Loxias | Loxias 43. Autour des programmes littéraires de concours 2014 |  I. Questions de Littérature comparée à l'agrégation de Lettres modernes 

Sandrine Montin  : 

Retour de flamme dans Lysistrata d’Aristophane et As You Like It de Shakespeare, ou la parade comique

Résumé

Dans Lysistrata d’Aristophane et As You Like It de Shakespeare, la haine, l’envie, la guerre menacent la cité grecque ou la cour ducale, les liens conjugaux, fraternels, la vie même. Or cette flamme destructrice se retourne contre l’incendiaire et le brûle. Ce retour de flamme n’est en aucun cas le résultat d’une vengeance, mais tient à la nature propre du feu guerrier. Les deux comédies développent chacune à sa manière une « parade », au double sens de cortège et de riposte, contre l’incendie, en commençant par une révélation, ou initiation, à la nature versatile du feu, entre haine et désir, peur et admiration.

Index

Mots-clés : Aristophane , comédie, flamme, initiation, parade, Shakespeare

Géographique : Grèce et Angleterre

Chronologique : Antiquité , XVIe siècle

Plan

Texte intégral

Deux millénaires séparent Lysistrata, la comédie d’Aristophane, de As You Like It, celle de Shakespeare. De l’une à l’autre, les codes d’écriture dramatique ont évolué, le chœur a disparu, ou peu s’en faut, et de nombreux personnages de toutes conditions peuplent la scène shakespearienne. Les postulats de départ des deux auteurs divergent : la comédie d’Aristophane s’enracine fortement dans le contexte politique immédiat, la guerre du Péloponnèse, la situation critique d’Athènes face à Sparte en -411, et l’action s’y déploie dans des lieux familiers des spectateurs, cette Acropole qu’ils pouvaient voir depuis leur gradin du théâtre de Dionysos. La pièce de Shakespeare se déroule en un temps indéterminé, en quelque année du règne des hommes, après la chute d’Adam, dans une géographie de fantaisie, entre duché français imaginaire et très littéraire forêt d’« Ardenne », pastiche d’Arcadie et faux Eden1. La pièce d’Aristophane, Lysistrata, raconte comment, dans des cités en guerre les unes contre les autres, où l’argent public est la proie des va-t-en-guerre et des parasites, une femme, l’héroïne éponyme, convainc les Grecques de renoncer à tout commerce sexuel avec leurs maris et réduit ceux-ci à négocier la paix, à retrouver le chemin de leurs foyers et de leurs cités pacifiées. La pièce de Shakespeare, As You Like It, s’il était possible de la résumer, raconte notamment comment une jeune femme, Rosalind, bannie comme tant d’autres de la cour tyrannique d’un duc usurpateur, commerce sous un déguisement de jeune homme, avec l’homme qu’elle aime, Orlando, et conclut dans la forêt d’Arden quatre mariages tandis que le duc tyrannique et l’envieux frère d’Orlando se convertissent l’un à l’amour de Dieu, l’autre à l’amour d’une femme, permettant aux bannis de retrouver le chemin de la cour. À l’origine des deux comédies donc, le désordre a rompu tous les liens diplomatiques, sociaux, familiaux et conjugaux. Ce désordre prend l’image, dans les deux textes, du feu : feux de la guerre, de la haine, volonté de détruire l’autre pour garantir sa propre place. Or, comme chacun sait, il est dangereux de souffler sur le feu, et l’incendiaire risque de voir la flamme se retourner contre lui, ce dont personnages et spectateurs sont avertis rapidement dans les deux pièces. Mais Lysistrata et As You Like It sont des comédies : elles ont pour tâche d’éviter le pire, d’enrayer l’accroissement exponentiel de la haine et d’empêcher la catastrophe. L’un de leurs objectifs est même cela : montrer la possibilité (au moins poétique) d’un trajet de la défiance à la confiance, de la violence à la concorde, de la guerre au banquet de noces. Ce sont les étapes de ce passage que nous voudrions montrer ici, comment l’incendie est évité, par quelles opérations, langagières, cognitives, passe cette flamme initiale et se retourne2.

Au feu !

Le feu couve, prêt à jaillir, au début de Lysistrata et de As You Like It. C’est l’entrée du chœur de Lysistrata : voici les vieillards, armés d’un chaudron, prêts à mettre le feu à l’Acropole, pour brûler les femmes qui en ont pris le contrôle. Car les femmes grecques, en mettant la main sur le trésor public et en prétendant s’inviter dans le débat politique, s’attirent la haine du demi-chœur de vieillards, détournant ainsi vers elles celle qu’ils nourrissent contre les Spartiates : « Vite, Lebosseur, à l’Acropole ! On va mettre ces bouts de bois tout autour, on va faire un bûcher et on va les brûler de nos propres mains, ces criminelles3 ! » Amoindri par les ans, leur feu n’est pourtant pas bien vif, mais les vieillards s’échauffent, se remémorent de très anciens faits d’armes et soufflent sur les braises de la passion belliqueuse : « Mais il nous faut marcher, / et souffler sur nos braises, / pour éviter qu’elles ne s’éteignent avant qu’on arrive. / Pffh, pffh ! / Oh là là, quelle fumée !4 » Voilà le feu qui prend, et le coryphée Strymodore expose méthodiquement un plan pourtant sacrilège :

Ah ! Le feu a repris ; il brûle bien. Bon, on dépose nos bûches ici, on allume la torche avec le feu du chaudron, et on fonce sur la porte comme des béliers. Là, si les femmes n’ouvrent pas les verrous malgré nos protestations, on mettra le feu aux portes et on les réduira en cendres5.

Le demi-chœur des vieilles femmes entre alors armé de cruches d’eau, inquiet du sort qui menace leurs camarades plus jeunes dans l’Acropole : « Mais j’ai peur : arriverai-je à temps pour les sauver ? » et « O déesse, puissé-je ne jamais voir des femmes être la proie des flammes : / qu’elles sauvent plutôt la Grèce et mes compatriotes de la guerre et des folies6. » S’en suit un duel comique entre chœur et coryphée des vieilles femmes d’une part, chœur et coryphée des vieillards de l’autre, au cours duquel l’eau des femmes a raison du feu des hommes7. Mais le feu une première fois allumé, la métaphore continue de rôder.

Quoique plus discrètement, un feu de haine couve aussi dans As You Like It. Au début de la pièce, deux personnages en sont la cible pour des raisons semblables. Le jeune Orlando, aimable, noble, est haï de son frère aîné Oliver pour ses qualités mêmes. Sa victoire inattendue contre le lutteur officiel du duc Frédéric lui attire l’admiration des jeunes cousines Celia et Rosalind, et un compliment de leur père et oncle le duc. Mais le courtisan Le Beau engage discrètement Orlando à craindre l’humeur changeante du souverain, susceptible de prendre ombrage de sonexploit. Le pauvre Orlando, comprenant quelle est sa situation, se lamente : « Je tombe de la poêle dans le feu. La belle affaire ! / De ce tyran de duc chez mon tyran de frère.8 » La crainte d’Orlando s’avère juste, puisque c’est précisément par le feu que son frère, après l’échec du lutteur Charles, entend désormais se débarrasser de lui, comme le vieil Adam l’en prévient à l’acte II scène 3 : « Votre frère […] se prépare / À incendier cette nuit l’endroit où vous couchez, / Quand vous serez dedans […]9 ». Quant à Rosalind, le duc Frederick s’explique à sa fille Celia des raisons pour lesquelles il bannit sa cousine :

Elle est trop maligne pour toi, et sa douceur,
Sa discrétion elle-même ainsi que sa patience
Vont droit au cœur du peuple, et on a pitié d’elle.
Sotte que tu es ! Elle te vole ta réputation.
Tu paraîtras plus éclatante et vertueuse
Quand elle sera partie10. […]

Le parallélisme entre la situation d’Orlando et celle de Rosalind est on ne peut plus clair : admirables jeunes gens, ils sont pour cette même raison détestés, l’un par le frère, l’autre par l’oncle. La jalousie agit d’ailleurs sans le contrôle de la volonté ; l’emploi de la troisième personne par Oliver dans la scène d’ouverture est à ce titre significatif : « my soul –yet I know not why – hates nothing more than he » : « mon âme – bien que j’ignore pourquoi- le hait par-dessus tout11 ». Oliver, rongé par l’envie, craint que son jeune frère si aimable ne lui fasse de l’ombre12, et Frederick craint – ou prétend craindre - que sa nièce n’éclipse sa fille. Les pères shakespeariens ne manifestant généralement pas d’excès de sollicitude envers leurs filles, on peut néanmoins supposer à Frederick des raisons plus secrètes. La mise en garde de Frederick à Celia, « She’s too subtle for thee » (« Elle est trop maligne pour toi ») suggère qu’il soupçonne sa nièce de calcul : Frederick ne doit-il pas craindre les suites de ses propres actions ? la jeune fille, privée d’appui paternel et dépossédée de son héritage ducal par le bannissement de son père, ne cherchera-t-elle pas à retourner le peuple en sa faveur ? La suite de la comédie, et le renoncement de Frederick, ne développeront pas cette hypothèse, mais à tout prendre, le crime initial (le coup d’Etat contre son propre frère) pèse comme une menace sur celui qui l’a commis13.

