Marguerite Duras, India Song (1973), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 2005, p. 14-15.

38 Marguerite Duras, India Song (1973), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 2005, p. 16.

39 Bruno Blanckeman, « Duras, états seconds (une figure, une œuvre, trois ouvrages) » in Bruno Blanckeman (dir.), Lectures de Duras ; Le Ravissement de Lol V. Stein, Le Vice-consul, India Song, Rennes, Presses Universitaires de Rennes (PUR), 2005, p. 14.

40 Armelle Talbot, « L’épanorthose : de la parole comme expérience du temps » in Jean-Luc Lagarce dans le mouvement dramatique. Colloque de Paris III – Sorbonne nouvelle, tome IV, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2008, p. 255.

41 Geneviève Jolly et Julien Rault, Jean-Luc Lagarce. Derniers remords avant l’oubli. Juste la fin du monde, Paris, Atlande, coll. « Clefs Concours – Lettres XXe siècle », 2011, p. 165.

42 Pascal Vacher, « Face à ce qui s’absente, le chœur, de la parole au poème (J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne) » in Traduire Lagarce. Langue, culture, imaginaire. Colloque de Besançon, tome III, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2008, p. 111.

43 Jean-Luc Lagarce, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne (1994), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 1997, p. 8-9.

44 Jean-Luc Lagarce, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne (1994), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 1997, p. 11.

45 Jean-Luc Lagarce, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne (1994), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 1997, p. 35.

46 Isabelle Boula de Mareuil, « Narration, rétrospection et rêve dans De Saxe, roman » in Jean-Luc Lagarce dans le mouvement dramatique. Colloque de Paris III – Sorbonne nouvelle, tome IV, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2008, p. 50.

47 Marguerite Duras, India Song (1973), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 2005, p. 11-12.

48 Marguerite Duras, « C’est une véritable polyphonie » (1975) in Jean-Marc Turine (dir.), Marguerite Duras (1914-1996). Le Ravissement de la Parole, Paris, Harmonia Mundi- INA, Radio France, 1997, CD3, piste 6.

49 Michel de Certeau, « Marguerite Duras : On dit » in Danielle Bajomée et Ralph Heyndels (dir.), Écrire, dit-elle. Imaginaires de Marguerite Duras, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, 1985, p. 257.

50 Marguerite Duras, India Song (1973), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 2005, p. 15.

51 Marguerite Duras, India Song (1973), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 2005, p. 18-19.

52 Marguerite Duras, India Song (1973), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 2005, p. 16.

53 Marguerite Duras, India Song (1973), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 2005, p. 16.

54 Marguerite Duras, India Song (1973), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 2005, p. 20.

55 Madeleine Borgomano, « India Song, une tentative d’épuisement du monde romanesque » in Bruno Blanckeman (dir.), Lectures de Duras ; Le Ravissement de Lol V. Stein, Le Vice-consul, India Song, Rennes, Presses Universitaires de Rennes (PUR), 2005, p. 219.

56 Jean-Luc Lagarce, entretien donné sur France-Culture le 5 septembre 1995, cité dans l’article de Laure Née, « Jean-Luc Lagarce : du poids de l’héritage aux traces incertaines, ou comment remédier à l’insoutenable inconvénient d’être né » in Catherine Douzou (dir.), Lectures de Lagarce. Derniers Remords avant l’oubli, Juste la fin du monde, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Didact Français », 2011, p. 15.

57 Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, (1964), Paris, Gallimard, « Folio », 2004, p. 48-49.

58 Marguerite Duras, Des journées entières dans les arbres (1965) in Théâtre II, Paris, Gallimard – NRF, 1968, p. 128.

59 Marguerite Duras, C’est tout, Paris, POL, 1995.

60 Marguerite Duras, Des journées entières dans les arbres (1965) in Théâtre II, Paris, Gallimard – NRF, 1968, dernière réplique de la pièce, p. 150.

61 Danielle Bajomée, Duras ou la douleur, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1989, p. 166.

62 « Atteindre le centre », entretien avec Jean-Luc Lagarce par Jean-Michel Potiron in Europe, numéro spécial « Jean-Luc Lagarce », n° 969-970, janvier-février 2010, p. 147.

