Loxias | Loxias 44. Romain Gary – La littérature au pluriel | I. Romain Gary – La littérature au pluriel 

Nicolas Gelas  : 

Formes et enjeux de l’équivoque dans Les Racines du ciel

Résumé

La forme du témoignage, privilégiée par Gary dans Les Racines du ciel, favorise l’émergence d’une parole multiple qui s’émancipe de la seule narration pour se décliner aussi sur les modes de l’analyse et du commentaire et conduire à une certaine déconstruction du réel. L’entrecroisement des regards et la multiplicité des interprétations placent le lecteur face à un récit qui interroge plus qu’il ne raconte, et qui charge les faits comme les personnages d’un fort coefficient d’équivocité. On verra comment s’exprime dans le roman cette culture de l’équivoque et en quoi elle s’inscrit au cœur du projet romanesque de Romain Gary.

Index

Mots-clés : équivoque , Gary (Romain), légende, témoignage

Géographique : Afrique , France

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

1Pour le roman qui lui valut son premier prix Goncourt, Romain Gary a fait le choix d’une narration déléguée ; ni la prise en charge des aventures de Morel et de Minna par un narrateur omniscient, ni la focalisation interne tant prisée par les Nouveaux romanciers, mais le cadre énonciatif principal d’une conversation entre deux jésuites dans la nuit africaine : Saint-Denis y rapporte au Père Tassin l’épopée du protecteur des éléphants – mais il la rapporte comme on le fait après coup d’une histoire, en s’abandonnant au fil du caprice chronologique des souvenirs et de leurs associations, en n’esquivant aucun excursus, en ne se privant d’aucun commentaire. Scène de confidence et d’errance conversationnelle – monologale surtout, mais avec suffisamment d’appels à l’interlocuteur pour instituer symboliquement, comme à la clé du texte, une relation de complicité entre le narrateur et son lecteur.

2Mais la délégation ne s’arrête pas là, puisque Saint-Denis n’est, de son propre aveu, qu’un témoin très partiel des faits et événements qu’il rapporte. Autour du récit de ce narrateur « princeps » gravitent de multiples autres récits ou témoignages rapportés qui mettent en scène des acteurs différents et qui renvoient à des situations de parole dispersées dans le temps. Plutôt que d’être exposés tels quels, dans l’apparente neutralité de ce que Benveniste a proposé d’appeler l’« énonciation de récit », les faits sont étroitement annexés à des contextes énonciatifs particuliers et rapportés à travers les regards propres à tel ou tel personnage.

3La narration combine ainsi de nombreux dialogues, comme ceux de Minna avec Saint-Denis ou Morel, restitue les différents interrogatoires menés par le commandant Schölscher auprès des compagnons de l’ancien résistant, et revient à plusieurs reprises sur le déroulement du procès qui finit par réunir les principaux acteurs de l’histoire (à l’exception de Morel). Mais au lieu de suivre un cheminement linéaire entre ces épisodes, le récit se développe sur un va-et-vient temporel et procède par une série de décrochages énonciatifs qui permettent de confronter, à l’intérieur de conversations successives, les différentes perceptions d’un même événement. Au chapitre huit, par exemple, l’évocation par Saint-Denis de la première rencontre entre Minna et Morel est un instant court-circuitée par une allusion à trois scènes ultérieures : le moment du procès (« C’était encore une histoire de solitude. Elle devait l’affirmer plus tard devant les juges avec gravité, avec solennité même, en les regardant droit dans les yeux », p. 521) ; la discussion, dans une chambre du « Tchadien », entre Saint-Denis et la jeune femme (« – "J’ai voulu l’aider, voilà… Je voyais bien qu’il était à bout, qu’il avait besoin de quelqu’un". Elle […] jeta à Saint-Denis un de ces longs regards insistants dont elle accompagnait souvent certaines de ses phrases », p. 53) ; et enfin, un retour à la conversation initiale entre le Jésuite et le vieil Africain (« Bien sûr, mon Père, je comprends vos pensées. Qu’il se fût tourné vers les bêtes, voilà qui montre bien le dénuement dans lequel nous sommes tombés. », p. 54).

