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Aurélia Hetzel  : 

Morales de la faim et stratégies d’écriture

Résumé

La nourriture, vitale ou métaphorique, est un thème essentiel dans les Fables de La Fontaine, La Faim de Knut Hamsun, Si c’est un homme de Primo Levi, Mangeclous et Les Valeureux d’Albert Cohen. À travers ces œuvres, nous proposons de mettre au jour différentes problématiques du rapport entre faim, morale et écriture.

Abstract

Morals of hunger and writing strategies. Food, be it vital or metaphorical, is a key theme in the Fables of La Fontaine, Hunger by Knut Hamsun, Primo Levi’s If This is a Man, and Nailcruncher by Albert Cohen. Through these works, we shall bring to light various issues concerning the relationship between hunger, moral and writing.

Index

Mots-clés : Cohen (Albert) , discours, faim, Hamsun (Knut), La Fontaine (Jean de), Levi (Primo), morale, nourriture

Géographique : France , Italie, Norvège

Chronologique : XIXe siècle , XVIIe siècle, XXe siècle

Texte intégral

Besoin vital ou gourmandise, la faim est un motif très littéraire, aussi bien d’un point de vue thématique que métaphorique. Les Fables (1668-1694) de Jean de La Fontaine, La Faim (Sult, 1890) de Knut Hamsun, Si c’est un homme (Se questo è un uomo, 1947) de Primo Levi et Mangeclous (1938) et Les Valeureux (1969) d’Albert Cohen, révèlent différentes problématiques du rapport entre faim et littérature. La question de la morale et du langage sont au cœur de ces œuvres dans lesquelles les affamés n’ont de cesse d’élaborer des stratégies pour trouver leur subsistance.

La faim rend fébrile et cette nervosité se transforme en énergie vitale pour survivre. Les transformations psychiques qui accompagnent cet état éveillent une conscience nouvelle et une acuité particulière pour le monde environnant et le métamorphosent totalement. Or, faim, langage et morale sont profondément liées. Dans les Fables de La Fontaine, on ne dévore pas son prochain sans au préalable argumenter et se mettre à table avec raison. Dans La Faim de Knut Hamsun, la fière morale du narrateur famélique le transforme presque en ascète. Errant en essayant d’écrire des articles qui lui rapporteraient de quoi se nourrir, il évoque la vie de bohême de certains personnages d’Henry Mürger ou d’Émile Zola. Dans son esprit se confondent création et nutrition. Dans les témoignages sur les camps de concentration, la faim est évidemment récurrente : dans Si c’est un homme de Primo Levi, le partage de la nourriture, signe de fraternité aux échos bibliques, symbolise la dignité humaine. Cette expérience transformera le prisonnier en écrivain. Enfin, dans les romans d’Albert Cohen, Pinhas Solal, surnommé Mangeclous, est sans cesse tiraillé entre le désir de nourrir sa famille affamée et celui de satisfaire sa propre gourmandise aux saveurs rabelaisiennes ; le récit progresse au rythme de ses trouvailles et du travail de son estomac.

*

La nutrition est liée aux relations avec les autres, dont il s’agit d’obtenir de la nourriture, ou de quoi s’en procurer, fût-ce en les volant ou en les mangeant. Nombreuses sont les Fables de La Fontaine où un animal cherche à en manger un autre, par gourmandise ou véritable faim. Pour y parvenir, le mangeur élabore une stratégie pour attraper sa proie. C’est que l’appétit rend malin et beau parleur : flatter, donner des mots pour recevoir de la nourriture, n’est-ce pas l’une des leçons du « Corbeau et le renard » et du « Loup et le chien » ? C’est également l’entreprise de Mangeclous dans les romans d’Albert Cohen, notamment dans sa célèbre lettre à la reine d’Angleterre à la fin des Valeureux1. Mais la flatterie ne permet pas toujours d’atteindre son but : la loi du plus fort règne sur la nourriture, comme le montrent nombre de Fables (« Le Loup et l’agneau », « La Génisse », « La Chèvre et la Brebis en société avec le lion ») ou, comme l’annonce Primo Levi au début de Si c’est un homme :

À cette époque, on ne m’avait pas encore enseigné la doctrine que je devais plus tard apprendre si rapidement au Lager, et selon laquelle le premier devoir de l’homme est de savoir utiliser les moyens appropriés pour arriver au but qu’il s’est prescrit, et tant pis pour lui s’il se trompe2.