63 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 37.

64 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 98.

65 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, pp. 79, 81, 82 et 85.

66 Marguerite Duras, Yes, peut-être (1968) in Théâtre II, Paris, Gallimard – NRF, 1968, p. 159.

67 Marguerite Duras, Le Shaga (1968) in Théâtre II, Paris, Gallimard – NRF, 1968, p. 187-188.

68 Marguerite Duras, « Sublime, forcément sublime Christine V. » in Libération, 17 juillet 1985, repris dans les Cahiers de L’Herne, n° 86, 2005, p. 69-73.

69 Jean-Pierre Thibaudat, Le roman de Jean-Luc Lagarce, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2007, p. 182.

70 Jean-Pierre Thibaudat, Le roman de Jean-Luc Lagarce, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2007, p. 179.

71 Samuel Beckett, Cap au pire, Paris, Minuit, 1981, p. 8.

72 Stéphane Chaudier, « Duras et Proust : une archéologie poétique » in Alexandra Saemmer et Stéphane Patrice (dir.), Les lectures de Marguerite Duras, Lyon, Presses Universitaires de Lyon (PUL), 2005, p. 95.

73 Nathalie Limat-Letellier et Marie Miguet-Ollagnier, L’Intertextualité, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 27.

74 Bernard Alazet, Le Navire Night de Marguerite Duras. Écrire l’effacement, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1992, p. 25 et 47.

75 Alexandra Moreira da Silva, « Briser la forme : vers un paysage fractal » in Jean-Luc Lagarce dans le mouvement dramatique. Colloque de Paris III – Sorbonne nouvelle, tome IV, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2008, p. 59-76.

76 Charles Mauron, Des Métaphores obsédantes au mythe personnel, Paris, José Corti, 1963.

77 Marguerite Duras, Des journées entières dans les arbres (1965) in Théâtre II, Paris, Gallimard – NRF, 1968, p. 112-113.

78 Marguerite Duras, Des journées entières dans les arbres (1965) in Théâtre II, Paris, Gallimard – NRF, 1968, fin du deuxième tableau, p. 114.

79 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 46-47.

80 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 99.

81 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 101-102.

82 Marguerite Duras, Des journées entières dans les arbres (1965) in Théâtre II, Paris, Gallimard – NRF, 1968, p. 149-150.

83 « Seuils de lecture, portes fermées : essai de comparaison de deux traductions allemandes de J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne » in Traduire Lagarce. Langue, culture, imaginaire. Colloque de Besançon, tome III, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2008, p. 75.

84 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 36.

85 Marguerite Duras, 20 Mai 1968, texte politique sur la naissance du comité d’action étudiants-écrivains repris dans Les yeux verts (1980), Paris, Cahiers du Cinéma, 1987, p. 75.

86 Marguerite Duras, La couleur des mots, entretiens avec Dominique Noguez, Paris, Benoît Jacob, 2001, p. 149.

87 Bernard Pivot, entretien avec Marguerite Duras, dans l’émission Apostrophes.

88 Marguerite Duras, Des journées entières dans les arbres (1965) in Théâtre II, Paris, Gallimard – NRF, 1968, p. 142.

89 Jean Vallier, C’était Marguerite Duras, tome I, 1914-1945, Paris, Fayard, 2006, p. 606.

90 Marguerite Duras, India Song (1973), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 2005, p. 13-14.

91 « SUZANNE : Il est venu en taxi… tu es venu en taxi depuis la gare » in Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 27.

92 « Regarde la bicyclette rouge d’Anne-Marie Stretter le long des tennis déserts » in Marguerite Duras, India Song (1973), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 2005, p. 27.

93 Marguerite Duras, India Song (1973), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 2005, p. 123.

94 « Pour une critique postmoderne de la notion de postmodernité. Sur le théâtre de Jean-Luc Lagarce » in Europe, numéro spécial « Jean-Luc Lagarce », n° 969-970, janvier-février 2010, p. 122.

95 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 23.

96 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 22.

