Loxias | Loxias 11 Programme d'agrégation 2006 | Littérature française
Josiane Rieu :
L’Heptaméron ou la médiation narrative
Résumé
La critique a toujours souligné l’ambivalence de L’Heptaméron. On a opposé d’abord l’inspiration profane et licencieuse aux préoccupations religieuses de Marguerite de Navarre ; on a plus récemment analysé les procédés d’une écriture éclatée, aux voix plurielles et divergentes, révélant des incompatibilités idéologiques. Ou bien, on essaie de trouver un compromis : puisque Marguerite donne des exemples à la méditation personnelle, elle parvient à concilier divertissement mondain et édification morale. Mais trop souvent, cette conciliation laisse l’œuvre dans un statut instable, et la renvoie à son éternelle ambiguïté.
Index
Mots-clés : Marguerite de Navarre , narration, spiritualité
Chronologique : XVIe siècle
Plan
Texte intégral
1La critique a toujours souligné l’ambivalence de L’Heptaméron.1 On a opposé d’abord l’inspiration profane et licencieuse aux préoccupations religieuses de Marguerite de Navarre ; on a plus récemment analysé les procédés d’une écriture éclatée, aux voix plurielles et divergentes, révélant des incompatibilités idéologiques2. Ou bien, on essaie de trouver un compromis : puisque Marguerite donne des exemples à la méditation personnelle, elle parvient à concilier divertissement mondain et édification morale. Mais trop souvent, cette conciliation laisse l’œuvre dans un statut instable, et la renvoie à son éternelle ambiguïté.
2Philippe de Lajarte écrit que : « l’opposition [...] d’une multiplicité d’énoncés doxologiques et de nouvelles- exemples aux visées démonstratives divergentes fait de l’Heptaméron une chose quasi monstrueuse: un recueil d’exempla contradictoires »3. Inversement, Nicole Cazauran remarque qu’en ce qui concerne la conduite des nouvelles, les « invraisemblances » cachent un projet d’ensemble concerté: « Il n’y a pas de hasard dans l’Heptaméron, ou du moins, il n’y en a que d’illusoires… »4. Si cette œuvre plurivoque veut proposer un enseignement, avoir une valeur spirituelle, dans l’esprit de son auteur, cette valeur doit pouvoir se retrouver à tous les niveaux de l’écriture et de la composition. Il nous semble très improbable que la matière d’encadrement, les agréments du style, ne soient qu’une enveloppe sucrée5 laissant surgir ici ou là une leçon sérieuse pour un public mondain...
3Nous nous demanderons dans quelle mesure l’Heptaméron pourrait dans son ensemble apparemment et volontairement disparate, prendre place dans un itinéraire d’élévation spirituelle : à quel niveau ? Pour qui ? A quelles conditions ? Nous verrons alors que si cette œuvre donne autant de nouvelles- exemples de l’histoire des hommes et du Salut, c’est moins pour la valeur morale des cas qui sont représentés que pour apprendre à lire la présence de Dieu dans les contes, et dans la vie. L’Heptaméron pourrait d’abord être une leçon de lecture. Lecture du monde placée sous le signe de la lecture évangélique, c’est une véritable médiation narrative qui voudrait engager le lecteur dans l’apprentissage d’une lecture spirituelle, qui participe à une éducation du regard à porter sur les événements, les êtres, et le visage de Dieu qui se cache sous ces masques. Ainsi,
En liberté l’œil deçà et delà
Se peult tourner à veoir les créatures
Qui de Dieu sont masques ou couvertures
(Les Prisons)6.
4Nous voudrions donc voir s’il n’y a pas dans l’Heptaméron les indices d’un itinéraire de la lecture, – grâce aux « leçons » que Marguerite a notamment reçues de Briçonnet, son guide spirituel, et aussi par rapport au reste de son œuvre –, et deuxièmement analyser la mise en œuvre de cette architecture spirituelle de la narration.
5L’Heptaméron met en scène des narrateurs, et donc tout un art de la narration, mais laisse supposer une part aussi importante d’écoute, ou de lecture :
Puisque nous avons juré de dire la vérité, dist Oisille, aussy avons nous de l’escouter . Par quoy vous pouvez parler en liberté, car les maulx que nous disons des hommes et des femmes ne sont point pour la honte particulière de ceulx dont est faict le compte, mais pour oster l’estime et la confiance des créatures en monstrant les misères où ilz sont subjectz, afin que nostre espoir s’arreste et s’appuie à Celluy seul qui est parfaict7 .
6Cette phrase célèbre qui définit la valeur exemplaire des nouvelles est aussi une définition de la lecture ; il faut écouter la vérité (racontée), c’est-à-dire entrer dans un système de réception et de décryptage dont le modèle est indiqué : passer de « ceulx dont est faict le compte » aux « créatures » en général, et de la misère des hommes à la rencontre avec Dieu. Lire (ou écouter) les nouvelles déclenche un processus de dépassement, et le temps de la narration est supposé correspondre à un itinéraire intérieur chez le lecteur.
