Loxias | Loxias 37. Arts et Littératures des Mascareignes | I. Arts et littératures des Mascareignes 

Magali Nirina Marson  : 

Le ressassement ou la poétique de l’essai répété dans les littératures indocéanes

Résumé

Les Comores, Mayotte, Madagascar, Maurice, La Réunion, étant rarement étudiées ensemble, il nous a paru intéressant de réunir en corpus les romans de figures contemporaines représentatives de ces champs littéraires francophones. Les auteurs y représentent leur terre natale de façon particulière. Omniprésente, elle semble obsession, sujet qui assiège l’écriture. Tout, dans La République des imberbes, de Mohamed Toihiri et Le Bal des mercenaires, d’Aboubacar Saïd Salim (Comores) ; La Fille du polygame, de Nassur Attoumani et L’Épilogue des noyés, d’Alain-Kamal Martial (Mayotte) ; Nour, 1947 et L’Arbre anthropophage, de Raharimanana (Madagascar) ; L’Arbre-fouet et Eve de ses décombres, d’Ananda Devi (Maurice) ; ainsi que dans L’Aimé et Quartier-trois-lettres d’Axel Gauvin, (La Réunion), apparaît comme pré-texte pour dire le lieu, les sentiments qu’il inspire au natif. Le rapport des auteurs et protagonistes à leur insularité est cependant d’emblée problématique. Empreint d’une intensité particulière, il est paradoxal : attachement singulier et répulsion. Le natif est défini comme né sur l’île mais en ayant, surtout, le souci.L’île préoccupation, redite, semble signal et signe, sur lesquels se pencher pour en identifier les motivations, le sens. En quoi, induit par une conjoncture née d’une histoire prédatrice se répétant depuis l’origine, la re-présentation du lien au lieu natal austral est-elle symptomatique d’un « mal » plus profond, commun aux cinq terres ?

Index

Mots-clés : écriture de l’Histoire , exil, Indocéanéité, intranquillité, islophobie, postcolonial, ressassement, traces, travail de mémoire

Géographique : Comores , Madagascar, Mascareignes, Maurice, Mayotte, Réunion

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

Il semble difficile de réunir les champs littéraires de Madagascar, île-continent1, Maurice et La Réunion – des terres créoles, certes, mais dont l’Histoire, les métissages originels et le statut politique diffèrent – et les Comores – un archipel morcelé2 par une Histoire et une Histoire littéraire3 que tout différencie de celle des terres voisines.

Comme le note Édouard Glissant, « [L]a littérature ne se produit pas en suspension, ce n’est pas une suspension en l’air. Elle provient d’un lieu […] incontournable de l’émission de l’œuvre littéraire4 ».

Se posant donc chacune comme une entité singulière, ces terres indocéanes ont donc mis et mettent au monde des littératures particulières. « Natives natales5 », des dernières sont ancrées dans un terroir spécifique, sont le reflet d’une Histoire propre et du vécu de celle-ci, d’un être-au-monde autre, que ceux des terres voisines.

Il nous a donc semblé intéressant de réunir les textes6 de Mohamed Toihiri et Aboubacar Saïd Salim – des Comores –, de Nassur Attoumani et d’Alain-Kamal Martial – de Mayotte –, de Raharimanana – de Madagascar–, d’Ananda Devi – de l’île Maurice – et d’Axel Gauvin – de La Réunion.

Force est en effet de noter une tendance commune, chez ces différents auteurs. Une injonction de la réitération pousse ces figures représentatives des nouvelles littératures francophones de l’Océan Indien, à « re-présenter » leur terre natale de façon particulière. On retrouve des thèmes identiques, le même type de protagonistes, une certaine tonalité sombre, dans leurs écrits. Omniprésent, le lieu natal y apparaît comme l’épicentre de l’imaginaire d’auteurs moinantsi7 – « enfant[s] de [leur] terre » –, comme ce qui motive leur envie d’écrire, la force de leur Dire et assiège leur esprit, leur écriture.

Le rapport des auteurs et de leurs protagonistes à ces terres-mère, se présente cependant d’emblée comme problématique. Loin de toute mesure, le lien du « natif » à l’île ou à l’archipel austral(e), est paradoxal, fait d’attachement singulier et de rejet, aussitôt contredit par un lien indéfectible. Le « natif », soulignent les auteurs d’Amarres, est certes né sur l’île mais, surtout, s’en sent natif « […] en a le souci8 ». Nous sommes ramenés au manque de pondération noté plus tôt, dans la représentation du lieu austral.

L’île ou l’archipel comme préoccupation, l’intensité particulière entrevue dans le rapport décrit du natif à sa terre indocéane, le besoin des écrivains de la redire, semblent un signe, un signal, sur lesquels se pencher, afin d’en identifier les causes, les motivations, le sens. Né d’une conjoncture héritée d’une Histoire prédatrice qui semble se répéter depuis l’origine, le ressassement9 est-il la seule forme apte à dire une terre comorienne, mahoraise, malgache, mauricienne ou réunionnaise carcérale et cruelle, ou le symptôme d’un « mal » austral plus profond ?

Nous tenterons donc de montrer que les cinq champs littéraires qui nous occupent font du ressassement plus qu’un figement de l’écriture, une posture dépressive née d’une vision sombre des terres décrites. L’étymologie dit l’effort, la progression. Ressasser, c’est passer et repasser par le filtre, le crible10. En les « res-sas-sant », les textes tenteraient donc de « re-passer » l’île et l’archipel natals par le tamis de l’écriture, pour en retenir des éléments toujours plus fins. Phare allumé dans et par les textes des terres indocéanes le ressassement s’y laisse donc entrevoir comme cette « machine de guerre11 » qu’évoque Diva Barbaro Damato, à propos de « La Répétition dans les essais d’Edouard Glissant ». Dynamique de recherche, désir de déterrer ce qui est enfoui, il serait tentative d’aller au-delà des apparences, essai de thérapie et lien, entre les rives littéraires australes…

Ressasser la clôture et le figement : le supplice de Sisyphe de la terre indocéane et de son écriture ?

Aucun terme ne semble aussi bien convenir que celui de « ressassement », pour désigner la marque de fabrique des écrivains des cinq terres, leur façon de revenir et de s’attarder sur des idées-phares. D’un écrit et d’une page aux autres, les mêmes motifs et types d’anti-héros persistent. Les situations dramaturgiques se complètent. Des thèmes, mots, refrains sont repris. Le tissu textuel se fait lieu du ressac, du retour, de la réitération.

