Loxias | Loxias 6 (sept. 2004) Poésie contemporaine: la revue Nu(e) invite pour son 10e anniversaire Bancquart, Meffre, Ritman, Sacré, Vargaftig, Verdier... |  La Revue Nu(e) fête ses dix ans: 1994-2004 

Jean-Marie Seillan  : 

La Revue de poésie, une forme éditoriale hybride

L’exemple de La Vogue en 1886

Plan

Texte intégral

« Un lecteur français, ses habitudes interrompues à la mort de Hugo, ne peut que se déconcerter ». Mallarmé fait ici remonter ce qu’il appelle la « crise de vers » à la disparition de Hugo, en 1885 précisément. Or nul n’ignore que Crise de vers coïncide avec ce qu’un vieux cliché appelle « l’âge d’or de la presse » et développe une des interrogations les plus pénétrantes de l’époque sur les rapports entre langage poétique et langage journalistique. Car les années où Mallarmé réunit rue de Rome, le mardi, le petit cercle de ses fidèles sont aussi celles où les Parisiens ont le choix entre plus de soixante quotidiens différents et où le tirage du Petit Journal atteint un million d’exemplaires par jour. Durant ces mêmes années, la poésie, qui avait jusqu’alors conservé un public étendu grâce en particulier à la lyrique hugolienne, consent ou se résigne à n’écrire plus que pour quelques-uns et à cultiver l’hermétisme. Clivage discursif pour une grande part inédit que Mallarmé appelle, toujours dans Crise de vers, « le double état de la parole, brut et immédiat ici, là essentiel »1.

Loin de divorcer par consentement mutuel, les deux discours journalistique et poétique sont alors souvent hostiles l’un à l’autre. Les quotidiens, quand ils publient des poèmes, en restent aux attardés du romantisme ou aux Parnassiens et font des gorges chaudes des symbolistes, qui déclarent en retour le grand public indigne de les lire. Teodor de Wyzewa érige en 1886 cette rupture en un principe (le poète écrit « une prose sincère, obscure aux lecteurs des journaux »2) que Gustave Kahn confirmera après coup en 1901 : « Il faut le dire, et très haut, une des vertus du symbolisme naissant fut de ne pas se courber devant la puissance littéraire, devant les titres, les journaux […] »3. Et il ajoutera : « Nous pensions que c’était […] un défaut de se soucier des journalistes »4. De fait, si l’art, comme l’écrivait Mallarmé dès 1862, est « un mystère accessible à des rares individualités », s’il est intolérable de voir se « multiplie[r] les éditions à bon marché des poètes », si la « vulgarisation de l’art » est une « impiété »5, alors il ne saurait y avoir rien de commun entre la poésie et une presse accusée de dilapider le langage comme un « numéraire facile ».

C’est évidemment dans le livre, avec ou sans majuscule sacralisante, que les « mots de la tribu » sont appelés à acquérir « un sens plus pur ». Mais il ne suffit pas alors à un poète jeune et inconnu de mépriser la presse à grand tirage pour réussir à publier un volume de poésie. Les éditeurs audacieux comme Léon Vanier ou Kistemaeckers sont rares dans les années 1880-90, car ces années sont aussi celles d’une surproduction littéraire durement ressentie par les écrivains eux-mêmes et bien connue depuis les travaux de Christophe Charle6. La naissance du mouvement symboliste coïncide donc et avec cette crise éditoriale et avec la fracture séparant les deux langages proclamés irréconciliables que sont la poésie et le journalisme. Or c’est dans cet entre-deux discursif que vient s’installer un objet éditorial hybride, jeté comme une passerelle instable entre le journal et le livre, et qui est la revue de poésie. Fait sans précédent dans l’histoire littéraire française, on voit éclore dans les années 1880 plus d’une centaine de ces petites revues (le chiffre est de Rémy de Gourmont), souvent pauvres, minces et éphémères, qui témoignent à leur façon de la crise des discours provoquée par l’irruption de la culture de masse dans le champ littéraire traditionnel.