7L’idée que le spectacle de l’humiliation humaine est susceptible de provoquer une conversion, un mouvement de retour vers Dieu sous-tend la plupart des textes d’édification spirituelle : qu’ils montrent un pécheur qui confesse lui-même ses abominations jusqu’à l’extrême et reconnaisse ensuite l’action salvatrice de la grâce en lui, – comme dans le schéma des méditations réformées -, ou bien comme ici, que les pécheurs mis en scène soient des personnages de nouvelles. Calvin formulera cette idée, qui est déjà celle de l’Evangélisme, en demandant que l’homme « se demettant de toute folle amour de soy mesme et de hauteur et ambition desquelles affections il est par trop aveuglé […] se contemple au miroir de l’Escripture »8. Cette image du miroir est familière à Marguerite et à Briçonnet. Ils la rattachent aux conceptions du Pseudo-Denys. Pour eux, chaque homme est un miroir où peut se refléter la lumière divine, mais trop souvent il est terni, obscurci, et doit être purifié9. Marguerite avoue avoir laissé par sa faute se « rouiller » son miroir : « le bon Seigneur qui ne laisse de donner sur les bons et les mauvais sa lumière, n’y voit que toute ordure et contrariété de son ymaige, sans luy redonner par recongnoissance la louenge de sa clarté ny à ses prochains la reverbération. Il ne tient pas à luy qui donne tout ce qu’il faut, mais la faulte est de l’ingrat myrouer pour lequel esclarcir vous demande ayde de bonnes prières » (L. 67, p. 64). Briçonnet lui conseille alors de reconnaître son néant. L’âme, dit-il, « congnoist en son mirouer que par se nichiliffiant et reputant indigne de telles grâces, elles croissent, plus se anéantit et nichilifie » (L.69, p. 64). Dans le Miroir de l’âme pécheresse (écrit en 1530-31), Marguerite poursuit le même itinéraire puisqu’elle confesse tous ses péchés, à la première personne, et montre qu’à chaque fois, Dieu lui pardonne. En marge de son texte elle mentionne toutes les références bibliques qu’elle réincorpore à son expérience personnelle (par exemple, comme l’enfant prodigue, elle a quitté la maison de son père – Luc 15 – ; comme la mère dans le Jugement de Salomon, elle a mal soigné son enfant – Rois 3 – etc.)10. Le miroir met en regard l’âme et l’Ecriture dans un jeu de réflexion purificatrice. Car le grand problème est de voir apparaître la vérité : celle de notre misère et celle de la réalité omniprésente de Dieu. Or, le plus souvent, nous sommes aveugles.
8« O que bienheureuse est l’âme qui sans moien veoit par foy en son vray mirouer, auquel est purgée, illuminée par espérance et parfaicte en son amour » s’écrie Briçonnet. (t. II, p. 65). Mais la plupart du temps, nous avons besoin de moyens, de médiateurs. La lecture des textes sacrés ne peut pas être considérée comme un moyen, car la rencontre de la Parole de Dieu est déjà l’accès à la grâce, et correspond, si elle est bien lue, à la révélation de la foi, de la vérité… Le grand médiateur est le monde visible, qui selon les théologiens du moyen âge latin est un second Livre de Dieu offert aux hommes.
9Jean Scot Erigène, inspiré par Pseudo-Denys écrit : « Dupliciter ergo lux aeterna se ipsam mundo declarat, per scripturam et creaturam »11. Il distingue le livre écrit au dedans (L’Evangile) et le livre écrit au dehors le monde. St Bonaventure reprend l’idée : « Duplex est liber, unus scilicet scriptus intus, qui est Dei aeterna ars et sapientia, et alius scriptus foris, scilicet mundus sensibilis »12. La métaphore du livre de la nature permet une alternative: soit lire la présence de Dieu dans les Ecritures, soit la lire dans le monde, c’est-à-dire aussi les créatures et leurs destins. C’est bien cette alternative que dit Longarine :
Je vous confesse, dist Longarine, que si la parolle de Dieu ne nous monstre par la foy, la lèpre d’infidélité cachée en nostre cœur, Dieu nous faict grand grâce quant nous tresbuchons en quelque offense visible, par laquelle nostre peste couverte se puisse clairement veoir. Et bien heureux sont ceulx que la foy a tant humilliez, qu’ilz n’ont poinct besoing d’expérimenter leur nature pecheresse par les effectz du dehors13.
10La compréhension de la Parole de Dieu (livre du dedans) par la foi qui révèle notre misère pourrait nous éviter d’en avoir la connaissance par « les effectz du dehors » : les épreuves de la vie. Or les nouvelles sont autant de miroirs où le livre du monde et l’histoire des créatures est déjà transcrit en texte lisible, et où l’on peut apprendre à se tourner vers Dieu. Hircan conclut ainsi sa nouvelle 35 : « Par cecy mesdames, povez-vous congnoistre le bon sens d’un marry et la fragilité d’une femme de bien, et je pense, quant vous avez bien regardé en ce mirouer, en lieu de vous fier à voz propres forces, vous apprendrez à vous retourner à Celluy en la main duquel gist vostre honneur14 ».