Si la crainte fait agir Oliver et Frederick, celle-ci est manifeste aussi chez le chœur des hommes et le coryphée masculin de Lysistrata. Soupçonnant un complot avec les Spartiates, les hommes craignent surtout que les femmes à la « griffe industrieuse et indécramponnable14 », ne laissent plus aucun champ d’activité à la responsabilité des hommes. La comparaison des femmes aux Amazones par le coryphée éclaire l’angoisse des hommes : l’habileté et la ténacité des femmes ne vont-elles pas leur permettre de dominer, voire d’évincer complètement les hommes15 ?

Soupçon, jalousie, peur. Dans les deux pièces, la crainte de l’Autre, la femme, l’étranger, le frère plus jeune et plus brillant ou la jeune fille trop belle et trop intelligente, relève d’un schéma vieux comme le monde, matière à mythes et à contes. L’Autre, surtout lorsqu’il est talentueux, me fait peur car je crains qu’il ne menace l’ordre établi et ne prenne ma place. Alors le moindre exemple sert de règle générale. Orlando n’est-il pas, du point de vue d’Oliver, susceptible d’agir comme Frederick envers son frère aîné ? Les Spartiates qu’on méconnaît et envers qui on oublie les obligations du passé, ne sont-ils pas en train de comploter avec les femmes contre les Grecs ? Cependant, dans les deux pièces aussi, cette haine (éventuellement combinée à la conscience de ses propres torts) s’avère dangereuse pour celui-là même qui l’éprouve.

L’effet boomerang

Dans Lysistrata comme dans As You Like It, les assaillants sont en fait prévenus des risques encourus dès leur entrée en scène. Outre que les bûches pesantes ont scié l’épaule des vieillards athéniens, une flamme incontrôlable jaillit du chaudron et les brûle :

C’est terrible ! Le feu jaillit du chaudron,
et il me mord les yeux comme un chien enragé !
Ce feu-là, c’est un feu de dieu :
sinon il ne croquerait pas à grandes dents mes croûtes d’yeux !
Allez, courons vers la citadelle
et sauvons la déesse.
C’est le moment ou jamais !
Pffh, phhh !
Oh là là, quelle fumée !16

Pensant brûler les femmes, les vieillards constatent, mais sans en tirer de leçon, que c’est eux-mêmes qui sont atteints. La leçon n’étant pas comprise, il revient à Stratyllis, la coryphée, de l’expliciter plus loin :

Ah, mon cher, c’est qu’il ne faut pas porter la main sur son prochain à la légère. Si tu le fais, tu te prends un coup de poing dans l’œil : c’est fatal. Après tout, moi, je ne demande pas mieux que de me tenir sagement, comme une jeune fille, sans embêter personne, sans remuer le moindre petit doigt. Mais il ne faut pas venir se fourrer dans le guêpier en touchant à mon miel17.

Autrement dit, si tu souffles sur le feu, tu risques de t’y brûler toi-même. D’ailleurs, à la fin de la comédie, Strymodore le reconnaît : « Aucun fauve, aucun feu n’est plus dur à maîtriser qu’une femme, et aucune panthère n’est plus enragée !18 » Si les images animales ponctuent l’ensemble de la pièce, celle du feu qui apparaît ici pour qualifier les femmes est plus étonnante dans la bouche du coryphée. Car la première confrontation des vieillards et des vieilles femmes s’articulait autour de l’opposition du feu (pour les uns) et de l’eau (pour les autres). Mais les hommes sont obligés de reconnaître à leurs dépens que la flamme qu’ils ont allumée chez l’adversaire s’est retournée contre eux. C’est donc en toute logique que Stratyllis, la coryphée, commente : « Eh bien, mon pauvre, puisque tu le sais si bien, pourquoi tu me fais la guerre, alors que tu pourrais m’avoir comme amie fidèle19 ? », proposant une alternative à la rivalité et à la crainte, un renouvellement de l’alliance.

Dans As You Like It, c’est le personnage d’Oliver qui incarne le mieux la misère de l’homme haineux. Dès la première scène, l’insulte adressée à son frère lui est immédiatement renvoyée par un Orlando orgueilleux et habile jouteur.

Oliver – Tu portes la main sur moi, vilain ?
Orlando – Je ne suis pas un vilain. Je suis le plus jeune fils de Sir Rowland De Bois. Il était mon père, et trois fois vilain celui qui prétend qu’un tel père a engendré des vilains. Si tu n’étais mon frère, ma main ne lâcherait pas ta gorge avant que l’autre ne t’ait arraché la langue pour ce que tu as dit. Tu t’es injurié toi-même20.

Orlando, en linguiste puriste, rappelle en somme à son frère que « vilain » au sens de « vil, méchant » (en anglais « villain »), et « vilain » au sens de « manant », par opposition à « noble » (en anglais « villein ») ne sont à l’origine qu’un seul mot. Orlando et Oliver étant frères, fils du même gentilhomme, traiter l’un de « vilain » revient à dire ou bien que le père a usurpé son titre de noblesse, par exemple s’il est un bâtard, ou bien que, cocufié par sa femme, son fils n’est pas son fils : dans tous les cas cela revient à railler sa propre ascendance. C’est aussi une façon pour Orlando de prévenir son frère que leurs sorts sont liés par leur ascendance commune. Ce qui touche l’un ne peut pas ne pas retomber sur l’autre. Si Oliver en doutait, c’est le duc Frederick qui va lui en fournir la démonstration en lui renvoyant à son tour la même insulte. Persuadé (à tort) qu’Orlando a fui en compagnie de sa fille et sa nièce, Frederick se retourne contre Oliver, qui se défend de toute complicité avec son frère :

Oliver – Ah ! puisse votre Grandeur connaître mon cœur sur cette affaire.
Je n’ai jamais aimé mon frère.
Duc Frederick – Ce qui fait de toi un plus grand vilain21. […]

La réponse du duc est en réalité lapidaire : « More villain thou », la syntaxe elliptique glaçante et méprisante. L’insulte prononcée dans la scène d’ouverture revient tel un boomerang, d’autant plus brutale et violente pour Oliver qu’elle a fait un détour de deux actes. Elle s’accompagne d’une sanction concrète : les biens et terres d’Oliver sont confisqués, suivant les règles de la logique linguistique. Désormais déchu de sa qualité de gentilhomme, Oliver le vilain est donc dépossédé de ses terres. Il lui restera, pour aller au bout de cette logique, à se reconnaître lui-même comme le « vilain » dont il a voulu affubler son frère en donnant cette image misérable de lui-même à l’acte IV scène 3 : « A wretched, ragged man, o’ergrown with hair » (« un misérable, déguenillé, couvert de cheveux et de poils22 »).