Le membre d’un des commandos semeurs de terreur de Guigoz, chef suprême de La République des imberbes, de Mohamed Toihiri, tombe amoureux d’une Comorienne. Se rendant compte des injustices, des horreurs perpétrées par les siens, le mercenaire tente, en faisant appel à une journaliste, de rompre son contrat. Ces mêmes semeurs de terreur sont évoqués par Aboubacar Saïd Salim, dans Le Bal des mercenaires qui a lieu quotidiennement à « Niorm, capitale de la République fédérale des îles Kavu » ou « îles du rien », que découvre avec effarement le jeune protagoniste.

La décision que prend l’héroïne, dans La Fille du polygame, d’épouser un Grand-Comorien contre l’avis de tous, permet à Nassur Attoumani d’aborder la scission de l’archipel en « Union des Comores » et « Mayotte la Française ». Cette « dé-composition »12 territoriale est représentée, au sens propre, par Alain-Kamal Martial, qui exhibe la noyade et les corps démembrés et déchirés par les courants marins, de « clandestins » qui tentent de quitter une rive de l’archipel pour l’autre, au péril de leur vie13.

Traînant le corps décomposé de son amour, le narrateur de Nour, 1947 revisite la tentative de décolonisation avortée de cette année et ponctue sa complainte d’éclats d’Histoire et de légende. L’Arbre anthropophage voyage également dans le passé malgache et s’entrecoupe de méditations sur l’écriture ou l’exil, de fragments de mythes. Nous plongeons ensuite dans le journal intime de l’auteur, qui raconte 2002, la transition houleuse d’un pouvoir au suivant, au cours de laquelle son père est arrêté et torturé.

À travers le parcours d’Aeena au karma difficile, L’Arbre-fouet dit Maurice au féminin et ses contraintes communautaires. Eve de ses décombres raconte Troumaron, une banlieue de l’île où quatre adolescents sont confrontés à la violence et au meurtre d’une amie.

Et à travers le village de pêcheurs de Quartier-trois-lettres ou les soins que donne Margrite à L’Aimé, son petit-fils arrivé chez elle agonisant, après la mort violente de ses parents, Axel Gauvin dépeint, lui, un quotidien réunionnais difficile.

Au-delà du simple décor nécessaire à l’écriture, la terre natale indocéane et son Histoire apparaissent ainsi comme la « pré-occupation » d’auteurs en quête, chaque fois, d’images parlantes, plus percutantes. « Nour. Jao. Siva. Benja. Haine ou amour d’une terre qui a vu naître » (N, 83), avoue Raharimanana. Nous pourrions remplacer ces prénoms par ceux des différents protagonistes du corpus et, à propos de chacun des auteurs qui nous occupent, noter, comme le fait Mohamed Toihiri à propos de Nassur Attoumani : « [son] écriture [a] comme personnage principal son île […]14. »

Les terres australes et les sentiments qu’elles inspirent à leurs natifs se révèlent donc personnages principaux des récits. Les protagonistes révoltés ou las, les circonstances, généralement tragiques, tout, y apparaît comme « pré-texte », pour dire l’essentiel, le sujet : l’obsession d’une île et d’un archipel vers lesquels s’efforce et converge l’écriture.

« Je prends plaisir à faire voyager mes personnages dans tous les coins et recoins de mon île15 » déclare Nassur Attoumani. Les descriptions minutieuses de la topographie, des paysages et de leurs spécificités, font des terres représentées, de leur « Entour »16, une présence inlassable, qui force les refus et les dénis potentiels. Le lieu natal austral est asséné au lecteur et s’impose aux personnages en s’insinuant dans tous les modes de perception qui les relient au monde. Les différents protagonistes se voient ainsi appelés par un détail puis envahis, un sens après l’autre, par une nature îlienne vivace, qui capte toute leur attention. Sad s’attarde ainsi sur l’odeur des fruits qui, puissante, épargne Troumaron, au début de l’été, de celle du goémon et des ordures (ED, 65).

Reflétant l’obsession des auteurs – s’immerger dans leur terroir17 et le représenter, le redire –, ce caractère prégnant de la terre australe se joint au besoin, dans lequel les personnages sont placés, d’effectuer un voyage au cœur du lieu, de son Histoire.

Tous les textes du corpus s’apparentent donc, d’une manière ou d’une autre, à une incursion dans l’espace et le temps insulaires. Découvrant dans son grenier des photos et documents d’une famille arrivée à Maurice en 1908, Aeena veut en reconstruire l’Histoire et revisite les premières immigrations indiennes de l’île (AF, 37). Amoureux de Mkaya (BM), déjà promise à un vieil homme riche, Miloude est menacé de mort par les frères de la jeune femme et s’enfuit. Il découvre alors Niorm, la capitale des « îles Kavu ». C’est un autre type d’initiation à la terre-mère que vit L’Aimé. Le jeune garçon arrive agonisant chez sa grand-mère, qui le remet sur pieds grâce aux riches pharmacopée et cuisine traditionnelles réunionnaises et en lui racontant Vincendo, le berceau de leur famille, où elle lui promet de l’emmener (L’A, 28-30).

Mais s’il rime avec attraction, ce lien au lieu natal apparaît surtout comme une tension entre besoin d’île ou d’archipel et aversion. Les textes s’attardent en effet sur les défectuosités de ces terres, hostiles.

La nature y est cruelle, voire meurtrière. Comme le vent « ricane » (N, 16-17) devant la défaite des insurgés malgaches de 1947, le cyclone qui, sardonique (L’A, 10-11), approche pendant que Margrite consolide les portes branlantes de sa vieille case, jubile, à l’idée des dégâts qu’il causera. Ailleurs, une humidité insalubre appelle moustiques et malaria (N, 47, 11, 36). Les naufragés d’Alain-Kamal Martial sont, eux, broyés par la force d’un océan qui les déchiquette. L’insulaire se voit donc ramené à la fragilité d’une existence que scande l’alternance du calme de la nature et de ses déchaînements, incontrôlables.