Pour manger, il faut donc être intelligent et savoir se servir de ses moyens naturels, comme le montre la Cigogne au long bec au Renard, trompeur trompé qui ne s’est pas « attend[u] à la pareille3 ». Malheureusement, lorsque l’on on a vraiment faim, la tête, autant que le ventre, est mise à l’épreuve. Le héros de La Faim est souvent trop affamé pour écrire les articles qui lui procureraient l’argent nécessaire à sa subsistance ; d’autres fois, au contraire, sa conscience est aiguisée par la souffrance, comme s’il était parvenu à une espèce d’ascétisme, le vide de son estomac lui permettant d’accéder à un état spirituel supérieur impossible à atteindre au repu. Dans Si c’est un homme, Primo Levi montre que les conditions de vie dans le camp de concentration annulent toute moralité : « La loi du Lager disait : ‘‘Mange ton pain, et si tu peux celui de ton voisin4’’ ». Il raconte les tactiques des prisonniers pour se procurer plus de nourriture qu’il n’en était distribué officiellement, sous peine de mourir de faiblesse. Mais la faim engendre la faim, et pour manger, il est nécessaire d’avoir la force physique et morale de trouver cette nourriture. De la même manière, dans les Fables, les conduites irréfléchies sont vouées à l’échec : dans « Le Corbeau voulant imiter l’aigle », « Le Loup devenu berger » ou encore, « Le Chat et un vieux rat », par exemple, on remarque que les animaux ne sont pas restés à leur place, se sont déguisés ou ont eu la folie des grandeurs, ce qui est presque toujours blâmé et puni chez La Fontaine : dans les deux premiers exemples, le titre annonce déjà cet échec : le corbeau n’est pas un aigle et ne peut donc pas emporter « la Moutonnière créature / [qui] Pesait plus lourd qu’un fromage5 » et dont la toison empêtre les serres. Le Loup déguisé en berger « ne put du Pasteur contrefaire la voix6 ». Quant à la Cigale, elle peut toujours « crier famine » : son manque de prévoyance est puni puisqu’elle n’obtiendra de la Fourmi, sa voisine, qu’une leçon de morale7.

La question de l’identité est d’ailleurs fondamentale dans tous ces textes. Ce qui fait pleurer Mangeclous en secret, c’est de n’avoir pas les honneurs qu’il estime lui être dus et qui à son avis devraient prendre la forme de repas pantagruéliques. Dans Si c’est un homme, le narrateur explique que le pire pour lui dans le camp de concentration ne fut pas la faim, mais la négation absolue de la qualité humaine et de la personnalité des prisonniers. Rendant hommage à Lorenzo, il écrit :

Pendant six mois, un ouvrier civil italien m’apporta un morceau de pain et le fond de sa gamelle de soupe [...]. Il ne demanda rien et n’accepta rien en échange, parce qu’il était bon et simple, et ne pensait pas que faire le bien dût rapporter quelque chose8.

On sait que les prisonniers dépensaient beaucoup d’énergie pour se protéger de la faim et du froid et que cela obsédait leur pensée. Pourtant, quelques pages plus loin, Primo Levi écrit :

C’est justement à Lorenzo que je dois d’être encore vivant aujourd’hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour m’avoir constamment rappelé, par sa présence, par sa façon si simple et facile d’être bon, qu’il existait encore, en-dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n’avaient contaminés, qui étaient demeurés étrangers à la haine et à la peur ; quelque chose d’indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant […] Mais Lorenzo était un homme : son humanité était pure et intacte, il n’appartenait pas à ce monde de négation. C’est à Lorenzo que je dois de n’avoir pas oublié que moi aussi j’étais un homme9.