97 Laure Née, « Jean-Luc Lagarce : du poids de l’héritage aux traces incertaines, ou comment remédier à l’insoutenable inconvénient d’être né » in Catherine Douzou (dir.), Lectures de Lagarce. Derniers Remords avant l’oubli, Juste la fin du monde, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Didact Français », 2011, p. 19.

98 Jean-Charles Mouveaux-Mayeur, entretien réalisé par Béatrice Jongy in Béatrice Jongy (dir.), Les « petites tragédies » de Jean-Luc Lagarce, Neuilly-lès-Dijon, Les éditions du Murmure, coll. « Lecture plurielle », 2011, p. 38.

99 Bernard Alazet, Christiane Blot-Labarrère et Robert Harvey (dir.), Marguerite Duras. La tentation du poétique, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2002.

100 Henri Meschonnic, « Traduire le théâtre c’est traduire l’oralité » in Traduire Lagarce. Langue, culture, imaginaire. Colloque de Besançon, tome III, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2008, p. 11.

101 Henri Meschonnic, « Traduire le théâtre c’est traduire l’oralité » in Traduire Lagarce. Langue, culture, imaginaire. Colloque de Besançon, tome III, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2008, p. 22.

102 Julie Sermon et Anaïs Bonnier, « À propos, et La Cantatrice chauve ? » in Jean-Luc Lagarce dans le mouvement dramatique. Colloque de Paris III – Sorbonne nouvelle, tome IV, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2008, p. 155.

103 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 35.

104 Marguerite Duras, Des journées entières dans les arbres (1965) in Théâtre II, Paris, Gallimard – NRF, 1968, p. 142.

105 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 33.

106 Marguerite Duras, Des journées entières dans les arbres (1965) in Théâtre II, Paris, Gallimard – NRF, 1968, p. 123.

107 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 55.

108 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 55.

109 Marguerite Duras, Des journées entières dans les arbres (1965) in Théâtre II, Paris, Gallimard – NRF, 1968, p. 85.

110 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, pp. 45 et 73.

111 Marguerite Duras, Des journées entières dans les arbres (1965) in Théâtre II, Paris, Gallimard – NRF, 1968, pp. 87 et 104.

112 Marguerite Duras, Des journées entières dans les arbres (1965) in Théâtre II, Paris, Gallimard – NRF, 1968, pp. 115 et 120.

113 Marguerite Duras, India Song (1973), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 2005, pp. 16, 18 et 19.

114 « Atteindre le centre », entretien avec Jean-Luc Lagarce, par Jean-Michel Potiron in Europe, numéro spécial « Jean-Luc Lagarce », n°969-970, janvier-février 2010, p. 147.

115 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 31.

116 Marguerite Duras, Des journées entières dans les arbres (1965) in Théâtre II, Paris, Gallimard – NRF, 1968, p. 132.

117 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, pp. 79 et 81.

118 « Tout être qui a vécu l’aventure humaine est moi » in Europe, numéro spécial « Jean-Luc Lagarce », n° 969-970, janvier-février 2010, p. 192.

119 « L’épanorthose : de la parole comme expérience du temps » in Jean-Luc Lagarce dans le mouvement dramatique. Colloque de Paris III – Sorbonne nouvelle, tome IV, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2008, p. 266.

120 Marianne Bouchardon, « Sur les cimes de la grande forêt racinienne » in Jean-Luc Lagarce dans le mouvement dramatique. Colloque de Paris III – Sorbonne nouvelle, tome IV, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2008, p. 102.

121 Béatrice Jongy, « Générations perdues, tragédie lyrique (à peine) » in Béatrice Jongy (dir.), Les « petites tragédies » de Jean-Luc Lagarce, Neuilly-lès-Dijon, Les éditions du Murmure, coll. « Lecture plurielle », 2011, p. 12.

122 Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 53-54.

123 Geneviève Jolly et Julien Rault, Jean-Luc Lagarce. Derniers remords avant l’oubli. Juste la fin du monde, Paris, Atlande, coll. « Clefs Concours – Lettres XXème siècle », 2011, p. 106.

124 Geneviève Jolly et Julien Rault, Jean-Luc Lagarce. Derniers remords avant l’oubli. Juste la fin du monde, Paris, Atlande, coll. « Clefs Concours – Lettres XXème siècle », 2011, p. 197.