Peut-être n’est-il pas inintéressant, pour célébrer le dixième anniversaire d’une revue de poésie, de s’interroger sur l’hybridité de cette forme éditoriale à l’époque de ce que le poète policier Ernest Raynaud a appelé la Mêlée symboliste7. Montrer de quoi elle était redevable, malgré la répulsion qui l’éloignait d’elle, à la presse périodique, comment elle tendait vers le livre sans se confondre cependant jamais avec lui, pourquoi enfin elle a tiré sa créativité de son indécision statutaire même. La Vogue servira ici d’exemple : revue hebdomadaire de trente-six pages, de format in-18, dont la première série a connu, sous les deux directions successives de Léo d’Orfer et de Gustave Kahn, trente-quatre numéros du 11 avril au 27 décembre 1886. Quant à prétendre que les observations faites à propos d’une publication du XIXe siècle finissant aient quelque validité pour l’étude d’une revue du XXIe siècle commençant, c’est ce qu’on se gardera bien d’assurer.

Quels rapports entre une revue de poésie comme La Vogue et le journal quotidien qu’elle méprise ? Plus d’affinités qu’elle ne croit puisque la revue obéit, à un degré différent, à des contraintes éditoriales similaires et que ces contraintes ont des incidences sur la réception des textes littéraires, leur statut générique, voire leur établissement.

Du fait de sa périodicité et de sa minceur, une revue de poésie est forcée de ne publier, à la différence du livre, que des textes brefs et de recourir, dans le cas contraire, à la formule d’attente « à suivre ». La Vogue, comme toutes les revues, vit ainsi sous le signe de la synecdoque. Du tout, elle n’offre qu’un fragment, le fragment étant valorisé par l’absence de ce qui aurait dû être là et qu’il a pour rôle de représenter et de faire désirer. En ce sens, elle se prête éminemment au texte poétique dans une époque post-hugolienne qui valorise la brièveté suivant les canons de l’esthétique héritée d’Edgar Poe et de Baudelaire. Nul doute qu’elle ne satisfasse aussi à cette « poétique du fragment » que les Illuminations de Rimbaud contribuent à imposer dans les années 18808. De même, en soumettant au lecteur un ensemble de textes discontinus commencés et/ou achevés ailleurs, juxtaposés de façon abrupte mais en interaction sémantique parfois imprévue, la revue pousse l’écriture poétique sur la voie de l’obscurité chère aux symbolistes, tandis que son effet de mosaïque textuelle fait entendre chaque poème comme le surgissement d’une voix toujours nouvelle. C’est bien la réception du texte qui s’en trouve affectée. Le lecteur de revue éprouve à chaque page le sentiment d’assister à l’éclosion d’une œuvre inédite. Il est introduit par privilège dans le cabinet de l’écrivain et y jouit de la complicité du poète qui lui fait lire, confidentiellement, l’œuvre inachevée, le livre en cours d’écriture. Plus que le livre, la revue honore donc son lecteur : elle l’élitise par son hermétisme même ; elle l’incite à rechercher les fragments antérieurs, à recomposer l’œuvre morcelée. Elle le fait collaborer à l’élaboration de son sens.

Du même coup aussi, la revue affecte par sa périodicité le statut générique des textes puisqu’elle peut les ramener tous, à son gré, au même état d’incomplétude. Libre à elle, en effet, de préciser d’où le fragment publié est extrait ou bien de taire sa provenance. La Vogue joue des deux formules avec adresse. Dans son numéro 5, elle donne six pages de Villiers de l’Isle-Adam sous le titre « L’Auxiliatrice », en expliquant dans un bref chapeau que ces pages sont un « chapitre » (ch. VIII du livre VI en l’occurrence) extrait du livre inédit L’Ève future : c’est donc un texte narratif que le mot « chapitre » place à l’horizon d’attente du lecteur. Mais dans son numéro 8 elle publie six pages de Huysmans intitulées « Esther » sans préciser – sinon par la ligne de pointillés qui les précède et qui les suit – que ces pages appartiennent au roman En rade alors en préparation. La pré-publication dénarrativise donc le roman à venir et provoque un glissement de genre : délié des aventures d’un personnage qui n’est même pas nommé, l’épisode gagne une autonomie et une virginité sémantiques qui invitent le lecteur à le recevoir comme un poème en prose – forme floue et extensible qui a la propriété de neutraliser les marques d’identité générique à une époque où, comme le remarque justement André Guyaux, la littérature ne dispose pas pour ce faire du mot texte. Par le moyen de la revue, la poésie absorbe ainsi le roman, son grand rival, en le fragmentant et en le faisant glisser dans le champ du poétique.