Lorsqu’ils pénètrent au cœur de leur terre, dans les villes et villages, les textes en répètent la vétusté. La modernité galopante et anachronique y est indécente, à côté de quartiers insalubres, délabrés, comme celui dont Ti-Pierre décrit les « […] quelques magasins-longtemps, [l]es boutiques fanées [et l]es maisons-aujourd’hui-la-misère […] » (Qtl, 11). Les adolescents de Troumaron s’attardent, eux, sur « [les] gravats [et] ordures » de leur banlieue, l’« eczéma » de ses peintures et « [les] aiguilles, […] tessons [et] couleuvres d’attente […] » (ED, 41) qu’elle exhibe, au milieu des terrains de jeu pour enfants.

Les différentes régions visitées ressassent donc une île australe aux fondations bancales et dérisoires, vécue comme un lieu carcéral et anxiogène.

Etau se resserrant autour des protagonistes en îlots concentriques de plus en plus étroits, la terre indocéane apparaît ainsi comme une spirale renversée. La première prison est constituée par un océan-barrière que les protagonistes rêvent de traverser, comme Ti-Pierre s’imaginant pêcheur aux Kerguelen ou dans un avion pour l’Amérique (Qtl, 10), comme les clandestins comoriens en quête d’un meilleur destin.

L’enclosure est ensuite délimitée par la région, la ville ou le village visités, microcosmes clos sur eux-mêmes, où chaque bâtisse, demeure, case, est un îlot minuscule et irrespirable, comme l’est l’appartement parental, dont Eve note la laideur et la promiscuité malsaine (ED, 4143), dont elle s’exile en s’enfermant dans son « île intérieure18 ».

L’enfermement s’avère total, aussi bien politique, social, économique, que culturel, familial et mental. L’islophobie ressentie est en effet également générée par un contexte synonyme d’omnipuissance mercenaire, de soubresauts politiques qui se succèdent, de gabegie et de corruption. Les textes répètent un monde bipolarisé. La majorité n’a comme horizon que la déréliction dans laquelle baigne le lieu natal, ses normes sociales castratrices ou la pauvreté, des chaînes qui perpétuent celles de ses pères comme une malédiction.

Les nombreuses anamnèses semblent en effet révéler lalana19, une « route » tracée, une « loi » qui semble régir depuis l’origine les terres australes et une fatalité qui s’y acharne. En reprenant parfois des motifs ou des passages entiers20 du roman précédent, les textes revisitent les « Créolisations » originelles, synonymes d’alliances mais également de pacifications et de colonisations. Tandis que Raharimanana se souvient du massacre des proto-Malgaches, les textes comoriens redisent la longue présence des commandos et la Rupture de chair dont souffre l’archipel…

Ressassant donc une Histoire prédatrice, les textes dévoilent des terres qui en perpétuent la violence.

« Je connais déjà l’histoire […]. Je connais déjà l’histoire et m’apprête à la revivre […]. Je connais déjà l’histoire et ne cesse de la revivre »(AA, 18-19)… Cette anaphore de l’écrivain malgache vaut pour les cinq espaces qui nous occupent et introduit l’idée d’une Histoire qui y bégaie, ressasse. La terre australe semble donc toujours déjà emprisonnée dans le cercle vicieux d’un éternel retour. Dans l’impossibilité, dès l’origine, de contrecarrer un sort qui s’acharne, sujet à l’échec dès qu’il s’y emploie, l’insulaire représenté vit son lieu, depuis l’aube, comme une passion, au sens de « pâtir, subir ».

Imposé aux différentes strates de migrants qui les ont peuplées, tous venus « d’un ailleurs qui les avait, un jour, chassés ou poussés sur les mers » (N, 20), le lien alors créé avec ces îles, paraît encore subi par leurs fils. Ceux-ci sont représentés lestés par un Destin – au sens de déterminisme politique, social, économique ou de karma –, que tous peinent à contrer.

Rien ne semble avoir réellement changé, depuis l’origine. Le peuple comorien est décrit manipulé, dépassé par les événements, « agi ». La misère des pêcheurs de Quartier-trois-lettres, la soumission de Nour, esclave, à ses maîtres ou les contraintes sociales subies par les héroïnes d’Ananda Devi, perpétuent celles de leurs pères et mères…

Loin de l’idée de progrès, de progression, les terres indocéanes décrites se laissent entrevoir comme des vortex. Déceptive, l’écriture ressasse en effet l’engloutissement, répète une Histoire-blessure, dont les configurations et figures du pouvoir disent les mêmes principes sous d’autres formes.

Vivant depuis toujours son lieu natal comme imposé et pénible, l’insulaire semble voué à une erre subie. C’est à dessein que nous choisissons ce terme marin. Les Comoriens, Mahorais, Malgaches, Mauriciens et Réunionnais sont en effet ballottés, sans poids sur leur existence.

S’il fallait reproduire géométriquement les ressacs de l’Histoire, ses bégaiements, le cercle de l’éternel retour ne conviendrait cependant pas. Il serait combiné à la progression de l’histoire. Lorsque les textes reviennent sur des faits passés et soulignent leur re-tour21, ils signalent qu’en ressassant, un sujet – fût-ce l’histoire – mesure et signifie son propre déplacement dans le temps et l’éloignement dans le passé de l’objet de son ressassement.

La persistance de la redite, le ressassement, se donnent comme mouvement, progression. La durée indocéane serait cette avancée spiralée. Chaque nouvelle occurrence de l’histoire installe entre son actualisation et le passé répété toute l’épaisseur des actualisations antérieures. L’action est ralentie, le temps épaissi. Le ton des textes, le parcours des personnages alourdis par un quotidien difficile et le ressassement de leurs angoisses, les textes qui reviennent sur leur parcours… Tout semble reproduire le ressassement historique et désigner son écriture comme une posture dépressive. Être déprimé, écrit Daniel Widlöcher, « c’est être emprisonné dans un système d’action, selon des modalités dont le ralentissement constitue une caractéristique22 ».

Le ton des textes et le retour de leurs motifs, sombres, tendent à signifier qu’une certaine désespérance s’est emparée des écrivains, devant des terres australes paralysées. Le ressassement se donne donc à lire comme le supplice de Sisyphe des trois îles et de l’archipel, de leurs fils et de l’écriture. Mais s’arrêter là serait réducteur. Loin de n’être qu’une parole improductive, ankylosée, le ressassement se fait forme dynamique et féconde. Phare allumé, il révèle un « mal » d’île et d’archipel.

