Loxias | Loxias 38. Doctoriales IX |  Doctoriales IX 

Aurélie Renault  : 

Ein Volk, ein Reich, ein Führer : reflet et démantèlement du discours völkisch dans l’œuvre grassienne

Résumé

Le « rouleau compresseur » de la propagande – pour emprunter une expression de Gabriel Marcel – a permis à Hitler, conscient du pouvoir de langage, de séduire tout un peuple. C’est cette séduction que Grass mettra plus tard en exergue dans Le Tambour puis, en 2006, dans son autobiographie, Pelures d’oignon. La pensée « völkisch », fil directeur de la « philosophie » nazie, fondatrice d’un véritable mythe, est ainsi mise en scène et démantelée par Grass tandis qu’il essaie dans le reste de son œuvre de témoigner de la difficile reconstruction du Volk allemand en tant que concept et en tant qu’entité.

Abstract

The “roadroller-like propaganda”, to use the phrase coined by Gabriel Marcel, enabled Hitler to seduce a whole nation, aware as he was of the power of language. It is the very seduction that Grass put foward first in Die Blechtrommel and then, in his 2006 autobiography Beim Häuten der Zwiebel. The völkish thought, a leading thread of nazi philosophy and the grounding principle of a full-fledged myth, has therefore been staged and undermined by Grass. Meanwhile in his subsequent works, he tried to testify to how the german “Volk” has been reconceptualized as an entity.

Index

Mots-clés : dédoublement , Grass (Günter), langage völkisch, LTI, propagande, reconstruction

Keywords : halving , propaganda, reconstruction, völkisch language

Géographique : Allemagne

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

Günter Grass se présente comme un écrivain engagé qui ne cesse de peler l’oignon du souvenir, d’affirmer la part de honte et de culpabilité que l’Allemagne pour les crimes commis durant la seconde guerre mondiale devra porter à jamais. Lui-même a avoué dans son autobiographie Pelures d’oignon, parue en 2006, s’être engagé volontairement dans la Waffen SS, s’être laissé séduire par les sirènes du nazisme. Cette révélation a choqué bon nombre de ses lecteurs. D’aucuns ont voulu lui retirer son prix Nobel. Grass n’en demeure pas moins un écrivain engagé qui rappelle ses fautes à une Allemagne qui voudrait oublier, gommer son passé, comme il a lui-même cherché à le faire en redistribuant certains de ses éléments biographiques à des personnages de ses romans. L’Histoire de l’Allemagne, même traitée sur le mode fictionnel, demeure le thème le plus important des fictions grassiennes. Le passé nazi du romancier difficilement assumé est, en outre, à l’origine d’un maniement particulier du sujet énonciatif écartelé entre adhésion aux idées véhiculées par la propagande nazie et rejet du discours de la LTI. Que ce soit dans Le Tambour – le roman dans lequel se manifeste le plus ce que Victor Klemperer a nommé la LTI 1, linguae tertii imperii – ou dans son autobiographie, Pelures d’oignon, le sujet énonciatif se dédouble, oscillant du « ich » au « er », le « er » prenant en charge l’enfant fasciné par la LTI tandis que le pronom personnel « ich » renvoie au sujet adulte capable de prendre ses distances avec cette langue, de la montrer du doigt, d’en dénoncer les rouages, le plus souvent en manipulant l’ironie. Ce dédoublement du sujet énonciatif s’inscrit au sein d’une pensée prescriptive qui, paradoxalement, s’accommode du paysage baroque, presque rabelaisien, de l’œuvre du romancier. Cette pensée prescriptive laisse entendre à qui la décrypte qu’il faut être capable de prendre ses distances avec le langage et par-là les discours officiels.