11L’Heptaméron crée un certain type de narration qui fait office de relais, de troisième voie peut-être entre les expériences du monde et la lecture de la Bible. Non pas parce qu’elle montre des cas, mais parce qu’elle apprend à les lire. Car les miroirs ponctuels gardent leur secret, et les hommes peuvent rester aveugles. Une narration réaliste renverrait à l’opacité du monde : il faut l’intermédiaire d’un conteur, qui sache imprimer aux nouvelles leur caractère de paraboles contemporaines. Ce qui est « exemplaire », c’est avant tout la conduite de la narration, en tant qu’elle implique une orientation de lecture.
12Et cette narration occupe aussi une place intermédiaire dans la hiérarchie des voies de la connaissance. Selon Briçonnet, les trois voies sont la purgation, l’illumination, et la perfection, qui correspondent à trois types d’hommes, définissant les étapes de la vie spirituelle : les « amans » novices en amour de Dieu ; les « illuminez ou proffitans », qui veulent s’envoler vers Dieu et voient qu’ils ne peuvent, qui sont en lutte et en progrès ; et enfin les « languissans » qui sont détachés du monde et en langueur soupirent en attendant la délivrance (t. I, L. 11, p. 59). L’évêque de Meaux explique que les eaux du Déluge figurent le péché qui recouvrait la terre, jusqu’à ce que Moise trace le passage dans la Mer Rouge : les eaux se transforment alors en eau « bénéficque et salvificque », d’où sortent trois ruisseaux. « Par l’ung, en l’amour nectoiant, il purge et est eau purgative.Par l’aultre, ouvre les yeulx et oste la taie de cecité et ygnorance et par ce est illuminative. Par la troizième... est eau perficiente » (t.I L.18 p.79). Or la mission qu’il confie à Marguerite correspond à cette voie intermédiaire, celle de l’illumination: « Invitez chascun –lui dit-il-, à oster les taiez et bandeaulz qui les aveuglent… » (Ibid. p. 81). Toute l’œuvre de Marguerite pourrait s’inscrire sous le signe de cette mission, puisqu’elle veut provoquer « l’illumination » comme dans le Livre III des Prisons.
13Cette révélation peut se produire graduellement.
14Il existe une véritable initiation à la lecture chez les devisants (autres intermédiaires pour le lecteur), qui écoutent la parole des nouvelles et la parole divine, mais là encore, ce sont moins les contenus des leçons qui comptent que les effets produits sur les auditeurs. Nous ne pouvons souscrire à l’idée de Philippe de Lajarte qui explique que l’ambiguïté essentielle de l’œuvre est indiquée dès le Prologue dans l’opposition entre « Oisille et son programme mystico ascétique d’un côté, de l’autre, la majorité des devisants et leur projet de divertissement profane […] : Deux idéologies, deux systèmes de pensée et de valeurs antagonistes sont, au seuil de l’œuvre, posés symboliquement face à face »15. C’est ne pas voir le chemin parcouru par des personnages qui au départ ne sont pas particulièrement mystiques (sauf Oisille), qui le 1er Jour ont une heure de retard aux vêpres « car la dévotion d’ouyr la fin du compte estoit plus grande que celle d’oyr vespres » (p. 85), et qui le 7e Jour sont si heureux d’écouter la leçon d’Oisille et la messe qu’ils oublient presque les contes : « en quoy ils prindrent tel plaisir que quasi leur entreprinse estoit oblyée ; de quoy s’advisa Nomerfide, comme la plus jeune... » (p. 370). Nomerfide est la plus jeune par l’âge, mais surtout par rapport à l’itinéraire spirituel.
15Voyons si Marguerite donne des indices pour situer les personnages en fonction de ces progrès, car s’il est difficile de distinguer une évolution au niveau des narrations, il apparaît que c’est au niveau de la lecture que se manifeste en filigrane le projet de notre auteur.