Le ressassement, phare allumé : le révélateur du « mal » d’île et d’archipel

Le ressac de l’écriture allume le motif comme un phare, attire l’attention sur l’objet ressassé. En revenant sur le passé blessé des terres qui nous occupent, les textes tendent à désigner l’Histoire comme la responsable. Ses bégaiements donnent en effet à entrevoir le lien à l’insularité comme un stigmate, un legs douloureux. On songe à Jean-Pierre Millecam déclarant, à propos des anciennes colonies et des peuples opprimés : « c’est l’histoire. C’est là que l’homme saigne23 ». En insistant sur la violence historique, aux présent, passé et dès les origines, les textes dévoilent le fils de « l’archipel des quatre lunes » de Madagascar, Maurice et La Réunion, comme un étranger, un « ex-îlé » sur sa terre natale.

Aucune des strates de migrants, d’esclaves et d’engagés n’a, répètent les textes, revu sa terre d’origine. Cet accent sur des racines autres, présente l’île ou l’archipel comme un « lieu terminal ». Celui-ci est cependant également un débarquement, pour les « découvreurs des mers » de Nour, 1947 et de L’Arbre anthropophage. Il est un naufrage, pour les cargaisons humaines des boutres de ces derniers, celles des kwassa kwassa s’abîmant en mer comorienne et pour les premières générations d’Indo-Mauriciens. La terre « india-océane » apparaît donc surtout comme une « origine seconde24 », une possibilité de recommencement. C’est dans cet espoir que les natifs des Comores indépendantes décident de quitter leur rive et ce qui les y attache pour la mahoraise.

Révélateur, le ressassement qu’opèrent les cinq champs littéraires qui nous occupent, dévoile donc un lien à la terre natale qui est manque de lieu et manque de lien, manque de lien au lieu. Ce dernier est tension vers un sol, un soi, encore inhabités, à créer, comme le signale le futur qu’emploie Aboubacar Saïd Salim en déclarant qu’« Il sera une fois Les COM’OR !25 ».

Loin, cependant, de panser cette blessure historique en habitant réellement son lieu natal, en s’y ancrant profondément, l’insulaire représenté s’en extrait, tente d’en éviter le réel. Refusant l’Histoire, il la dépasse et se projette dans le Mythe. L’Arbre anthropophage se souvient ainsi des Vazimba, les premiers Malgaches présumés, massacrés et bannis des généalogies officielles, avant d’être « sur-naturalisés » par la mémoire collective26. L’îlien se rattache également à une communauté donnée et, comme les hordes d’adolescents de Troumaron, revendique son origine autre, sa « non-appartenan[ce] » (ED, 17). Si l’individu mis en scène fuit, s’exile dans l’hyperactivité, le rêve ou l’écriture, dans les drogues et la folie27, l’échappée est aussi physique, comme la tentative désespérée des noyés d’Alain-Kamal Martial. L’évitement du lieu natal indocéanique est donc posé, à tout prix et de toutes les manières possibles, comme incontournable.

Discréditée par ces rejets, la terre indocéane est également dénoncée comme absurde, au sens camusien de « […] sentiment [qui] frappe à la face […] dans un univers […] privé d’illusions. [Devant] le divorce entre l’homme et sa vie, […] le caractère insensé d[u] quotidien et l’inutilité de la souffrance, [on] se sent un étranger28 ».

L’inadéquation est effectivement exhibée, entre le natif et son lieu. Les textes redisent le malaise profond que suscite une réalité régie par les faux-semblants, régie par des normes inadaptées et castratrices. Si le titre de Mohamed Toihiri dit l’incohérence d’une dictature dirigée par des adolescents, Eve et Ti-Pierre évoquent leur « nausée », « […] mouchoir de dégoût […] enfoncé dans la bouche dès la naissance […] » (ED, 41) ou « goût de dépitation […] » (Qtl, 10) habituel, sur l’île, Aboubacar Saïd Salim avoue un « […] perpétuel purgatoire, traversé […] sans espoir d’un paradis ou d’un enfer29. »

Les textes apparaissent comme des écritures du « désenchantement30 ». Une gradation est opérée. Le lieu natal semble ne pouvoir se dire que par l’extrême et la surenchère. Hyperréaliste, l’écriture semble vouloir s’imbiber de la violence que fait le lieu à son natif et déborde de chair abîmée et de sang. Prismes déformants ressassant la violence, le sordide et l’horreur, les textes anamorphosent la terre indocéane montrée à la loupe comme une broyeuse, au sens propre, de corps et de vie.

La réalité de ce lieu natal est également désavouée. Les hallucinations des protagonistes et les interventions surnaturelles qui, comme Dziny, chant et ombre d’ondine qui hantent les personnages et entrecoupent les récits, font en effet de la terre australe une sorte d’« entre-deux », présent poussif entre passé blessé et avenir improbable.

Informes, l’île et l’archipel posent la question de leur caractère habitable. Le lien du natif à ces terres semble un vis-à-vis impossible. Indicibles, invivables sans filtre, sas, celles-ci se révèlent absence lancinante, îles Kavu, « au trop plein de vide ».

Le ressassement signale donc la difficile avancée de l’écriture vers un lieu natal approché, par les retours et leurs retouches, à chaque réactualisation, qui n’est cependant jamais circonscrit par l’expression. Tandis que L’Arbre anthropophage se clôt par un aveu – » Je n’ai pas trouvé la paix » (AA, 256) –, l’auteur du Bal des mercenaires explique que :

[… ] la brièveté du nom kavu, mot bi-syllabique[,] résonne comme un cri inachevé joint à l’inachèvement de l’île, éclat de continent […] . Ce nom ou ce mot, [poursuit-il,] contient sans doute la colère et le désespoir engendrés par le rien qui attend impatiemment et en vain le tout, comme le Kavu attend et appelle, […] pour passer du vide au plein31.

L’étymologie met l’accent sur la progression ardue. Ressasser, c’est, nous l’avons vu, repasser par le sas. Essayant de filtrer l’île par le tamis de chaque texte, l’écriture s’évertue vers un mot de la fin qui apprivoise le lieu natal et en atténue la brûlure. Car les terres décrites se dérobent. Leur redite, celle de leur Histoire blessée, désignent une pensée indocéane confinée dans un lieu dont elle peine à s’affranchir, une terre synonyme de Manque depuis l’origine. Nous l’avons dit, chacun des récits est voyage, quête. Aucun texte ne dit en effet d’ancrage serein…

Répétant des insulaires insatisfaits et nomades, l’écriture se fait donc tension vers, quête, où le terme semble avoir toujours déjà fait défaut. Le bégaiement narratif apparaît tel que le définit la psychanalyse. Il manifeste une perte, rumine un deuil inachevé. Le ressassement tend à désigner une « in-quiétude » sourde, un trauma indépassable qui attire par son vide la parole répétitive. Cette « insupportable absence à laquelle chaque mot se bute32 », se laisse entrevoir comme l’« ex-île » originel, perpétué et aggravé par l’inhabitabilité du lieu.

