Loxias | Loxias 46. Doctoriales XI |  Doctoriales 

Cristina Zanoaga-Rastoll  : 

Jeux de bouffons, jeux d’optique chez Sarraute et Dostoïevski

Résumé

Bakhtine attribue à l’aspect carnavalesque du récit de Dostoïevski un pouvoir bouleversant sur le je et sa parole. La logique « de la parodie » à travers un je éclaté en mille morceaux chez Dostoïevski semble être en rapport avec le projet de la destruction de l’identité monolithique formulé par Nathalie Sarraute. En endossant le masque de bouffons, les sujets de ces deux auteurs, si différents au premier abord, saisissent et montrent aux autres la réalité dans son processus de transformation. Une métamorphose s’opère également entre les bouffonneries du diable d’Ivan dans Les Frères Karamazov (1880) et celles inscrites dans la parole du je diffus de Tu ne t’aimes pas (1989).

Abstract

According to Bakhtine, carnival is a creative opportunity for renewal of the hero’s identity and discourse in Dostoevsky’s work. By drawing an unreliable source of identity through carnival devices, Dostoevsky seems to lead Nathalie Sarraute to question the nature and the identity of her own characters. The court jester or the circus clown appears in the works of these two authors as an instrumental figure, which unmasks the truth and presents the reality as a continuous process of metamorphoses. Therefore, I try to establish a parallel between the clownish antics of Ivan’s devil in Brothers Karamazov (1880) and the textual strategies employed by Sarraute to renew, according to a carnivalesque principle, the traditional conception of the hero’s identity in her novel Tu ne t’aimes pas (1989).

Index

Mots-clés : bouffon , Dostoïevski (Fiodor), identité multiple, Sarraute (Nathalie)

Géographique : France , Russie

Chronologique : XIXe siècle , XXe siècle

Plan

Texte intégral

Plongé dans l’univers de Nathalie Sarraute, le lecteur est convié à participer à une sorte de passe-temps assez ludique : le jeu du dessin-devinette où deux images différentes superposées sont alternativement visibles ou cachées. Portrait d’un inconnu nous en explique fort bien le fonctionnement :

Il y a un truc à attraper pour le saisir quand on n’a pas la chance de le voir spontanément, d’une manière habituelle. Une sorte de tour d’adresse à exécuter, assez semblable à ces exercices auxquels invitent certains dessins-devinettes, ou ces images composées de losanges noirs et blancs, habilement combinés, qui forment deux dessins géométriques superposés : le jeu consiste à faire une sorte de gymnastique visuelle : on repousse très légèrement l’une des deux images, on la déplace un peu, on la fait reculer et on ramène l’autre en avant. On peut parvenir, en s’exerçant un peu, à une certaine dextérité, à opérer très vite le déplacement d’une image à l’autre, à voir à volonté tantôt l’un, tantôt l’autre dessin1

Le jeu est donc essentiel dans l’œuvre de Nathalie Sarraute. Ici les frontières entre « intériorité et extériorité, entre visible et invisible, surface et profondeur, être et paraître2 », sont rendues constamment flottantes. Le texte sarrautien devient soudain le lieu de multiples jeux d’optique imprévisibles permettant de cerner diverses dimensions cachées jusque-là. Le jeu des clowns, auxquels se livrent les narrateurs, en est partie intégrante. On y voit souvent des clowns grotesques s’exhiber dans la poussière de la piste, des bouffons grimaçant se frapper la poitrine sous les feux des projecteurs, des guignols se livrer à des contorsions caricaturales3.

Multiplier les occasions propices au surgissement du rire est pour le clown l’occasion de rendre mobile et instable le rôle qui lui est assigné. Changer de déguisement autant qu’il veut lui permet de se démultiplier à l’infini, d’avoir le choix de son identité. Le moi bouffon du narrateur s’offre dès lors comme une « conscience en éclats4 », un univers où coexistent paradoxalement des énergies de la dislocation et du renouveau. Son jeu prend la forme d’un échange intérieur intense entre voix multiples qui tantôt s’unissent, tantôt se contredisent. Loin d’être insignifiant, cet échange devient dans Tu ne t’aimes pas un mode narratif fondamental qui, par le biais de la quête inlassable d’une réalité alternative à celle évidente, remet en cause l’intégrité du sujet.

C’est sur ce point que le bouffon chez Sarraute rejoint son ancêtre dostoïevskien, le père Karamazov, tel qu’elle le décrit dans L’Ère du soupçon5. Sans jamais contester ce que Nathalie Sarraute a de novateur, cette étude s’attachera plus particulièrement à retracer la généalogie d’un certain nombre de ses choix poétiques concernant cette figure du bouffon, et la manière dont elle se réapproprie l’œuvre de celui qu’elle considère comme le précurseur de la littérature moderne6.

Parmi les multiples bouffons qui peuplent l’œuvre de Fiodor Dostoïevski, j’en ai choisi un dont la critique, à ma connaissance, n’a jamais exploré le rapport avec l’œuvre de Sarraute. Il s’agit du diable des Frères Karamazov, dernier roman de Dostoïevski ; cette figure ambiguë présentée au lecteur7 comme le cauchemar d’Ivan, qui au fil de ses performances comiques, cultive les contrastes et les contradictions, la mise en cause des idées reçues et des valeurs superficielles. La critique s’est souvent attachée à en interpréter les dimensions du point de vue philosophique, psychologique, social ou bien religieux. Sans refuser à ces interprétations leur part de vérité, je m’intéresse plutôt aux cas où ce diable joue le « skomorokh », ce bouffon russe, artiste du Moyen Âge qui, lors de ses sorties, se mêlaient souvent à la foule et impliquaient les spectateurs dans leurs performances. C’était un comédien dont le répertoire incluait des chants comiques et des danses, des scènes dramatiques et des glumy, sorte de satire sociale. Il n’est pas sans intérêt, dans ce contexte, d’évoquer la relation souvent établie dans les traditions folkloriques entre le diabolique et la bouffonnerie8. Le diable karamazovien est d’un genre nouveau qui, malgré sa nature, tient moins d’un cliché de la littérature dite fantastique que d’une interrogation esthétique de la représentation du sujet, telle qu’elle est formulée par le roman moderne. Il est justement ce type de bouffon, prédécesseur du clown moderne, comme le note J. Starobinski9, dont le je diffus et protéiforme de Tu ne t’aimes pas s’apprête à observer à la loupe les replis :

c’est ce personnage qu’il faut revoir, celui que tu leur présentais… un pitre, un clown grotesque… gaffeur comme pas un… et craintif avec ça, sans défense10

Bouffon, sors et montre-toi

Faire le bouffon est pour certains des multiples moi, partie prenante du sujet sarrautien, l’occasion de sortir sur le devant de la scène pour se montrer sous un masque à la fois amusant et grotesque :

C’est parce que j’ai été faire le pitre. J’ai voulu servir de bouffon… vous savez bien, j’y suis enclin… tout à coup ça me prend…11.