Un autre trait propre aux publications périodiques, quotidiennes ou non, est leur défaut relatif de durée. Un journal, à peine paru et parcouru, est remplacé par le numéro suivant qui le frappe de péremption. Or la revue n’échappe pas entièrement à cette vulnérabilité, surtout quand sa périodicité est rapprochée. Hebdomadaire, La Vogue est vendue sous une vilaine couverture de papier qui atteste d’autant mieux son caractère éphémère que le relieur, quand il coudra les numéros douze par douze, supprimera les couvertures qui affichaient les sommaires hebdomadaires pour les remplacer par une table des matières commune. C’est dire que, prise isolément, une livraison composée de textes à suivre n’a pas d’autonomie éditoriale ; elle n’accède à l’existence que grâce à la série au sein de laquelle elle prendra place. Or ce destin matériel retentit sur le statut rédactionnel des textes. Publié en revue, un texte contracte un caractère provisoire. C’est un essai, c’est une tentative que devra confirmer et couronner son entrée dans l’univers du livre. Révisable, le texte de revue a vocation à servir de publication pré-originale, il annonce la parution du volume à venir qui lui ôtera sa raison d’être. Sous ce rapport, la revue a une vocation sacrificielle qui fortifie son aristocratisme intellectuel : des Esseintes se flattait de posséder des revues de poésie introuvables que n’avait pas polluées le regard des lecteurs bourgeois.

Des obligations de la périodicité découlent enfin une rapidité d’exécution et une improvisation plus proches du travail du journaliste que de l’édition proprement dite. Deux exemples parmi plusieurs autres, choisis pour la célébrité des œuvres mises en cause. Comme on le sait, c’est La Vogue qui a eu en 1886 le privilège insigne de révéler l’œuvre de Rimbaud. Dans « Les Origines du symbolisme », préface de son recueil Symbolistes et décadents, G. Kahn raconte comment il a convaincu Verlaine d’aller rechercher chez son beau-frère les manuscrits égarés de Rimbaud. Or, non contente de confier à Félix Fénéon le soin de numéroter à la hâte les trente-quatre feuillets manuscrits des Illuminations et de les « class[er] dans une espèce d’ordre » (comme « un jeu de cartes hasardeux », dira Fénéon quarante ans plus tard), non contente de mélanger deux liasses de manuscrits différents au point d’accréditer l’idée que les Illuminations contenaient des poèmes en vers réguliers, la revue étale la publication sur cinq numéros successifs (5 à 9) et annonce à la fin de celui-ci : « Seront continuées ». Or, contrairement à cette promesse, pas de continuation dans le numéro 10 ; mais dans le onzième, surprise, un erratum signalant que, deux semaines plus tôt, il fallait lire non pas « seront continuées », mais « fin ». Et l’erratum d’ajouter cette phrase révélatrice du degré d’oubli où était alors tombé Rimbaud : « Ici est terminée, en effet et hélas, l’intégrale publication de l’œuvre de l’équivoque et glorieux défunt » (p. 396). Ce qui n’empêche pas La Vogue, nouvelle surprise, de publier deux mois plus tard Une saison en enfer sans rectifier cet avis mortuaire prématuré puisque le supposé défunt, bien vivant, se préparait alors à livrer un chargement de fusils au roi Ménélik. C’est donc bien à la fébrilité et à l’improvisation dans lesquelles travaillait la rédaction de la revue – situation proprement journalistique – que l’on doit le « plan » des Illuminations et la conviction indémontrable que les Illuminations ont été écrites avant la Saison en enfer – deux questions qui alimentent depuis cent ans les controverses et parfois les rancunes universitaires. Dans le second cas, les contraintes de périodicité vont jusqu’à affecter la qualité littéraire des œuvres elles-mêmes. En juin 1886, on l’a rappelé, La Vogue publie sous le titre « Esther » quelques pages d’En rade qui comptent parmi les plus attentivement travaillées de Huysmans ; mais c’est à La Revue indépendante, revue mensuelle héritière de La Vogue alors disparue, que Huysmans donne l’intégralité de son roman en feuilleton, de novembre 1886 à avril 1887. Seulement, le romancier a présumé de ses forces de travail : il se trouve, comme il l’écrit alors à un ami, « rattrapé par la Revue » et dans l’obligation de rédiger la fin de son livre « dans une bousculade terrible »9 pour honorer son contrat. De fait, il faut bien admettre que la fin du roman est sensiblement moins soignée que le reste du livre.