Quant au duc Frederick, certes, le spectateur ne suit son parcours que de loin en loin à partir de l’acte II. Non que le personnage cesse d’être intéressant, il est au contraire essentiel à la logique de la pièce, mais parce qu’en conséquence des exils qui se multiplient, la cour n’est plus la cour à partir de l’acte II. Elle se déplace et se reconstitue progressivement ailleurs, autour de l’Ancien Duc, dans la forêt d’Ardenne. Les nouvelles de Frederick nous parviennent donc de temps en temps, comme d’un espace lointain qu’on a quitté. Or force est de reconnaître que lui qui a usurpé le pouvoir de son frère, l’a banni, et a voulu l’effacer de la cour et du monde des hommes, il se trouve à son tour isolé dans un désert urbain, avec pour seule compagnie des Charles (bien mal en point) et des Le Beau. Frédérick s’est banni lui-même en bannissant son frère, Oliver, Rosalind, et en contraignant Orlando à quitter le duché. Lui aussi parviendra, comme Oliver, au terme de ce parcours à la logique implacable en reconnaissant volontairement son bannissement, en s’exilant de la société des hommes. C’est Jacques De Bois qui en apporte la nouvelle à l’acte V scène 4 :

Je demande l’attention : j’ai quelques mots à dire.
Je suis le second fils du vieux sire Roland,
J’apporte des nouvelles à cette noble assemblée.
Notre duc Frédéric, informé que chaque jour
Des hommes de grand mérite affluaient dans ces bois,
Avait mis une armée puissante sur le pied de guerre,
Commandée par lui-même, pour venir capturer
Son frère, qu’il voulait passer au fil de l’épée.
Mais, parvenu en lisière de ces bois sauvages,
Il se trouva faire la rencontre d’un vieil ermite,
Et après lui avoir parlé il renonça
Tout à la fois à son entreprise et au monde.
Sa couronne, il la lègue à son frère en exil,
Et il rend tous leurs biens à ceux qui, avec lui,
Se trouvaient exilés. Que tout ceci est vrai,
Je le jure sur ma vie23.

La nouvelle, certes, a d’abord de quoi surprendre. Non seulement parce que, une fois encore, nous n’avons pas vu cette scène, elle nous parvient de loin, rapportée par un personnage qui fait son entrée pour la première fois ; mais aussi parce que la conversion de Frederick, telle que la raconte Jacques, semble soudaine comme l’éclair. Il n’a fallu que quelques propos échangés avec l’ermite pour que Frederick prenne sa décision : « After some question with him was converted / Both form his enterprise and from the world » (« Et après lui avoir parlé il renonça / Tout à la fois à son entreprise et au monde »). Jacques doit donc mettre sa parole et sa vie en jeu pour garantir la véracité des faits : « This to be true / I do engage my life » (« Que tout ceci est vrai, / Je le jure sur ma vie »). Jacques n’est sans doute, comme tous les autres personnages, qu’un être de mots ; et nombreux sont les lecteurs et spectateurs à deviner là quelque ironie shakespearienne : une allusion à la nature évidemment fictionnelle du récit, un jeu sur ce dénouement trop heureux et sur les conventions de la pastorale. Or, s’il est indéniable que As You Like It soit une fiction, et que la parodie trouve à s’y exercer en plus d’un lieu, à commencer par les poèmes ratés d’Orlando à Rosalind, pourtant, on peut peut-être aussi entendre autrement ce « This to be true / I engage my life ». Car dans la logique de la pièce, ce dénouement n’a précisément rien d’invraisemblable. Le parcours accompli par Frederick, strict équivalent de celui d’Oliver, est en quelque sorte annoncé sans que ni les personnages ni les spectateurs ne déchiffrent vraiment le sens oraculaire des paroles d’Orlando à la première scène : l’insulte, le crime reviennent implacablement sur leur auteur.

L’apparente fulgurance de cette conversion mérite en effet qu’on s’y attarde. Et pour cela, faisons un détour, revenons à la fameuse réponse de Frederick à Oliver :

Oliver – O puisse votre Grandeur connaître mon cœur en cette affaire.
Je n’ai jamais aimé mon frère.
Duc Frederick – Ce qui fait de toi un plus grand vilain. (Aux seigneurs) Bon, mettez-le dehors,
Que les officiers qui sont là pour ça
Saisissent sa maison et ses terres.
Faites vite et laissez-le à son sort24.

On a déjà souligné le caractère lapidaire de la réponse de Frederick à Oliver, « More villain thou ». Mais la rapidité avec laquelle il réplique à Oliver a aussi quelque chose d’étonnant : Frederick n’a manifestement pas besoin d’y réfléchir à deux fois pour juger l’attitude d’Oliver. Cela s’explique si l’on songe qu’en portant ce jugement expéditif sur Oliver, Frederick est en fait sans doute déjà en train de juger son propre cas, son désamour envers son frère aîné. Le mépris, le dégoût même audible dans les mots qui suivent, cette façon de remettre l’affaire aux mains d’officiers dont c’est la charge25, son exigence d’une procédure rapide, montrent à quel point il est pressé d’en finir avec celui qui est devenu pour lui un miroir honteux. En répliquant à Oliver « more villain thou », c’est aussi, secrètement, un jugement qu’il prononce contre lui-même. Si tel est le cas, on comprend que la conversion finale n’a en fait rien d’invraisemblable : elle est le terme d’une méditation intérieure commencée plusieurs actes auparavant. Et Frederick, qui a décrété tant d’exils de la cour, renonce à son tour « aux pompes de la cour26 ».

L’incendie porté par le chœur de Lysistrata se retourne contre lui. La privation de l’héritage paternel par Oliver, au propre comme au figuré (par le biais de l’insulte), le dépossède lui-même. L’exil prononcé par Frederick fait de lui un exilé dans sa propre cour : dans les deux pièces une même logique est à l’œuvre. Pourtant, aucune de ces intrigues ne repose sur le mécanisme de la vengeance. Les personnages agressés (on ne saurait parler de victimes tant ils se défendent bien) cherchent moins à se venger pour renvoyer le mal à son auteur, qu’à éviter le mal et à le convertir. Et si l’horizon visé par ces deux comédies que sont Lysistrata et As You Like It, de la guerre à la paix, de la haine à l’amour, est bien sûr un horizon fictif qui s’avoue comme tel, si les fins plaisantes des deux pièces ont surtout pour objectif de disposer les spectateurs à la joie et à l’amour, sans demander adhésion ni identification, en revanche les processus de la métamorphose, les étapes de la conversion composent un ensemble qu’on pourrait appeler véridique, une forme de parade.

La parade

La guerre des hommes et des femmes de Lysistrata n’en est pas une. En arrière plan a lieu la vraie guerre, celle qu’il s’agit d’arrêter, le conflit fratricide des cités grecques, et notamment d’Athènes et Sparte : cette guerre, que des citoyens inconsidérés (du point de vue des femmes) entretiennent, laissant les parasites s’emparer des charges politiques et de l’argent public. C’est pour y mettre fin que les femmes en jouent une autre, double comique et grotesque, la guerre des sexes.

Dans le plan exposé par Lysistrata, il s’agit (apparemment, nous y reviendrons) de réduire les hommes à accepter la signature de la paix avec Sparte, comme condition à toute reprise des relations avec leurs femmes. Celles-ci s’approprient à leur manière les armes des hommes, ce feu guerrier qu’elles domestiquent afin de « cuisiner » les hommes. C’est le serment que Lysistrata fait jurer à ses camarades, femmes venues de toute la Grèce : il leur faut « chauffer leurs maris27 ». C’est encore l’indication donnée à Myrrhine par Lysistrata, stratège d’une guerre de pacotille, cheftaine héroïcomique de combats parodiques, mais surtout bon directeur de jeu dans cette comédie que les femmes jouent aux hommes et leur font jouer :

Lysistrata – À toi de jouer. Tu le chauffes, tu le titilles, tu le câlines… tu l’aimes et tu ne l’aimes pas … Bref, tu lui donnes tout – sauf ce qu’empêche notre serment.
Myrrhine – Ne t’inquiète pas, je m’en occupe.
Lysistrata – D’ailleurs je reste ici. Je vais t’aider à le cajoler et à le faire mijoter. Vous autres, allez-vous-en28.

Car le jeu, au-delà d’une stratégie peut-être discutable, est surtout pédagogique. Pour les hommes de la pièce, le mari de Myrrhine, le chœur, les hérauts athéniens ou spartiates, comme pour les spectateurs citoyens, le mal inflammatoire dont souffrent les hommes les ramène à leur condition de semblables. Il devient aussi le signe visible d’une situation anormale : du pénis à la guerre du Péloponnèse, l’inflammation de l’un est la métaphore du mal engendré par l’autre. Cette pseudo guerre sexuelle aux allures de cuisine et mimant comiquement la vraie permet enfin aux femmes, à qui on est bien contraint d’accorder la parole, de peindre la véritable guerre sous d’autres couleurs que celles dont la revêtent généralement les hommes : c’est un concours d’images plus ridicules et plus laides les unes que les autres, des soldats en armes au marché effrayant les marchandes, aux jeunes filles vieillies seules dans leurs chambres, à l’évocation des enfants morts. La guerre, dans le tableau que composent les femmes pour les hommes, ce n’est pas le champ d’honneur, mais la violence et la mort au cœur de la cité. Même le « proboulos », commissaire ou ministre, se sent touché à ce jeu de massacre :

Lysistrata – Mais enfin, crétin, la guerre, nous, on la supporte plus de deux fois plus. D’abord en tant que mères des soldats envoyés au front…
Le ministre – Ah, tais-toi, ne remue pas le couteau dans la plaie29.