Avec les plaisirs qu’elle implique, chacune de ses sorties place néanmoins le moi bouffon dans une situation où, à tout moment, il risque d’être assigné à résidence par le jugement de l’autre. Ainsi, se voit-il affublé par l’étiquette « vous ne vous aimez pas » comme un rappel à l’ordre, aux conventions de la cour du roi. Son identité acquiert dès lors une épaisseur redoutable dans un univers comme celui de Sarraute où tout est soumis aux fluctuations de ce qu’elle appelle les tropismes12. Le je ici n’est pas seul, il fait partie d’un nous anonyme et incernable. Pourtant, ce n’est qu’au prix de cette exhibition outrancière de soi que ce bouffon peut s’offrir à un jeu amusant des je-personnages dont il met en exergue la ridicule inertie par rapport aux je fragiles et changeants qui forment avec lui le nous supposé de ne pas s’aimer :

Très étonnant… […], il a fallu que tu fasses cette sortie pour que ça nous apparaisse pour la première fois : ce « vous ne vous aimez pas » qui ne s’adressait qu’à toi qui te produisais devant eux, toi qu’ils voyaient, c’est à nous qu’il doit s’appliquer, oui, à nous parfaitement, à nous dont tu fais partie, à nous qui t’avons laissé t’exhiber, à nous qui étions là avec toi : nous ne nous aimons pas13

Les instances indéfinissables de ce nous s’affrontent mutuellement, mais elles se confrontent aussi, dans le monde extérieur, aux moi de ceux qui s’aiment et constituent l’autre nous. Alors que le premier nous est une conscience multiple, le second en est une aux dimensions doubles. Incapable de jouer le bouffon, ce dernier s’adonne à la pratique d’un dédoublement :

il y a deux hommes en moi, je suis tantôt l’un tantôt l’autre, pas les deux à la fois… Je tiens ça de mon grand-père, il disait toujours : « Il y a en moi un moine et un banquier »…14

Toute cette séquence à la fin du premier chapitre met en lumière l’écueil de cette réflexivité duelle. Ainsi, une image double fait surgir aussitôt une autre dans l’esprit de celui qui ne s’aime pas : « C’est ça. Comme Dr Jekyll et Mr Hyde, deux êtres contradictoires… » Pour signifier l’avènement de l’archétype, Nathalie Sarraute évoque ainsi un exemple classique de doppelgänger et par là même dénonce le cliché qu’elle renforce préalablement. C’est que dans son univers, la dualité tend constamment vers le multiple. Incapable donc de fonctionner par oppositions binaires, le je qui ne s’aime pas suggère qu’avoir en soi seulement deux moi « c’est bien peu ». Et, à la plus grande surprise de son interlocuteur, il s’identifie à une constellation infiniment mobile : « Oh oui, il y en a tant… comme des étoiles dans le ciel… toujours d’autres apparaissent dont on ne soupçonnait pas l’existence… » Une drôle de révélation qui éveille aussitôt chez l’autre je un soupçon de folie : « vous devriez en parler à quelqu’un de plus compétent… » Mais un tel diagnostic ne peut qu’amuser le je bouffon : « – Ça donnait envie de rire tant il parut effrayé… Il s’est écarté, s’est renfermé et a laissé sortir de lui ces mots : “ Vous n’en avez jamais parlé à personne ? ” »

La complexité de ce texte sarrautien tardif naît d’une écriture qui vise l’abstraction par la mise en question constante de l’identité personnelle. Comment peut-on savoir qui j’aime en moi si mon je est constitué d’une pluralité de moi. Seuls ceux qui se détachent de ce « for intérieur » et se regardent de l’extérieur, en s’érigeant en personnage, en modèle, en statue, parviennent à s’aimer et à se faire aimer par autrui. Dans un entretien avec le journaliste et écrivain russe Felix Medvedev, Nathalie Sarraute compare cette statue à celle de Staline15. La référence à ce personnage historique russe connu, ayant choisi un pseudonyme formé sur le mot сталь [stal’] qui signifie acier, est d’autant plus éloquente lorsqu’on se rappelle l’idolâtrie, à la fois incompréhensible et destructrice, vouée à ce terrible dictateur dont les effigies proliféraient partout en URSS. L’image de soi que l’on donne aux autres naît donc d’une forme de réflexivité et ne tient qu’aux aléas de la reconnaissance sociale.

Loin de prendre des dimensions dramatiques, l’amour de soi est, chez Sarraute, plutôt l’objet d’une exploration joyeuse, qui provoque des rires subversifs, mettant à nu l’envers des apparences. Quant à son opposition au manque d’amour de soi, elle est de l’ordre de celles qu’Ann Jefferson définit comme « oppositions voyantes qui n’aident pas à voir16 ». C’est que le différend qui oppose ceux qui ne s’aiment pas à ceux qui s’aiment a pour résultat une inversion constante de la position des deux parties. Cet éclatement identitaire est renforcé par une altérité qui se constitue sur un double niveau. D’une part, celle du je-bouffon qui se détache du nous narrateur. De l’autre celle de ce nous qui s’oppose au sujet qui s’aime. Les deux mondes, intérieur et extérieur, s’articulent ici selon le principe dudit dessin devinette où, à travers un mouvement continu d’alternance de l’un à l’autre, rien n’arrive à être fixé dans le cadre d’une définition unique. Avec cette poétique de la non-représentation, Nathalie Sarraute poursuit son entreprise de brouillage ayant pour effet, d’une part, l’indifférenciation inter-individuelle et sexuelle du narrateur/locuteur et, de l’autre, une déstabilisation des représentations identitaires traditionnelles des personnages. L’anonymat progressif du narrateur et des personnages, la substitution des pronoms aux noms, le glissement du je et du tu vers le nous et le vous collectifs et impersonnels, qui intègrent les deux sexes et envahissent peu à peu le texte sarrautien trouvent une expression exemplaire dans Tu ne t’aimes pas. Tous ces procédés qui visent l’effacement d’une source énonciative unique prolongent en même temps ici la réflexion éthico-poétique sur le récit de soi inaugurée par Sarraute avec Enfance.

