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Jocelyn Godiveau  : 

L’idéal perdu à la fin du XIXe siècle : étude sur la colère dans Monsieur de Phocas (1900) de Jean Lorrain et Bruges-la-Morte (1892) de Georges Rodenbach

Résumé

Infatigable chercheur d’idéal mais exténué par l’environnement délétère, l’esthète fin-de-siècle ne perçoit plus la beauté suprasensible. Certains dandys, comme Monsieur de Phocas, le héros éponyme du roman de Jean Lorrain (1900), se lancent alors dans la quête du beau qu’ils croient parfois déceler dans l’œil d’une femme, « car c’est le seul œil qui voit la grande beauté » (Plotin, Ennéades, I – IV). De même, Hugues Viane, dans Bruges-la-Morte (1892) de Rodenbach, pense reconnaître sous les traits d’une danseuse sa défunte épouse dont il est toujours religieusement épris. Mais l’un comme l’autre seront finalement déçus par ces trompeuses correspondances terrestres d’une beauté supérieure. L’idéal évanescent qu’ils poursuivent ne fait place, finalement, qu’à la laideur morale de ces femmes entraînant un sentiment mêlé de frustration et de colère. L’animosité soudaine dont ils font preuve rompt, dès lors, avec leur posture mélancolique et raffinée du début des deux romans. Et, par haine de ce succédané perverti de l’idéal amoureux, tous deux sombrent dans la violence grossière.

Index

Mots-clés : anagogie , colère, idéal, Lorrain (Jean), Rodenbach (Georges), œil

Géographique : Belgique , France

Chronologique : XIXe siècle

Plan

Texte intégral

1Si l’ère du modernisme et du post-modernisme a bouleversé le premier dessein poétique, celui de l’art pensé comme le reflet de réalités supérieures, au XIXe siècle, à l’instar de Victor Hugo, le romantisme considère encore le poète comme l’interprète du suprasensible : « sous le monde réel, il existe un monde idéal qui se montre resplendissant à l’œil de ceux que des méditations graves ont accoutumés à voir dans les choses plus que les choses1. » Plus tard encore, sous la plume de Baudelaire, ces « rois de l’azur2 » sont métamorphosés en albatros car « le Poète est semblable au prince des nuées / Qui hante la tempête3 ». Mais, avec Baudelaire, apparaît une nouvelle impression née de l’altération de l’idéal artistique par la vie et la « Fatuité moderne4 ». Progressivement, ce sentiment se répand chez les artistes de la seconde moitié du XIXe siècle et dans ce qu’on appelle communément l’esprit fin-de-siècle. Sans se détourner de l’idéal poétique, l’esthète et l’artiste décadent ne parviennent plus à atteindre les sphères de l’idéal. Dans cet environnement social délétère, le vulgaire les retient et brouille les voies menant au divin. De fait, le poète fin-de-siècle n’a pas cessé de croire en l’idéal mais, à l’image des héros qu’il crée, son accès lui semble maintenant défendu.

2Parmi la production fin-de-siècle, certaines œuvres tentent de romancer cette quête chimérique dans laquelle, à titre d’exemples, les héros de Monsieur de Phocas de Jean Lorrain et de Bruges-la-morte de Georges Rodenbach5 s’engouffrent. Bien entendu, les protagonistes ne sont pas simplement les avatars de leurs créateurs. De cette transposition romanesque subsiste essentiellement la mélancolie de l’idéal perdu. Tandis que Hugues Viane, le personnage de Rodenbach, pleure la mort de sa femme, incarnation de l’amour sacré, Monsieur de Phocas, lui, cherche chez ses congénères « une lueur de gemme ou regard [dont il est] amoureux, pis, envoûté, possédé6 ». Seul l’un d’entre eux, en somme, a connu une manifestation terrestre de l’idéal. Pourtant, tous deux souffrent d’une même forme d’hyperesthésie, c’est-à-dire une sensibilité extrême à l’égard de la Beauté (l’idée la plus perceptible pour l’homme) menant à la douloureuse expérience de son inaccessibilité, de son inviolabilité. Et si les deux récits se distinguent clairement par leurs intrigues, leurs aboutissements sont similaires : le meurtre ou sa tentation. La colère naît, en effet, de cette incapacité à recouvrer l’idéal perdu et les incite à tuer les représentants romanesques d’un idéal dévoyé.