Le traitement qu’il subit bientôt, condamné à quitter la scène sous les quolibets des femmes, vaincu et mortifié, travesti et le chef couronné d’une couronne mortuaire, ridiculise la guerre en la personne de son avocat. Loin d’être une entreprise héroïque, la guerre devient l’image même d’un prodigieux gâchis, grotesque et ridicule. C’est pourquoi l’évocation des plaisirs manqués par la faute d’une politique internationale aberrante occupe une place de choix, à côté de la peinture des ridicules et des maux causés par la guerre30. Et c’est pourquoi aussi le feu et les assauts du chœur sont systématiquement polysémiques. Car la même flamme dont les vieillards prétendent incendier les Propylées de l’Acropole, ce feu « plein de vie31 » est aussi l’expression d’un désir (certes dévoyé) pour les femmes. Les images d’assaut choisies par le chœur ou le coryphée sont aussi à entendre comme autant d’images d’érection, de fantasmes de conquêtes et de pénétrations32 :

Strymodore – […] Et maintenant c’est à toi, cher chaudron, de raviver ta braise pour allumer ma torche. (Grandiloquent.) O déesse de la Victoire, sois des nôtres ! Fais que l’on vienne à bout de l’insolence des femmes. Et que l’on dresse un trophée !33

Les femmes elles non plus ne manquent pas de souligner l’ambiguïté des assauts des soldats en permission :

Calonice – Moi j’ai vu un chef d’escadron, à cheval, mettre la purée qu’il venait d’acheter à une vieille femme dans son casque. Et un autre, un mercenaire armé jusqu’aux dents, secouer son javelot pour effrayer une vendeuse de figues et mordre dans ses beaux fruits34

La confusion du soldat est manifeste qui, animé par un désir sexuel pointe sa lance et non son sexe (à moins que celle-là ne désigne celui-ci), violente au lieu de commercer aimablement35. En somme, soldats et vieillards sont mus par une flamme, un désir, qu’ils ont dévoyé en agressivité et volonté de mort. L’insistance initiale sur la faiblesse du feu des vieillards prend désormais un sens neuf. Le risque de voir le feu se consumer en pure perte dans le combat est en effet souligné à l’issue du premier duel entre le coryphée Strymodore et la coryphée Stratyllis. Comme le coryphée grelottant se plaint, son feu éteint, elle se moque de lui : « Tu as du feu, non ? Tu n’as qu’à te réchauffer tout seul36. » Ce feu sur lequel il faut ardemment souffler pour l’allumer, ce feu susceptible de s’éteindre vite, est davantage qu’un jeu (en partie obscène) sur la virilité défaillante des vieillards. Il s’inscrit dans la perspective comique d’un gâchis sacrilège : la flamme du désir et de la fertilité est trop fragile pour la gâcher inconsidérément en assauts belliqueux, la vie trop fuyante pour la perdre en vain. Si la vie est brûlure, les hommes de Lysistrata ont méconnu la nature ambivalente de leur propre flamme.La stratégie des femmes est donc moins de les « réduire » que de faire reconnaître aux hommes la force de leur désir, leur besoin d’amour.

La frustration relève donc moins des ruses nécessaires d’une guerre d’usure, que d’une pédagogie (on l’a vu) et d’une initiation, comme nous allons le voir. Lorsque Myrrhine cuisine son mari à petit feu, elle ne se contente pas de l’ « écorcher à vif37 », mais elle lui donne l’occasion de la regarder avec des yeux neufs, de reconnaître l’amour qu’il lui porte. Déjà au début de l’entretien, Cinésias (aussi appelé selon les traductions Pinésias, Niquelas, ou encore Chaulapin) constate l’effet de la privation :

J’ai vraiment l’impression qu’elle a rajeuni, et son regard me semble plus tendre que d’habitude. Et puis ses airs fâchés et arrogants, ça m’excite encore plus38.

Lorsqu’il lui propose un lieu pour coucher ensemble, « Pourquoi pas dans la grotte de Pan ? Ce serait bien39 », Myrrhine objecte que ce serait sacrilège : « Mais comment pourrai-je revenir pure dans l’Acropole sacrée40 ? » Certes, Cinésias semble trouver réponse à tout et suggère à Myrrhine de se laver dans la fontaine sacrée. Mais, comme le remarque Nicole Loraux :

Sans doute Kinésias était-il mal inspiré de l’entraîner dans la grotte de Pan, dieu de la violence sexuelle qui dans la sphère d’Aphrodite introduit la transgression ou l’expédient, présidant à des amours à coup sûr fort peu nuptiales41.

Rappelant que la grotte de Pan est le lieu du viol de Créuse par Apollon dans la tragédie d’Euripide, Ion, représentée peu de temps avant Lysistrata, Nicole Loraux en conclut :

laissant finalement son époux à son désir inassouvi, elle venge à sa façon Créuse violée par Apollon42.

Dit autrement, Myrrhine désapprend à son mari ses manières de soudard et lui enseigne l’amour. L’effet est démultiplié à la fin de la scène. Alors que le coryphée Strymodore compatit aux malheurs de Cinésias, « Voilà dans quel état elle t’a mis, cette garce, cette vraie salope43 ! », le mari désormais conquis répond « Tu veux dire cette adorable, cette vraie princesse44 ! » Myrrhine l’a initié à un amour plus grand (et pour tout dire ritualisé, sacré), qu’une simple satisfaction d’un désir physique possiblement sacrilège.

Or l’initiation à l’amour est aussi l’un des objectifs de Rosalind dans As You Like It. Nous l’avons vu, les personnages les plus belliqueux dans l’espace-temps de la pièce sont Oliver et Frederick. Mais si le spectateur s’amuse à extrapoler sur le hors-temps de la pièce, rien ne dit que le duc n’ait pas eu à se plaindre par le passé des mauvais traitements de son frère aîné. Et rien ne dit non plus qu’Orlando par la suite ne devienne pas un mauvais mari. Rosalind, dont la mère est absente comme souvent dans les comédies (chez Shakespeare, Molière ou Marivaux par exemple), sait pourtant à quoi s’en tenir. Peut-être l’exemple de son oncle lui a-t-il donné de quoi méditer45. Quoi qu’il en soit, elle met en garde celui dont elle espère faire son mari contre les risques d’orages et de frimas entre époux :

Les hommes, c’est avril quand ils font la cour, et décembre une fois mariés. Les filles c’est mai quand elles sont vierges, mais le ciel change dès qu’elles sont femmes46.

Orlando, indéniablement charmant et merveilleux lutteur (il vient à bout de l’invincible Charles, espèce de géant de conte, comme d’une lionne affamée), est aussi très jeune. Et il apparaît vite bien ignorant : outre que ses poèmes boitent, il a manifestement peu d’expérience de l’amour, et l’esprit farci de sentences idéalistes, de préjugés naïfs sur les femmes. Alors que Rosalind, déguisée en Ganymed, prétend faire semblant d’être Rosalind pour le guérir de son amour, elle exaspère en réalité son désir tout en déniaisant cet esprit romanesque. Comme Ganymed se refuse à Orlando au nom de osalind, le jeune homme – qui n’a pas compris le jeu de masque – répond par une sentence définitive et tragique :

Rosalind – Eh bien ! Au nom de Rosalinde, je dis que je ne veux pas de vous.
Orlando – Alors, en mon nom propre, je meurs47.