Si dans Enfance, elle visait cet objectif par le biais du dédoublement narratif, sous la forme d’un dialogue avec le lecteur, dans Tu ne t’aimes pas, ce dédoublement cède au dénombrement des voix narratives. Cette ouverture indéfinie du dédoublement n’empêche pourtant pas certains je qui ne s’aiment pas de créer un double de soi, à l’instar de ceux qui s’aiment. Dans ce cas, le dédoublement apparaît comme une conduite réprouvée car associée à une expérience simpliste d’identification. Ce qui différencie pourtant ces deux expériences, c’est leur finalité. Le dédoublement du je qui s’aime frôle l’idolâtrie de soi et fait de lui un être vaniteux, « figé dans son identification à des valeurs extérieures17 ». L’expérience du dédoublement des je qui ne s’aiment pas, lorsqu’ils se détachent de nous et s’érigent en personnages, vise, elle, une « petite exploration » de soi. Leur curiosité et leur goût de l’aventure font d’eux ces je « diablotins facétieux18 » décrits dans la séquence 12. L’auto-dérision, l’humour et une certaine dose de provocation caractérisent le discours de ces bouffons. C’est notamment au travers ce discours que le nous incapable de s’aimer s’offre au lecteur comme une conscience « négative et libre, libre parce que négative19 ».

La figure du diable d’Ivan Karamazov renvoie aussi à cette problématique de l’aliénation et de la liberté négative20, quoique renforcée par une réflexion philosophique sur la foi et la raison. Ainsi, déclare-t-il, toujours sur un ton enjoué, accepter son rôle de diable par manque d’un amour-propre (p. 567) qui implique chez lui, avec le don généreux de soi, un besoin de reconnaître la portée positive de la polémique21 et de la contradiction. Car sinon :

le négatif indispensable disparaîtra, la raison s’installera dans le monde entier, et avec elle, ça sera la fin de tout, même des journaux et des revues, parce que qui donc, à ce moment-là, voudra s’y abonner22 ?

À l’instar du bouffon qui « ne s’aime pas », le diable ne définit son je qu’en termes qui relèvent de l’incertitude :

Je suis un x dans une équation à plusieurs inconnues. Je suis une espèce de fantôme de vie qui a perdu tous les débuts et toutes les fins, et je finis par oublier moi-même comment je m’appelle23.

Son univers est l’intuition joyeuse de l’ensemble de milliers d’identités qu’il peut endosser :

Là, chez vous, tout est tracé, tout est formule, tout est géométrie, et nous, je ne sais pas, c’est toujours des équations à plusieurs inconnues24.

Un tel univers complexe est, sans doute, en contradiction avec celui si ordonné d’Ivan. Au-delà de la valeur symbolique, philosophico-religieuse, on veut lire dans cette figure du diable l’expression d’une énergie liée aux joies de la vie, des multiples vies. Ses sorties sont des expériences semblables à celles du je bouffon de Tu ne t’aimes pas par l’objectif commun visé : créer une représentation illusoire pour en révéler le côté caché jusque-là. Comme lui, le bouffon dostoïevskien interroge le besoin du sujet de nourrir son désir d’identification de l’altérité, du regard de l’autre. Il feint adhérer lui aussi à cette expérience humaine. D’où un jeu optique amusant, comparable à celui du dessin-devinette, avec différentes images de ses incarnations. D’abord, on le voit s’aventurer, dès qu’il le peut, à sortir de son enfer exigu et montrer ses cornes25. L’homme l’envisage bien avec des cornes, il essaye dès lors de se définir par rapport à cette vision tout en la parodiant. Ses cornes ne sont pas sans rappeler celles qu’on peut voir sur le bonnet d’un bouffon. On l’aperçoit ensuite mettre « le frac, la cravate blanche, les gants26 » pour participer aux fêtes des terriens. L’incarnation est pour lui la possibilité d’endosser une multitude de moi. Dans son désir, fourbe bien sûr, de s’identifier à l’homme, il se joint aux marchands et popes pour prendre avec eux des bains de vapeur. Il prétend même rêver de s’incarner « dans une marchande de cent vingt kilos » et d’aller mettre avec elle « des cierges au bon Dieu » (p. 557). Il ira jusqu’à s’« inoculer la variole » (p. 551), se plaindre des rhumatismes (p. 551) ou bien consulter un médecin français pour soigner sa narine droite et puis un viennois pour la gauche (p. 555).

On devine derrière ces bouffonneries leur caractère caricatural mettant en exergue l’ambivalence de ce besoin de l’autre, à la fois constructeur et destructeur du moi. Chaque sortie du bouffon dostoïevskien est l’occasion (ou bien le risque) d’endosser une nouvelle étiquette comme l’est, pour le bouffon sarrautien, d’endosser celle, par exemple, du je « qui ne s’aime pas ». Les différentes représentations des je bouffons servent aux deux écrivains à moduler des multiples visions du je-personnage. Mais si Dostoïevski construit la représentation d’Ivan à travers une confrontation avec un autre lui-même – et sur un autre niveau à un désir mimétique –, Sarraute réduit le personnage à l’état d’une simple apparence accessible aux regards de tout lecteur. Vecteurs d’une telle interrogation du moi, ces deux figures, malgré leurs différences sur plusieurs plans, interrogent d’emblée la figure classique du personnage double.

Dans Tu ne t’aimes pas, les voix du je bouffon expliquent le dédoublement de leur confrère de la manière suivante :

C’est très simple. Ils sentent que tous les éléments dont ils sont composés sont indissolublement soudés, tous sans distinction… les charmants et les laids, les méchants et les bons, et cet ensemble compact qu’ils appellent « je » ou « moi » possède cette faculté de se dédoubler, de se regarder du dehors et ce qu’il voit, ce « je », il l’aime27.