Forme de compulsion de répétition à l’œuvre dans l’écriture, Le ressassement se laisse donc lire comme une réactivation du lieu indocéanique natal comme blessure. L’écriture se veut libératoire et libératrice. Les textes se tentent « parloirs33 », « sas » facilitant la rupture du silence et l’aveu, portes de sortie, d’expurgation.

Le ressassement du lieu et de ses blessures, s’y lit comme le souci de sa (ré)appropriation, d’une maîtrise de son « mal », au sens où Jacques Derrida souligne qu’« être en mal de34 »,

[…] c’est brûler d’une passion, […] n’avoir de cesse, de chercher [l’objet de ce mal] là où [il] se dérobe [et] se porter vers [lui] d’un désir compulsif, répétitif […]. Aucun[e] passion, aucune compulsion de répétition, aucun "mal de", [insiste-t-il], ne surgiraient pour qui n’est pas, d’une manière ou d’une autre, en mal d’archive26.

Leurs anamnèses font des textes du corpus des écritures de l’absence et de son corollaire. Le rapport du natif à l’île et à l’archipel, est « mal de » lieu, de lien et quête de ces derniers, de soi. Le malaise représenté tend à signifier une « intranquillité » indocéane, une brèche ontologique. Le ressassement se donne à lire comme une herméneutique, un outil de restauration identitaire.

Le ressassement, herméneutique et outil de restauration identitaire ?

L’accent est mis sur un malaise omniprésent sur des terres génératrices de violence identitaire. Les individus y sont effectivement amputés, ramenés à leur ethnotype, aux masques post-coloniaux ou à leur appartenance à une rive ou non. Dépersonnalisés, ils errent comme des ombres sur des terres morcelées.

Le lieu austral est en effet représenté démantelé par l’Histoire, les différentes formes de colonisation évoquées. Les textes s’arrêtent sur la colonisation occidentale, mais également sur celle des ethnies dominantes, du temps des royaumes malgaches ou sur l’omnipuissance mercenaire, aux Comores. Dans chaque cas, une sorte de ligne – » de couleur35 » ou signifiée par la possession ou non d’un visa –, écartèle les corps sociaux. Ces cantonnements y ont été intériorisés et développés. Inaptes à se faire peuple, les communautés des terres décrites cohabitent difficilement. L’Arbre anthropophage s’attarde ainsi sur les dix-huit ethnies malgaches (57-59) et se souvient du risque d’affrontement frôlé, lorsque l’incendie du palais de la reine à Antananarivo s’est vu attribué aux natifs des régions côtières (67-70). De même, c’est à l’hostilité de son entourage que se heurte l’héroïne de Nassur Attoumani, en voulant épouser un Grand-Comorien. L’île mêlée originelle et l’archipel entier sont donc rejetés.

À cette violence, s’ajoute celle du masque dont traite Frantz Fanon36. Les textes soulignent l’assimilation des nantis insulaires (L’A, 74. Qtl, 24-27). Soumise au modèle occidental de développement, la terre ainsi décrite se découvre sous tutelle et prolonge l’inexistence de ses pères, leur soumission à l’Ailleurs.

À cette absence à soi, se joint l’horizon bouché des démunis, pour faire de l’existence îlienne une demi-vie. L’individu représenté n’a aucune marge de manœuvre et agit selon une logique de perte. Avatar du Sisyphe camusien, il sait toute l’étendue de sa condition misérable et, « travailleur inutile des enfers, […] s’emplo[ie] à ne rien achever37 ». La terre australe se dévoile lieu de l’absence d’initiative et de l’improductivité. La vacuité qui y règne est, entre autres, signifiée par les habitants de Troumaron, réfugiés de cyclones qui, souligne le narrateur, ont, « deux ou cinq ou dix ou vingt ans après, […] toujours les orteils à l’eau et les yeux pâles de pluie » (ED, 13).

Le corps humain est soumis à la même logique. Mise en abyme du lieu inhabitable, il est violenté, abîmé, décomposé, comme celui d’Eve prostituée, la dépouille de Nour et les cadavres des « noyés ». Il se laisse ainsi lire comme un miroir du « mal » de l’insulaire, son Être tronqué. Palimpseste d’écorchures, il se fait résumé d’Histoire-prédation. Il lui semble impossible de rester entier, comme il est difficile pour l’îlien de s’y sentir complet.

Celui-ci est en effet souvent montré dans une solitude et une béance essentielles. En quête de l’alter ego perdu comme l’amant de Nour, hanté par ses traces, il l’est également par le passé, les ancêtres, légendes, l’Histoire, des obsessions qui signalent une « in-quiétude », une béance généalogique. À demi-vivant sur une terre informe, hanté, l’insulaire semble une ombre, un spectre.

« [L]le spectral, le fantomal, […] connotent les retours du refoulé, mais aussi toutes les bifurcations, les voies non empruntées par l’histoire […], étouffées », affirme Régine Robin. « Il est le passé ouvert dans ce qu’il a encore à nous dire, [sa] trace38. »

Récapitulons. Les terres australes figées et leur Histoire répétitive se laissent lire comme une malédiction. La vacuité qui y règne semble en effet indiquer que les pouvoirs divins déserté ces lieux où les futurs insulaires mis en scène débarquent « décervelés », après des traversées océanes synonymes d’oubli identitaire. Ressassant l’exil, revenant avec insistance sur le passé insulaire et ses figures ancestrales, les textes semblent constituer un effort, faire un pas vers une réécriture de l’Histoire indocéane – une recréation de textes fondateurs, donc… Ces éléments mettent l’accent sur une absence d’assises historiques, mythologiques, sur les terres qui nous occupent. Ils signalent, du moins, la volonté des écrivains de lutter contre ce qu’Édouard Glissant nomme « non-histoire » ou « raturage de la Mémoire collective39 ». La malédiction australe évoquée semble donc imputable à une Histoire oubliée, empêchée…