3La colère procéderait, ainsi, d’une évolution émotionnelle intrinsèque à la question de l’idéal. L’ennui, l’espoir, le bonheur illusoire, le désarroi et la colère enfin, toutes ces émotions qui se succèdent induisent méthodiquement le dandy de Lorrain et le mélancolique de Rodenbach à la tentation criminelle. Par conséquent, la colère n’est pas purement instinctive ou primitive, ce qui abîmerait les héros dans une sorte de dégradation morale dont le meurtre serait l’aboutissement. Les motivations traduisent, en effet, un sentiment plus noble car « un dandy ne peut jamais être un homme vulgaire. S’il commettait un crime, il ne serait pas déchu peut-être ; mais si ce crime naissait d’une source triviale, le déshonneur serait irréparable7. »

Baudelaire et l’idéal menacé

4Au milieu du XIXe siècle, Baudelaire pressent déjà, dans le Progrès, un danger qui menace les aspirations poétiques. Il craint que la foi en l’industrie renverse le véritable progrès social qui est celui de l’élévation spirituelle de l’individu. Il prévoit déjà le grand drame pour les artistes fin-de-siècle : celui d’une culture démocratique, d’une culture abâtardie pour la rendre accessible au plus grand nombre. Ce qu’il nomme le « Progrès » marche donc à l’encontre du véritable progrès humain car « s’il lui [le Progrès] est permis d’empiéter sur le domaine de l’impalpable et de l’imaginaire, sur tout ce qui ne vaut pas parce que l’homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous8 ». Par l’exemple de la photographie, alors modèle de progrès, il démontre comment l’idéal est menacé par une science qui contraint tout pouvoir de l’imagination et supprime la sensation des idées platoniciennes :

Est-il permis de supposer qu’un peuple dont les yeux s’accoutument à considérer les résultats d’une science matérielle comme les produits du beau n’a pas singulièrement, au bout d’un certain temps, diminué la faculté de juger et de sentir, ce qu’il y a de plus éthéré et de plus immatériel9 ?

5Cette interrogation a la valeur d’une prédiction pour les auteurs décadents et symbolistes qui considèrent Baudelaire comme un précurseur de l’esprit fin-de-siècle. Après 1880, c’est un constat d’échec qui se profile dans la littérature décadente. À l’instar de Monsieur de Phocas, décrit comme un « fin race10 », certains poètes se considèrent comme les derniers d’une prestigieuse lignée. Pour ces hommes étouffés par le monde moderne, l’idéal, même fragmentaire, n’est plus perceptible. Mysticisme, occultisme, ils tentent de « plonger au fond du gouffre, Enfer ou ciel11 », mais demeurent insatisfaits. Alors, certains mettent en scène leurs recherches infructueuses et le sentiment d’affliction qui les étreint. Bien entendu, l’univers est symbolique et cette soif d’idéal est entièrement romancée mais l’essentiel est là : un esthète, dandy ou mélancolique, erre à la recherche de quelque chose qui le réconforterait, ne serait-ce qu’un instant, de son mal-être. Pour Monsieur de Phocas, c’est un regard qui refléterait une essence supérieure car « c’est le seul œil qui voit la grande beauté12 ». Quant à Hugues Viane, il s’agit davantage d’une communion entre ses états d’âme et l’atmosphère de Bruges pour se rapprocher spirituellement de sa femme :

Une équation mystérieuse s’établissait. A l’épouse morte devait correspondre une ville morte. Son grand deuil exigeait un tel décor. La vie ne lui serait supportable qu’ici13.

6Mais Hugues Viane perd cette union mystique aussitôt qu’il croise Jane Scott, la femme tentatrice opposée à l’idéal féminin, bien que physiquement identique à la défunte. De fait, Rodenbach et Lorrain n’échappent pas à la misogynie contemporaine : la femme devient l’obstacle de la contemplation esthétique. Son rôle demeure, pourtant, assez confus puisqu’elle est à la fois l’obstacle et le témoignage physique d’une beauté supérieure.