Cette théorie du dédoublement est révélée de façon explicitement pédagogique – et donc ironique. Sarraute nous donne ici la définition du double, cette figure qui, au fil du temps, depuis les mythes les plus anciens et sa gloire à l’époque du romantisme fantastique, habite la littérature du XXe siècle28. Dostoïevski apportera une modification de taille aux dimensions du double romantique. À la différence de ses prédécesseurs, il renoue avec la manière symbolique et fantastique de le représenter et vise une intégration réaliste du dédoublement. Le dédoublement du moi équivaut désormais à un enrichissement du moi. Les Frères Karamazov allie la description d’un double, projection extérieure d’une partie de soi, dans la représentation de Smerdiakov, à l’intériorisation du dédoublement, dans la représentation du diable. Tous deux doubles d’Ivan, ces figures représentent, d’une part, le dédoublement externe de son je et, de l’autre, sa dualité intérieure. C’est en cela que la figure du diable est intéressante pour notre analyse.

Partie intégrante du je d’Ivan, le diable a le choix d’endosser des milliers de ses moi comme un bouffon endosse divers déguisements. Le personnage d’Ivan se construit ainsi à travers une errance entre intérieur et extérieur et c’est grâce à une sorte de continuité entre ces deux dimensions que son identité se dessine. Ce mouvement alternatif de la dualité intérieure (diable) du sujet vers sa duplication extérieure (Smerdiakov) est possible grâce à une écriture qui, loin d’instaurer un monde irréaliste, introduit dans un monde réaliste, une intrusion brutale représentée en trompe l’œil comme voix mystique et apparition fantasmagorique, presque carnavalesque. Bref on est en présence d’un double sous différents aspects. Un jeu similaire d’oscillation entre un autre extérieur et un autre intérieur est perceptible chez le sujet sarrautien. Seulement, chez la romancière, les deux dimensions correspondent à une seule représentation du je et c’est là que réside la distinction entre les poétiques dostoïevskienne et sarrautienne de la dualité. Ce qui différencie pourtant Tu ne t’aimes pas des autres récits sarrautiens29 et de l’œuvre dostoïevskienne c’est qu’on y trouve une sorte d’éclatement du double, son évolution irréversible vers le multiple. Tout se passe comme si la forme du dédoublement extérieur n’était plus aussi fructueuse qu’auparavant. Avec Tu ne t’aimes pas, l’auteur souligne l’inactualité de la représentation du double d’un je sous la forme d’un reflet, une apparition diabolique ou autres figures extérieures à moi.

Si Fiodor Dostoïevski, à son époque, a besoin de fournir deux représentations différentes pour réaliser cette dynamique entre les deux pôles de la dualité, Nathalie Sarraute la replace au cœur d’une seule représentation : ce je protéiforme et bouffon. Aurait-elle trouvé quelque matière d’inspiration dans la nature multiple et innommable de la figure du diable, ce double bouffon capable d’intégrer en soi l’autre ?

Le bouffon, loin d’être une figure innocente, jouit d’une force de transgression de la norme qui correspond très exactement à ce qu’on observe dans le carnaval, tel que Bakhtine le décrit30. Dans cette perspective, toutes ses représentations chez Sarraute et Dostoïevski réunissent en elles les deux pôles de la métamorphose et de la crise intime : l’avilissement et l’orgueil, la bêtise et la sagesse, le pardon et l’injure, l’amour et la haine, le comique et le tragique, l’apparence et sa désagrégation, le contenu et son inachèvement. Et dans ce monde où les frontières étanches deviennent floues, il arrive souvent que le je bouffon qui « ne s’aime pas » veuille passer de l’autre côté pour endosser le masque de l’adepte du dédoublement, de celui qui « s’aime ». Impossible de résister à ce besoin de construire avec l’autre une relation spéculaire de complicité et d’approbation :

Rappelons-nous tout de même cette fois où il nous est arrivé, tant la pression du dehors était puissante, d’essayer de nous réunir pour construire et pour montrer un beau « je » présentable, bien solide31

Le mouvement peut s’inverser. À son tour, l’adepte du dédoublement vivra l’expérience du bouffon. Supposé protéger le sujet du vertige de la multiplicité, il va pourtant déroger à son rôle à la fin de la séquence 14 :

– Celui qui s’aime se scinde en deux… projette au-dehors son double… le place à une certaine distance de lui-même…
– Pour qu’il puisse remplir certaines fonctions…
– Et cette fois, sa fonction, le double ne l’a pas remplie…
– Mais quelle fonction était-ce au juste ?
– Celle de garde-frontière… vous vous souvenez comme il faisait le guet, voyant venir de loin ceux qui s’apprêtaient à passer les bornes…
– Et maintenant ce gardien toujours si vigilant, elle a beau le chercher… où est-il passé ?
– Il est passé de l’autre côté, il s’est mêlé au vulgaire…
– Lui, son double, est allé se galvauder, se confondre avec les inférieurs, gauches, mal éduqués, incapables de contrôler leur gestes, de se servir convenablement de leurs dix doigts32

Quand le double « passe de l’autre côté », il passe du côté de ceux qui ne s’aiment pas, qui ne se voient pas au dehors avec netteté. Le je sarrautien appartient donc aussi peu à une catégorie qu’à l’autre. Cette inversion de « fonctions » des deux je tient d’une cohabitation en lui des contraires.

Le diable karamazovien incarne, lui aussi, la coincidentia oppositorum. L’exhibition outrancière de soi relève en partie chez lui, comme chez le bouffon sarrautien, de l’excès et de la provocation. Il parle avec délicatesse et dignité, mais en même temps laisse planer le soupçon, toujours présent, que quelque chose du bouffon malicieux continue de se dissimuler à l’intérieur du « gentlem[a]n au caractère avenant33 ». Il revendique son droit à une existence selon ses propres lois et, pour y parvenir, s’adonne à un jeu subtil et ambigu. En vrai pitre, il alterne les tentatives de rapprochement d’une altérité avec celles de son rejet et conjugue ainsi l’apparence grotesque de celui qui succombe à la fascination des idéaux fabriqués et la face cachée de celui qui s’en moque. Il s’affirme en se niant. Il s’immisce au sein du je cartésien d’Ivan comme une manifestation de son double fou. Mais, quelle ironie, car il joue en réalité le rôle inverse de garde-fou !