125 Marguerite Duras, Des journées entières dans les arbres (1965) in Théâtre II, Paris, Gallimard – NRF, 1968, p. 123-125.

126 « Atteindre le centre », entretien avec Jean-Luc Lagarce par Jean-Michel Potiron in Europe, numéro spécial « Jean-Luc Lagarce », n° 969-970, janvier-février 2010, p. 146.

127 Jean-Pierre Thibaudat, Le roman de Jean-Luc Lagarce, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2007, p. 357.

128 Dionys Mascolo, « Naissance de la tragédie » in Marguerite Duras et al., Marguerite Duras par Marguerite Duras, Jacques Lacan, Maurice Blanchot…, (1978), Paris, Albatros, coll. « Ça/Cinéma », 1979, p. 151.

129 « Apprenez à lire : ce sont des textes sacrés » in Marguerite Duras, La Douleur (1985), Paris, POL, 1985, p. 134.

130 Maurice Blanchot, La communauté inavouable (1983), Paris, Minuit, 2012.

131 « Jean-Luc Lagarce, (en)quête du réel : le réalisme suspendu de Derniers Remords avant l’oubli et Juste la fin du monde » in Catherine Douzou (dir.), Lectures de Lagarce. Derniers Remords avant l’oubli, Juste la fin du monde, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Didact Français », 2011, p. 89-104.

132 Christian Biet et Christophe Triau, Qu’est-ce que le théâtre ?, Paris, Gallimard, « Folio », Essais, 2006, p. 557, cités par Georges Zaragoza, « Jean-Luc Lagarce, une langue faite pour le théâtre » in Traduire Lagarce. Langue, culture, imaginaire. Colloque de Besançon, tome III, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2008, p. 25-26.

Bibliographie

Corpus

- A) Œuvres de Marguerite Duras

DURAS Marguerite, Le Ravissement de Lol V. Stein, (1964), Paris, Gallimard, « Folio », 2004.

DURAS Marguerite, Des journées entières dans les arbres (1965), in Théâtre II, Paris, Gallimard – NRF, 1968.

DURAS Marguerite, Yes, peut-être (1968) in Théâtre II, Paris, Gallimard – NRF, 1968.

DURAS Marguerite, Le Shaga (1968) in Théâtre II, Paris, Gallimard – NRF, 1968.

DURAS Marguerite, India Song (1973), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 2005.

DURAS Marguerite, Agatha (1981), Paris, Minuit, 1981.

DURAS Marguerite, La Douleur (1985), Paris, POL, 1985.

DURAS Marguerite, C’est tout (1995), Paris, POL, 1995.

- B) Œuvres de Jean-Luc Lagarce :

LAGARCE Jean-Luc, Derniers remords avant l’oubli (1988), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2008.

LAGARCE Jean-Luc, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012.

LAGARCE Jean-Luc, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne (1994), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 1997.

LAGARCE Jean-Luc Le Pays lointain (1995), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 1999.

Monographies, documentaires, revues et ouvrages collectifs

- A) Essais de Marguerite Duras et ouvrages collectifs

DURAS Marguerite et al., Marguerite Duras par Marguerite Duras, Jacques Lacan, Maurice Blanchot…, (1978), Paris, Albatros, coll. « Ça/Cinéma », 1979.

DURAS Marguerite, L’été 80 (1980), Paris, Minuit, 1997.

DURAS Marguerite, Les yeux verts (1980), Paris, Cahiers du Cinéma, 1987.

DURAS Marguerite, « Sublime, forcément sublime Christine V. », Libération, 17 juillet 1985, repris dans les Cahiers de L’Herne, n°86, 2005.

DURAS Marguerite, La couleur des mots, entretiens avec Dominique Noguez, Paris, Benoît Jacob, 2001.

- B) Études sur Marguerite Duras :

ALAZET Bernard, Le Navire Night de Marguerite Duras. Écrire l’effacement, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1992.

ALAZET Bernard, BLOT-LABARRERE Christiane et HARVEY Robert (dir.), Marguerite Duras. La tentation du poétique, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2002.