L’incertitude interprétative

4Le morcellement énonciatif et le bouleversement de la chronologie qui l’accompagne ont pour premier effet de ne pas enfermer les faits dans la chaîne de causalité à laquelle les soumet d’ordinaire l’articulation logico-narrative du « post hoc ergo propter hoc ». L’événement cesse du coup d’être figé dans une signification stable, liée à un moment précis du déroulement temporel : son déplacement sur l’axe énonciatif fait qu’il est réactualisé par la succession d’actes de parole qui en renouvellent chaque fois l’interprétation. Il perd de sa pertinence propre au profit de la façon dont il est mis en scène, des réactions qu’il a provoquées et du sens qui lui est attribué a posteriori par tel ou tel protagoniste ou narrateur. Il se développe ainsi une véritable dynamique de relecture, étroitement associée à la coexistence de plusieurs situations d’énonciation : ce qui a été perçu dans certaines circonstances peut, à l’occasion d’autres conversations, faire l’objet d’une interprétation très différente. Les mêmes explications fournies par Minna pour justifier sa présence en Afrique sont, par exemple, reçues avec compréhension et indulgence par Schölscher lors de son interrogatoire, mais elles ne provoquent chez les divers clients du « Tchadien » que scepticisme et ricanement :

Je croyais vraiment que le Tchad, c’était un peu un endroit où on pouvait se réfugier au sein de la nature, parmi les éléphants et tous ces grands troupeaux paisibles qui parcourent la savane. Voilà pourquoi je suis venue […]. Une telle explication […] eût paru saugrenue et certainement suspecte à tout autre homme que Schölscher. Répétée à la terrasse du Tchadien, elle ne manqua pas de provoquer quelques rires et quelques hochements de tête désabusés. Elle fit la joie d’Orsini qui, plus tard, […] devait la citer, avec une jubilation de connaisseur, comme exemple de la naïveté extrême du commandant. (p. 36)

5Variation interprétative qui peut se retrouver également dans les évaluations successives que porte sur les mêmes faits ou les mêmes êtres un même personnage – tel Saint-Denis évoquant sa première rencontre avec Morel (« Je pensais sur le moment […] à une sensibilité excessive. Depuis […] j’en suis arrivé à une autre conclusion » p. 129).

6La forme et la fragilité intrinsèque du témoignage favorisent ainsi l’émergence d’une parole qui s’émancipe de la seule démarche narrative pour se décliner tout aussi bien sur les registres de la méditation, du commentaire ou de l’analyse. La combinaison de ces différentes formes de discours – on la retrouvera souvent dans les romans ultérieurs car c’est la matrice de la digression garyenne – fait passer au second plan le récit de l’événement proprement dit, et engage par là une sorte de déconstruction du réel. Car c’est moins la restitution, fût-elle illusoire, d’un réel que les modalités de sa représentation qui constituent l’enjeu des Racines du ciel. Le roman ne cherche pas seulement à relater les aventures d’un personnage ou à retracer la destinée d’un résistant : il vise surtout à mettre en question(s) le sens d’un engagement et les valeurs susceptibles de légitimer un combat. Le lecteur se trouve, en conséquence, face à un récit qui interroge plus qu’il ne raconte, et qui tente de circonscrire le champ d’une énigme plutôt que de la résoudre. L’entrecroisement des voix et des regards accompagne une démarche d’investigation, soutient une herméneutique qui vise moins à savoir ce qu’ont fait Morel et Minna qu’à comprendre l’engagement de l’ancien résistant ou les motivations de la jeune Allemande. Le texte est ainsi traversé par un discours où bruissent les tâtonnements de l’interprétation, et qui est animé par le désir de formuler des hypothèses ou de déceler un sens caché, comme si aucun des personnages ne se satisfaisait des explications fournies par les deux protagonistes principaux. Face aux propos de Morel, qui prétend restreindre les enjeux de sa lutte à la survie des éléphants et lui ôte tout caractère politique, surgissent d’autres représentations qui récusent au contraire les seules motivations écologiques et mettent en avant telle ou telle dimension symbolique du combat mené en faveur des espèces menacées :

Schölscher écoutait distraitement. Il lui était impossible de voir ces événements simplement sous l’angle de la préservation de la faune africaine […], il sentait la présence d’un autre enjeu. […] Mais peut-être se trompait-il. C’était manifestement une affaire où chacun voyait surtout son propre cœur. (p. 81-82)

7L’ancien résistant se trouve ainsi l’objet d’opinions souvent contradictoires qui en font successivement le représentant d’un « mouvement antiparlementaire » (p. 411) ou « un gaulliste attardé » (p. 418), et qui ne laissent au lecteur qu’une image fragmentée du personnage ; fragmentation que revendique d’ailleurs Saint-Denis lui-même lorsqu’il se défend, devant le père Tassin, de vouloir donner « des explications trop profondes » et précise que « tout ce qu’[il] peut lui offrir, ce sont quelques débris » (p. 19) que son interlocuteur, féru d’archéologie, aura la charge d’assembler et de peut-être reconstituer un jour.