Anagogie et érotomanie

7Une distinction est essentielle en ce qui concerne les personnages féminins romanesques. Dans un manichéisme évident, divisé entre le spirituel et le charnel, les auteurs décadents scindent leur représentation idéale de la femme fatale qui se montre aux héros. Ainsi, les relations de Phocas sont toujours déçues par le vulgaire. Plusieurs fois, il croit avoir trouvé celle qui se conformera à ses attentes de candeur, de raffinement et de grâce avant de découvrir la prostituée qui sommeille dans l’âme hypocrite : « [elle] reprit ses yeux de petite fille. Mais j’avais vu ses yeux de gouge. Le charme était rompu14. » Et l’expérience se répète deux fois dans le roman de Lorrain sans que le personnage trouve une correspondance de la beauté espérée. Tout comme Viane, Phocas est soumis à l’illusion et au charme féminins qui contraignent les desseins anagogiques par le désir charnel. Le héros de Rodenbach, il est vrai, a connu un idéal amoureux mais, dans le roman, absent de toute représentation. Tout ce qui se rapporte à la défunte est nébuleux, sacralisé comme cette mèche de cheveux, et même elle, la morte, demeure anonyme. En somme, le seul référent de cet idéal perdu est refusé au lecteur et, par son sosie, une image dégradée lui est substituée.

8Viane tente de reproduire son ancienne idylle amoureuse parce qu’il croit reconnaître le portrait exact de sa femme sous les traits de Jane Scott. Mais, au lieu de retrouver ce paradis perdu et cette complémentarité des âmes, Viane est soumis à ce sosie démoniaque par un désir bestial. L’amour platonique partagé avec la défunte, et dont Bruges-la-Morte était le temple, est alors bafoué par la chair de l’impie :

Il ne s’agissait plus de la morte ; c’est Jane dont le charme peu à peu l’avait ensorcelé et qu’il tremblait de perdre. Ce n’est plus seulement son visage, c’est sa chair, c’est tout son corps dont la vision s’évoquait pour lui, brûlante, de l’autre côté de la nuit […]15.

9Parce qu’elle concentre la dualité de l’idéal et du vulgaire la femme symbolise parfaitement à la fois les aspirations spirituelles et les tentations de la matérialité du corps. La misogynie fin-de-siècle telle qu’elle s’exprime dans les deux romans est, en effet, à comprendre en ce sens : entre l’adoration et l’avilissement. Ce « Démon de luxure16 », présent dans les deux romans, traduit ainsi l’impuissance de l’homme à renouer avec une beauté essentielle :

C’est dans de l’atroce et du monstrueux que j’ai [Phocas] toujours cherché à combler l’irréparable vide qui est en moi. Je suis un damné de luxure. Elle a déformé ma vision, dépravé mes rêves, décuplant horriblement toutes les laideurs et altérant toutes les beautés de la nature17.

10Cette conscience aiguë de dégradation anagogique par l’érotisme qui se manifeste chez Jean Lorrain n’incite pourtant pas Monsieur de Phocas à renoncer aux femmes. Celles-ci deviennent de véritables « chairs à expérience18 » pour le dandy car il est un organe qui, a contrario du corps, reflèterait les « choses infinies19 » : l’œil.

« La folie des yeux, c’est l’attirance du gouffre20 »

11L’œil, organe de la perception du beau dans le mythe platonicien de l’âme, est aussi un motif commun aux deux romans. Il y a dans le regard, pour peu qu’il soit plein d’innocence, tous les fantasmes idéalistes que les décadents y projettent. Les yeux cristalliseraient alors l’énigme d’une beauté suprasensible et, par son truchement, les deux héros espéreraient déceler un fragment d’idéal reflété. Cette espérance, bien entendu, est déçue par l’âme corrompue des apparitions féminines dans les romans. Dans Bruges-la-Morte, c’est le premier élément qui dissocie la parfaite ressemblance entre la défunte et son double :

Quand il prenait dans ses mains la tête de Jane, l’approchait de lui, c’était pour regarder dans ses yeux, pour y chercher quelque chose qu’il avait vu dans d’autres : une nuance, un reflet, des perles, une flore dont la racine est dans l’âme – et qui y flottaient aussi peut-être21.