Se transporter sur terre, c’est pour lui endosser, en quelque sorte, le rôle et l’image que la communauté lui attribue – le rôle et l’apparence de diable. Ce n’est que sur terre qu’il « vit » réellement en tant que diable. Or, sans cette réflexivité qui le pétrifie dans sa position diabolique, le diable n’aurait pas eu conscience de soi en tant que tel. Et c’est justement cette image dans laquelle on le fige sur terre qu’il renvoie sciemment aux terriens. On lui demande de faire le bouffon, alors pourquoi ne pas le faire puisque la naïveté de l’homme l’amuse :

Je te fais passer de la foi à l’incroyance, de l’une à l’autre, et, là, j’ai un but. Nouvelle méthode, n’est-ce pas : parce que, quand tu auras complètement cessé de croire en moi, tu te mettras tout de suite à m’assurer en face que je ne suis pas un rêve, mais que j’existe en vérité ; et, là, j’aurai atteint mon but34.

Il feint de jouer le rôle qu’on lui attribue, bien qu’il soit capable de jouer plusieurs rôles différents, y compris celui d’homme. Il joue le bouffon et l’homme se moque de lui, l’injurie, le menace. Mais en réalité, c’est à lui-même, à sa propre projection, que l’homme s’en prend :

– Tais-toi ou je te cogne dessus !

– Remarque, ça me ferait plaisir, un peu, parce que mon but, à ce moment-là, il serait atteint : si tu me cognes dessus, ça veut dire que tu crois en mon réalisme, parce qu’on ne cogne pas sur un fantôme35.

Lorsqu’Ivan refuse de croire au diable, il refuse d’accepter que le diable est son double intérieur, cette expression des multiples virtualités qui grouillent à l’intérieur de sa conscience. Angoissé, il projette au dehors ce qu’il refuse de reconnaître en lui-même. Il éprouve ainsi l’expérience limite d’aliénation à soi-même permettant de cerner les limites de son moi : « […] parce que c’est moi, c’est moi-même qui parle, et pas toi !36 ». Et c’est au diable balourd et insolent de jouer avec les limites du moi et les rendre flottantes. Par le biais des contrastes et contradictions, il s’attache à mettre en lumière cette vérité qu’un siècle plus tard les voix de Tu ne t’aime pas formulent ainsi :

Ils sont pourtant comme nous, chacun d’eux… de telles immensités… cela se voit à ce qui apparaît d’eux parfois et qui est si surprenant, imprévisible… un parfait contraste tout à coup avec ce qu’on voyait avant37...

Il arrive que les puissances de l’équivoque incarnées par les bouffons chez Dostoïevski et Sarraute donnent naissance à des plaisanteries cocasses qui instaurent une dynamique au sein même de la parole. Un nouveau rapport au langage cherche à s’établir alors.

Raconte plutôt une histoire drôle !

Telle est la demande adressée par Ivan à son diable et ce dernier ne manquera pas de la satisfaire38. Faire une « sortie » de bouffon dans ces deux romans, c’est aussi – sortir une vérité, la brandir comme un drapeau, s’y accrocher et y croire naïvement. Sortir un mot, une phrase… pour aussitôt les faire tourner dans tous les sens jusqu’à ce qu’au fil de leurs contorsions, comme celles d’un clown, leur signification soit galvaudée au point où une nouvelle sortie s’impose.

Le jeu des pronoms fait partie de ces performances. La convocation de plusieurs pronoms par les voix intérieures qui s’affrontent en réponse au diagnostic contenu dans la phrase inaugurale « Vous ne vous aimez pas » est particulièrement curieuse si on y réfléchit du point de vue de leur emploi grammatical en russe. Contrairement au français, en russe, on utilise un seul pronom réfléchi nominal pour toutes les personnes du singulier et du pluriel : себя [sebâ] signifiant se ou soi-même. Ainsi, dira-t-on : « Вы себя не любите » [Vy sebâ ne lûbite] pour « Vous ne vous aimez pas », ou bien « Ты себя не любишь » [Ty sebâ ne lûbiš] pour « Tu ne t’aimes pas » où le même pronom réfléchi va représenter n’importe quelle personne. Une telle concentration de virtualités dans un seul tu-bouffon rend le jugement réflexif indéfiniment provisoire et insoutenable.

Ce même pronom invariable est d’autant plus significatif lorsque son emploi porte atteinte à l’individualité et à l’intégrité de l’être qui s’aime et se déguise pour préserver son incognito dans la séquence 14. On le note dans l’expression « sortir hors de ses gonds » (p.1236) qui se traduit en russe par « выйти из себя », littéralement « sortir de soi-même », ou bien dans « Que je me sois fait ça à moi ! » (p.1238) à la place du pronom réfléchi « me ». Utilisé pour décrire celle qui devient furieuse après s’être entaillée la main avec un sécateur – le je a porté atteinte à moi –, ce pronom brouille les frontières individuelles fixées inconsciemment par celle qui s’aime. Le burlesque de cette situation est souligné davantage par les indices volontairement glissés dans le texte sur le sexe de cette figure qui s’aime et son activité de jardinage, choses impossibles à identifier dans les cas des êtres qui ne s’aiment pas.

Aux exemples d’emploi des pronoms qui estompent les frontières dans Tu ne t’aimes pas, on pourrait ajouter celui-ci où le je bouffon justifie l’une de ses sorties :

on s’ennuyait tellement… j’ai voulu les amuser, m’amuser un peu à mes dépens…, aux dépens de qui ? qu’est-ce que je raconte ? Voilà où mènent ces expressions… Pas à « mes » dépens… je n’étais pas seul… Vous étiez là aussi, vous qui faites partie aussi de ce « moi », de ce qu’on nomme ainsi, vous qui êtes dignes, courageux, vous qui êtes adroits… je croyais qu’eux là-bas, au-dehors, vous apercevaient… enfin qu’ils se doutaient de votre existence39

Comme chez Sarraute, chez Dostoïevski le je est bien un jeu où s’entremêlent tous les autres pronoms. Voici donc le diable et Ivan s’amuser à ce jeu :

– Ça me plaît qu’on se tutoie tout de suite, toi et moi, reprit l’invité.
– Crétin, répondit Ivan en éclatant de rire, parce que tu voulais que je te vouvoie, ou quoi40 ?