16Tout d’abord, les personnages sont placés en situation symbolique. Nous venons de citer un passage de Briçonnet qui donne déjà la signification de ces eaux qui recouvrent la terre : elles figurent le péché, selon lui, jusqu’à ce que Moise trace le passage, …ou qu’un pont soit construit. Et nos voyageurs pèlerins « miraculeusement assemblez » dans l’Heptaméron, supplient Dieu de « parfaire le voyage à sa gloire » (p. 6). Or, si Oisille a trouvé le bonheur (au terme de sa vie, et d’une recherche), dans la lecture des saintes lettres, les autres ont encore tout un cheminement à parcourir, comme le précise Hircan : « si faut-il que vous regardez que nous sommes encore si mortiffiez qu’il nous faut quelque passetemps et exercice corporel… » (p. 8). Le mot « mortiffiez » peut faire allusion à leurs mésaventures, mais surtout il rappelle que l’homme est trop plein « de vie mortifère », comme l’expliquait Briçonnet (t. I, p. 118), c’est-à-dire trop engagé dans le monde encore et donc lié à la mort… La majorité des devisants en est au début de l’itinéraire et l’on sent dans l’assemblée divers degrés, des commençants, aux profitants, et à ceux qui se rapprochent des languissants, comme Oisille, déjà largement détournée des vanités terrestres. Au fil des journées, Marguerite marque par des mots clefs les jalons de leurs progrès spirituels. Le ler Jour, ils préfèrent leurs contes à la dévotion ; le 2e Jour, « chacun avoit son compte si prest qu’il leur tardoit qu’il ne fust mis en lumière » (p. 87). Ils commencent peut-être à entrer, grâce aux contes, dans la voie illuminative. Le 3e Jour, ils sont si contents de la leçon d’Oisille que « leur contemplation les empeschant d’oyr la cloche, ils ne l’eussent oye »… (p. 157), si un moine ne les avait prévenus : ils sont moins sensibles au monde extérieur. Le 5e Jour, à la leçon d’Oisille, « toute la compagnie fut fort attentive, en sorte qu’il leur sembloit bien jamais n’avoir oy sermon qui leur proffitast tant » (p. 282). Le mot est prononcé, ils sont des « proffitans » qui progressent dans la vision, la compréhension du sacré. Et Marguerite répète ce mot décisif le 6e Jour, par la bouche d’Oisille qui au moment de commencer son conte cette fois le situe dans la perspective du « profit » de la lecture du matin : « Il me déplaist que je ne vous puis dire à ceste après diner chose aussi proffitable que j’ay fait à ce matin, mais à tout le moins, l’intention de mon histoire ne sortira point hors de la doctrine de la Saincte Escripture » (p. 328). Au fil des Jours, les nouvelles mondaines et les lectures sacrées qui semblaient parallèles se sont rapprochées, pour quasiment fusionner. Le 7e Jour se révèle le lien entre les intermédiaires. Oisille dit à propos des Actes des Apôtres « que ces comptes-là debvoient estre suffisans pour désirer voir un tel temps et pleurer la difformité de cestuy-ci envers cestuy-là … » (p. 370). L’utilisation du mot contes pour l’Evangile s’explique si l’on comprend que c’est la même méthode de lecture qui doit leur être appliquée, que l’un et l’autre texte ne valent que par le Sens (l’Esprit) invisible qu’ils désignent, si l’on a appris à conduire cette lecture seconde.
17Mais là encore la leçon d’Oisille est elle-même un intermédiaire, une médiation sermonnaire, vers l’approche liturgique. Ils vont à l’église « ainsy que l’on commençoit la messe du St Esprit, qui sembloit chose venir à leur propos, qui leur feit oyr le service en grande dévotion » (p. 370). L’ajustement au monde spirituel est accompli : ils sont maintenant en mesure de comprendre la messe, de la vivre comme si elle s’actualisait pour eux, grâce à la médiation narrative, puis à la médiation de la « leçon » d’Oisille, ils perçoivent que la Parole sacrée et la liturgie sont vivantes. Mais il faut remarquer que Marguerite fait coïncider deux mouvements de progrès : l’un qui mène les devisants du monde à la religion, l’autre qui mène la religion, la liturgie, à s’adapter au cœur des hommes. Car le même soir, les moines transforment l’office des vêpres en fonction des nouvelles entendues : « la compagnie se leva et allèrent oyr vespres, n’oblyans en leurs bonnes prières les ames des vraiz amans, pour lesquelz les religieux, de leur bonne volunté, dirent ung De Profundis » (p. 420).
18Ainsi, les récits des devisants vont être le lieu de passage d’une lecture aveugle du monde à une lecture illuminée qui sache voir les messages spirituels sous les événements ; et les auditeurs vont progresser dans leur voyage de pèlerins. Si le St Esprit est venu en eux par l’intermédiaire d’Oisille (au 7e Jour « Il semblast que le St Esprit, plain d’amour et de doulceur, parlast par sa bouche » p. 421), il peut aussi apparaître par les diverses voix des devisants. C’est dès le début, au 2e Jour, que « chacun recommanda à Dieu son esprit affin qu’il leur donnast parolle et grâce de continuer l’assemblée » (p. 87), et qu’ainsi, les narrations elles-mêmes se trouvent porteuses d’une grâce divine à entendre… Car la rencontre directe des textes sacrés n’enthousiasme pas forcément les hommes : ils ont besoin de médiateurs, de la leçon d’Oisille comme des nouvelles.
19Comment cet apprentissage de la lecture du sens second, spirituel, derrière les apparences confuses, a-t-il été possible au cours de l’Heptaméron ? Le Prologue propose un modèle de lecture allégorique d’une part, mais surtout, c’est le style même de la narration, la syntaxe qui invite, nous le verrons, à une lecture interprétative du monde, et non les débats, qui loin d’être des lieux de recul et de jugement, font office d’image ponctuelle, en rappel, de la réalité à nouveau plurivoque.