Cet homme qu’il ne doit pas oublier révèle la beauté de sa personne un jour qu’il doit aller chercher de la soupe avec un camarade de détention français. Le trajet est très long, ce qui leur plaît puisqu’ils échappent ainsi au travail. Le narrateur décide alors d’apprendre l’italien à son ami en traduisant avec lui des passages de L’Enfer de Dante, mais il a des trous de mémoire : « Je donnerais ma soupe d’aujourd’hui pour pouvoir trouver la jonction entre ‘‘non ne avevo alcuna’’ et la fin10 ». Tel est le pouvoir de la littérature dans la constitution de son identité : échanger de la nourriture contre des mots alors qu’il est affamé. On est bien dans un monde aux valeurs inversées.

Faim et déshumanisation sont profondément liées. Dans Si c’est un homme, il s’agit de se nourrir non pas pour vivre mais pour survivre, voire pour continuer à fonctionner. À propos d’un camarade, Primo Levi écrit : « depuis longtemps il a perdu l’habitude de penser à lui-même autrement que comme à un sac qui doit être régulièrement rempli11 ». Réduits à n’être plus que des corps affamés, les prisonniers ont le sentiment de perdre leur dignité et leur humanité, synonyme de fraternité et de générosité. Sitôt la nourriture retrouvée, les qualités humaines reviennent, comme le montrent les dernières pages et comme l’annonçaient les premières :

Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c’est un homme
Que celui qui peine dans la boue, qui ne connaît pas de repose,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui ou pour un non12.

La veille du départ pour le camp de concentration, les choses de la vie quotidienne, notamment les repas, furent organisées comme à l’accoutumée jusqu’au dernier moment, en particulier par le soin des mères :

Le commissaire italien prit donc des dispositions pour que tous les services continuent à fonctionner jusqu’à l’ordre de départ définitif ; les cuisines restèrent ouvertes, les corvées de nettoyage se succédèrent comme à l’accoutumée, et même les instituteurs et les professeurs de la petite école donnèrent leur cours du soir, comme chaque jour. Mais ce soir-là, les enfants n’eurent pas de devoirs à faire [...] Chacun prit congé de la vie à sa façon. Certains prièrent, d’autres burent outre mesure, d’autres encore s’abandonnèrent à l’ivresse d’un ultime, inexprimable moment de passion. Mais les mères, elles, mirent tous leurs soins à préparer la nourriture pour le voyage ; elles lavèrent les petits, firent les bagages [...] elles n’oublièrent ni les langes, ni les jouets, ni les coussins, ni les mille petites choses qu’elles connaissent si bien et dont les enfants ont toujours besoin. N’en feriez-vous pas autant vous aussi ? Si on devait vous tuer demain avec votre enfant, refuseriez-vous de lui donner à manger aujourd’hui13 ?

L’apaisement de la faim est en somme ce qu’il y a de plus normal dans la vie et c’est pourquoi la nourriture ne peut être refusée le dernier jour de vie. La fin de la nourriture, c’est l’entrée dans un autre monde, le début de l’enfer : le voyage vers la mort. De fait, dès le lendemain, les prisonniers sont parqués dans les trains et la souffrance de la faim et de la soif commence à se faire sentir cruellement, jusqu’à devenir une obsession monopolisant toutes leurs ressources physiques et morales et les empêchant de penser à autre chose, y compris à la mort et à la révolte.

Il faut à présent envisager le discours comme moyen de défense contre l’appétit de l’ennemi et parfois contre soi-même. Il s’agit de sauver sa vie, de ne pas se faire dévorer : dans « La Chauve-souris et les deux belettes », la chauve-souris, tombée successivement par hasard dans deux nids de belettes s’apprêtant à la croquer, tient à l’une, qui l’accuse d’être une souris et donc son ennemie, un discours lui prouvant qu’elle est un oiseau, puisqu’elle a des ailes ; à l’autre, « aux Oiseaux ennemie », un discours lui prouvant qu’elle n’est qu’une souris, puisqu’elle n’a pas de plumes :

Par cette adroite répartie
Elle sauva deux fois sa vie14.