12Parce qu’il est dans l’attente de cette révélation mystique, Viane partage l’attitude de Phocas. Mais l’expression de cette expectative est encore plus prégnante dans le roman de Lorrain car il associe explicitement sa recherche de la « prunelle extasiée22 » au besoin de « ten[ir] enfin l’insaisissable23 » et de s’élever psychiquement. Bien entendu, la combinaison ternaire entre l’idéal ou le beau, les yeux et l’âme est un topos séculaire que l’on découvre chez les Muses de nombreux poètes et qui ne constitue pas une originalité propre aux deux romans. La nouveauté tient dans le vide absolu des prunelles de la Muse décadente : « il n’y a rien dans les yeux, et c’est là leur terrifiante et douloureuse énigme24. » C’est pourquoi l’espoir de Viane n’est jamais contenté et que la quête de Phocas n’a qu’une alternative, à savoir la folie ou le renoncement. En effet, plusieurs fois à travers le récit, le personnage de Phocas est menacé par l’aliénation mentale. Sa quête esthétique devient lentement une hantise. Il sonde chez l’homme, la femme, dans l’art, cette fameuse lueur qui apparaît dans « le regard agrandi d’une prêtresse qui voit le dieu25 ». Il croit finalement la déceler dans le regard moribond d’un jeune homme26, dans les représentations de Salomé et Sémélé, aveuglées par le sacré qu’elles ont profané. A l’incroyable regard, miroir du beau et promesse d’idéal, se substitue alors le regard effaré de l’être qui expire. Et « pour l’obsession des yeux, [Phocas a] failli tuer27 » car l’heureux dessein de Monsieur de Phocas s’est alors modifié en pulsion de mort. Et, auprès de l’une de ses amantes, il découvre ce charme étrange, né de la terreur inspirée. C’est pourquoi la colère qu’il éprouve et qui le mène au crime n’est pas purement spontanée. Il devine que sa fureur et la strangulation pratiquée sur sa victime animent sa prunelle d’une lueur nouvelle, un succédané de la lueur tant espérée :

13Les prunelles violettes, devenues immenses, me fascinèrent et m’entraînèrent à la fois. Une chaleur de four m’affolait, suffocante ; j’étranglais de rage et de désir. Ce fut un besoin de saisir ce corps frissonnant et craintif, de forcer son recul, de la broyer et de la pétrir… Et mes deux mains, saisissant la gamine à la gorge, l’étendirent de tout son long sur le lit ; de toutes mes forces je pesais sur elle, lèvre à lèvre et les yeux attachés sur ses yeux. – « Sotte, petite sotte ! » étouffais-je entre mes dents. Et, pendant que mes doigts s’enfonçaient lentement dans sa chair, je regardais ravi s’irradier le bleu foncé de ses prunelles28.

14D’après la citation de Baudelaire29, si toute la brutalité de l’acte n’est pas motivée par un désir vulgaire, alors la colère, ici, n’abîme pas complètement le narrateur. Pourtant, à l’instar de Hugues Viane, le héros se sent une « âme rétrogradée30 » : pas nécessairement parce qu’il s’agit d’un geste criminel mais, surtout, parce qu’il prend conscience que ces tentatives pour éprouver une essence supérieure l’éloignent de son idéal premier.

De la colère au meurtre : détruire l’idéal corrompu

15Le trouble jeté dans l’âme des personnages par le meurtre ou sa tentation est purement égoïste. Le crime ne hante pas leurs consciences et les victimes sont, d’ailleurs, toujours caractérisées par leur laideur morale. Le trouble est, ici, dissocié de la victime et procède seulement du sentiment d’une perversion de leur rêve.