8Ce ne sont donc pas seulement les faits qui ressortent atténués de l’incessante relecture interprétative à laquelle ils sont soumis ; c’est aussi le statut même du personnage de roman. Le tissu de commentaires et de jugements qui enserre Morel concourt à le rendre insaisissable aussi bien dans la réalité que par les mots, et à le transformer en une figure à la fois énigmatique et fascinante qu’on ne cesse d’interroger, une création de l’imaginaire à travers laquelle chacun tente de conjurer ses propres désillusions (« une affaire où chacun voyait surtout son propre cœur »). Mais ce que le personnage perd en consistance « réaliste », il le gagne en puissance mythique. En l’occurrence, le défenseur de la nature s’impose aux yeux des autres acteurs comme l’incarnation d’un refus de se soumettre et de céder au désespoir. C’est ainsi que Saint-Denis ou Schölscher expliquent la vague de sympathie qu’il rencontre dans l’opinion publique : il porte en lui le goût de la révolte et redonne à tous les humiliés, à tous les résignés face à la médiocrité du quotidien, la force de croire au pouvoir de l’illusion. Symbole de l’esprit de résistance et du désir insatiable de liberté, son combat est peu à peu auréolé d’une dimension légendaire et devient, après le récit du massacre sur le lac Kuru, une référence qui se propage à la surface du monde avec la force du mythe. C’est lui qui excite l’enthousiasme du passant prisonnier de la dictature soviétique, lorsque, avant de se faire rabrouer par un représentant de l’autorité, il exhorte en pleine rue le cinéma national à montrer « une charge d’éléphants passant à travers tout, renversant tout, enfonçant tout, foutant tout en l’air, que rien ! rien ! ne peut arrêter. » (p. 410). C’est lui encore qui réconforte l’homme en deuil dont la femme, victime d’« une loi biologique […] crapuleuse », vient de mourir d’un cancer foudroyant de l’utérus : il a suffi qu’il apprenne par le journal que Morel résistait toujours pour qu’il se mette aussitôt « à marcher dans le corridor, la tête haute, les paupières rouges et gonflées, mais souriant » (p. 413)… Le combat mené en faveur de la faune africaine et des grands espaces se trouve ainsi dénaturé, démultiplié et mythifié par ses réceptions et ses interprétations : investi d’enjeux politiques et humains les plus divers, il perd aux yeux de tous sa vocation écologique initiale pour acquérir la dimension métaphysique que Saint-Denis rappelle dès le début de son témoignage :

On a dit de Morel qu’il était exaspéré par notre espèce […]. On a affirmé gravement qu’il était un anarchiste, qu’il voulait rompre […] avec l’espèce humaine elle-même […]. Il paraît que les éléphants que Morel défendait étaient entièrement symboliques et même poétiques, et que le pauvre homme rêvait d’une sorte de réserve dans l’Histoire […] où toutes nos valeurs spirituelles et nos vieux droits de l’homme seraient conservés intacts […] (p. 18-19)

9À l’instar des éléphants qu’il a choisi de défendre, le personnage de Morel finit donc à son tour par n’être plus lui-même qu’une image « poétique », un être chimérique qui peut désormais se fondre sur l’horizon de la plaine africaine ou même disparaître de la surface du monde (il est absent au procès et nul ne sait ce qu’il est devenu), puisque son nom survit, mythe et symbole à la fois, dans l’esprit des témoins de son temps.