Et plus tard encore, Ivan affirme : « Non, tu n’existes pas en toi-même, tu es moi – tu es moi et rien d’autre41 ! » Cette constatation est le fruit de la méthode diabolique de faire croire à un sceptique l’existence réelle en lui d’un moi multiple et aussitôt, le but atteint, changer de tactique et tenter de le convaincre du contraire. Le diable bouffon est une vision, une hallucination « à la fois vraie et fausse42 », un autre, mais qui, en définitive, n’est qu’une part d’Ivan lui-même seulement avec « une autre tronche43 ». En riant, Ivan reconnaît en soi un moi polymorphe et confirme donc ce qu’il niait fébrilement auparavant. En même temps, chaque nouvelle intervention bouffonne du diable atténue en quelque sorte l’impression qu’Ivan est fou. D’une part, l’humour du diable est si lucide qu’il rend improbable l’idée d’une simple hallucination et, d’autre part, le rire d’Ivan aux plaisanteries de son je bouffon laissent entendre qu’il se moque en toute conscience de lui-même et de sa propre impression d’être fou. C’est un diable bouffon qui emprunte mille formes d’interventions : discours ironique ou sérieux, violent ou humble, analytique ou grossier. Il s’ensuit que, dans ce processus complexe d’oscillation entre plusieurs voix, le je d’Ivan renvoie à une conscience multiple.

Dans Tu ne t’aimes pas, dès que l’unité du je est remise en cause, toute parole venant de lui relève de la contamination de signification. Dès lors, l’enjeu de ceux qui ne s’aiment pas est la quête d’un langage sensible qui, par une interrogation inlassable du sens des mots, cerne l’indicible. Cette quête amène parfois le sujet, poussé par sa curiosité et son désir de contact insatiables, à franchir le seuil de ceux qui ne s’aiment pas pour demander leur avis sur le sens des certaines « réalités », se livrant ainsi aux plaisirs de la bouffonnerie et de l’auto-ironie. L’interprétation de l’expression « Ce qu’il m’a dit m’a blessé. Oui, j’ai été froissé. » dans la séquence 8 nous en donne un bel exemple :

Ils dessinent des caricatures, des images clownesques, grotesques… ce cou qui s’allonge, se tend, ces yeux qui se tendent, un peu exorbités… interrogeant, attendant… des lèvres sortent encerclées des paroles : « Ne trouvez-vous pas… je ne sais… je ne sais pas… voici ce qu’on m’a dit, voici dans quelles circonstances… qu’en pensez-vous ? était-ce blessant ? »44

« Secoués par des rires » (p. 1214) à la fois de leur performance et de leur naïveté, les je-bouffons refusent d’adhérer à une opinion exprimée avec des mots qui ne laissent place à la sous-conversation. On reconnaît là également la voix bouffonne de Sarraute taquinant l’« autorité » du roi Sartre dont elle admet, avec ironie, avoir connu l’emprise pendant ses débuts littéraires45.

Ainsi, une réalité verbale se double d’une autre. Elles coexistent et nous transportent ailleurs, dans cet espace ludique des « jeux entre nous46 » où ce « nous » peut impliquer également la voix du lecteur. On assiste (et on participe) dès lors à un défilé d’expressions comme, par exemple : « bonheur » (p. 1175), « grand amour partagé » (p. 1231), « si c’était moi » (p. 1239) dont le sens, à la fois malgré – et grâce à – l’interprétation multiple, reste insaisissable et joyeusement non conclusif. Des expressions qui, émises par les voix du nous qui ne s’aime pas, semblent reproduire les mouvements des bouffons dostoïevskiens. Elles manquent d’assurance comme Polzounkov47 – dont le nom évoque quelque chose de glissant et craintif –, lorsque, timide, il comparaît, devant ses juges, accusé de corruption. Sinueuses, elles s’agitent et frémissent à l’instar d’un Troussotski48, éternel mari cocufié et « trembleur », devant son rival Veltchaninov, le majestueux. Et puis, elles bondissent, taquinent et défient l’autorité écrasante comme le font le vieux Karamazov et le diable « montrant leurs cornes » en signe de refus d’adhésion aux valeurs superficielles et hiérarchisantes.

Pour rendre passionnant le jeu de la découverte du sens caché, Sarraute emploie une stratégie bien spécifique. Les énigmes à dénicher dans Tu ne t’aimes pas sont bien sûr les tropismes qui contribuent à la découverte d’une vérité sensible. La substance tropismique, infime et indéterminée, est d’autant plus insaisissable qu’elle a besoin du langage pour accéder à l’existence or, paradoxalement, elle se fige et s’abîme sitôt qu’elle est prise dans la gangue des formes verbales convenues. Pour résoudre cette contradiction, le jeu de l’énonciation se construit au moyen d’une « persuasion biaisée49 », selon l’expression de Joëlle Gleize. D’abord, la parole est confiée à une voix narrative polyphonique si communicative qu’elle parvient à convaincre de sa légitimité à parler au nom d’un nous unifié : « mais tu nous entraînes, impossible de te résister50 ». La persuasion passe mieux lorsqu’il se crée une certaine affinité entre vous et celui qui veut vous persuader. Cette stratégie d’« entraînement » est ensuite progressivement prêtée au texte seul qui, comme le remarque Gleize : « peu à peu, par de lents déplacements d’accent, par le retour de descriptions comparables, par la juxtaposition des comportements contradictoires » laisse « dans l’incertitude et l’indétermination et le sujet et l’objet de la persuasion51 ». Le texte semble mimer le mouvement des tropismes. Comme si le mouvement ambigu, d’approche et d’éloignement, propre au comportement des êtres dostoïevskiens, s’inscrivait chez Sarraute au sein même de sa parole. Ce va et vient continu entre les voix « du dedans » et celles « du dehors » crée un relief énonciatif qui vise à accentuer le processus d’identification entre le lecteur et les voix narratrices. L’étude de l’énonciation dans Tu ne t’aimes pas nous amène ainsi à saisir la manière dont ce nous, fait d’« une multitude de “je” disparates52 », parvient à émettre des discours dans lesquels les voix se présentent comme émanant d’un groupe et non pas seulement de l’un de ses membres. En même temps, cette forme de communication, « sous-conversationnelle », déploie multiples éléments intratextuels à travers lesquels on peut saisir l’esquisse d’un Autoportrait de l’auteur et d’un auto-commentaire proposé de ses textes antérieurs.