20Briçonnet a appris à Marguerite que tout ce que l’on voit est « masque » et qu’il faut sans cesse réinterpréter les realia, déchiffrer le sens sous les images. Dans Les Prisons, Marguerite donne en exemple idéal sa mère, Louise de Savoie, capable de considérer que les traîtres, ou menteurs ne sont pas coupables mais sont des instruments de Dieu, et que nous devons rendre grâce à Dieu de nous donner de telles tribulations pour nous tester et nous ramener à lui (fin du Livre III). Le sens véritable va souvent à l’encontre des apparences (du déroulement visible des événements). Cette attitude mentale de décryptage s’applique bien évidemment à la lecture des textes, comme le dit Briçonnet sans ambiguïté « La vie du chrestien ne doibt estre que continuelle oraison qui n’est aultre chose que élévacion d’esprit. Et disant les Heures et services de l’église ou oyant parler des hommes, bestes et aultres créatures... debvons gecter nostre ame hors du corps et tirer tout à l’esperit et au spirituel qui est la vérité » (t. I, p. 98) ; « Parquoy madame, puisque Dieu vous distribue quelque grâce d’intelligence, quant vous tumberez en plusieurs passages de l’Escripture saincte… qui feront mention d’eaux, fleuves, rivières et ruisseaulx, ne les passez pas en batteau matériel. En la plus part debvez estendre vostre esprit pour les entendre spirituellement » (p. 95). L’art de parler dans un style figuré qui caractérise la correspondance entre Marguerite et Briçonnet, et aboutit à des images enchaînées parfois incohérentes, est sous-tendu par l’idée que les exemples imagés, comme les anecdotes du monde extérieur sont autant de signes par lesquels Dieu nous parle. Nous devons avoir le réflexe du déchiffrement allégorique. Nous devons savoir trouver l’esprit unique derrière ses expressions multiples, et pour cela, le brassage des images, l’accumulation des histoires exemplaires ne peut que nous forcer à garder le fil directeur à un autre niveau de perception, qui précisément redonne à ces histoires leur statut allégorique. Toute la justification des nouvelles est là : outre le plaisir de la narration, elles ne cessent de demander le dépassement de ce plaisir par un plaisir supérieur, celui de leur sens profond révélé, exactement comme le plaisir de vivre en ce monde créé par Dieu pour la joie des hommes, est indissociable de l’appel à une Joie plus essentielle, celle de la vie spirituelle découverte. Mais ce mouvement n’est jamais acquis une fois pour toutes, il faudra toujours des nouvelles ou des histoires, ou des signes pour un déchiffrement toujours recommencé. C’est ce que répond Géburon à Oisille, qui s’exclame qu’on ne pourra bientôt plus trouver de meilleurs contes :
Mais Géburon luy dist que, tant que le monde dureroit, il se feroit cas dignes de mémoire. « Car la malice des hommes mauvais est toujours telle qu’elle a esté, comme la bonté des bons. Tant que malice et bonté règneront sur la terre, ilz la rempliront tousjours de nouveaulx actes, combien qu’il est escript qu’il n’y a rien de nouveau soubz le soleil. Mais à nous, qui n’avons esté appellez au conseil privé de Dieu, ignorans les premières causes, trouvons toutes choses nouvelles tant plus admirables, que moins nous les vouldrions ou pourrions faire … »16.
21C’est la situation des hommes dans un monde de signes étonnants qu’il vient de décrire, avec la conscience cependant d’une permanence du message moral ou spirituel, et de l’inutilité de ces exemples pour celui qui aurait compris le sens divin sous chaque histoire, « les premières causes ». Sa phrase est certes empreinte d’un certain scepticisme mais elle enregistre tout de même cette visée idéale, que Marguerite met en scène dans le Livre III des Prisons par exemple. L’amant voit s’abattre devant lui tous les piliers de livres du savoir qu’il avait cru ériger, et ne lit plus qu’un mot derrière cet édifice verbal: Dieu.
…Les livres des piliers
Viz sans nul mal, à terre tous entiers
Subjects à moy, abbattus à l’envers
Sans nuls fermantz deslyez et ouverts.
Mais toutefois rien qu’ung mot je ne viz
Bien qu’il y eust de différents devis :
Ce mot « Je suys » partout j’y retrouvay
Tout le surplus fust de moy réprouvé17
22Marguerite ne se livre pas à une condamnation des savants, comme on aurait pu le croire, mais fait apparaître que derrière chacun d’eux, c’est Dieu qui parle. Tous les hommes sont des médiateurs en puissance, – dans le bien comme dans le mal -, et tous les livres, toutes les histoires, à leur manière, disent Dieu.