Le ressassement révèle donc sa mémoire raturée comme une phase de plus, de l’évidement de l’être insulaire, qui a lieu dès l’origine. Les textes démontent les différentes phases marquantes de cet effacement mémoriel et rappellent l’étymologie, le processus d’affinage et la volonté de précision que le ressassement désigne. « Sasser de nouveau », c’est mêler et passer au sas, comme on épure la farine. Au figuré, « sasser » signifie « examiner et discuter ». « Ressasser », poursuit Littré, c’est « examiner à plusieurs reprises ». Cette dynamique de re-cherche est soulignée lorsqu’Heidegger décompose l’allemand« répéter » (wiederholen) en « aller chercher de nouveau » (wieder-holen). Le texte, donc, se veut filtre, par lequel re-passer les différentes blessures assénées à la mémoire îlienne, pour les rendre plus claires. Désignée comme la cause du mal austral, cette mémoire abîmée fait, selon le mécanisme analysé plus haut, bégayer l’écriture.

En en répétant le motif indépassé, le ressassement tente donc d’en résoudre l’énigme et de libérer, une page ou un texte après l’autre, une mémoire enfouie, qui émerge à chaque occurrence et fait sens, comme lors d’une psychanalyse. Traversée des apparences, effort tendu vers le devenir du texte ressourcé par lui-même, le ressassement apparaît ainsi comme un processus mélioratif, une dynamique de recherche, herméneutique en acte au cours de l’écriture et de la lecture.

Loin d’être, comme ce devrait, une résurgence du passé, la mémoire qui, « […] constitue chacun40 », rime, sur les terres australes, avec quête et reconstruction nécessaires. L’insulaire dévoilé est démuni et sa mémoire énucléée, constituée de traces d’Histoire. Tandis que leur entourage illustre le mal-être et la béance îlienne, les narrateurs tourmentés par leur surconscience du problème, font bégayer le récit et pointent du doigt la gravité et les causes de « l’Intranquillité » dont souffrent les terres indocéanes.

Traduisant le portugais desassossego, « inquiétude, agitation, trouble », le mot indique le manque de sossego, « repos, calme, tranquillité, paix ». Fernando Pessoa41 élargit le concept et lui donne le sens de « trouble, ennui, anxiété, malaise, peine, décalage par rapport à la vie normale ». Sossego vient en outre du latin sessitare, forme fréquentative de sedere, « se tenir assis », dont procède l’« être » portugais. « Ces affinités laissent […] entrevoir la part d’inquiétude ontologique qui caractérise "l’intranquillité" », souligne Régis Salado42.

En signalant l’« in-quiétude » des cinq terres australes, le ressassement en dévoile une autre mutilation de l’être. Répétant l’oubli des origines et soulignant la création d’artefacts mythiques qui rassurent l’îlien sur son droit à occuper son lieu natal, le corpus en souligne l’illégitimité. Ce lieu, signale-t-il, a été fondé par d’autres, dont il ne reste rien. Les premiers maîtres des terres ont été oubliés. Les cargaisons humaines des boutres sont exsangues, en arrivant sur l’île. Le long assujettissement des Comoriens a été, souligne Aboubacar Saïd Salim,« […] une hachure qui, alors que l’écrasement aurait mélangé le colonisé à sa terre, en a laissé plusieurs morceaux éparpillés, sans liens entre eux et insolubles dans aucune terre43 ». En insistant sur la déconstruction vécue par la plupart des pères de l’Océan Indien, les textes signalent l’absence de fondation : d’un geste positif qui constitue leurs fils en peuple. Fruit d’une violence qui l’a toujours déjà dépossédé de lui-même, ce dernier est, nous l’avons vu, inapte à former un « nous » légitime et solidaire. Son Histoire a été écrite par d’autres et sa mémoire abîmée : son Être a été instauré par d’autres. Il ne peut se tenir debout, d’un point de vue anthropologique.

Les textes mettent donc en avant une existence indocéane avérée, mais précaire. Une origine à (re)créer, un être non enraciné… L’insulaire se découvre fragile. Déshumanisé, projeté et maintenu hors sol et hors soi par l’histoire et par lui-même, il est seulement, sans base et sans but, et s’en contente mal. Les vacuité, flottaison et malaise représentés, sont les signes, moins d’une impuissance historique, que celle induite par un accès impossible (difficile) à l’histoire. « L’Intranquillité » indocéane apparaît en effet comme une tension entre la volonté d’un « avoir » historique et son repoussoir : la conscience, de devoir faire un effort vers cette Histoire oubliée et la réécrire. Ce n’est donc pas de l’Histoire que l’insulaire saigne, mais de lui-même, de sa mémoire lacunaire, son identité énucléée.

D’une redite à l’autre, l’écriture est ressourcée, enrichie. Le ressassement réactive les potentialités inaccomplies, les connexions incertaines, les liaisons logiques ou analogiques inaperçues du « dit ». Nous songeons à « La Répétition chez Edouard Glissant44 » : tentatives successives d’approche du réel, fait de retours sur des fragments d’histoire et de textes, opérant par induction, tentative de compréhension et de (ré)appropriation du réel par l’essai répété, le ressassement apparaît comme le procédé d’une nouvelle rhétorique insulaire qui intervient au rebours de toute pensée systématisante, occidentale. Empruntant à l’oralité, il tente de construire lalana, un « chemin », à tâtons, vers l’île et l’archipel. Il révèle ainsi une « route » autre que commune vers le lieu natal, un détour.

En révélant les causes et l’ampleur du « mal »dont souffrent les terres australes, les auteurs tentent d’œuvrer à un début de thérapie. Ils semblent vouloir aboutir à une catharsis et faire admettre au fils des terres australes la nécessité d’un regard lucide sur son lieu natal,ainsi que celle de l’acceptation d’un manque fondamental à assumer. Regarder sa terre, son Histoire, sans fard, c’est éprouver et assumer son identité. C’est faire un pas vers le lieu-mère, pour pouvoir l’habiter, réellement. Le ressassement insiste en effet sur la réappropriation la plus importante du lieu natal : l’« Entour », les paysages45 représentés délivrent des renseignements concrets sur le présent et le passé, empilés sur le lieu.