L’objectif de Sarraute n’est pas seulement de transmettre/communiquer, sous une forme sensible et amusante, une information au lecteur/public mais ce faisant, de faire résonner en celui-ci ses propres émotions. Le rire dans ce cas est l’une, parmi d’autres, des preuves du succès de ce processus. On voit se dessiner ainsi, de manière de plus en plus précise, les contours de la conception polyphonique du langage romanesque sarrautien où la compréhension suppose des opérations plus complexes, dans lesquelles différents points de vue s’entrecroisent.

Cette malléabilité de la voix narrative doit beaucoup aux structures narratives dynamiques de Dostoïevski. Le diable, ce fou du roi libre de toutes les contraintes, incarne cette voix polyphonique et on ne sait jamais à quelle vérité émise par celle-ci faire confiance ; dès que la réalité de quelque chose semble être prouvée, cette vérité est remplacée par une autre qui annule la précédente. Ce diable apparaît donc comme une caricature qui révèle, en parodiant diversement, certaines vérités cachées sur le caractère éternellement inachevé du sujet. Sa conduite, ses gestes et ses paroles deviennent soudain incongrus et excentriques du point de vue de la logique des conventions. Mais cette excentricité vise le but précis de l’abolition des frontières qui définissent certaines hiérarchies inutiles dans la vie ordinaire53.

L’ironie, la langue du bouffon, permet progressivement aux deux auteurs de révéler au lecteur les automatismes banalisés, linguistiques ou autres, qu’on exécute quotidiennement. Chez eux, l’humour porte un caractère carnavalesque, satirique, bouffon. Mais à la différence du bouffon sarrautien, le comique du bouffon dostoïevskien relève de quelque chose de plus violent, de plus primaire et apporte au texte une profonde teinte moralisatrice. Par l’évacuation des questions morales du récit du bouffon, les critères éthiques sont remplacés chez Sarraute par des critères esthétiques. Si le dynamisme du personnage de Dostoïevski tient à la confrontation conflictuelle avec un diable bouffon ou bien à une forme de clivage interne, celui du personnage de Sarraute tient aux variations comiques dans la formulation d’une réalité nouvelle, celle des tropismes. De là à envisager – abstraction faite des différences sur le plan de la représentation – un rapprochement intéressant entre les gestes excessifs et effectifs du sujet chez Dostoïevski et les métaphores comportementales et gestuelles qui donnent à ressentir les tropismes chez Sarraute. Si chez l’écrivain russe l’illusion de l’apparence du je s’offre au lecteur au moyen du travestissement et des pirouettes, chez la romancière française ce sont les mots qui intègrent cette transfiguration. Ce qui m’amène à interpréter les « pirouettes » réalisées par le je-bouffon sarrautien, en un sens figuré, comme des petites performances verbales qui disloquent l’image figée d’un mouvement et renforce l’idée d’un enchaînement entre gestes et grimaces avec la parole « contorsionnée ». La forme dialogique de la narration adoptée par Sarraute, avec ses discontinuités, ses rebondissements, son jeu avec l’attente du lecteur, était déjà celle des romans de Dostoïevski. Chez l’un, comme chez l’autre, parler est doublement significatif. C’est tour à tour jouer un rôle, gesticuler, mais aussi écraser, grimacer, pirouetter. Il s’agit, tout compte fait, de s’en donner à cœur joie à ce jeu du dessin-devinette – qui est une gymnastique non seulement visuelle, mais aussi imaginaire et spéculaire –, sur le principe duquel j’ai essayé de fonder ma propre lecture croisée de ces deux auteurs en évitant ainsi l’écueil de la juxtaposition de deux textes que tout, en première approche, semble séparer.

Notes de bas de page numériques

1 Nathalie Sarraute, Portrait d’un inconnu, Paris, Robert Marin, 1948 ; repris dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », éd. Jean-Yves Tadié, 1996, p. 48. Toutes les références de citations des textes sarrautiens renvoient à cette dernière édition de 1996.

2 Dominique Rabaté, « Le dedans et le dehors », in Nathalie Sarraute, un écrivain dans le siècle, Aix-en-Provence, Université de Provence, 2000, p. 48.

3 N. Sarraute, Portrait d’un inconnu, p.70-73 ; Martereau, p. 319-325 ; Le Planétarium, p. 356-362 ; Entre la vie et la mort, p. 623-327 ; Vous les entendez, p. 741-2 ; Ici, p. 1341.

4 Pascale Foutrier, « La conscience en éclats : la généalogie de l’identité personnelle dans Tu ne t’aimes pas et Portrait d’un inconnu », Roman 20-50 - n°25, juin 1998, p. 77-88.

5 N. Sarraute, L’Ère du soupçon, [Paris, Gallimard, 1956], pp. 1564-8.

6 Le motif du bouffon dostoïevskien dans Tu ne t’aimes pas a été l’objet de plusieurs études critiques dont je cite quelques références dans la bibliographie récapitulative.

7 Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov, t. 2, Œuvres complètes, Arles, Actes Sud, trad. : A. Markowicz, « Babel », 1998-2002, Livre XI, chapitre 9 : « Le diable. Le cauchemar d’Ivan Fiodorovitch », pp. 543-572.

8 Voir à ce sujet les travaux de Max Milner et en particulier son article « Le diable comme bouffon », Romantisme, 1978, n°19, « L’ombre de l’histoire », pp. 3-12.

9 Jean Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Paris, Gallimard, « Arts et artistes », 2004.

10 N. Sarraute, Tu ne t’aimes pas, Paris, Gallimard, 1989 ; repris dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », éd. Jean-Yves Tadié, 1996, p. 1151.

11 N. Sarraute, Tu ne t’aimes pas, pp. 1152-3.

12 Dans la préface de l’Ère du soupçon (1964), Sarraute définit les tropismes ainsi : « Ce sont des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible de définir. Ils me paraissaient et me paraissent encore constituer la source secrète de notre existence. », pp. 1553-4.