23Le Prologue de l’Heptaméron impose dès le début un modèle de lecture allégorique. L’aventure de nos curistes n’est qu’une représentation en image d’un voyage plus essentiel. Claude-Gilbert Dubois a analysé les attitudes significatives des hommes qui tentent de se « sauver » lors de ce nouveau Déluge, mais qui échouent soit parce que les ponts n’étaient que de bois, soit parce qu’ils cherchent des chemins nouveaux et ont une opinion différente comme les faux prophètes mènent à la perdition...18. Chaque détail, chaque élément peut recevoir une interprétation symbolique. Le vocabulaire fait signe constamment. Marguerite fait explicitement référence à Noé, mais d’autres termes sont chargés de sens : tout ce qui concerne les « malades », la guérison ou le salut... comme si le récit traduisait à un niveau matériel, visible, des réalités spirituelles. Prenons un seul exemple : plusieurs sont venus de France et Espagne « Les ungs pour y boire l’eaue, les autres pour se y baigner, et les autres pour prendre de la fange, qui sont choses si merveilleuses que les malades habandonnez des médecins s’en retournent tout gariz » (p. 1). Lorsque l’on sait les développements de Briçonnet sur cette eau merveilleuse, lorsque l’on repense à la farce Le Mallade où Marguerite montre comment un malade faussement soigné par le médecin découvre que la source de toute guérison est l’Evangile et Dieu, l’on peut comprendre qu’il ne s’agit guère d’un passage descriptif. Et l’on apprécie encore la manifestation tripartite de la grâce divine : certains sont capables de boire directement l’eau (de comprendre l’Evangile), les autres doivent s’y plonger, s’en imprégner en étant au milieu du monde, environnés des signes bénéfiques de l’Esprit, et enfin, les autres doivent aller au bout du l’humiliation, dans la fange, où ils rencontrent là encore, Dieu qui veut les sauver. Marguerite ne s’éparpille pas dans les indications réalistes inutiles à son projet : son écriture n’a pas de complaisance au pittoresque, ni même au psychologique. Observons cette phrase initiale et énigmatique: « Ma fin n’est de vous déclarer la situation ne la vertu desdits baings, mais seullement de raconter ce qui sert à la matière que je veulx écripre » (p. 1). C’est avec désinvolture qu’elle renonce aux descriptions les devisants s’installent dans un pré « qui estoit si beau et plaisant qu’il avoit besoin d’un Bocace pour de dépaindre à la vérité ; mais vous contenterez que jamais n’en feut veu ung plus beau » (p. 10). Toute la compagnie rejette d’ailleurs l’artifice littéraire « de paour que la beaulté de la rethoricque feit tort en quelque partye à la vérité de l’histoire » (p. 9). Il est important en effet que les histoires soient vraies, car le grand narrateur, l’ordonnateur des signes est Dieu, et chaque devisant lui prête sa voix.
24Parfois, l’allusion biblique affleure sous le récit. Floride avait, par sa beauté, poussé Amadour à pécher, elle mutile elle-même son visage : « Parquoy aymant mieulx faire tort à son visaige en le diminuant, que de souffrir par elle le cueur d’un si honneste homme brusler d’un si meschant feu, print une pierre qui estoit en la chappelle et s’en donna par le visaige si grand coup que la bouche, le nez, et les oeilz en estoient tout difformez » (p. 77). Elle renouvelle le précepte : si ton œil est occasion de péché, crève-le, etc., en : si ta beauté est pour l’autre une occasion de péché, détruis-la. Floride va encore plus loin dans l’idéal évangélique. Les nouvelles peuvent être une médiation vers l’esprit évangélique aussi forte que l’Evangile même, car elles montrent les actualisations possibles des modèles archétypaux sacrés.
25Les débats structurellement semblent marquer des lieux intermédiaires entre les histoires et les jugements des lecteurs, ils sont à la charnière d’une révélation éventuelle du sens des exemples. Mais ils ne remplissent que partiellement cette fonction. Au contraire, le plus souvent, ils suivent un chemin de retour vers la réalité : une première partie courte concerne le commentaire de la nouvelle (et est d’ailleurs encore prise en charge par le narrateur, comme en conclusion de son récit), et une grande seconde partie offre au lecteur le spectacle d’une réalité à nouveau complexe, avec une multiplicité de points de vue. Les personnages ne sont plus alors médiateurs mais bien personnages d’un roman indépendant, interstitiel. Si le lecteur doit en tirer un enseignement, cette fois, il n’est plus guidé dans son déchiffrement. Car c’est la médiation narrative seule qui peut apprendre à lire le sens, à découvrir le fil exégétique interne aux histoires. Les dialogues créent une chute brusque par rapport à cette recherche fragile, car ils ouvrent une trouée sur l’incohérence du monde, et l’irréductible pluralité des jugements humains qui s’égarent hors de Dieu. La voix narrative a le mérite d’unifier la lecture de manière implicite, de réunir au fur et à mesure les fils embrouillés qui font agir les acteurs exemplaires.
26Nous voudrions voir cette technique à l’œuvre non dans la conception des histoires mais dans le style même de la narration. Car la structure de la phrase est révélatrice.