La moqueuse Rosalind ne manque pas de rétorquer aussitôt : « Mais non, ma parole ! Mourez par procuration48 ! » Pour un peu, on croirait entendre, après la déclaration tragique de Marianne dans le Tartuffe de Molière (« De me donner la mort si l’on me violente »), la réplique ironique de Dorine : « Fort bien. C’est un recours où je ne songeais pas : / Vous n’avez qu’à mourir pour sortir d’embarras49. » Certes, de la comédie de Shakespeare à celle de Molière, la lettre du texte diffère, mais l’ironie est sensiblement la même. Face à un Orlando et à une Marianne passifs, férus de romans et de tragédies, Rosalind et Dorine jouent le rôle d’éducateurs comiques de substitution, l’une remplaçant le père mort et le frère aîné négligeant, l’autre compensant l’absence de la mère et la crédulité d’un père peu prudent. Rosalind s’en donne à cœur joie. Suivent alors deux exemples de héros littéraires amoureux, dont elle démystifie les histoires pour conclure : « Il est arrivé que des hommes meurent et les vers les ont mangés, mais ce n’était pas par amour50. »

Non seulement Rosalind lui fait prendre quelque distance avec ses lectures, mais elle invite Orlando à davantage de pragmatisme. Il s’agit de prendre activement son destin – et sa vie amoureuse – en main. Qu’Orlando (et avec lui les spectateurs) s’avisent qu’une femme n’est pas une rose : elle est elle aussi animée de désirs vifs qu’il serait dangereux d’ignorer. Gare à celui qui tomberait en panne ou qui, comme l’escargot, viendrait trop lentement. À celui qui se trouverait « ensablé51 », Rosalind conseille quelque parade. Celia, témoin de la scène, héritière du coryphée grec (exactement comme Strymodore est présent lors de la scène entre Myrrhine et Cinésias) s’inquiète du jeu dangereux joué par Rosalind52. N’a-t-elle pas donné des femmes une image infamante ? Bien sûr, l’initiation d’Orlando par Rosalind semble s’opposer point par point à celle du mari de Myrrhine. Mais la prudente Rosalind est sans doute plus avisée que ne le pense Celia, car en mettant les points sur les i, non seulement elle s’offre le luxe d’une conversation érotique avec Orlando, exaspérant, chauffant son désir sous l’alibi et le masque de Ganymed53, mais encore elle épargne aux futurs mariés bien des déconvenues et des malentendus. C’est donc pour attiser la flamme amoureuse de son futur mari, éviter une extinction prématurée des feux et quelque guerre conjugale qu’elle s’affranchit (couverte par son déguisement) de la pudeur et du silence auxquels on relègue habituellement les femmes.

La conversion de l’agressivité en désir et amour (ou, dans le cas de Rosalind et Orlando, les précautions prises pour conserver à l’amour sa flamme) : tel est bien le but visé par les comédies. Si l’éducation amoureuse et l’échange carnavalesque des rôles masculin/féminin joue un rôle indéniable dans cette parade, les deux comédies reposent aussi sur la contagion généreuse. C’est en effet la générosité de l’ancien duc qui modère l’incivilité, « l’expression impérieuse », la brutalité d’Orlando aiguillonné par la faim et la peur de manquer au vieil Adam54. Et c’est à son tour la générosité d’Orlando sauvant son frère d’une mort prévisible qui convertit Oliver. La haine qu’il éprouvait à son égard s’évanouit :

C’était moi, mais ce n’est plus moi. Je n’ai pas honte
De vous dire qui j’étais, puisque ma mutation
Est si douce à celui que je suis devenu55.

On l’a vu, cette haine dont Oliver ne comprenait pas l’origine était à la fois envie et crainte. Une fois la crainte disparue, et la conversion opérée, surviennent les larmes : celles d’Oliver et Orlando, mais aussi, dans un contexte très similaire, celles du coryphée de Lysistrata. Lors du dernier duel entre coryphées, Stratyllis répond à la déclaration de haine de Strymodore, « Sache que jamais je ne cesserai de haïr les femmes56 », qui décidément se répète et tourne en rond, par un geste de douceur inattendue. Elle lui remet son exomide, sa tunique, et le coryphée touché, reconnaissant le bienfait, commence de s’excuser. Stratyllis va plus loin : voyant l’œil humide du coryphée, elle lui propose un alibi (quelque moustique lui aurait mordu l’œil) et s’offre à l’essuyer. Strymodore accepte avec soulagement l’excuse (« Ah ! il m’embête depuis un bout de temps57 ») et l’aide de Stratyllis, qui en ôtant le mal (imaginaire) lui rend réellement la vue. Le coryphée, venu en début de pièce pour allumer le feu tandis que le chœur des vieilles femmes vidait les cruches, s’approprie des qualités initialement féminines et verse à son tour de l’eau : « Ah ! Tu m’as sauvé la vie. Depuis le temps que ça me brûlait… Mais du coup, ça fait couler mes yeux58. »

Avec les larmes qui lavent le converti, les figures de la haine sont susceptibles de s’inverser en figures d’admiration. Oliver converti par la générosité de son frère peut désormais sans crainte reconnaître ses qualités. Évoquant le combat de son frère contre la lionne, il en dresse un portrait élogieux :

Deux fois la tentation le fit s’en détourner,
Mais la bonté, plus noble toujours que rancune,
Et la nature, plus forte que son juste grief,
L’engagèrent à livrer combat contre la lionne
Qui bientôt fut à terre59. […]

Les qualités d’Orlando, qu’Oliver identifiait dans la première scène comme autant de menaces pour lui, sont désormais l’objet de son admiration. Aux yeux d’Oliver, Orlando n’est plus « vilain » mais « bon » et « noble ». Reconnaissant la noblesse de son frère, la sienne va lui être rendue, et la flamme initialement haineuse est désormais disponible à l’amour de Celia. De la même façon, Strymodore converti peut désormais reconnaître sans les craindre les qualités des femmes, et en particulier celles de Lysistrata :

Salut à toi, la plus virile de toutes les femmes ! c’est le moment d’être bienveillante et méchante, tendre et teigneuse, tolérante et intransigeante, bref : expérimentée. À toi de jouer ! les dirigeants de la Grèce, séduits par ton charme, s’en remettent à toi pour régler leur conflit60.

Ces mêmes qualités qui faisaient peur aux hommes et associaient les femmes à de dangereuses Artémises ou Amazones, sont désormais, reconnues utiles, source d’admiration. La flamme haineuse convertie en désir et amour, la paix peut être signée et la guerre céder au banquet.

L’on comprend mieux pourquoi, en chaque début de pièce, des figures d’amitié et d’admiration réciproque sont données en exemple. Dans Lysistrata, l’arrivée successive des femmes à l’assemblée convoquée par Lysistrata provoque des saluts admiratifs.

Bonjour, Lampito, ma petite Spartiate préférée ! Tu es resplendissante, ma toute douce. Quelles belles couleurs ! Quel corps musclé ! Tu pourrais étrangler un taureau61 ! 

Bien sûr, ce défilé des femmes est l’occasion de jeux de mots sur l’origine et le corps des femmes (« bassin fertile », « herbes joliment épilées »…) d’autant plus comiques pour les spectateurs grecs que les personnages sont joués par des comédiens masculins. Mais il s’agit surtout d’opposer terme à terme la méfiance des hommes entre eux (des Athéniens envers les Spartiates notamment) et l’admiration mutuelle des femmes. Si les femmes de Lysistrata s’admirent sans arrière-pensée, sans craindre que les qualités des unes mettent en cause la position des autres, de même Celia aime sa cousine sans arrière pensée. Cette amitié sans rivalité entre les deux jeunes cousines fait pendant à la rivalité des frères, celles de Frédéric et l’ancien duc, d’Orlando et Oliver, comme l’exemple nécessaire, le miroir vers lequel ils vont tendre, et même se convertir. Elle obéit, comme l’admiration des femmes grecques les unes pour les autres, davantage aux règles de la célébration comique qu’à celles de la parodie62. Elle relève de ce cortège, de ce trophée dressé à la vie, au désir amoureux, aux plaisirs, de cette « parade » comique à l’envie, à la peur, à la guerre.