10Minna, de son côté, même si elle n’acquiert jamais la dimension légendaire de son compagnon, est tout autant l’objet de commentaires et d’analyses qui ne font qu’exacerber les interrogations qu’elle suscite et alimenter le scepticisme que nourrissent à son encontre la plupart des autres personnages. Son arrivée à Fort Lamy puis sa présence aux côtés de Morel deviennent l’objet d’une investigation collective qui ne connaît pas de terme car chacun des « enquêteurs » ne cesse de reprendre et de rectifier ses propres hypothèses. Ici, le colonel Babcock confie au père Tassin l’admiration qu’il éprouvait pour elle mais aussi l’incapacité dans laquelle il était de la comprendre (« Nous étions à mille lieues de nous douter de ce qui se passait en elle. C’était normal : cela sortait entièrement du champ de notre expérience… », p. 94-96). Là, c’est Saint-Denis qui reconnaît avoir fait fausse route dans un premier temps et n’avoir pas immédiatement compris les motivations de la jeune Allemande :

J’avoue qu’à ce moment, je commis moi aussi l’erreur que tout le monde avait faite. Il était tellement facile de se tromper, tellement commode. […] J’ai cru sincèrement que le seul lien qui existât entre cette fille et Morel était une communauté de rancune et de mépris. Qu’il se fût agi là d’une histoire de dignité humaine, de confiance humaine poussée jusqu’au bout […], d’une révolte, aussi, contre la dure loi qui nous est faite – voilà ce que je trouve difficile à concevoir. (p. 115-116)

11Même les nouvelles hypothèses formulées restent placées sous le signe de l’incertitude et de l’approximation : il s’agit d’une « histoire de dignité humaine » parmi d’autres, et qui reste indéfinie. Comme c’était le cas pour Morel, les différents témoignages se contentent de faire coexister des regards et adoptent une démarche suggestive sans chercher ni à résoudre les hésitations ni à sceller une vérité par les mots. Perçus à travers le filtre de différents regards, les acteurs de l’histoire perdent toute identité stable ou fixée dans l’absolu pour devenir le fruit d’une construction de la pensée, d’une impression ressentie par d’autres ; et, en interdisant toute qualification définitive, cet entrecroisement de regards nourrit au contraire auprès du lecteur l’équivoque et le caractère ambivalent des personnages.

Le triomphe de l’équivoque

12La suite de l’œuvre de Romain Gary ne démentira pas cette leçon majeure des Racines du ciel : la culture de l’équivoque s’inscrit au cœur même de son projet romanesque. Et le combat mené par Morel en faveur des éléphants en est une des plus frappantes illustrations, puisque la raison de cet engagement est souvent occultée au profit de la façon dont il est perçu et instrumentalisé par d’autres. Les interprétations parfois contradictoires qui se développent alors entretiennent un malentendu qui apparaît précieux aux yeux de l’écrivain, car cette pluralité des discours dessine une forme de « poétique » romanesque qui coïncide avec sa volonté de ne pas réduire l’œuvre à la seule défense d’une idéologie :

Si les éléphants tels qu’ils apparaissent dans mon roman étaient quelque chose de parfaitement délimité du point de vue idéologique, mon livre serait un roman à thèse, donc mauvais, donc raté. Dans un roman qui cherche avant tout certaines résonances poétiques, qui se veut un mythe, une certaine imprécision, un certain flou est nécessaire : cela fait partie de la dimension poétique2.

13Mais il y a plus, car l’équivoque est aussi un puissant creuset romanesque, dans la mesure où il favorise l’expression des conflits de valeurs et de leurs évolutions au fil du récit. Ainsi en va-t-il de la figure de l’éléphant, objet de toutes les rivalités et de toutes les convoitises. Instrumentalisé par les uns, soumis par les autres aux variations de la métaphore, il n’est finalement plus qu’un prétexte, une image symbolique mise au service d’enjeux politiques très éloignés des ambitions écologiques défendues par Morel. C’est, d’un côté, Monsieur Challut, attaché à défendre les vertus du colonialisme, qui accuse l’ancien résistant d’être un agent communiste chargé d’exploiter l’image de l’éléphant pour satisfaire, en réalité, une ambition politique plus vaste :

Je sais pour qui tu travailles […]. Les éléphants, tu parles… […] tu as cru malin de faire de la chasse à l’éléphant le symbole de « l’exploitation capitaliste des richesses de l’Afrique »… Oui, j’ai lu tout ça dans vos journaux communistes. (p. 278)