L’image de l’Allemagne a souffert de la politique hitlérienne, de même que son langage dont les consonances en sont venues à résonner négativement aux oreilles des autres peuples2. Si les gutturales allemandes heurtent l’oreille, c’est parce qu’elles sont exploitées au sein d’un champ lexical violent associé désormais aux camps de concentration. Pire, certains mots semblent devoir sortir de la langue, entachés qu’ils sont par un faisceau de connotations que le IIIe Reich leur a associé. Il en est ainsi de trois mots qui, au cœur même de la propagande, ont su séduire un peuple, le fédérer : « Reich », « Volk », « Führer », dotés chacun du déterminant « ein ». Le « rouleau compresseur3 » de la propagande – pour emprunter une expression de Gabriel Marcel – a permis à Hitler, conscient du pouvoir de langage, de séduire tout un peuple. C’est cette séduction que Grass mettra plus tard en exergue dans Le Tambour en 1959, puis, en 2006, dans son autobiographie, Pelures d’oignon. La pensée « völkisch », fil directeur de la « philosophie » nazie, fondatrice d’un véritable mythe, est ainsi mise en scène et démantelée par Grass tandis qu’il essaie dans le reste de son œuvre de témoigner de la difficile reconstruction du Volk allemand en tant que concept et en tant qu’entité, tout en tenant un discours engagé qui déborde de la scène littéraire pour envahir la sphère politique. En effet, Grass n’est pas seulement un dessinateur, romancier, ou encore sculpteur. Il s’est engagé politiquement aux côtés de Willy Brandt, chancelier de 1969 à 1974 mais la politique telle que l’entend Grass déborde le sens que lui confèrent généralement les politiciens : la politique de Grass est avant tout une politique de reconstruction de la langue et de la culture allemandes4, – Astic dans La Tambour-Littérature parle de « dédiabolisation du véhicule linguistique. Il s’agit de prendre la mesure exacte de la puissance des mots, sans renoncer à celle-ci5. »

Afin de montrer de quelle manière l’Histoire se reflète dans l’œuvre grassienne et par conséquent en quoi elle interroge l’identité du peuple allemand, nous commencerons par étudier de quelle manière le slogan le plus exploité par le régime hitlérien, à savoir « Ein Reich, ein Volk, ein Führer », va être retranscrit pour mieux être dénoncé par Grass romancier. Ce slogan permettait au peuple allemand d’asseoir une identité qui est, avec la découverte des camps et la scission de l’Allemagne, remise en cause. Il s’agira donc pour nous ensuite de travailler sur l’éclatement et la difficile reconstruction du Volk, une reconstruction qui ne peut avoir lieu qu’en intégrant autrui au sein de ce concept qui semblait exclure toute assimilation de l’altérité.

De la perversion de la langue : Ein Reich… Hitler et la pensée völkisch

Selon Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, le peuple allemand était en quête d’identité et avait besoin d’un mythe pour donner naissance à son Volk, d’où la naissance du mythe aryen que le peuple doit, pour se constituer en propre, faire sien : « il faut donc réveiller la puissance de la race, ou du peuple, la puissance völkisch, qui se caractérisera précisément comme la force productrice, ou formatrice, du mythe, et comme sa mise en œuvre, c’est-à-dire comme l’adhésion active du peuple à son mythe6. » L’élaboration de ce mythe passe, d’après Johann Chapoutot, par la réécriture de l’Histoire, une réécriture qui intègre paradoxalement le passé de la Grèce et de Rome. Il s’agit d’élaborer le mythe aryen en faisant prendre conscience au peuple de la supériorité de la race aryenne sur les autres races et de lui inculquer le culte d’un corps sain. La propagande œuvre à cette promotion d’une « personnalité, d’une identité nouvelle » de telle sorte que prenne naissance « le sujet nazi, fanatiquement dévoué aux « Führer, Volk und Reich », comme le proclament les nécrologies des soldats tombés au combat7. » Aussi Hitler fonde-t-il, dès son arrivée au pouvoir en 1933, un ministère de la culture et de la propagande dirigé par Joseph Goebbels qui fera usage de tous les moyens de communication possibles à cette époque, à savoir la radio, la télévision, la presse, les réunions publiques de telle sorte que les idées nazies se propagent dans l’opinion commune.