Conclusion

Les forces du désir et de la peur, de l’amour et de la haine meuvent les personnages de Lysistrata et de As You Like It, des forces qu’aucune des deux comédies n’appelle « pulsion » mais dont la nature versatile est évidente : le même feu est susceptible de traduire le désir et la volonté de destruction, les mêmes raisons objectives peuvent faire naître l’admiration ou la haine. Le risque de ravages est d’autant plus marqué que, sans même avoir recours au processus (tragique) de la vengeance, les deux comédies exhibent le retour de flamme qui menace l’incendiaire. Il s’agit donc dans les deux pièces de proposer une parade à l’autodestruction des frères ennemis, des couples mariés, des cités grecques : parmi les stations de cette parade, qui sont autant de processus d’apprentissage et d’occasion de métamorphose, l’initiation érotico-amoureuse, les jeux de rôles et les travestissements carnavalesques, l’exemple de la générosité et les vertus de l’admiration contribuent à convertir la flamme destructrice en joyeux désir. Le retour de flamme prend alors un sens comique et amoureux. Lysistrata et As You Like It laissent aux portes du théâtre pour d’autres heures et d’autres spectacles les mécanismes du soupçon et de la haine. La vie est trop belle (Orlando, Rosalind, Lampito, Réconciliation sont aussi des figures proposées à l’admiration des spectateurs) et trop fragile (la vieillesse, la barbarie, l’hiver et la concurrence animale opèrent leur œuvre de massacre) pour en gâcher ou dévoyer l’élan vital.

Notes de bas de page numériques

1  Nous reprenons cette proposition d’Andrew Dickson : « Ardenne is, as its name seems to indicate, a cross between Arcadia and Eden, the rustic ‘Golden World’ imagined by pagan poets and the biblical garden all in one » (« La forêt d’Ardenne est, comme son nom semble l’indiquer, un croisement entre l’Arcadie et l’Eden, c’est à la fois l’Âge d’or rustique imaginé par les poètes païens et le jardin biblique ») – Andrew Dickson, The Rough Guide to Shakespeare, Rough Guides Ltd, 2005, p. 24. Nous ajoutons cependant qu’il s’agit d’un faux Eden, comme Orlando, Jacques ou Touchstone le soulignent à plusieurs reprises. Voir par exemple ce que dit Touchstone à l’acte II scène 4, 13-14 : « Ay, now am I in Ardenne ; the more fool I. When I was at home I was in a better place; but travellers must be content ». (« Eh bien, me voilà en Ardenne ; pauvre fou. J’étais mieux à la maison; enfin, les voyageurs doivent se contenter de ce qu’ils trouvent » – notre traduction).

2  En ce qui concerne Lysistrata d’Aristophane, n’étant hélas pas helléniste, nous avons travaillé en confrontant quatre traductions : celles Victor-Henry Debidour (Aristophane, Théâtre complet II, édition de Victor-Henry Debidour, Paris, Gallimard, collection « Folio classique », 1966), de Hilaire Van Daele (Aristophane, Lysistrata, Paris, Les Belles Lettres, 2011), de Pascal Thiercy (Aristophane, Théâtre complet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997) et Laetitia Bianchi et Raphaël Meltz (Aristophane, Lysistrata, Paris, arléa, 2012). C’est cette dernière traduction, pour laquelle nous avouons notre préférence, que nous citerons. Cependant, comme rien ne vaut la connaissance du texte original, nous renverrons aussi systématiquement en notes à la pagination de l’édition bilingue Belles Lettres, permettant ainsi aux lecteurs qui le souhaitent de se référer au texte d’Aristophane. En ce qui concerne Shakespeare, nous renvoyons à l’édition de Shakespeare, Comédies II, Paris, Robert Laffont, collection « Bilingue », 2000. Le texte original est repris de celui établi par Stanley Wells et Gary Taylor pour William Shakespeare, The Complete Works, Oxford University Press en 1986, la traduction française est de Victor Bourgy. Par souci d’harmonie avec les citations en traduction du texte grec, nous nous sommes résolue sauf exception à donner la traduction de Shakespeare (celle de Victor Bourgy ou la nôtre) dans le corps du texte, et le texte original en notes.

3  Lysistrata, traduit par Laetitia Bianchi et Raphaël Meltz, Paris, arléa, 2012, pp. 46-47. (Belles Lettres, « le coryphée », p. 29).

4  Lysistrata, arléa, pp. 47-48. Belles Lettres, « le premier demi-chœur », p. 31.

5  Lysistrata, arléa, p. 48. Belles Lettres, « le coryphée », pp. 31-33.

6  Lysistrata, arléa, pp. 49-50. Belles Lettres, « le premier demi-chœur des femmes », p. 33 et « le second demi-chœur des femmes », p. 35.

7  Comme nous le signale Philippe Marty, ce combat de l’eau et du feu parodie les combats épiques homériques. Voir le début du chant XXI de L’Iliade, la lutte d’Achille et du Xanthe.

8  « Thus must I from the smoke into the smother, / From tyrant Duke unto a tyrant brother ». Shakespeare, As You Like It, acte I scène 2, 230-231. Traduction de Victor Bourgy, Comédies II, p. 551.On pourrait aussi traduire de la façon suivante: « Ainsi dois-je trébucher d’une fumée vers une autre plus étouffante, passant de ce tyran de duc à un tyran de frère ».

9  « Your brother […] this night he means / To burn your lodging where you use to lie, / And you within […] ». Shakespeare, As You Like It, acte II scène 3, 20-25, traduit de l’anglais par V. Bourgy, Comédies II, p. 563.

10 As You Like It, acte I scène 3, 68-75. « She is too subtle for thee, and her smoothness, / Her very silence, and her patience / Speak to the people, and they pity her. / Thou art a fool. She robs thee of thy name, / And thou wilt show more bright and seem more virtuous / When she is gone. […] » Traduction de Victor Bourgy, Comédies II, pp. 553-555.

11 As You Like It, Acte I scène 1, 123-124. Notons qu’au moment même où Oliver avoue ne pas comprendre le mouvement de son âme, les raisons de cette haine involontaire éclatent.

12 As You Like It, I 1, 125-129 : « of all sorts enchantingly beloved; and, indeed, so much in the heart of the world, and especially of my own people, who best know him, that I am altogether misprized. » « il est aimé de personnes de toutes conditions, comme par enchantement; et justement, il est à ce point chéri de tout le monde – et en particulier de mes gens, qui le connaissent le mieux – que je me retrouve totalement déprécié. » Traduction de Victor Bourgy, Comédies II, p. 537.

13  C’est un sujet tragique par excellence, celui de Macbeth par exemple, quelques années plus tard.

14  Laetitia Bianchi et Raphaël Meltz traduisent ainsi les propos du coryphée Strymodore : « Dès qu’on offre prise aux femmes, elles s’agrippent aussitôt avec leurs mains toutes collantes. » Mais Victor-Henri Debidour propose : « Car si, leur lâchant la bride, / nous offrons la moindre prise / il ne restera bientôt / domaine où elles n’étendent / leur griffe industrieuse et indécramponnable ! » (Aristophane, Théâtre complet II, édition de Victor-Henry Debidour, Paris, Gallimard, collection « Folio classique », 1966, p. 168), une traduction dont celle de Pascal Thiercy se rapproche : « Oui, car si l’un de nous donne la moindre prise à ces femmes, / rien n’échappera à leur inlassable industrie » (Aristophane, Théâtre complet, édité par Pascal Thiercy, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 609).

15  La tirade du coryphée est aussi comique et destinée à faire rire car la description des talents des femmes (bonnes cavalières en particulier) est aussi une allusion à leur appétit sexuel.

16  Lysistrata, arléa, p. 48. Belles Lettres, « le second demi-chœur », p. 31.

17  Lysistrata, arléa, pp. 61-62. Belles Lettres, « la coryphée », p. 47.

18  Lysistrata, arléa, p. 111. Belles Lettres, « le coryphée », p. 95.

19  Lysistrata, arléa, p. 111. Belles Lettres, « la coryphée », pp. 95-97.

20 As You Like It, acte I scène 1, 42-47, notre traduction. « Oliver – Wilt thou lay hands on me, villain? / Orlando – I am no villain. I am the youngest son of Sir Rowland de Bois. He was my father, and he is thrice a villain that says such a father begot villains. Wert thou not my brother, I would not take this hand from your throat till this other had pulled out thy tongue for saying so. Thou hast railed on thyself. » Victor Bourgy traduit le jeu de mots sur “villain” (méchant) et “villein” (vilain, par opposition à noble, gentilhomme) par « crapule » et « de la crapule », un choix dont il se justifie par les deux variantes orthographiques du mot anglais. Mais outre que cette variation orthographique ne s’entend pas sur scène, l’opposition entre « crapule » et « de la crapule » ne nous paraît pas claire, tandis que le mot français « vilain » offre bien, conformément à l’étymologie, les deux mêmes possibilités de sens qu’en anglais.