14Et c’est, d’un autre côté, l’attitude elle-même ambivalente, de Waïtari et des partisans de l’indépendance. Ils n’hésitent pas, dans un premier temps, à déformer et récupérer en leur faveur les enjeux du combat de Morel et à ériger l’éléphant en emblème de la résistance africaine : l’animal devient le symbole d’une aspiration à la liberté, d’une lutte qui fédère dans le secret toutes les énergies hostiles aux dérives de l’impérialisme. Le mot « komoun » résonne comme un cri de ralliement et cristallise des rancœurs, des revendications politiques qui vont bien au-delà de la seule protection des espèces menacées. Morel a beau préciser, dans son communiqué, que « le Comité [pour la défense des éléphants] n’a aucun caractère politique [et que] les considérations d’idéologie, de doctrine, de nation lui sont complètement étrangères » (p. 270), les Africains restés fidèles à Waïtari continuent à vouloir en faire l’instrument de leur émancipation.

15Mais lorsqu’ils comprendront que leur combat ne rencontre aucun écho auprès d’une opinion internationale qui perçoit la résistance de Morel comme une aventure porteuse de seules valeurs écologiques et humanistes, ils tenteront de retourner à leur profit l’équivocité des symboles en en inversant la signification. Waïtari dénoncera alors la défense des éléphants comme ce qui permet de masquer la réalité d’une aspiration nationale sous l’artifice d’un légendaire ou d’un merveilleux conforme à la perception occidentale de l’Afrique. Et Morel, dans ce même propos, se retrouvera dépouillé de l’image du résistant pour devenir une figure du colonialisme triomphant, un représentant de « la bourgeoisie française » qui cherche à cantonner le continent dans ses archaïsmes et refuse de l’engager sur la voie du progrès industriel. Au lieu de se développer en profitant des bienfaits de l’économie, l’Afrique reste « le jardin zoologique du monde » (p. 393), vouée à n’être qu’une terre imprégnée de traditions ancestrales et de superstitions primitives : un réservoir d’exotisme offrant aux Européens désenchantés un horizon pittoresque qui leur semblera riche d’aventures nouvelles et d’expériences insolites.

16Cette culture de l’équivoque et les pratiques ou attitudes ambivalentes qu’elle engendre se retrouvent sous bien d’autres aspects dans le roman. Elles accompagnent de manière privilégiée les tribulations du leader indépendantiste Waïtari, soit dans sa relation ambiguë à la langue française – marque de l’hégémonie de l’Occident sur le sol africain, mais qu’il appréhende simultanément comme arme d’émancipation et de propagande contre les traditions sclérosantes – soit, de manière plus cocasse, à travers le « képi profondément français », orné de cinq étoiles noires, qu’il exhibe partout avec ferveur, au point qu’un journaliste américain se déclare persuadé que « ce noir [va], d’un moment à l’autre, se réclamer de Jeanne d’Arc ou de La Fayette, de la Résistance, de Charles de Gaulle ou de la Révolution » (p. 399).

17Poussé à son point ultime, le double sens conduit même jusqu’au quiproquo, où les intentions premières d’un personnage ne sont plus seulement déformées ou détournées par ses adversaires mais développées à l’opposé de l’interprétation qu’il en fait. On en connaît les potentialités tragiques tout autant que comiques. Ce sont elles qui sont à l’œuvre à propos de Morel. On sait, en effet, combien, à travers sa campagne en faveur des éléphants, il a le sentiment de défendre « l’âme de l’Afrique » et de lutter pour la survivance des traditions séculaires face aux écueils du progrès. Or, il se heurte en fait à l’incompréhension et à l’hostilité des autochtones, qui perçoivent le plus souvent cette campagne comme « une affaire de blancs », « une notion d’homme rassasié » (p. 394) dont le seul but est de limiter l’accès à la viande. Sans doute se fait-il bien acclamer avec ses compagnons à leur arrivée dans les villages oulés ; mais ces scènes de liesse ne sont en rien le signe d’un ralliement des habitants à la cause écologique : elles traduisent plutôt le malentendu savamment entretenu par Waïtari afin de ruiner les espoirs de son adversaire. Abusés par le leader africain, les villageois ignorent tout des ambitions de Morel, et ils sont convaincus qu’il leur vient en aide pour retrouver la liberté de chasser l’éléphant – liberté que les autorités coloniales ont déjà souhaité restreindre. C’est que, pour eux, l’animal représente à la fois une réserve de nourriture inespérée et un redoutable adversaire dont les jeunes gens doivent triompher afin de prouver leur virilité et obtenir le droit de « siéger avec le rang d’homme dans les conseils de la tribu » (p. 227). La protection des espèces menacées ne suscite donc qu’indifférence de la part des habitants, et elle peut même s’avérer radicalement opposée à leurs revendications. Morel prend peu à peu conscience de ce malentendu, et sa réaction est à la hauteur de la désillusion qu’il éprouve au moment où il entend les chants en l’honneur de sa venue :