Mais s’il est vrai que la revue emprunte au journal certains de ses attributs sans se confondre avec lui, elle avoisine aussi le livre sans en être un à plein titre.

Du livre vers lequel elle tend, la revue possède plusieurs caractères. D’abord, à la différence de l’in-folio des quotidiens, son format in-18 lui permet de trouver une digne place auprès des « vrais » livres sur des rayons de bibliothèque. Elle en conserve aussi la pagination continue, chaque livraison étant numérotée à la suite de la précédente au sein du tome qu’elle contribue à constituer : une fois reliées, les douze premières livraisons de La Vogue composent ainsi un volume de quatre cent vingt-huit pages dont l’épaisseur corrige la vulnérabilité. Pourtant, la fin d’un volume de revues reliées ne constitue pas une clôture interne et encore moins une clausule, puisque le numéro 12 lance ses « à suivre » vers le treizième. De surcroît, le volume, à la différence du livre, ne possède pas de nom d’auteur, mais un sommaire : malgré son titre fédérateur, une revue reste un ensemble composite à énonciation éclatée, polyphonique. À ce point de vue, la place accordée à la signature des collaborateurs est importante : située en tête du texte, la signature demande au lecteur d’adopter, s’il le peut, une posture de réception précise ; rejeté en fin de texte comme le veut La Vogue, elle joue de la surprise, accroît le caractère dérangeant de l’artiste et contribue à désunifier le livre.

Du livre, la revue tient aussi une relative homogénéité sémantique qui la protège des disparates et des télescopages extrêmes entraînés par la rubrication propre au quotidien. Mais elle ne saurait non plus prétendre à une unité parfaite qui la dissoudrait dans le livre. En fait, l’examen des douze premiers sommaires de La Vogue montre que le rédacteur oscille entre deux tentations éditoriales : discontinuité de type journalistique allant jusqu’à l’émiettement, recherche d’une cohésion qui, à la limite, transformerait un numéro de revue en monographie autonome. Chaque numéro publie dans ses trente-six pages une moyenne de sept signatures différentes ; mais ce nombre décline de numéro en numéro, passant de douze à cinq ou six. Forte est l’attraction exercée par le modèle du livre quand La Vogue consacre la moitié de son numéro 11 (soit quinze pages) à une étude continue de Théodor de Wyzewa sur Mallarmé. Plus forte encore lorsqu’elle entreprend de donner par tranches successives plusieurs textes de longueur voisine dont chacun équivaudrait, s’il paraissait en continu, à une livraison complète. Dans son deuxième tome, elle publie ainsi en parallèle Une saison en enfer de Rimbaud, Persée et Andromède de Laforgue et une traduction d’Hypérion de Keats. Chacun de ces textes aurait pu paraître aisément en une seule livraison, mais la revue, soucieuse de rester revue, les fragmente et les répartit sur trois ou quatre numéros successifs, quitte à donner à chacun d’eux un sommaire quasiment identique.