Selon Victor Klemperer – philologue juif marié à une Allemande, ce qui lui permet d’échapper aux camps de concentration et de porter un regard critique sur le monde qui l’entoure – c’est la façon insidieuse dont certains mots, certaines tournures, se sont introduits dans la langue ordinaire qui a permis au IIIe Reich de s’emparer des consciences. Le bon fonctionnement de la propagande passe notamment, d’après les analyses de Victor Klemperer, par l’exploitation du mot « völkisch », mot dont Hitler, dans Mein Kampf, souligne une polysémie qui devrait lui être fort utile : « Plus indéfinissable est ce concept dans la pratique, plus il admet d’interprétations, plus celles-ci sont étendues, et plus s’accroît aussi la possibilité d’en appeler à lui8. » L’adjectif « völkisch » excède le sens conféré en français à l’adjectif « raciste », il englobe une vision du monde qui favoriserait la victoire du meilleur et du plus fort, et exigerait la subordination du plus mauvais et du plus faible :

Le rôle du plus fort est de dominer et non point de se fondre avec le plus faible, en sacrifiant ainsi sa propre grandeur. Seul, le faible de naissance peut trouver cette loi cruelle ; mais c’est qu’il n’est qu’un homme faible et borné ; car, si cette loi ne devait pas l’emporter, l’évolution de tous les êtres organisés serait inconcevable9.

écrit Hitler dans Mein Kampf. « L’équivalence du bon et du fort, du mauvais et du faible est donnée comme étant fondamentalement “le principe aristocratique de la Nature10” » C’est au nom de la Nature que le génocide a lieu, au nom d’une supériorité puisée dans des mythes que le régime hitlérien donne la mort à des millions d’êtres jugés inférieurs.

Répercussions de la pensée völkisch dans la sphère romanesque

Cette pensée völkisch que Hitler va insuffler à son peuple va s’avérer « toxique », encourageant le peuple à donner sa vie pour le Führer. Le langage nazi, parce qu’il passe par les medias, ne cesse d’être scandé aux oreilles des Allemands. Victor Klemperer souligne le danger que peut représenter le martèlement langagier :

Mais la langue ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place, elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral d’autant plus naturellement que je m’en remets inconsciemment à elle. Et qu’arrive-t-il si cette langue cultivée est constituée d’éléments toxiques ou si l’on en a fait le vecteur de substances toxiques11 ?

L’œuvre romanesque de Grass répond en partie à cette question. Ainsi, dans Le Tambour, l’un des frères de Maria, voisine et maîtresse des Matzerah père et fils, meurt pour « le peuple, la patrie, le Führer » : « Der Unteroffizier Fritz Truczinski war für drei Dinge gleichzeitig gefallen : für Führer, Volk und Vaterland12» Il a accompli son devoir de citoyen. Ces mots de « Reich », « Volk » et « Führer » s’inscrivent alors au sein d’un système rhétorique propre à la politique hitlérienne, au sein de cette pensée völkisch que nous venons de décrire. Hitler les a connotés positivement, en faisant des concepts pour lesquels les hommes sont prêts à donner leur vie.