Minna remarqua que Morel avait d’abord écouté avec satisfaction, mais bientôt parut désemparé […]. Ce fut seulement à la sortie du village que le Danois lui traduisit ce que les jeunes gens chantaient, scandant entre leurs dents :
« Nous allons tuer le grand éléphant
Nous allons manger le grand éléphant […] »
L’espace d’un instant, elle le vit vraiment tel qu’on avait essayé de le représenter, le rogue, l’homme devenu amok, les mâchoires serrées, les yeux haineux, les muscles tendus sur le visage qui parut se fermer comme un poing. (p. 234)

Les fonctions de l’ambivalence

18Cette mise en scène de l’ambivalence, commune à bien d’autres romans de Gary, apparaît ainsi comme un procédé narratif qui répond à trois fonctions bien différentes.

19Elle témoigne d’abord de la volonté qu’a l’écrivain de ne pas enfermer la représentation du monde et de l’homme dans l’univocité d’un sens, et de veiller en conséquence à faire coexister des hypothèses, à ouvrir un faisceau de significations qui offrent autant de lectures particulières – voire contradictoires – de la réalité. Dans la droite ligne de ce que développera plus tard Pour Sganarelle, Romain Gary défend une esthétique romanesque fondée sur l’articulation dialogique des discours et se distingue par là vivement des écrivains engagés qui, selon lui, « soumettent l’œuvre à une directive philosophique absolue3 » et « érigent un trait, dominant ou pas, de l’aventure humaine en son caractère total4 ». Il revendique contre eux le droit de ne pas mettre le roman au service d’une idéologie, nécessairement totalitaire car homogénéisante et réductrice, afin de préserver ce qui lui paraît constituer la visée même de la création littéraire : rivaliser sans cesse avec le réel, et contribuer ainsi à l’avènement de l’art en général et du surplus d’humanité qu’il apporte. Asséner une vérité ou une doctrine en la camouflant derrière les artifices de la fiction lui paraît un détournement qui trahit ou pervertit gravement cette visée (cette mission ?) : il faut au contraire jouer avec les différences, multiplier les nuances de l’ambiguïté si l’on veut donner à travers elles la perception la plus globale, la moins arrêtée possible, la plus humaine du monde.

20Mais l’ambivalence et le paradoxe sont aussi ce qui permet à Gary de promouvoir l’ironie comme élément essentiel de son esthétique romanesque. Tout autant que Les Mangeurs d’étoiles, Les Racines du ciel s’emploie à court-circuiter les rapports logiques attendus et à multiplier les situations où la réalité vient démentir l’action d’un personnage ou l’interprétation qu’un autre essaie d’en donner. La dynamique déductive qui soutient un discours a priori cohérent se trouve souvent discréditée par des faits qui attestent d’une autre forme de déduction et conduisent précisément à la proposition contraire. Ainsi de la langue française : perçue et analysée dans le discours traditionnel comme l’expression d’un impérialisme, elle se retrouve finalement promue par une argumentation dissidente au rang d’arme privilégiée pour la conquête de l’indépendance. Et Morel, taxé très logiquement par les uns d’agent communiste, passe tout aussi logiquement aux yeux des indépendantistes pour le meilleur allié de la puissance coloniale. Renversements logiques et retournements successifs se plaisent à inverser les significations et à détourner, ou désarçonner, l’expression de la causalité. Le hiatus ainsi cultivé entre le travail de représentation et le spectacle du réel ne se contente pas de remettre en cause au nom de l’art le caractère univoque de l’interprétation : il devient, au sein du roman, un facteur de dérision qui permet au narrateur de discréditer certains personnages et de nourrir un regard satirique sur leur prétention à agir dans le réel et à imposer la vérité par la force de leurs discours.