Représentation significative, le ressassement de la terre natale en souligne le caractère protecteur et didactique. Forme de persistance mémorielle, le lieu et ses éléments se révèlent des échos à écouter, à interpréter. Ils sont une base de travail composée de strates multiples à éplucher, lisibles pour qui veut en prendre conscience. L’« Arbre-Fouet » d’Ananda Devi, l’entre-deux rives mis en cris par l’Épilogue des noyés : les différents lieux où s’arrêtent les personnages, sont des traces d’Histoire…

En assénant la terre au lecteur, l’écriture impose le lieu natal et fait admettre son rôle dans le vécu et l’imaginaire insulaires. Elle s’en fait également la gardienne. Comme une réponse à la béance du fils des cinq espaces visités, la littérature se veut mémoire fictionnelle du lieu natal, passeuse d’Histoire.

Les différents thèmes abordés permettent donc de réunir les cinq littératures indocéanes qui nous occupent, de les « désinsulariser », les déterritorialiser. Au-delà, ils soulignent une identité des terres australes – un « arrière-fond historique et mental, compagnon » –, malgré la spécificité irréductible de chacune. L’Océan Indien qui, a priori, séparait, fait lien. Mémoire des origines autres qu’insulaires, rappel d’une Histoire-blessure, il est mère et linceul. Cette mer-mère fait de chacune des îles représentées, un pan d’archipel à reconstruire. Travail de mémoire à effectuer, le lien au lieu austral entrevu relie cette indocéanéité, à toutes les rives dont « […] la mémoire historique fut trop souvent raturée […] »et les écrivains contraints de « […] "fouiller", à partir de traces parfois latentes […] repérées dans le réel ». Ceafin de pouvoir réinscrire leur Lieu en son propre sein et au monde, « en relation » avec la Tout-Humanité, en se faisant pan de cette Littérature46 qui dit le tremblement du Monde et en montre les voies, « L’Allant ».

Notes de bas de page numériques

1  Les îles de plus de 50 000 km2 sont en effet dites continentales. La surface de Madagascar est de 585 014 km2.

2  Les Comores n’accèdent à l’Indépendance qu’en 1975. Si trois îles optent pour celle-ci, suite à un referendum d’autodétermination en 1974, Mayotte reste rattachée à La France, dont elle devient un département en 2011.

3  La République des imberbes, premier roman comorien, est publié en 1985.

4  Édouard Glissant, Introduction à une poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 34.

5  Expression d’Aimé Césaire, in « La Force de regarder demain », Moi, Laminaire, Paris, Le Seuil, « Points », 1982.

6  Mohamed Toihiri, La République des imberbes (RI), Paris, l’Harmattan, 1985. Aboubacar Saïd Salim, Le Bal des mercenaires (BM), Moroni, Komédit, 2004 [2e éd.]. Nassur Attoumani, La Fille du polygame (FP), Paris, L’Harmattan, 1992. Alain-Kamal Martial, Épilogue des noyés (EN), Frictions n°12, Paris, 2008. Raharimanana, Nour, 1947 (N), Paris, Le Serpent à plumes, 2001, et L’Arbre anthropophage (AA) Paris, Gallimard, Éd. Joelle Losfeld, 2004. Ananda Devi, L’Arbre-fouet (AF), Paris, L’Harmattan, 1997 et Ève de ses décombres (ED), Paris, Gallimard, 2006. Axel Gauvin, L’Aimé (L’A), Paris, Le Seuil, 1990 et Quartier-trois-lettres (Qtl), Paris, L’Harmattan, 1991.

7  Mot employé par Aboubacar Saïd Salim au cours d’un entretien.

8  Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou, Amarres : créolisations india-océanes, Marseille, Éd. K’A, 2003, p. 7.

9  Nous utilisons le terme comme instrument descriptif, loin de toute connotation péjorative.

10  "Sas", de setacium, seta, "soie", désigne une pièce de tissu montée sur un cadre de bois, servant de filtre.

11  Jacques Chevrier (dir.), Poétiques d’Édouard Glissant, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1998, pp. 147-154.

12  Coupure soulignée par Aboubacar Saïd Salim (Entretien).

13  Un visa d’entrée en terre mahoraise est en effet instauré en 1995. Depuis, chaque année, des centaines de Comoriens – pour lesquels ce visa est inaccessible – tentent de traverser le bras de mer qui sépare le pays indépendant dont ils veulent fuir l’instabilité politique et économique, pour Mayotte. Sur des kwassa-kwassa trop remplis et improbables, nombreux d’entre eux s’abîment en mer.

14  Mohamed Toihiri, « Nassur Attoumani : le violeur de tabous », in « Plumes émergentes », Revue Notre librairie n° 158, Avril-Juin 2005, pp. 102-103.

15  Cf. Nassur Attoumani-Magali Nirina Marson, « Le rire dans tous ses états et sans états d’âme ! ». Entretien avec Nassur Attoumani in Jean-Luc Raharimanana et Magali Nirina Marson, « Les Comores : une littérature en archipel », Interculturel francophonies n°19, Lecce, juin-juillet 2011, pp. 173-189.

16  Terme que l’on retrouve tout au long de l’œuvre d’Edouard Glissant, synonyme de « paysage » et désignant le cadre général, aussi bien l’environnement géographique qu’historique, social et langagier.

17  Au sens du terratorium latin, « pays, territoire, considéré dans ses traits spécifiques, particularités historiques, traditions, sa culture » et de « pays considéré du point de vue des personnes qui y vivent et/ou en sont originaires ». Définitions du Trésor de la langue française informatisé, http://atilf.atilf.fr/tlf.htm.

18  Expression d’Ananda Devi, citée in Magali Nirina Marson, « Carnalité et métamorphoses chez Ananda Devi », Notre librairie n° 163, « Indispensables animaux », Paris, septembre-décembre 2006.

19  Nom malgache signifiant « route » et « loi ».

20  Si les romans d’Ananda Devi et d’Axel Gauvin reprennent des images, des mots, des motifs du roman précédent de l’auteur, L’Arbre anthropophage reprend des paragraphes, des pages, même, de Nour, 1947, qui se voit ainsi enrichi de détails, complété, en quelque sorte.

21  L’Arbre anthropophage revient ainsi sur les colonnes de manifestants cassées, dans les années 80, par des charges à la baïonnette et aux grenades lacrymogènes. Le texte s’attarde ensuite sur des lâchés d’explosifs et des tirs sur la foule se dirigeant, en 1991, sur le palais présidentiel, après des mois de grève. D’autres pages disent, nous l’avons vu, les spasmes de cruauté qui ponctuent la grève générale et la transition de 2002.