Plus exactement, une revue choisit de tendre plus ou moins vers le livre selon qu’elle se pourvoit ou non d’une profession de foi soulignant l’unité des pages recueillies, selon qu’elle développe, sous quelque forme para ou métatextuelle que ce soit, un discours d’école justifiant ses choix esthétiques. Or La Vogue – dont le titre, de l’aveu même de ses fondateurs, ne voulait pas dire grand chose – se garde de tout effet programmatique de ce genre. Pas d’éditorial, pas de manifeste, pas même en général de chapeau introductif pour présenter des auteurs encore inconnus. Dès lors on s’interroge. La Vogue ne visait-elle que des lecteurs suffisamment informés ? Les fidèles de sa chapelle littéraire étaient-ils tous aptes à comprendre les discours allusifs et obscurs tenus par Verlaine dans les Poètes maudits ? Étaient-ils tous censés savoir qui était Rimbaud, alors que la rédaction de la revue elle-même le prétendait mort et orthographiait parfois son nom R-a-i-mbaud ? Nullement. La Vogue se félicite au contraire d’être incomprise au-delà d’un micro-cercle d’initiés. Elle s’enorgueillit de sa relative inintelligibilité même. Sous ce rapport, sa « stratégie de communication » est diamétralement opposée à celle de la grande presse. Comme des Esseintes dans sa villa de Fontenay, elle claque la porte au nez des importuns en leur jetant, par exemple, à la figure l’ironie irrecevable d’un Laforgue, et elle l’entrouvre à quelques-uns après les avoir soumis à un test de connivence littéraire, au moyen par exemple de cette petite annonce malicieuse: « Un amateur échangerait les œuvres complètes de M. Georges Ohnet contre un mariage riche ».

Tel est bien l’effet paradoxal produit par cet objet éditorial mi-chair, mi-poisson, mi-livre, mi-journal. Comme le journal, la revue rassemble des textes en même temps qu’elle les disperse, elle les fragmente pour mieux les arracher à leur isolement et, au lieu d’en tirer un effet de cacophonie, elle les met en dialogue avec d’autres fragments. Sous ce rapport, La Vogue renforce les esthétiques de la rupture et de la juxtaposition. Mais ce caractère discontinu et paratactique, avec le recul du temps, produit un effet unificateur. Sans avoir publié de manifeste, La Vogue apparaît rétrospectivement comme le laboratoire du symbolisme. La grande triade poétique Mallarmé-Verlaine-Rimbaud, c’est elle qui l’a composée en publiant dans le même trimestre les Poètes maudits de Verlaine, les Illuminations de Rimbaud et des poèmes de Mallarmé. Mieux que le livre dont les délais de publication sont plus longs, mieux aussi que le journal qui mêle et nivèle tout dans un pot-pourri discursif, une revue littéraire donne donc à voir l’histoire littéraire à l’état naissant. Ce qu’on unifie ultérieurement sous le nom d’école ou de mouvement est d’abord l’effet de la juxtaposition éditoriale. Lue au numéro, semaine après semaine, la revue est un agrégat de fragments ; relue en continu, la mosaïque laisse apparaître un dessin d’ensemble à l’unité saisissante. Le miracle est que nul n’avait programmé cette unité et qu’elle a été dessinée par l’esprit du temps.

Il ne faut donc pas tenir la revue pour un livre en devenir ou, pire, pour un livre manqué. Car de sa périodicité rapprochée la revue, au XIXe siècle du moins, sait faire une arme. Sans en avoir l’air, La Vogue est une petite machine de guerre littéraire.