16Jusqu’ici nous avons volontairement omis un meurtre dans Monsieur de Phocas puisque la victime n’incarne pas une forme de beauté comme d’autres personnages. Il s’agit du peintre et sculpteur Ethal. Dans le roman, ce personnage est ambivalent : il partage la quête du héros, toutefois, il symbolise aussi le pendant négatif de cette quête de l’idéal. Contrairement à Phocas qui ne cherche dans les yeux que le reflet d’une beauté d’essence divine, Ethal interroge les « yeux de torturé […], la divine extase effarée, suppliante, la volupté épouvantée31 ». Il représente la pulsion funeste de l’esthète qui, las de recherches vaines, pense trouver dans la mort et sa représentation le substrat de réalités supérieures. Ainsi, l’art d’Ethal se consacre essentiellement à reproduire l’agonie de modèles malades. Et c’est excédé par ce goût du vice que Phocas se jette instinctivement sur le peintre et le tue. D’ailleurs, le meurtre n’est pas décrit comme un instant de folie mais plutôt comme un châtiment :

Ethal devait mourir, il avait comblé la coupe ; la preuve en est dans le sang-froid quasi somnambulique avec lequel j’ai accompli l’acte, presque sans m’en douter32.

17La colère qui se manifeste chez Viane, enfin, ne répond pas à d’autres motivations que celles de Phocas. Il n’étrangle pas simplement Jane Scott pour avoir saisi la mèche de cheveux de la défunte qui reposait dans un coffret de verre. Il la tue parce que symboliquement cet acte est une « profanation33 » :

Il avait saisi la chevelure que Jane tenait enroulée à son cou, il voulut la reprendre ! Et farouche, hagard, il tira, serra autour du cou la tresse qui, tendue, était roide comme un câble.
Jane ne riait plus ; elle avait poussé un petit cri, un soupir, comme le souffle d’une bulle expirée à fleur d’eau. Etranglée, elle tomba.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
[…] Ainsi réellement toute la maison avait péri : Barbe s’en était allée ; Jane gisait ; la morte était plus morte…
Quant à Hugues, il regardait sans comprendre, sans plus savoir…
Les deux femmes s’étaient identifiées en une seule. Si ressemblantes dans la mort qui les avait faites de la même pâleur, il ne les distingua plus l’une de l’autre – unique visage de son amour. Le cadavre de Jane, c’était le fantôme de la morte ancienne, visible là pour lui seul34.

18À la fin du récit, l’acte criminel de Viane est totalement innocenté par cette étonnante perte de conscience. Après cet extrait, Rodenbach n’explique pas ce geste d’une manière rationnelle ou logique ; le sens reste à découvrir. En revanche, l’écrivain absout son héros avant même que Jane Scott ne meure. Comme dédoublé, Viane devient l’irresponsable coupable de ce meurtre : il « regard[e] sans comprendre, sans plus savoir… » Sans véritable surprise, la faute repose donc exclusivement sur Jane. C’est pourquoi la culpabilité de Viane est modérée : il juge, venge et punit. Son meurtre ne relève pas de la scélératesse. Dans le récit, il nous est présenté comme celui qui rend justice à la défunte. Viane châtie donc le sacrilège et cet anéantissement de l’idéal dévoyé lui permet de se remémorer le véritable idéal. Alors les deux femmes se confondent en une seule, ou plutôt Jane s’efface pour ne laisser que l’image angélique de la défunte, comme au début de récit, voire avant la narration. Une fois Jane morte, il « ne se rappela plus que des choses très lointaines, les commencements de son veuvage, où il se croyait reporté…35 », cette époque de sacralisation de son idéal amoureux perdu. De fait, non seulement la colère et le meurtre qui suit sont la conséquence logique de l’outrage du double ou de l’artiste dans le cas de Phocas, mais les crimes, d’un point de vue symbolique, sont salvateurs pour celui qui recherche l’idéal.

Conclusion

19En ce qui concerne Monsieur de Phocas, la colère qui mène à l’anéantissement de l’idéal dévoyé libère le héros de son emprise et détruit donc symboliquement la corruption de l’idéal par l’art dégénéré, voire de l’art fin-de-siècle, d’Ethal. Le roman s’achève d’ailleurs sur une forme d’acceptation de la perte de l’idéal, de l’incapacité artistique à s’élever, et une forme de résignation pessimiste de l’esthétique décadente. En effet, la Beauté cruelle et mortifère de Baudelaire, la Muse décadente, n’a pas tenu ses promesses et a abîmé l’écrivain dans les déliquescences, l’a habitué aux plaisirs poétiques du charnier.