BAJOMÉE Danielle et HEYNDELS Ralph dir., Écrire, dit-elle. Imaginaires de Marguerite Duras, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, 1985.

BAJOMEE Danielle, Duras ou la douleur, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1989.

BLANCKEMAN Bruno (dir.), Lectures de Duras ; Le Ravissement de Lol V. Stein, Le Vice-consul, India Song, Rennes, Presses Universitaires de Rennes (PUR), 2005.

PIVOT Bernard, entretien avec Marguerite Duras, dans l’émission Apostrophes, Antenne 2, 1984.

La Revue des Sciences Humaines, spécial « Duras », n°202, Lille, Presses de l’Université de Lille, 1986.

SAEMMER Alexandra et PATRICE Stéphane (dir.), Les lectures de Marguerite Duras, Lyon, Presses Universitaires de Lyon (PUL), 2005.

TURINE Jean-Marc (dir.), Marguerite Duras (1914-1996). Le Ravissement de la Parole, Paris, Harmonia Mundi- INA, Radio France, 1997.

VALLIER Jean, C’était Marguerite Duras, tome I, 1914-1945, Paris, Fayard, 2006.

- C) Études sur Jean-Luc Lagarce

CURATOLO Bruno (dir.), Traduire Lagarce. Langue, culture, imaginaire. Colloque de Besançon, tome III, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2008.

DOUZOU Catherine (dir.), Lectures de Lagarce. Derniers Remords avant l’oubli, Juste la fin du monde, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Didact Français », 2011.

Europe, numéro spécial « Jean-Luc Lagarce », n°969-970, janvier-février 2010.

JOLLY Geneviève (dir.), Jean-Luc Lagarce. Problématiques d’une œuvre. Colloque de Strasbourg, tome I, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2007.

JOLLY Geneviève et RAULT Julien, Jean-Luc Lagarce. Derniers remords avant l’oubli. Juste la fin du monde, Paris, Atlande, coll. « Clefs Concours – Lettres XXe siècle », 2011.

JONGY Béatrice (dir.), Les « petites tragédies » de Jean-Luc Lagarce, Neuilly-lès-Dijon, Les éditions du Murmure, coll. « Lecture plurielle », 2011.

SARRAZAC Jean-Pierre (dir.), Jean-Luc Lagarce dans le mouvement dramatique. Colloque de Paris III – Sorbonne nouvelle, tome IV, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2008.

THIBAUDAT Jean-Pierre, Le roman de Jean-Luc Lagarce, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2007.

Autres ouvrages consultés

BARTHES Roland, Le degré zéro de l’écriture (1953), Paris, Le Seuil, « Points », 1972.

BECKETT Samuel, Cap au pire, Paris, éd. de Minuit, 1981.

BLANCHOT Maurice, La communauté inavouable (1983), Paris, éd. de Minuit, 2012.

GENETTE Gérard, Figures III, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1972.

LIMAT-LETELLIER Nathalie et MIGUET-OLLAGNIER Marie, L’intertextualité, Paris, Les Belles Lettres, 1998.

MAURON Charles, Des Métaphores obsédantes au mythe personnel, Paris, José Corti, 1963

SOLLERS Philippe, L’Écriture et l’expérience des limites, Paris, Seuil, « Points », 1971.

UBERSFELD Anne, Lire le théâtre, Paris, Éditions sociales, 1978.

Pour citer cet article

Vincent Tasselli, « Marguerite Duras, Jean-Luc Lagarce : le dialogue troué, un geste théâtral contemporain », paru dans Loxias, Loxias 46., mis en ligne le 07 septembre 2014, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=7877.


Auteurs

Vincent Tasselli

Professeur certifié de Lettres Modernes, doctorant à l’Université Nice Sophia Antipolis (CTEL), Vincent Tasselli prépare actuellement une thèse sur les archétypes féminins dans l’œuvre de Marguerite Duras, sous la direction de Béatrice Bonhomme. Il vient de publier un article intitulé « India Song : les voix de Marguerite Duras, un dialogue au service de l’effacement » dans le dernier bulletin de la Société Internationale Marguerite Duras.