Dans Si c’est un homme, en revanche, les prisonniers n’ont pas l’opportunité de s’exprimer, ni même celle de comprendre. À propos d’une jeune civile dans le laboratoire de chimie où Primo Levi a fini par être affecté :

Si je parlais mieux allemand, je pourrais essayer d’expliquer tout cela à Frau Mayer [...] Ou peut-être me donnerait-elle un bon pour un demi-litre de soupe civile15.

Comme l’écrivain le fait remarquer, Auswicht était une véritable Babel et le fait que l’on ne s’y comprît pas toujours les uns les autres nuisait considérablement aux prisonniers. Mais, plus encore que le problème linguistique, régnait celui de la communication la plus élémentaire :

Poussé par la soif, j’avise un beau glaçon sur l’appui extérieur d’une fenêtre. J’ouvre, et je n’ai pas plus tôt détaché le glaçon, qu’un grand et gros gaillard qui faisait les cent pas dehors vient à moi et me l’arrache brutalement. « Warum ? » dis-je dans mon allemand hésitant. « Hier ist kein warum » (ici il n’y a pas de pourquoi), me répond-il en me repoussant rudement à l’intérieur. L’explication est monstrueuse, mais simple : en ce lieu, tout est interdit, non certes pour des raisons inconnues, mais bien parce que c’est là précisément toute la raison d’être du Lager16.

Le manque d’explication semble faire partie des privations à endurer, au même titre que l’eau et la nourriture. Pas de questions, pas de réponses : le silence. Primo Levi a choisi de le rompre en devenant écrivain.

Le discours comme moyen de défense est donc inopérant dans Si c’est un homme, du moins face à l’ennemi. Mais il n’en va pas de même entre prisonniers. D’abord, parce que leurs discussions concernaient très souvent les moyens de se procurer de la nourriture (parler, c’est ici s’organiser contre la faim) ou l’évocation de festins passés, mais aussi parce que les mots permettent de construire des amitiés, comme en témoignent les nombreuses conversations entre Primo et ses camarades, ce qui leur permet de survivre moralement, et l’on sait à quel point cet aspect est décisif. On le comprend bien : enfin à peu près repus ou du moins sortis de danger immédiat, et d’un présent entièrement tendu vers cette quête de nourriture et de chaleur, les prisonniers de l’infirmerie, quelques jours avant la libération du camp, pour la première fois s’entretiennent du futur, élaborent des projets, se tournent vers la vie, vers l’avenir, en fumant des cigarettes d’herbes aromatiques : la nourriture est devenue secondaire, l’important est de discuter et d’œuvrer ensemble. Stérile, le discours l’est parfois aussi dans les Fables (par exemple le discours de l’âne misérable face aux puissants dans « Les Animaux malades de la Peste »). Dans La Faim, le directeur du journal à qui le héros propose régulièrement des articles lui adresse des reproches :

Sans doute tout ce que vous écrivez vous coûte des efforts, mais vous êtes beaucoup trop violent. Si vous pouviez être un peu plus circonspect ! Il y a toujours trop de fièvre » [...]. Oserais-je lui demander une couronne ? Lui expliquer pourquoi il y avait toujours de la fièvre17 ?

La faim, par l’intermédiaire de la fièvre, envahit donc l’écriture : le narrateur, très affaibli et ayant des problèmes cutanés, est obligé d’écrire tant bien que mal avec des gants. La souffrance empêche l’expression. On rejoint l’idée de l’indicible si souvent évoquée à propos de la littérature concentrationnaire. Primo Levi explique d’ailleurs :

de même que ce que nous appelons faim ne correspond en rien à la sensation qu’on peut avoir quand on a sauté un repas, de même notre façon d’avoir froid mériterait un nom particulier18...