21 As You Like It, acte III scène 1, 13-15, notre traduction. « Oliver – O that you highness knew my heart in this. / I never loved my brother in my life. / Duke Frederick – More villain thou. […] »

22  As You Like It, acte IV scène 3, 104 (notre traduction). Michael Edwards fait remarquer dans un très bel essai (Shakespeare et la comédie de l’émerveillement) que ce « more villain thou » a pu « travailler son esprit pendant les jours ou les semaines où il a erré dans la forêt d’Ardenne jusqu’à devenir ce qu’Orlando voit d’abord : ‘A wretched ragged man, o’ergrow with hair’ ». Michael Edwards, Shakespeare et la comédie de l’émerveillement, Paris, Desclée de Brouwer, 2003, p. 213. Nous reprenons cette hypothèse très convaincante.

23 As You Like It, acte V scène 4, 133-147. « Let me have audience for a word or two. / I am the second son of old Sir Rowland, / That bring these tidings to this fair assembly. / Duke Frederick, hearing how that every day / Men of great worth resorted to this forest, / Addressed a mighty power, which were on foot, / In his own conduct, purposely to take / His brother here, and put him to the sword. / And to the skirts of this wild wood he came / Where, meeting with an old religious man, / After some question with him was converted / Both from his enterprise and from the world, / His crown bequeathing to his banished brother, / And all their lands restored to them again / That were with him exiled. This to be true / I do engage my life. » Traduction de Victor Bourgy, Comédies II, pp. 653-655.

24 As You Like It, acte III scène 1, 13-18- notre traduction. « Oliver – O that your highness knew my heart in this. / I never loved my brother in my life. / Duke Frederick – More villain thou. (To Lords) Well, push him out of doors, / And let my officers of such a nature / Make an extent upon his house and lands. / Do this expediently, and turn him going. »

25  L’expression de Frederick, « officers of such a nature », nous semble aussi marquer une distance certaine pour ces officiers, hommes de main et huissiers à la fois.

26 As You Like It, acte V scène 4, 164. Traduction de Victor Bourgy, p. 655.

27  Lysistrata, arléa, p. 42. Belles Lettres, « Lysistrata – Afin que mon mari brûle de désir pour moi », p. 25.

28  Lysistrata, arléa, p. 92. Belles Lettres, p. 79.

29  Lysistrata, arléa, p. 73. Belles Lettres, p. 59.

30  Ainsi l’anguille de Béotie revient à deux reprises dans le texte : désignant d’abord le poisson dont Calonice regrette la dégustation puisque l’importation est empêchée par la guerre, elle désigne ensuite une charmante jeune Béotienne, de l’amitié de laquelle les enfants athéniens doivent se passer, par la faute des décrets qui opposent les cités les unes aux autres. Lysistrata, Belles Lettres, p. 7 et 67.

31  Aristophane, Lysistrata, vers 306, traduction de Pascal Thiercy, dans son édition du Théâtre complet d’Aristophane, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 585 : « Grâce aux dieux, ce feu s’est réveillé… il est même plein de vie ! » Les autres traductions proposent des images comparables : « Ah ! Le feu a repris ; il brûle bien » (Lysistrata, traduit du grec par Laetitia Bianchi et Raphaël Meltz, Paris, Arléa, 2012, p. 48 ; « Voilà mon feu bien éveillé grâce aux dieux, et vif » (Lysistrata, texte traduit par Hilaire Van Daele, Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 31).

32  Nicole Loraux, dans Les Enfants d’Athéna, suppose que les vieillards et les vieilles femmes étant « moins vulnérables dans cette guerre d’usure » qu’est la guerre des sexes, il est logique que les vieilles femmes, après avoir pris l’Acropole, cèdent leur place aux jeunes qui ont davantage besoin de se protéger du désir masculin. Voir Nicole Loraux, Les Enfants d’Athéna : idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, François Maspero, Paris, 1981, p. 173. Cependant, que les vieillards et vieillardes soient « moins vulnérables » à la brûlure du désir, ne les rend pas pour autant insensibles, comme nous le prouvent à la fois l’expérience et L’Assemblée des femmes d’Aristophane, où les vieillardes sont d’autant plus vives à réclamer leur part d’amour physique qu’elles sont avancées en âge.

33  Lysistrata, arléa, p. 49. Belles Lettres, « le coryphée », p. 33.

34  Lysistrata, arléa, pp. 70-71. Belles Lettres, « Cléonice », pp. 55-57.

35  La comparaison du soldat et du roi Térée, qui viole sa belle-sœur Philomèle avant de lui couper la langue, atteste de cette confusion entre désir et violence. L’allusion à Térée a disparu de l’édition arléa. « Un autre, vêtu en Thrace, brandissant un pelte et un javelot, costumé comme Térée, effrayait la marchande de figues et avalait des olives noires », Belles Lettres, pp. 55-57.

36  Lysistrata, arléa, p. 55. « Eh bien, puisque tu as du feu, tu te réchaufferas toi-même », Belles Lettres p. 39.

37  « Cette femme me tue ! Elle me fait endurer tout et le reste et, après m’avoir écorché vif, elle s’en va ! », Lysistrata, arléa, p. 104. « Elle m’a fait mourir, elle m’a tué, la femme, et pour comble, après m’avoir ôté la peau, la voilà partie ! », Belles Lettres, p. 91.

38  Lysistrata, arléa, pp. 96-97. « Oh ! mais elle me semble bien plus rajeunie, et plus caressant son regard. Sa fâcherie contre moi et ses dédains sont justement ce qui me consume de désirs. », Belles Lettres, p. 83.

39  Lysistrata, arléa, p. 99. Belles Lettres p. 85.

40  Lysistrata, arléa, p. 99. Belles Lettres p. 85.

41  Nicole Loraux, Les Enfants d’Athéna : idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, François Maspero, Paris, 1981,p. 190.

42  Nicole Loraux, Les Enfants d’Athéna : idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, François Maspero, Paris, 1981, p. 191.

43  Lysistrata, arléa, p. 105. « Voilà pourtant ce qu’elle t’a fait, la tout odieuse, la toute scélérate », Belles Lettres p. 91.

44  Lysistrata, arléa, p. 105. « Non, par Zeus, dis plutôt la chère, la toute douce », Belles Lettres, p. 91.

45  Shakespeare fait dire à Celia à l’acte I scène 2, ligne 12 : « You know my father has no child but I, nor none is like to have. » (« Tu sais que mon père n’a d’autre enfant que moi, et il est peu probable que cela change. ») Si Frederick était simplement veuf, rien n’interdirait qu’il se remarie et ait un nouvel héritier. Il faut donc comprendre qu’un autre obstacle empêche toute naissance : désaccord profond avec sa femme, ou désintérêt (dégoût hamlétien ?) pour les femmes en général.

46  Le texte original est merveilleusement musical : « men are April when they woo, December when they wed. Maids are May when they are maids, but the sky changes when they are wives. » As You Like It, acte IV scène 1. Traduction de Victor Bourgy, Comédies II, p. 623.

47  « Rosalind – Well, in her person I say I will not have you. / Orlando – Then in mine own person I die. », As You Like It, acte IV, scène 1, 68-69. Comédies II, p. 621.

48  « No, faith; die by attorney. » As You Like It, IV 1, 70.

49  Molière, Tartuffe, acte II scène 3, 614-616.

50  « Men have died from time to time, and worms have eaten them, but not for love. » As You Like It, IV 1, 79-.

51  « gravelled for lack of matter » (As You Like It, IV, 1, 54-55), que l’on peut traduire par « ensablé et en manque de matière ». Toutes les répliques de Rosalind dans ce passage sont à double sens. Sous prétexte de discourir sur les techniques de l’art oratoire, elle considère en fait la possibilité d’une panne sexuelle et les dispositions à prendre en pareil cas.

52  Celia n’agit pas dans la pièce. Elle donne la réplique à Rosalind, la met en garde, souligne la naissance d’un sentiment amoureux chez sa cousine, ou porte un jugement sur son action, comme pourrait le faire un coryphée. Au moment où Rosalind-Ganymed demande à Celia-Aliena de « faire le prêtre » et de marier Ganymed et Orlando, Celia répond « I cannot say the words » (« Je ne peux pas dire les mots », IV, 1, 96), non seulement parce qu’elle désapprouve ce vrai-faux mariage, mais aussi parce que les paroles du prêtre ont une vertu performative : là, les mots agissent.