Elle l’est assurément par sa nature générationnelle. Avant de rassembler des textes ou des idées, une revue réunit des artistes d’âge voisin. À La Vogue, tous sont très jeunes : Gustave Kahn, le réacteur en chef, n’a que vingt-sept ans, Laforgue vingt-six ; le tandem formé par Paul Adam et Jean Moréas, les auteurs du Thé chez Miranda dont la revue donne des extraits, ont vingt-quatre et trente ans. Édouard Dujardin n’en a que vingt-cinq et René Ghil vingt-quatre ; et Paul Bourget fait figure d’aîné avec trente-quatre ans. En dépit de sa brève existence, La Vogue a donc été la revue poétique et polémique de la génération née en 1860. Mais cette jeunesse n’empêche nullement ses auteurs d’avoir des maîtres et de les publier : Verlaine, Mallarmé sont de ceux-là, et Rimbaud plus encore, moins en raison de son âge que de la stupéfiante avance formelle qu’il a prise en poésie. Rien, au demeurant, de plus dangereux pour les élèves que la présence des maîtres. La publication dans La Vogue des Illuminations et d’Une saison en enfer, se retournant contre les autres collaborateurs, exerce un effet dévastateur sur tout un symbolisme mièvre et archaïsant qui était alors à Mallarmé ce que Puvis de Chavanne était à Gustave Moreau. Le numéro 6, par exemple, s’ouvre sur douze Illuminations de Rimbaud (de Villes à Barbare) et a l’imprudence de se poursuivre par cinq rondels de Dujardin intitulés Jeunes filles :

La languide virginité
Apâlit le visage rose
L’intime pleur de l’âme arrose
Minimement d’un sang lacté
Vos deux prunelles, ô beauté

Jeunes filles, hélas, exsangues et anorexiques qui avaient leur place parmi les Déliquescences d’Adoré Floupette tant, auprès du Rimbaud des « Petites amoureuses » ou des « Réparties de Nina », leur facticité prend l’apparence d’un pastiche involontaire.

Même si La Vogue se retourne quelquefois contre elle-même, elle vaut aussi par sa combativité. Car les poètes qui la font sont moins désintéressés qu’il ne paraît. Ce qu’ils veulent, c’est conquérir une place éditoriale et, dans ce dessein, contribuer à la liquidation du naturalisme, affaiblir les genres narratifs omnipotents au bénéfice de la poésie, supplanter le mouvement décadent qu’Anatole Baju vient de lancer. Kahn le reconnaîtra après coup dans « Les Origines du symbolisme » : « La Vogue a été une revue de combats et malgré qu’on n’ait pas songé à prendre de temps d’une exposition de théories, une revue théorique, au moins par les exemples ». De fait, elle ne débat pas directement de questions de poétique, elle les introduit de manière biaisée, décalée. Pour poser les questions de métrique, discriminant capital dans une revue où paraissent les premiers vers libres, elle republie, sans même en préciser la source, trois pages de d’Alembert qui s’interroge – actualité de l’inactuel – sur la nécessité de la rime et compare la prose et le vers dans les langues française, latine et anglaise (n° 2). Plus tard, elle donne des extraits de l’Art poétique d’Horace dans la traduction en vers de J. Peletier du Mans, puis de très longs passages de l’Art poétique en prose du même Peletier du Mans. Matériaux bruts, livrés sans introduction, sans note : comprenne qui pourra ce que la poésie symboliste est invitée à retenir de ces poétiques anciennes10. Dans cet effort de théorisation indirecte, la science elle-même trouve sa place grâce à Charles Henry, ami de Laforgue et théoricien de l’impressionnisme. Mais, nouvelle singularité, Henry choisit de rééditer en feuilleton des extraits d’un voyage scientifique effectué et écrit au XVIIe siècle par Balthazar de Monconys, récit « où les sçavants trouveront un nombre infini de nouveautez, en machines de mathématique, expériences physiques, raisonnemens de la belle philosophie, curiositez de chymie, et conversations des illustres de ce siècle ». Pour satisfaire ce goût de l’obliquité et du porte-à-faux, rien de mieux qu’une forme éditoriale dégagée de la pesanteur du traité et du didactisme de la monographie.