Ein Führer

Grâce à la propagande, Hitler est parvenu à fasciner les Allemands, les encourager à lui obéir sans comprendre. Se met ainsi en place un véritable culte de la personnalité. Si le grand homme fait l’histoire, ce n’est pas parce que la masse le porte mais parce qu’il est un héros : « le nazisme célèbre le volontarisme et le génie du héros, la force de la personnalité saillante, prométhéenne, s’inscrivant ainsi dans une tradition héritée de l’Antiquité […]13 » Hitler se voit et se présente comme un héros. Günter Grass témoigne de cette divinisation d’Adolf Hitler : les partisans du nazisme se procurent, à l’instar d’Alfred Matzerah dans Le Tambour, les habits nazis ainsi que le portrait du Führer. Alfred Matzerah est le père "putatif" du héros, Oscar. En lisant Pelures d’oignon, l’autobiographie grassienne,nous nous rendons compte à quel point Grass a emprunté des traits de caractère à son propre père pour construire le portrait de ce personnage si faible qui se laisse si facilement séduire par le nazisme. Que ce soit Alfred Matzerah ou le père du romancier, ce personnage se veut avant tout homme ordinaire et nous conduit à réfléchir sur la façon dont tant d’hommes ont pu rester passifs face aux horreurs nazies, volontairement ignorants, prêts à croire les discours officiels.

La propagande, en tant que « mode de séduction », « ensemble des moyens de persuasion mis en œuvre pour recruter des adhérents à une entreprise ou à un parti déterminés », passe par la présence de discours qui proposent une vision tronquée du Réel. Ainsi, le jeune Grass, assiste, en tant que jeune soldat, à un discours décrivant la tentative d’assassinat du Führer par des aristocrates. Tout, dans ce discours, est fait pour susciter l’adhésion des auditeurs. Grass nous offre ce discours sous une forme narrativisée dans son autobiographie, Pelures d’oignon, mais n’hésite pas à en souligner les effets qu’il a pu avoir sur ses jeunes oreilles et celles des autres soldats :

Von der Platzmitte aus, gleich neben dem Fahnenmast, sagte ein urplötzlich mit strammem Gefolge angereister RAD-Führer abgehackte Sätze auf. Von Schmach und feigem Verrat, der schmählichen Niedertracht und Tücke einer adligen Offiziersclique, vom gescheiterten, dank der Vorsehung gescheiterten Anschlag auf das Leben unseres heißgeliebten Führers und von Rache, erbarmungsloser, vom „Ausmerzen dieser Sippschaft“ war die Rede. Dann nur noch von ihm, der – „ein wahres Wunder !“- überlebt hatte.
Mit nun längeren Sätzen wurde er als vom Schicksal Auserwählter gefeiert und wurden wir auf ihn eingeschworen […]
Ein Schauer ergriff uns. So etwas wie Frömmigkeit trieb Schweiß aus den Poren. Der Führer gerettet !

Au milieu de la place, juste à côté des couleurs, un chef du Service du travail du Reich sorti d’on ne savait où avec sa suite petit doigt sur la couture du pantalon, prononçait des phrases hachées. Il était question d’infamie et de lâche trahison, de la bassesse et de la perfidie immondes d’une clique d’officiers aristocrates, de l’attentat, heureusement raté, raté grâce à la Providence, contre la vie de notre Führer ardemment aimé, et de vengeance, impitoyable, de « l’éradication de cette tribu ». Puis uniquement de celui qui avait – « un vrai miracle » - échappé à la mort. Avec des phrases maintenant plus longues, il fut célébré comme l’élu du Destin et nous dûmes lui prêter serment. […]Un frisson nous saisit. Quelque chose comme de la piété nous faisait sortir la sueur des pores. Le Führer sauvé !14