13 N. Sarraute, Tu ne t’aimes pas, p. 1151.

14 N. Sarraute, Tu ne t’aimes pas, p. 1155. Toutes les citations dans l’alinéa suivant renvoient à cette page.

15 Entretien qui date de décembre 1989, publié dans F. Medvedev, « Nathalie Sarraute : Parižanka iz Ivanovo » [Une parisienne d’Ivanovo], in Moi Velikie staruhi, BKhV-Peterburg, « Okno v istoriû », Saint-Pétersbourg, 2011, chapitre 17, p. 176.

16 Ann Jefferson, « Différences et différends chez Nathalie Sarraute », in Nathalie Sarraute, un écrivain dans le siècle, Aix-en-Provence, Université de Provence, 2000, pp. 9-20.

17 P. Foutrier, « La conscience en éclats », p. 81.

18 N. Sarraute, Tu ne t’aimes pas, p. 1230.

19 P. Foutrier, « La conscience en éclats », p. 81.

20 Qui consiste à refuser une identité superficielle imposée sous une contrainte extérieure.

21 Dostoïevski considère la polémique comme source intarissable de vérité, qui permet à l’auteur d’affronter dans ses récits des idéologies contraires sans en endosser clairement le message. Voir par exemple sa lettre du 26.02.1869 (10.03) à Strahov dans Jacques Catteau, Correspondance II, Paris, Bartillat, 2003, trad. : Anne Coldefy-Faucard, p. 435.

22 F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, t. 2, p. 568.

23 F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, t. 2, p. 557, souligné par l’auteur.

24 F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, t. 2, p. 550.

25 F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, t. 2, p. 547.

26 F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, t. 2, p. 553.

27 N. Sarraute, Tu ne t’aimes pas, p. 1153 (souligné par l’auteur).

28 Cécile Kovacshazy, Simplement Double. Le personnage du double, une obsession du roman au XIXe siècle, Classiques Garnier, « Perspectives comparatistes », n°14, Paris, 2012. Dans son ouvrage, l’auteur montre, à travers une étude synthétique d’un grand nombre d’œuvres, les différences radicales du double romantique, motif éminent de la littérature fantastique du XIXe siècle, avec la figure du double qui s’inscrit dans la narration du XXe siècle.

29 Dans ses premières œuvres, et notamment Portrait d’un inconnu (1948), Entre la vie et la mort (1968) et Enfance (1983), N. Sarraute introduit le motif du double et de l’alter ego, mais, à partir de Tu ne t’aimes pas jusqu’à Ouvrez (1997), son dernier livre, le double apparaît comme la figure par excellence de l’ouverture vers le multiple, vers l’infini.

30 Mikhail Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970.

31 N. Sarraute, Tu ne t’aimes pas, p. 1168.

32 N. Sarraute, Tu ne t’aimes pas, pp. 1238-9.

33 F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, t. 2, p. 545.

34 F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, t. 2, p. 563.

35 F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, t. 2, p. 549.

36 F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, t. 2, p. 547, souligné par l’auteur.

37 N. Sarraute, Tu ne t’aimes pas, p. 1163.

38 F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, t. 2, p. 559.

39 N. Sarraute, Tu ne t’aimes pas, p. 1151.

40 F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, t. 2, p. 548.

41 F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, t. 2, p. 558.

42 René Girard, « Résurrection », in Critique dans un souterrain, Paris, Grasset, Le Livre de Poche, Biblio/Essais, 1976, p. 103.

43 F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, t. 2, p. 550.

44 N. Sarraute, Tu ne t’aimes pas, p. 1214.

45 Pascale Fautrier, « Sarraute à l’épreuve de Sartre », Études sartriennes, n°10, 2005, p. 253-6.

46 N. Sarraute, Tu ne t’aimes pas, p. 1231.

47 Héros du roman Polzounkov (Le bouffon), publié en 1848, très peu connue par le lecteur français. Son nom contient le verbe ползать [polzatʹ]=traîner à quatre pattes, ramper, glisser, s’humilier.

48 Héros du roman L’éternel mari (1870). Nathalie Sarraute nous offre la description de sa nature bouffonne dans « De Dostoïevski à Kafka », p. 1567. Le nom Troussotski renvoie à трус [trus] qui signifie « lâche », « peureux », mais aussi трястись [trâstisʹ]=trembler, éprouver de la crainte. Le nom Veltchaninov contient величавый [veličavyj] signifiant « majestueux », « noble », « digne »

49 Joëlle Gleize, « Le lecteur opiniâtre de Nathalie Sarraute », in Nathalie Sarraute, un écrivain dans le siècle, p. 112.

50 N. Sarraute, Tu ne t’aimes pas, p. 1156.

51 J. Gleize, « Le lecteur opiniâtre de Nathalie Sarraute », p. 112.

52 N. Sarraute, Tu ne t’aimes pas, p. 1203.

53 À ce sujet Bakhtine spécifie : « L’excentricité est une catégorie particulière de la sensibilité carnavalesque liée organiquement à la catégorie du contact familier ; elle permet que se découvrent et s’expriment – sous une forme concrètement sensible – les aspects cachés de la nature humaine. » ; M. Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, trad. I. Kolitcheff, Paris, Le Seuil, [« Pierres vives », 1970] « Points Essais », 1998, p. 144. C’est justement une manifestation particulière de cette forme d’« excentricité », à savoir la rupture avec les clichés généralement admis, qu’évoque et admire Nathalie Sarraute chez les bouffons dostoïevskiens.

Bibliographie

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Pour citer cet article

Cristina Zanoaga-Rastoll, « Jeux de bouffons, jeux d’optique chez Sarraute et Dostoïevski », paru dans Loxias, Loxias 46., mis en ligne le 31 août 2014, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=7848.

Auteurs

Cristina Zanoaga-Rastoll

Cristina Zanoaga-Rastoll est docteur ès Lettres de l’Université Aix-Marseille et enseigne le russe à l’Université Montpellier 3. Elle a soutenu en 2012 une thèse consacrée à la question du double chez Nathalie Sarraute et Fiodor Dostoïevski (« Nathalie Sarraute et le double : un dialogue avec Fiodor Dostoïevski »). Chercheuse associée depuis 2014 au groupe MARGE (Lyon 3), ses recherches concernent les discours sur l’identité dans les littératures française du XXe siècle et russe du XIXe siècle. Elle étudie en particulier le rôle du plurilinguisme dans la production littéraire.