27Si on peut parler d’une certaine économie dans la composition d’ensemble des nouvelles, qui semble parfois stylisée19 on s’accorde à reconnaître que la sinuosité syntaxique envahit non seulement les récits mais les discours des personnages à l’intérieur des nouvelles. Sans anticiper sur le rôle des relatives, dont parle Eliane Kotler20, nous voudrions suggérer l’interprétation suivante. La structure de la phrase dessine en fait une architecture de la lecture, en entrecroisant sans cesse le plan du récit de la nouvelle et celui de son interprétation. L’axe syntagmatique de la narration est coupé par des subordonnées qui opèrent un décrochement exégétique. Ainsi, la narration est grevée, surchargée de jugements qui aident à la lecture seconde. Parfois, le narrateur entrecoupe son récit de véritables gloses, comme lors de l’inceste et de l’explication du péché de la mère, qui était plus d’orgueil que de chair (N.30). Après le crime, elle se retira et :
… passa la nuict à pleurer et crier toute seule. Mais en lieu de se humilier et recognoistre l’impossibilité de nostre chair, qui sans l’aide de Dieu ne peult faire que péché, voulant par elle-même et par ses larmes satisfaire au passé, et par sa prudence éviter le mal de l’avenir, donnant tousjours l’excuse de son péché à l’occasion et non à la malice, à laquelle n’y a remède que la grâce de Dieu, pensa faire chose parquoy à l’avenir ne scauroit plus tomber en tel inconvénient. Et comme s’il n’y avoit que une espèce de péché à damner la personne, mist toutes ses forces à éviter cestuy-là seul. Mais la racine de l’orgueil que le péché extérieur doibt guérir, croissoit tousjours, en sorte que, évitant un mal, elle en feit plusieurs autres : car le lendemain au matin…21
28Selon le même principe de glose interne à la narration, les propositions participiales, les subordonnées, utilisées comme incises, sont autant d’inclusions d’un autre niveau de lecture :
Et alors elle, qui n’avoit jamais apris des cordeliers, sinon la confiance des bonnes œuvres, la satisfaction des péchez par austérité de vie, jeusnes et disciplines, qui du tout ignoroit la grâce donnée par notre bon Dieu par le mérite de son Filz, la rémission des péchez par son sang [...], se trouva si troublée [...] qu’elle estima la mort trop plus heureuse que sa vie22.
29La proposition relative explique certes la psychologie de la jeune femme, – c’est parce qu’elle avait eu cette éducation et n’avait pas eu connaissance de la bonté de Dieu qu’elle commit le plus grand péché, celui de désespoir -, mais plus encore, le pronom qui sert presque de déclencheur d’un système de lecture paradigmatique. La relative ouvre l’espace d’un cas, prend du recul par rapport au personnage particulier, et permet de comprendre la vraie perspective de salut ou de damnation. Le narrateur dans cet espace de jugement désengagé de son récit glisse à l’occasion un peu de la bonne doctrine. Pas d’identification possible pour le lecteur dans un tel système d’éloignement chronique du plaisir de l’histoire.
30Mais une étude plus précise de la syntaxe permet d’aller plus loin dans la signification à donner à telle ou telle forme. Les méandres de la phrase ne sont pas dus au hasard : leurs détours sont l’image de la perversion du cœur et de l’esprit humain. Lorsque le narrateur expose des actes vertueux, la phrase coule simplement : les subordonnées sont des consécutives qui établissent une relation transparente entre l’ordre des faits et l’ordre du Bien (par exemple pour présenter Amadour, au début de la nouvelle 10, pp. 55-56). Mais la syntaxe qui procède par retours en arrière, concessives, etc. indique toute l’errance intérieure des personnages, est comme contaminée par la malice inhérente à la condition humaine, qui embrouille, séduit, égare. Apparaît alors tout un vocabulaire de l’opposition interne, qui est souvent introduit par des verbes de réflexion, marquant l’entrée dans le lieu de faute le plus humain : la pensée dans ses chemins retors. Amadour
…se pensa de se marier contre la délibération qu’il avoit faite avec les dames de Barcelone et Perpignan, où il avoit tel crédit que peu ou riens luy estoit refusé ; et avoit tellement hanté ceste frontière, à cause des guerres, qu’il sembloit mieulx cathelan que Castillan, combien qu’il fust natif d’auprès de Tolède... mais à cause qu’il estoit puisné n’avoit riens de son patrimoine23.
31Le dédale des propositions qui se perdent dans les détails, les nuances, les restrictions, ne sert qu’à reproduire (à montrer comme dans un miroir), les calculs et contradictions qui occupent l’esprit d’Amadour. La phrase du narrateur épouse ces circonvolutions, les explore avec le personnage. Souvent Marguerite renforce l’effet par une formule antithétique complexe : « Le Roy, voyant tant de perfections en ung corps, ne print pas tant de plaisir au doux accord de son mary et d’elle, qu’il feit à penser comme il le pourroit rompre » (N.3 p .22). Le mari s’absente, la femme se laisse séduire « Et avant les trois sepmaines qu’il devoit retourner, fut si amoreuse du Roy qu’elle estoit aussy ennuyée du retour de son mary qu’elle avoit esté de son allée » (p. 23). On pourrait multiplier les exemples. Citons encore la nouvelle 10 : « A ces nopces se trouva Amadour, qui poursuivit si bien les siennes qu’il espouza celle dont il estoit plus aymé qu’il n’y avoit d’affection, sinon autant que le mariage lui estoit très heureuse couverture et moyen de hanter le lieu où son esprit demoroit incessammant » (p.60).