Simultanément, La Vogue, revue de poésie ultra-contemporaine, s’efforce de délier le symbolisme de l’actualité immédiate et des cercles parisiens que son titre paraît privilégier. Elle trouve dans la littérature du passé des ascendants susceptibles de lui apporter une caution littéraire : elle reconnaît la forme moderne du poème en prose dans une page inédite de Casanova intitulée Aux beaux cheveux de Thérèse, qu’elle assortit d’un commentaire finaliste à valeur de récupération rétrospective : « Il est curieux de voir Casanova tâtonner vers ce mode d’écrire érigé depuis par Aloysius Bertrand, Baudelaire et M. Stéphane Mallarmé ». Dans le même esprit, elle se cherche des homologues dans d’autres langues en publiant des traductions de W. Whitman, le compte rendu d’une édition française récente des œuvres de Shelley assortie de réflexions sur la traductibilité de la poésie ou encore des lettres inédites de Dostoiewski. La revue définit ainsi subrepticement son rôle. Loin de se spécialiser dans un discours d’école exclusif, elle est une tisseuse de réseaux entre les langues, les cultures, les savoirs, les âges. Partie de l’instantané, du fugitif, du disparate qui caractérisent une publication à périodicité rapprochée, elle a pour dessein inavoué de faire du symbolisme un mouvement tendant à l’universel.

Ce qui ne l’empêche nullement de polémiquer avec ses contemporains, quelque empêtrée qu’elle soit pour le faire. Car si elle a sur le livre l’avantage d’une réactivité quasi-immédiate, elle souffre évidemment de sa diffusion restreinte. La voilà donc obligée, paradoxalement, de recourir à la grande presse pour faire entendre au loin son idéologie anti-journalistique. De fait, ce n’est pas La Vogue qui publie en septembre 1886 le « manifeste symboliste » rédigé par Moréas, collaborateur de la revue, mais bien un quotidien, le Figaro11 ; et la controverse enflant, c’est à un autre quotidien, L’Événement, que G. Kahn, directeur de La Vogue, s’adresse le 28 septembre pour répliquer aux détracteurs du mouvement promu par sa propre revue. Forcée de surmonter son mépris pour « l’universel reportage » de la presse quotidienne, la revue ira jusqu’à reproduire par extraits les articles de presse de ses deux collaborateurs en les faisant précéder d’une introduction. « La presse parisienne, explique-t-elle, s’est beaucoup préoccupée ces temps-ci du mouvement littéraire représenté par les écrivains de La Vogue ». Mais celle-ci a beau exciper ici de son droit de propriété intellectuelle sur le symbolisme, elle avoue simultanément que sa voix reste inaudible sans le renfort de la presse à grand tirage. Tant il est vrai que les décennies qui s’ouvrent seront, que les artistes le veuillent ou non, l’âge du journal triomphant.

Au total, l’apparition massive de petites revues spécialisées oscillant sans cesse entre les deux pôles du livre et du journal aura-t-elle été un indice de vitalité et de créativité pour la poésie des années 1880 ? La réponse n’est pas simple.

Créativité sans doute, puisque la revue de poésie a su s’approprier un espace éditorial vacant entre le journal et le livre. Sa rapidité de parution, malgré quelques bévues, a abrégé le chemin entre écriture et lecture et donné à la poésie un caractère d’immédiateté inédit. Sa discontinuité lui donne le mérite rétrospectif de faire mesurer, bien mieux que le livre, le foisonnement scriptural, bon ou mauvais, d’une époque que l’histoire littéraire réduit fâcheusement à un petit nombre de noms. Souvent éphémère, bornée dans ses ambitions par son tirage confidentiel, elle a su protéger sa fragilité par un processus permanent de renaissance et de recomposition de ses rédactions. Ajoutons à ce tableau une grande liberté éditoriale – riche avantage payé par une grande pauvreté – puisque les rédacteurs étaient les poètes eux-mêmes. Autant de singularités expliquant qu’elle ait constitué une parade efficace aussi bien à la massification de la culture et qu’à la réticence des grands éditeurs et qu’elle ait permis de donner à lire, à quelques-uns il est vrai, les plus grands textes du temps.