20Le crime, de manière purement symbolique, répond ainsi à un besoin de s’affranchir, d’abord, de l’emprise néfaste de ce substitut d’idéal afin de pouvoir espérer à nouveau. C’est l’un des sens que nous accordons aux deux romans : la lecture métaphorique, liée au sentiment de l’idéal perdu à la fin du XIXe siècle, enrichit le sens du récit. Ainsi, la colère des héros concorderait, selon nous, avec un sentiment artistique fin-de-siècle partagé par Lorrain et Rodenbach, lequel déclarait vouloir « [s’]enthousiasm[er] de nouveau pour l’idéal36 ».

Notes de bas de page numériques

1 Victor Hugo, Odes et Ballades dans Œuvres complètes, Poésie I, Paris, Robert Laffont, 1985, p. 54.

2 Charles Baudelaire, « L’Albatros » dans Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 9.

3 Charles Baudelaire, « L’Albatros » dans Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes I, p. 10.

4 Charles Baudelaire, Salon de 1859 dans Œuvres complètes II, p. 618.

5 Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte [1892], Flammarion, 1998.

6 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas [1900], Paris Flammarion, 2001, p. 55.

7 Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne dans Œuvres complètes II, p. 710-711.

8 Charles Baudelaire, Salon de 1859 dans Œuvres complètes II., p. 619.

9 Charles Baudelaire, Salon de 1859 dans Œuvres complètes II., p. 619.

10 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, p. 50.

11 Charles Baudelaire, « Le Voyage » dans Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes I, p. 134.

12 Plotin, Ennéades, livre I, chap. IV « Du Beau », Paris, « Les Belles Lettres », 1976, p. 105-106.

13 Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte, p. 66.

14 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, p. 76.

15 Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte, p. 221-222.

16 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, p. 55

17 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, p. 215.

18 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, p. 216.

19 Charles Baudelaire, « Correspondances » dans Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes I, p. 11.

20 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, p. 72.

21 Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte, p. 112.

22 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, p. 62.

23 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, p. 257.

24 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, p. 73.

25 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, p. 271.

26 Voir Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, p. 227.

27 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, p. 256.

28 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, p. 259.

29 Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne dans Œuvres complètes II, p. 710-711.

30 Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte, p. 270.

31 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, p. 138.

32 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, p. 277.

33 Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte, p. 267.

34 Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte, p. 269-270.

35 Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte, p. 270-273.

36 Georges Rodenbach, « La Poésie nouvelle » dans Les Essais critiques d’un journaliste, Paris, Honoré Champion Éditeur, 2007, p. 117.

Bibliographie

Corpus

RODENBACH Georges, Bruges-la-Morte, [1892], Paris, Flammarion, 1998.

LORRAIN Jean, Monsieur de Phocas, [1900], Paris, Flammarion, 2001.

Bibliographie

BAUDELAIRE Charles, Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975.

LORRAIN Jean, Chroniques d’art 1887-1904, Paris, Honoré Champion, 2007.

RODENBACH Georges, Les Essais critiques d’un journaliste, Paris, Honoré Champion, 2007.

*

CITTI Pierre, Contre la décadence, Paris, PUF, 1980.

MILNER Max, On est prié de fermer les yeux : le regard interdit, Paris, Gallimard, 1991.

PIERROT Jean, L’Imaginaire décadent, Paris, PUF, 1977.

Pour citer cet article

Jocelyn Godiveau, « L’idéal perdu à la fin du XIXe siècle : étude sur la colère dans Monsieur de Phocas (1900) de Jean Lorrain et Bruges-la-Morte (1892) de Georges Rodenbach », paru dans Loxias, Loxias 46., mis en ligne le 06 septembre 2014, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=7865.


Auteurs

Jocelyn Godiveau

Doctorant de Lettres Modernes, Université de Nantes, centre de recherches en littérature de l’Université de Nantes, l’AMo (l’Antique, le Moderne). La thèse de Jocelyn Godiveau porte sur « le mythe décadent : une esthétique de la modernité » (sous la direction de Philippe Forest et de Dominique Peyrache-Leborgne). Il a publié dans TraverSCE (n°13, 2013) l’article « un legs médiéval : diabolisme et occultisme dans le roman Là-bas de Huysmans (1891) » et a rédigé, pour la revue de littératures et d’arts modernes Musemedusa (n°1), une étude intitulée « Monsieur de Phocas ou les visages de Méduse ».