À l’opposé de cet indicible, il y a dans Mangeclous et dans Les Valeureux les logorrhées de Mangeclous. Ce surnom oxymorique introduit le lecteur dans l’intériorité, voire dans l’intimité du personnage ; dès lors, on saura tout de sa vie la plus personnelle, notamment digestive. Mangeclous est obsédé par la nourriture mais il doit faire preuve d’ingéniosité pour en trouver car il est fort pauvre. Il est de surcroît extrêmement gourmand, ainsi que très bavard. Ses discours ont tous à voir avec la nourriture, soit directement (récitations de recettes, descriptions de festins...), soit indirectement, à travers des comparaisons très diverses. Comme le remarque Judith Kauffmann :

La nutrition est un des thèmes favoris de son éloquence [...]. Le jaillissement des mots constitue une variante de l’expansion de l’individu hors des frontières de son corps19.

Pour ponctuer ses discours, ou ses silences, Mangeclous émet des vents (« Capitaine des Vents » est d’ailleurs l’un de ses nombreux surnoms), témoignant d’une infatigable activité digestive. Le corps prend ainsi place dans le discours et toutes ses ressources sont mises à contribution. Avec la politique et les recettes de cuisine, les femmes sont le sujet préféré de cet amoureux de la vie, des honneurs et du plaisir :

Je ne sais pas pourquoi, dit gravement Mangeclous, mais les blondes me font toujours penser à une épaule de mouton bien rissolée tandis que les brunes me rappellent plutôt la queue de bœuf bien grasse avec beaucoup de poivre rouge20.

Enfin, il donne beaucoup de surnoms alimentaires à ses enfants adorés : comme « beignets au miel » à ses petits garçons et « longues asperges » à ses grandes filles, un peu moins chéries. Pour Judith Kauffmann,

le recours répétitif au lexique alimentaire, comme support de l’expression figuré, crée un champ de référence familier, puisque la nourriture est une donnée d’expérience universelle […] Manger, c’est introduire quelque chose d’étranger dans notre corps. Parce que cette activité a partie liée avec ce qu’il y a de plus profond, elle suscite de violentes réactions affectives : désir ou dégoût, envie d’absorber ou de rejeter […] Le comparant alimentaire permet de représenter ce que l’on aime, ou déteste, avec des nuances très personnelles21.

Toujours en quête de délices, Mangeclous déverse des flots de paroles, pour célébrer la nourriture tout autant que pour en obtenir.

Il en va de même, mais beaucoup plus tragiquement, bien que l’ironie y soit très présente, dans La Faim de Knut Hamsun, où la faim prend une dimension très métaphorique, même s’il s’agit toujours d’une véritable faim de nourriture : le héros a faim de considération sociale, d’amour, de sexualité, de réussite en tant qu’écrivain, de religion ou de blasphème. Il marche dans Christiana (ancien nom d’Oslo) comme dans un labyrinthe et tout son corps figure aussi ce dédale, à l’image de ses pensées. Sa nourriture a du mal à parcourir le trajet qui lui est destiné : l’affamé vomit nombre de fois, désespérément, alors qu’il a déjà du mal à obtenir de quoi se sustenter. Pleurant, soliloquant, vomissant, se débarrassant peu à peu de ses vêtements pour les vendre ou les mettre au clou, le narrateur semble vider son corps totalement, de l’intérieur comme de l’extérieur. Il cherche même vainement à vendre les boutons de sa veste, que l’on peut peut-être interpréter comme la métaphore des clous de la crucifixion... Ce vide, c’est également celui de sa solitude lorsqu’il se rend compte qu’il n’y a personne à qui emprunter de l’argent. Mais c’est aussi celui de son refus d’accepter les dons ou les prêts qui, par chance, lui adviennent. Sa morale extrêmement sévère, ou sa fierté poussée jusqu’à la folie et au danger, lui font donner à autrui ce qu’il obtient, bien qu’il n’y ait pas plus démuni que lui. Il estime ne rien mériter et se traite de tous les noms lorsqu’il obtient quoi que ce soit. Ce martyre, à la fois subit et recherché, est lié à sa relation très ambiguë avec la religion, étant donnés les blasphèmes qu’il profère à maintes reprises.