21Enfin et surtout, la mise en scène de l’équivoque et du malentendu aide à comprendre comment et pourquoi les figures de la réception traversent le récit des Racines du ciel pour y jouer un rôle de plus en plus important au fil des pages. On a vu que la complexité de l’organisation d’ensemble, scandée de ruptures et d’enchâssements, tenait pour une large part à ce que les personnages s’interrogent sans cesse sur les intentions qui animent tel ou tel dans ses propos ou dans ses actes. Ce dispositif, où l’interprétation est reine, a pour effet paradoxal d’atténuer la signification propre de ces actes pour la faire reposer davantage sur la façon dont ils sont reçus, perçus et commentés : pour le lecteur, l’intérêt narratif se déplace donc progressivement du récit de l’histoire à celui de sa réception. Mais ce glissement influence aussi les personnages, qui en viennent à soumettre de plus en plus la valeur de leur combat ou de leur quête aux aléas de l’interprétation. Le souci de la médiatisation connaît chez eux une emprise croissante, et explique le rôle prépondérant conféré aux journalistes dans le récit : ils deviennent les relais que le gouverneur, Waïtari et Morel s’emploient successivement à séduire et à convaincre. Les décisions arrêtées par le premier sont principalement influencées par l’image que la presse internationale donne du combat de Morel, et sont moins guidées par le souci d’en interrompre la campagne que de répondre à l’image qui en est donnée.

22Cette mise en scène de la réception, qui donne à l’opinion une place majeure dans le livre, détermine donc au premier chef les postures des différents acteurs. La discussion sur la révolte des Oulés, née de la frustration de jeunes hommes empêchés de chasser l’éléphant et de faire la preuve de leur virilité, ne se développe, par exemple, que parce qu’elle est perçue par le gouvernement français et la presse parisienne comme le résultat d’une agitation nationaliste que Morel se plairait à attiser. Et le gouverneur lui-même doit combattre l’image que le représentant du gouvernement se fait de Morel, s’efforçant de lui faire admettre que, loin d’être un « agitateur politique professionnel à la solde des soviétiques », il est simplement un homme qui s’est mis en tête de défendre les éléphants d’Afrique contre les chasseurs. Le résistant et le leader africain sont d’ailleurs les premiers à être convaincus de la nécessité de la médiatisation, et c’est la raison pour laquelle ils cultivent avec assiduité la fréquentation du journaliste Abe Fields – au point que ce dernier devient la figure organisatrice du récit dans sa troisième partie. Waïtari était déjà conscient, après sa rencontre avec un délégué des Frères Musulmans, qu’il devait « acquérir de la stature et s’imposer au monde extérieur comme une personnalité exceptionnelle de la caste politique africaine » (p. 314). La présence d’un photographe américain sur les bords du lac Kuru est alors pour lui une aubaine dont il entend bien profiter afin de mieux faire comprendre, outre Atlantique, les enjeux de sa lutte :

Toute son attitude indiquait une satisfaction et un empressement qu’il essayait à peine de cacher. Fields avait un coup d’œil de vieux routier pour cette attitude des politiciens à son égard, et il se sentit immédiatement rassuré. Il comprenait fort bien l’intérêt que l’ancien député pouvait avoir à faire parler de lui, surtout aux États-Unis. (p. 375)

23Morel reconnaît de la même façon, dès sa première rencontre avec Saint-Denis, l’importance de cette médiatisation : il est persuadé que sa campagne en faveur des éléphants pourrait bénéficier d’un soutien populaire si le public en était informé. Mais, déplore-t-il,

[C]e qui se passe, c’est que les gens ne sont pas au courant, alors ils laissent faire. Mais quand ils ouvriront leur journal, le matin, qu’ils verront qu’on tue trente mille éléphants par an, […] vous verrez le raffut que ça fera. (p. 133)

24C’est ce qui le pousse à dédoubler son action : défendre les éléphants bien sûr, mais aussi, à travers des coups d’éclat comme l’expédition de Sionville, sensibiliser l’opinion publique et les membres de la conférence aux menaces qui pèsent sur les pachydermes africains, et obtenir à cette fin le concours des grands médias. Pour cela, il est presque prêt à faire feu de tout bois : lui qui était si attentif à maintenir son combat à l’écart de toute implication politique, n’hésite pas à se dire que le malentendu entretenu par les nationalistes peut être une aubaine à exploiter publiquement afin de marquer les esprits, sensibiliser les autorités et les contraindre par là à agir en faveur des éléphants :