53  Valerie Traub, dans un article très original, « The Homoerotics of Shakespearean Comedy », suggère que le jeu est polysémique. Car il s’agit aussi pour Rosalind et Orlando (et donc pour l’auteur et les spectateurs) de jouer (et de donner à voir) un jeu « homoérotique ». Elle remarque qu’Orlando se plie très volontiers aux conversations amoureuses proposées par le jeune « Ganymed » et à sa proposition de mariage feint (Valerie Traub, « The Homoerotics of Shakespearean Comedy », in Kate Chedgsoy (ed.), Shakespeare, Feminism and Gender, New York, Palgrave, 2001, pp. 135-160).L’on pourrait ajouter que Rosalind, quoique rabrouant l’amour de la jeune Phebe, y trouve cependant sans doute quelque plaisir puisqu’elle ne manque pas de lui indiquer la direction de son logis (III 5, 74-75).

54 As You Like It,Acte II scène 7, 87-118. Notons que l’attitude d’Orlando envers le vieux serviteur est elle-même une réponse au don d’Adam, offrant son or et son corps au service de son jeune maître.

55  « ‘Twas I, but ‘tis not I. I do not shame / To tell you what I was, since my conversion / So sweetly tastes, being the thing I am. » As You Like It, IV, 3, 133-135. Traduction de Victor Bourgy, Comédies II, p. 633. Quoique Victor Bourgy ait préféré la « mutation » à la « conversion », le parallèle avec la « conversion » de Frederick est net.

56  Lysistrata, arléa, p. 111. Belles Lettres, p. 97.

57  Lysistrata, arléa, p. 112. « par Zeus, il y a longtemps qu’il me mord l’œil », Belles Lettres, p. 97.

58  Lysistrata, arléa, p. 112. « Par Zeus, tu m’as rendu service. Car depuis longtemps il me forait comme un puits. Aussi, maintenant qu’il est enlevé, mes larmes coulent en abondance. » Belles Lettres, p. 99.

59  « Twice did he turn his back, and purposed so. / But kindness, nobler ever than revenge, / And nature, stronger than his just occasion, / Made him give battle to the lioness, / Who quickly fell before him […]. » As You Like It, IV 3, 125-129. Traduction de Victor Bourgy, Comédies II, p. 633. Notons que Shakespeare oppose bien « kindness » à « revenge » (« revanche » et pas seulement « rancune »), comme le choix entre deux possibilités de développement, comique ou tragique.

60  Lysistrata, arléa, p. 118. La traduction d’Hilaire Von Daele dans l’édition Belles Lettres donne « Salut, ô de toutes la plus brave ! » (p. 105). Plusieurs traductions insistent sur la virilité de Lysistrata tout en attribuant la réplique à d’autres locuteurs. Pascal Tiercy dans la collection de la Pléiade propose « Salut, ô la virile de toutes » (Aristophane, Théâtre complet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 637), une réplique qu’il attribue à l’ambassadeur athénien et A. Willems, dans l’édition du Livre de poche, propose « Salut, ô la plus mâle des femmes. » mais attribue la réplique à la coryphée (Aristophane, Lysistrata, Librairie Générale Française, collection « Livre de poche classique », 1996, p. 121).

61  Lysistrata, arléa, p. 30. Belles Lettres, p. 11.

62  René Girard, dans Shakespeare : les feux de l’envie, lit cette amitié sous le signe d’une parodie de pastorale. Comme il l’écrit, « L’intimité parfaite dès la plus tendre enfance est le terreau idéal de la rivalité mimétique. Célia et Rosalinde devraient y être particulièrement vulnérables, car elles sont l’une et l’autre héritières de deux pères qui sont déjà rivaux, et pourtant aucune rivalité n’éclate jamais entre elles. En bon père qu’il est, le duc scélérat s’efforce de médiatiser sa propre fille et de lui communiquer sa scélératesse. Il lui reproche de ne pas envier sa cousine ». Mais, comme le constate le critique, Celia n’écoute pas les sirènes de la vanité blessée. Qui plus est, lorsque Rosalind révèle à sa cousine qu’elle est amoureuse d’Orlando et lui intime de l’aimer à son tour : « aime-le parce que je l’aime » (« and do you love him because I do. » As You Like It, I 3, 27), sa demande pourrait s’avérer dangereuse. René Girard poursuit en effet ainsi : « Dans Les Deux Gentilhommes de Vérone comme dans Le Viol de Lucrèce, Shakespeare nous montre celui des deux amis qui est déjà amoureux, poussant celui qui ne l’est pas encore, son futur rival, à suivre son exemple. Le succès de cette incitation ne fait qu’un avec la rivalité désastreuse qui s’ensuit ». René Girard attribue l’absence de rivalité entre les deux jeunes filles, une rivalité que Shakespeare laissait pourtant prévoir, à l’obéissance gentiment ironique de l’auteur aux conventions de la pastorale : « Les héros et héroïnes de pastorale n’ont jamais le mauvais goût de tomber amoureux quand ce n’est pas leur tour. […] La loi du genre [pastoral] interdit qu’entrent en conflit deux héroïnes aussi charmantes que Rosalinde et Célia ; Shakespeare se plie fort docilement à cette loi. » (René Girard, Shakespeare : les feux de l’envie, Grasset, 1990, pp. 152-153.) La proposition est parfaitement convaincante. Néanmoins, nous avons déjà suggéré que les seules raisons de la parodie ne nous semblent pas rendre compte de la logique de As You Like It. Et l’on peut superposer à cette première lecture une deuxième interprétation, qui d’ailleurs ne contredit pas nécessairement la première : la relation entre Celia et Rosalind existe moins pour elle-même, que par opposition aux couples de frères, comme la figure de l’admiration s’oppose à celle de la haine.

Bibliographie

 Éditions de référence

ARISTOPHANE, Lysistrata, traduit du grec par Laetitia Bianchi et Raphaël Meltz, Paris, Arléa, 2012

ARISTOPHANE, Lysistrata, texte établi et traduit par Hilaire Van Daele, introductions et notes de Silvia Milanezi, Paris, Les Belles Lettres, « classiques en poche », 2011

ARISTOPHANE, Lysistrata, traduction de A. Willems, introduction, notes et commentaires par Anne Lebeau, Paris, Librairie Générale Française, « le livre de poche classique », 1996

ARISTOPHANE, Théâtre complet, textes présentés, établis et annotés par Pascal Thiercy, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997

ARISTOPHANE, Théâtre complet II, texte traduit, présenté et annoté par Victor-Henry Debidour, Paris, Gallimard, « folio classique », 1966

SHAKESPEARE William, As You Like It / Comme il vous plaira, texte établi par Stanley Wells et Gary Taylor [William Shakespeare, The Complete Works, Oxford University Press en 1986], traduction de Victor Bourgy, in Œuvres complètes, édition bilingue, Comédies II, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2000

 Autre texte

MOLIERE, Le Tartuffe, Paris, Larousse, « classiques Larousse », 1971

 Études

DICKSON Andrew, The Rough Guide to Shakespeare: the plays, the poems, the life, London New York, Rough Guides Ltd, 2005

EDWARDS Michael, Shakespeare et la comédie de l’émerveillement, Paris, Desclée de Brouwer, 2003

GIRARD René, Shakespeare : les feux de l’envie, Paris, Grasset, 1990

LORAUX Nicole, Les enfants d’Athéna : idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Paris, François Maspero, 1981

TRAUB Valerie, « The Homoerotics of Shakespearean Comedy », in CHEGSOY Kate (ed.), Shakespeare, Feminism and Gender, New York, Palgrave, 2001, pp.135-160

Pour citer cet article

Sandrine Montin, « Retour de flamme dans Lysistrata d’Aristophane et As You Like It de Shakespeare, ou la parade comique », paru dans Loxias, Loxias 43., mis en ligne le 09 décembre 2013, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=7628.

Auteurs

Sandrine Montin

Maître de Conférences stagiaire en littératures comparées à l’Université de Nice Sophia-Antipolis, Centre Transdisciplinaire d’Epistémologie de la Littérature et des Arts vivants, Sandrine Montin a soutenu une thèse intitulée Rentrer dans le monde : parcours d’une inquiétude chez les poètes Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars, T.S. Eliot, Federico García Lorca et Hart Crane. Elle poursuit actuellement des recherches sur les rapports du cinéma et de la poésie au début du XXe siècle, notamment autour de l’œuvre de Chaplin. Elle est aussi auteur dramatique.