Tout le texte décrit avec minutie, comme s’il s’agissait d’une étude clinique, les tourments physiques et mentaux du personnage errant, dont l’obsession de nourriture se transforme en soif d’écrire. En particulier, deux projets littéraires le travaillent vers la fin du livre. Le premier, c’est « une allégorie : un incendie dans une librairie, une pensée profonde que je voulais mettre tout mon soin à élaborer, pour la porter en acompte au ‘‘Commandeur22’’«  (c’est le surnom du directeur du journal). C’est ainsi qu’il réussit pour un temps à louer une chambre. Mais alors qu’il ne l’a plus payée depuis plusieurs jours, son hôtesse vient lui demander de l’aide pour résoudre un problème de comptabilité... Or il s’avère être incapable d’établir le prix ou la quantité d’un certain fromage qui a « complètement raison » de lui et va finir par l’obséder : « c’était comme si quelque chose avait craqué dans mon front23 ». Puis :

Dès que je fus seul, je me levai d’un bond et m’arrachai les cheveux de désespoir. Non, il n’y aurait malgré tout aucun salut pour moi, aucun, aucun salut ! Mon cerveau avait fait banqueroute ! Étais-je donc devenu complètement idiot puisque j’étais incapable de calculer la valeur d’un petit morceau de fromage épicé ? D’autre part, était-il possible que j’aie perdu l’esprit, quand je pouvais me poser à moi-même de telles questions ? Au surplus, n’avais-je pas, au milieu de mes calculs, fait la lumineuse observation que mon hôtesse était enceinte ? Je n’avais aucune raison de le savoir, personne ne me l’avait raconté, cela ne m’était pas non plus venu à l’esprit spontanément, je l’avais vu de mes yeux et j’avais compris aussitôt ; et, par-dessus le marché, dans un moment de désespoir, alors que j’étais plongé dans un calcul de seizièmes. Comment expliquer cela24 ?

Il y a une substitution entre le fromage perturbant la logique du narrateur et la grossesse confirmant son sens de l’observation. D’autant plus qu’il aperçoit plus tard cette femme dehors grondant des enfants : « Et la mère, cette femme enceinte qui domine de son ventre toute l’étroite rue25 ». Cette image s’oppose à celle du héros qui arpentait les rues de la ville le ventre vide avant que d’être nourri et logé par cette femme. Poursuivant son travail chez l’hôtesse, il en arrive

à un point très important dans cette allégorie : un incendie dans une librairie. Ce point m’apparaissait d’une telle importance que tout ce que j’avais écrit de reste ne comptait pour rien, en regard. Je voulais précisément façonner avec une réelle profondeur cette pensée que ce n’était pas des livres qui brûlaient : c’étaient des cerveaux, des cerveaux d’hommes, et je voulais faire une vraie nuit de la Saint-Barthélémy de ces cerveaux en flammes. Soudain, ma porte fut ouverte en grande hâte et mon hôtesse entra en coup de vent […]. Il ne me manquait plus que cinq minutes d’inspiration et mon œuvre sur l’incendie était terminée26.

Éteignant la création à l’œuvre, métaphore apocalyptique de la destruction physique et mentale qui ravage le narrateur, elle le chasse aussi de la chambre, car elle veut la louer à marin qui deviendra son amant. Une fois de plus, le travail d’écriture ne peut s’accomplir sans qu’aussitôt la menace de la rue et de la faim ne reprennent le dessus. Cette mère nourricière n’est décidément pas la sienne. Peu après, l’écrivain affamé change de sujet et décide de travailler à un drame médiéval intitulé Le Signe de la croix, mettant en scène une courtisane fanatique s’adonnant à la luxure dans un Temple :

J’étais de plus en plus hanté par cette figure à mesure que les heures passaient. À la fin, elle se dressait en chair et en os devant mon regard et précisément telle que je la voulais montrer. Son corps devait être défectueux et repoussant ; grand, très maigre et un peu brun. Et quand elle marcherait, ses longues jambes apparaîtraient à travers ses jupes à chaque pas qu’elle ferait. Elle aurait aussi de grandes oreilles, très détachées. En un mot, elle ne serait rien pour l’œil, à peine supportable à regarder. Ce qui m’intéresserait en elle, c’était sa merveilleuse impudicité. Elle m’occupait vraiment par trop ; mon cerveau était comme gonflé de cette étrange et monstrueuse créature27.