Toutefois, à une époque où la presse est boulimique de fictions romanesques et fournit aux feuilletonistes des millions de lecteurs quotidiens, La Vogue sert de refuge aux Poètes maudits de Verlaine. Comparaison symptomatique du repli historique opéré par la poésie depuis le premier romantisme, de la désaffection qui frappe le genre tout entier dans l’édition et le goût des lecteurs. Si créative qu’elle soit, la revue symboliste est un asile pour une poésie qui, en développant à outrance la thèse mallarméenne du « double état de la parole », est fascinée par l’illisibilité et s’isole de ses lecteurs. Elle n’est reconnue que par un petit nombre d’abonnés, souvent poètes eux-mêmes, subdivisés en petites écoles rivales. Sous ce rapport, les espaces de création que les micro-revues symbolistes ouvrent aux poètes sont peut-être autant d’impasses éditoriales pour le genre poétique lui-même.

Ce sont donc ses rapports avec la culture du journal que la poésie de la fin du XIXe siècle n’a pas su définir. Faute de pouvoir imposer à la grande presse des formes d’écriture littéraire trop élitistes pour un lectorat de masse, le symbolisme a adopté une réaction anti-moderne consistant à mépriser le journal, à le tenir pour un adversaire. Erigé en principe et poussé à l’extrême par certains épigones de Mallarmé, ce misonéisme menait la poésie vers le silence. Pour en sortir, le XXe siècle naissant imaginera une alliance nouvelle : ouvrir la poésie au monde de la presse, à la culture populaire dont le journal est l’espace privilégié. Apollinaire saura le faire dans Alcools, comme le feront les cubistes avec les collages, les surréalistes avec les feuilletons et les séries cinématographiques. Comparée sous ce rapport à ce que seront les décennies suivantes, La Vogue, revue fin de siècle, apparaît comme la revue d’une fin de monde.

Notes de bas de page numériques

1 Mallarmé, Œuvres complètes, éd. de J. Mondor et G. Jean-Aubry, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1945, p. 360.
2 La Vogue, n° 12.
3 « Les Origines du symbolisme », in Symbolistes et décadents, Genève, Slatkine reprints, 1977, p. 22.
4 Ibid. , p. 48.
5 Mallarmé, « L’Art pour tous », Pléiade, p. 259-260.
6 Christophe Charle, La Crise littéraire à l’époque du naturalisme, Presses de l’E. N. S., 1979. Pour des témoignages contemporains directs sur cette crise littéraire et éditoriale, on lira les enquêtes conduites par Jules Huret dans L’Echo de Paris du 3 mars au 5 juillet 1891, par Fly dans Le Gaulois du 12 au 25 mai 1891, ainsi qu’à la série de huit articles publiés par Jules Case dans L’Evénement sur « La Débâcle du réalisme » à partir du 21 septembre 1891.
7 Ernest Raynaud, La Mêlée symboliste (1870-1910). Portraits et souvenirs, La Renaissance du livre, 1920-1922, rééd. Nizet, 1971.
8 Dans Poétique du fragment. Essai sur les Illuminations de Rimbaud, À la Baconnière, Neuchâtel, 1985.
9 Lettre à Arij Prins du 10 mars 1887, éd. de Louis Gillet, Droz, Genève, 1977, p. 77.
10 La raison de ces rééditions semble parfois tenir plus à l’effet de mode qu’à des options esthétiques véritables : mode du beylisme à notre avis quand La Vogue publie, probablement sous l’influence de Bourget, des lettres inédites d’un Stendhal dont les choix esthétiques étaient radicalement opposés aux thèses littéraires du symbolisme.
11 Dans son supplément littéraire du 18 septembre.

Pour citer cet article

Jean-Marie Seillan, « La Revue de poésie, une forme éditoriale hybride », paru dans Loxias, Loxias 6 (sept. 2004), mis en ligne le 15 septembre 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=77.

Auteurs

Jean-Marie Seillan