Tant que la protection des éléphants n’était qu’une simple idée humanitaire, une simple question de dignité humaine, de générosité, de cœur, de marge à préserver… cela ne risquait pas d’aller très loin. Mais dès qu’elle menaçait de devenir une idée politique, elle devenait explosive et les autorités étaient obligées de la prendre au sérieux… On était obligé d’agir immédiatement pour la neutraliser. (p. 240)

25Il choisit ainsi de tirer à son tour profit de l’équivocité qui affecte la figure de l’éléphant, et de s’abriter, ne serait-ce qu’un temps, derrière l’alibi de l’anti-impérialisme pour mieux médiatiser son combat. Car celui-ci est moins déterminé, dans la réalité, par les valeurs qu’il véhicule que par le champ d’interprétation qu’il suscite et dans lequel il s’inscrit : le résistant, sauf à faillir à sa mission, ne peut se montrer indifférent au regard de l’opinion.

26On peut le dire autrement : il est contraint de devenir une légende. C’est le paradoxe d’une lutte pourtant portée en l’occurrence par des idéaux de liberté et d’autonomie : elle peut inspirer des fantasmes et des représentations où chacun voit « surtout son propre cœur », mais elle est tenue d’être relayée par d’autres qui se chargeront de la raconter – presque le sens de « legenda » – si l’on veut éviter qu’elle ne sombre dans la dérision ou dans l’oubli. Voilà pourquoi Morel a, comme Waïtari, besoin de la présence de Fields pour se démarquer des stéréotypes de la lutte politique auxquels il ne peut faire autrement que provisoirement sembler se soumettre, et faire enfin connaître, hors toute réduction ou récupération, les vrais enjeux de son combat :

Remarquez, que chacun associe les éléphants à ce qu’il a de plus propre, moi ça me va. Pour le reste, qu’ils soient communistes, titistes, nationalistes, arabes ou tchécoslovaques, je m’en fous… […]. Ce que je défends, c’est une marge – je veux que les nations, les partis, les systèmes politiques se serrent un peu pour laisser la place à autre chose, à une aspiration qui ne doit jamais être menacée… […]. Faut pas chercher plus loin. (p. 347)

27 Voilà aussi pourquoi Romain Gary a fait le choix d’un roman qui se déroule sous la modalité des discours rapportés. Comme s’il pensait que la tâche du romancier, journaliste de l’essentiel, était précisément de mettre en scène la chaîne des réceptions et des rumeurs qui transformeront en légende la lutte d’un Morel et permettront finalement qu’il s’efface, au sens propre du terme, sous les couleurs de son propre mythe.

Notes de bas de page numériques

1  Nos références renvoient à l’édition des Racines du ciel dans la collection Folio de Gallimard, 2001.

2  Romain Gary, L’Affaire homme, textes présentés et rassemblés par Jean-François Hangouët et Paul Audi, Paris, Gallimard, 2005, « Folio », p. 19.

3  Romain Gary, Pour Sganarelle [1965], Paris, Gallimard, 2003, « Folio », p. 25.

4  Romain Gary, Pour Sganarelle, p. 27.

Pour citer cet article

Nicolas Gelas, « Formes et enjeux de l’équivoque dans Les Racines du ciel », paru dans Loxias, Loxias 44., mis en ligne le 15 mars 2014, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=7722.


Auteurs

Nicolas Gelas

Membre associé du Centre d’études des dynamiques et des frontières littéraires (CEDFL, groupe « Marge ») de l’Université Jean Moulin Lyon 3, Nicolas Gelas est professeur dans un lycée lyonnais. Il a soutenu en 2011 un doctorat portant sur l’œuvre de Romain Gary, et lui a consacré plusieurs articles et communications dans des revues, journées d’études et colloques en France et à l’étranger. Il collabore en outre à l’Encyclopædia Universalis, pour laquelle il a rédigé l’article "Romain Gary" et, dans l’édition Junior, plusieurs notices biographiques d’écrivains.