Cette femme, c’est aussi lui-même : ne reconnaît-on pas son corps abîmé, qui se laisse voir à travers les vêtements ? Or, toujours à travers une ouverture, il voit peu de temps après un autre corps féminin : par le trou de la serrure, il regarde son hôtesse enceinte avoir des relations sexuelles avec le marin qui a pris sa chambre. Il lui jette ensuite à la figure beaucoup plus que l’argent qu’il lui doit pour son loyer, et qu’il vient de recevoir miraculeusement, avant de s’en aller définitivement. Le personnage de l’hôtesse fait écho à la courtisane médiévale et le narrateur lui-même aimerait certainement prendre la place du marin qui a pris sa chambre... C’est ce qu’il fera, non dans les bras de l’hôtesse mais en prenant le large et en embarquant comme novice sur un navire pour quitter la ville : le récit s’arrêtera là. La fuite, l’errance, se substituent à l’amour de la femme non-nourricière.

*

Les tactiques des affamés évoquées dans ces œuvres épanchent la soif d’écrire. La faim, qui met en péril la vie, se transforme en nourriture spirituelle et littéraire dans ces textes qui vont du comique au plus grand tragique de l’histoire de l’humanité : ne reconnaît-on pas là toute la gamme de la condition humaine ? Celle-ci est célébrée dans son corps et dans sa créativité, tout autant qu’elle révèle sa fatale fragilité.

Notes de bas de page numériques

1  Les Valeureux, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1969, p. 294-337.

2  Si c’est un homme [1947], traduit de l’italien par Martine Schruoffeneger, Paris, Presses Pocket, 1988, p. 12.

3  « Le Renard et la Cigogne », Fables, I, 18 [1668], Paris, Flammarion, coll. « GF », 1995, p. 91.

4  Si c’est un homme, p. 171.

5  Fables, II, 16, p. 112.

6  Fables, III, 3, p. 123.

7  Fables, I, 1, p. 75.

8  Si c’est un homme, p. 128.

9  Si c’est un homme, p. 130.

10  Si c’est un homme, p. 122.

11  Si c’est un homme, p. 99.

12  Si c’est un homme, p. 10.

13  Si c’est un homme, p. 14.

14  Fables, II, 5, p. 102.

15  Si c’est un homme, pp. 153-154.

16  Si c’est un homme, p. 29.

17  La Faim [1890], traduit du norvégien par Georges Sautreau, Paris, PUF, coll. « Le Livre de Poche – Biblio », 1961, p. 123.

18  Si c’est un homme, p. 131-132.

19  Judith Kauffmann, Grotesque et marginalité : variations sur Albert Cohen et l’effet-Mangeclous, Bern, Peter Lang, 1999, p. 16.

20  Les Valeureux, p. 131.

21  Judith Kauffmann, Grotesque et marginalité : variations sur Albert Cohen et l’effet-Mangeclous, p. 64.

22  La Faim, p. 230.

23  La Faim, p. 233.

24  La Faim, p. 235.

25  La Faim, p. 237.

26  La Faim, pp. 240-241.

27  La Faim, p. 245.

Pour citer cet article

Aurélia Hetzel, « Morales de la faim et stratégies d’écriture », paru dans Loxias, Loxias 38., mis en ligne le 15 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=7176.

Auteurs

Aurélia Hetzel

Après une thèse en littérature comparée (Université Paris IV-Sorbonne), Aurélia Hetzel prépare actuellement un post-doctorat en sciences religieuses (EPHE). Ses recherches portent sur la Bible et le Coran dans la littérature et dans les arts ainsi que sur la littérature de voyage. Elle a publié La Reine de Saba : des Traditions au mythe littéraire, Classiques Garnier, coll. « Perspectives comparatistes », 2012. NB: Cette thèse s'est vu décerner le prix Anna Balakian 2013, qui lui a été  remis lors du Congrès de l’AILC (Paris-Sorbonne, 18-24 juillet 2013).