Les phrases sont « hachées », comme pour traduire le trouble de l’orateur. Les mots clés de son discours sont repris par le locuteur : « Schmach » (« infamie »), « feigem Verrat » (« lâche trahison »), « Niedertracht » (« bassesse »), « Tücke » (« perfidie »). L’attentat contre le Führer est fortement dénoncé, l’orateur appelle à la révolte contre ces personnes de « sang bleu » – comme le dit plus loin Grass. La propagande nazie propose une véritable lecture de l’Histoire qui reprend le concept de Providence inhérent à la philosophie chrétienne. La Providence divine serait à l’origine – dans ce discours – de la distinction entre les « élus », qui se confondraient avec tous ceux qui soutiennent le Führer – et les « damnés » – ceux qui s’opposent au Führer. Dès lors que cette approche de l’Histoire est considérée comme valide par les auditeurs, le fait qu’Hitler échappe à la mort est perçu comme un « miracle » et ce dernier devient « l’élu du Destin ». Protégé par Dieu, le Führer peut séduire son peuple, ainsi que le révèle la réaction de l’auditoire qui frissonne et ressent un « sentiment de piété », comme si cet attentat raté était le signe d’une protection divine…On trouve, dans ces propos rapportés par un Grass déjà âgé, une certaine ironie, un certain recul que marque la présence des tirets qui entourent un « vrai miracle », comme si cette expression était aujourd’hui niée, ou plutôt transformée en antiphrase par l’énonciateur. Les guillemets font alors figure de citation, citation à analyser au sens littéral dès lors qu’elle est prise en charge par l’orateur et de manière ironique dès lors que l’énonciateur la réinvestit. L’enthousiasme de Grass jeune est cependant toujours tangible et ce grâce à la phrase exclamative « Der Führer gerettet ! » mais la tonalité d’ensemble nous permet de voir l’écart entre le narrateur personnage et le narrateur écrivain. Grass nie avoir de véritables circonstances atténuantes et ne peut que nous faire part de l’admiration qu’il ressentait pour le Führer, admiration conditionnée par des discours mais aussi par l’image du Führer :

An ihn zu glauben, strengte nicht an, fiel kinderleicht. Et blieb heil und war, war er darstellte. Sein fester, jedermann treffender Blick. Sein Feldgrau verzichtete auf jeglichen Ordensklimbim. Nur mit dem Eisernen Kreuz aus Zeiten des Ersten Weltkrieges behaftet, in schlichter Größe gemalt stand er, wohin man blickte. Seine Stimme kam wie von oben. Er überlebte jeden Anschlag. War es nicht so, daß etwas Unbegreifliches, die Vorsehung ihn schützte?

Croire en lui ne demandait aucun effort, était d’une facilité enfantine. Il était sain et sauf, il était ce qu’il représentait. Son regard ferme qui atteignait chacun. Son feldgrau renonçait à toute la quincaillerie des décorations. Orné de la seule croix de fer de la Première Guerre, il était peint, où qu’on le regardât, dans sa simple grandeur. Sa voix venait comme d’en haut. Il survivait à tous les attentats. N’était-il pas vrai que quelque chose d’incompréhensible, la Providence, le protégeait ?15

Grass nous a fait part de sa passion d’enfant pour la peinture et notamment pour les portraits. Sensible à l’Art et aux impressions qu’il suscite, il s’est laissé manipuler par l’image et par son langage symbolique. C’est donc par l’intermédiaire du portrait officiel d’Hitler que le narrateur jeune homme se forge une image précise du Führer, croyant alors naïvement que le paraître traduisait l’être. L’image du Führer, grâce à la propagande, a envahi l’Allemagne au point que nul ne peut la méconnaître. Cette image telle qu’elle est interprétée par l’énonciateur propose d’Hitler la représentation d’un homme solide et simple qui contraste fortement avec l’image que nous pouvons nous faire d’un chef d’État. Et c’est précisément cette simplicité qui séduit le jeune Grass. Ce portrait accompagné des discours autour du Führer conduit le narrateur personnage à déifier celui qui s’avère être un monstre, considérant alors que sa voix provient « d’en haut », comme s’il était, en quelque sorte, l’intermédiaire entre Dieu et les hommes…

Hitler est alors associé à la force tranquille et figure le double du père, il était, selon Grass, impossible de ne pas croire en lui16

Ein Volk

Si les Allemands ont adhéré pour la plupart à la politique hitlérienne, c’est parce que, à en croire Hannah Arendt, la propagande était parvenue à leur faire croire que l’Allemagne était en péril, que si elle n’entrait pas en guerre contre les Juifs, d’autres Volks, celui des Juifs ou celui des Russes, pouvaient éliminer l’Allemagne :