22  Daniel Widlöcher, Le ralentissement dépressif, Paris, PUF, 1983, p. 9.

23  « Cinq questions à Jean-Pierre Millecam », Vision 90, n°7, Octobre 1990, cité par Anne Douaire in Contrechamps tragiques, Paris, PUPS, 2005, p. 11.

24  « Causes et raisons des îles désertes » in L'Île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, Paris, Minuit, « Paradoxe », 2002, pp. 12-17.

25  Cf. Aboubacar Saïd Salim-Magali Nirina Marson, « Rencontre avec Aboubacar Saïd Salim : l’écrivain moïnantsi, "enfant de [sa] terre" et révolté », in Jean-Luc Raharimanana et Magali Nirina Marson, « Les Comores : une littérature en archipel », Interculturel francophonies n°19, Lecce, juin-juillet 2011, pp. 245-255.

26  Recréés par l’Imaginaire malgache, les Vazimba sont réincarnés en ondines (comme Dziny, qu’entend ou voit le narrateur de Nour, 1947 tout au long du roman de Raharimanana, où elle représente l’Histoire empêchée), en géants mythiques fondateurs de lignées.

27  Margrite passe sans transition d’une corvée à l’autre. Sad se plonge dans l’écriture et dans Rimbaud. Les insurgés de 1947 hument de la poudre de coquillage avant de se jeter d’une falaise. L’amant de Nour, hurle sa douleur à en perdre la raison.

28  Albert Camus Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, « Idées », 1942, pp. 163-168.

29  Cf. Aboubacar Saïd Salim-Magali Nirina Marson, « Rencontre avec Aboubacar Saïd Salim : l’écrivain moïnantsi, "enfant de [sa] terre" et révolté », op. cit., pp. 245-255.

30  Jacques Chevrier, Littérature nègre [1ère éd. 1974], Paris, Armand Colin, rééd. 1990, p. 115.

31  Cf. Aboubacar Saïd Salim-Magali Nirina Marson, « Rencontre avec Aboubacar Saïd Salim : l’écrivain moïnantsi, "enfant de [sa] terre" et révolté », op. cit., pp. 245-255.

32  Edmond Jabès, Le Livre des marges, Paris, Fata morgana, Le livre de poche, « Biblio-essais », 1987, p.183.

33  Samuel Beckett in L’Innommable, Paris, éditions de Minuit, 1953, p. 205 : « le texte, c’est mon parloir. »

34  Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris, Galilée, 1995, p. 142.

35  Jean-Luc Bonniol (dir.), Paradoxes du Métissage (Actes du 123e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, Antilles-Guyane, 1998), Paris, Éd. du CTHS, 2001.

36  Frantz Fanon, Peau noire, Masques blancs, Paris, Le Seuil, 1952.

37  Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe. Essai sur l’Absurde [1ère éd. 1942], Paris, Gallimard, « Folio Essais », Rééd. 2004, p. 163 et 166.

38  Régine Robin, La Mémoire saturée, Paris, Stock, « Un ordre d’idées », 2003, p. 56.

39  Edouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1997, p. 224.

40  Daniel Maragnès, « L’identité et le désastre. Origine et fondation », Portulan, Mémoire juive, mémoire nègre, deux figures du destin, sous la dir. de R. Toumson, Vents d’ailleurs, 1998, p. 274.

41  Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité (Édition intégrale), Paris, Christian Bourgois éditeur, 1999 [pour la traduction française].

42  Régis Salado, « "Encore un pas sur l’échelle de la dépersonnalisation…" Le lyrisme critique de Fernando Pessoa », Littératures française et comparée n°9, 1997, p. 299.

43  Cf. Aboubacar Saïd Salim-Magali Nirina Marson, « Rencontre avec Aboubacar Saïd Salim : l’écrivain moïnantsi, "enfant de [sa] terre" et révolté », op. cit., pp. 245-255.

44  Diva Barbaro Damato in Poétiques d’Edouard Glissant, op. cit.

45  Ce terme désigne ici le cadre général, aussi bien l’environnement géographique qu’historique, social et langagier.

46  Cf. Michel Le Bris, Jean Rouaud, Pour une "Littérature-monde" en français, http://www.lemonde.fr/livres/article/2007/03/15/des-ecrivains-plaident-pour-un-roman-en-francais-ouvert-sur-le-monde_883572_3260.html ,Le Monde.fr, "Le Monde des livres" du 15 Mars 2007.

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Pour citer cet article

Magali Nirina Marson, « Le ressassement ou la poétique de l’essai répété dans les littératures indocéanes », paru dans Loxias, Loxias 37., mis en ligne le 30 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=7214.

Auteurs

Magali Nirina Marson

D’origines réunionnaise et malgache, Magali Nirina Marson, docteur ès littérature française et comparée de Paris IV, Sorbonne (CIEF), est actuellement Maître de conférences à l’Université d’Antananarivo (FLSH), à Madagascar. (http://www.savoirsenpartage.auf.org/chercheurs/6408/ et http://encls.net/ ?q =profile/magali-nirina-marson). Comparatiste, elle est spécialiste des littératures malgaches anciennes (Sorabe ou « manuscrits arabico-malgaches », des XIIIe-XVe siècles et Tantaran’ny andriana ou L’Histoire des rois de L’Imerina, du XIXe siècle, entre autres) ainsi que des littératures francophones des Suds et indocéanes (Comores, La Réunion, Madagascar, Maurice, Mayotte). Elle a coordonné, avec Raharimanana Jean-Luc, "Les Comores : une littérature en archipel", le n° 19 d’Interculturel Francophonies (publié à Lecce, en Italie), en Juillet 2011 (http://www.fabula.org/actualites/interculturel-francophonies_46152.php et http://www.culturessud.com/contenu.php ?id =629) ; « Regards croisés sur la littérature réunionnaise de langue française de langue française », avec Andrea Cali, le n° 26 de la revue littéraire romaine Plaisance, aux Éditions Pagine, actuellement sous presse. Sa thèse, intitulée « Insularités « india-océanes » : le rapport paradoxal à la terre natale dans les littératures malgache, mauricienne et réunionnaise d’expression française », sera publiée sous peu.