32Ceci explique pourquoi les discours des personnages dans les nouvelles sont de longues tirades composées, aux phrases complexes. La relation des événements en eux-mêmes ne contient pas de mal, et peut rester sobre, mais tout le mal vient du cœur de l’homme, et cela apparaît dans les discours, qui ne correspondent pas à une réaction immédiate, à des dialogues réalistes, mais à des lieux où le personnage se donne à voir dans son intériorité... et à juger. Le discours du personnage est un miroir de la catégorie d’humanité qu’il représente (les discours d’Amadour et Floride sont révélateurs, N. 10). Pas d’oralité donc, dans ces dialogues exemplaires, mais des occasions pour le lecteur d’apprendre à lire la sincérité ou la duplicité des hommes.
33Cela explique encore qu’il y ait une si grande uniformité stylistique chez les différents narrateurs : ils ont pour mission d’éduquer le regard, l’écoute du lecteur, dans un système de lecture aux repères fixes. C’est la même grammaire spirituelle que proposent les nouvelles, avec le même étagement des réalités, de l’exemple sensible à l’archétype spirituel. Pour cette raison, on chercherait en vain une signification à la répartition des nouvelles selon les voix. Dès qu’un personnage devient narrateur, il fait entrer le lecteur dans un univers codé de manière à atteindre le même but, l’entraîner au déchiffrement vigilant du monde et des signes, au-delà du divertissant spectacle.
34Ainsi, les méandres de la phrase dans l’Heptaméron ont une double valeur : ils sont le miroir de notre prison intérieure, où la pensée tourne et retourne sur soi comme un serpent, et ils livrent par le procédé des décrochements par rapport au récit, la perspective d’une libération dans la révélation d’une lecture plus élevée. Toute la démarche de l’Heptaméron est là : donner à voir un miroir de l’homme dans le monde, et laisser s’y refléter la présence divine. Au niveau des intentions et jusque dans le style, l’Heptaméron est une médiation narrative, un miroir de passage.
35Il nous est donc apparu que l’Heptaméron est le lieu d’un apprentissage du déchiffrement de l’invisible ; la parole des narrateurs peut être considérée comme un relais, une médiation qui exerce les hommes à lire les signes que Dieu continue à manifester autour d’eux. Il faut tout un système de médiations, qui invitent à autant de reculs, de prises de conscience : un moment de suspens par rapport à la vie, qui oblige les personnages à raconter les histoires du monde, d’un peu plus loin ; un moment de lecture commentée des textes sacrés, avant qu’ils puissent connaître l’Ecriture par la Foi. C’est tout un itinéraire qui est tracé par cette écriture « mondaine » qui cherche à entraîner le lecteur de l’état de cécité à l’illumination. Mais il aura fallu des degrés. Ceci n’est pas sans conséquence sur notre vision de l’Evangélisme, qu’on croit trop souvent prôner un contact direct avec la Bible. Même chez Marguerite de Navarre il y a deux niveaux de lecture de l’Evangile : celui d’une lecture sermonnaire et celui d’une communion liturgique : une lecture qui ouvre le cœur par l’intelligence, et une qui soit un sacrement où « tous chrestiens sont unis en ung » (p. 6). Et avant la lecture de l’Evangile, il faut encore habituer les hommes à être des lecteurs d’histoires. Car l’acte narratif porte en lui une exégèse des événements racontés, pourvu que s’y impose une voix, une formule stylistique récurrente. L’Heptaméron parvient à laisser transparaître cette voix unique, sous le masque d’une pluralité de devisants, comme dans un ultime défi à la capacité de déchiffrement de son lecteur. Celui-ci est guidé, sa lecture est comme surveillée (par exemple dans la différence éclatante entre le statut des « personnages » dans les débats et celui des « narrateurs ») ; tous les procédés attendent une lecture qui dépasse les apparences et qui les réinterprète en signes. Allons plus loin, le lecteur est supposé avoir la même attitude face aux textes des nouvelles que face au monde: y trouver matière à rire, et à découvrir une foi vivante. Car il ne s’agit pas de se détourner des plaisirs du monde, auxquels le plaisir de la narration participe, mais de transfigurer sans cesse la réalité par une gaieté, une joie, qui approfondisse le vécu transitoire d’une dimension spirituelle. Et c’est peut-être là que se situe « l’ambiguïté » de l’Heptaméron et du théâtre profane de Marguerite, puisqu’ils s’efforcent de trouver le point de révélation au cœur du lecteur ou du spectateur, où le plaisir devienne Gaieté, où la vie mondaine puisse être éclairée d’un rayon divin, où la fascination du spectacle n’empêche pas d’être aspiré aussi de l’autre côté du miroir.
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Josiane Rieu, « L’Heptaméron ou la médiation narrative », paru dans Loxias, Loxias 11, mis en ligne le 15 décembre 2005, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=728.
Auteurs
CTEL, Université de Nice