Pendant la guerre, le mensonge qui eut le plus d’efficacité sur l’ensemble du peuple allemand, est le slogan de la « bataille du destin pour le peuple allemand » ( der Schicksalskampf des deutschen Volkes ) ; lancé par Hitler ou Goebbels, il suggérait, premièrement, que cette guerre n’était pas une guerre ; deuxièmement que c’était le destin, et non l’Allemagne, qui l’avait commencée ; et, troisièmement, que c’était une question de vie ou de mort pour les Allemands qui devaient anéantir leurs ennemis ou être anéantis eux-mêmes17

Le jeune Grass dans Pelures d’oignon expérimente ce « rouleau compresseur » offert par les médias :

Vielmehr ist es die Wochenschau gewesen, die mich mit schwarzweiß geschönten Wahrheiten bediente, an die ich zweifelsfrei glaubte. […] sah ich Deutschland umringt von Feinden, nunmehr im Abwehrkampft, der heldenhaft auf Rußlands endloser Steppe, im heißen Sand der Libyschen Wüste, am schützenden Atlantikwall und mit U-Booten auf allen Weltmeeren geführt wurde, zudem an der Heimatfront, wo Frauen Granaten drehten und Männer Panzer montierten. Ein Bollwerk gegen die rote Flut. Ein Volk im Schicksalskampf. Die Festung Europa, wie sie der Macht des angloamerikanischen Imperialismus standhielt ; bestimmt verlustreich, denn in den Danziger Neuesten Nachrichten» nahmen von Tag zu Tag Anzeigen zu, die schwarzumrandet und geschmückt mit dem Balkenkreuz vom Soldatentod für Führer, Volk und Vaterland Zeugnis gaben.

[…] ce sont les actualités qui me servaient des vérités enjolivées en noir et blanc auxquelles je croyais sans douter le moins du monde. […] je voyais l’Allemagne encerclée d’ennemis, engagée désormais dans un combat défensif qui était héroïquement livré dans les steppes sans fin de la Russie, dans le sable brûlant du désert libyen, sur le mur protecteur de l’Atlantique et dans tous les océans par les sous-marins, et sur le front du pays même, où les femmes tournaient les obus et où les hommes montaient les blindés. Un rempart contre la marée rouge. Un peuple dans le combat décisif. La forteresse Europe résistant à l’impérialisme anglo-américain ; avec des pertes certainement, car dans les Dernières nouvelles de Dantzig, on voyait, chaque jour plus nombreux, des avis de décès qui, entourés de noir et ornés de la croix militaire, témoignaient de la mort des soldats pour le Führer, le peuple et la patrie18.

L’adjectif « geschönten »(« enjolivées ») vient qualifier les « Wahrheiten » (« vérités ») remettant du même coup ce substantif en question, une vérité enjolivée ne pouvant plus être désignée comme une vérité. La vérité à laquelle accède le jeune homme est celle proposée par la propagande. Le narrateur enfant ne pose aucun regard critique sur l’actualité, tout ce qui est dit est considéré comme vrai. L’Allemagne est présentée comme en danger parce que « encerclée d’ennemis », confrontée à des conditions difficiles – le sable, les steppes –, mais luttant toujours pour une forme de liberté contre la « marée rouge » qu’incarne le communisme russe. Le complément circonstanciel de but « Führer, Volk und Vaterland » (« pour le Führer, le peuple et la patrie ») se veut traduction des slogans nazis de l’époque : « Ein Völk, ein Reich, ein Führer » au nom desquels il ne fallait pas hésiter à se sacrifier. La mort devient un honneur dès lors qu’elle intervient pour le service de l’Allemagne. La propagande se veut vision tronquée, incomplète du Réel. Elle manipule les esprits des gens en présentant l’Allemagne comme un « rempart » et contre la Russie et contre le danger de l’impérialisme américain, masquant alors au peuple le danger que constitue le Reich lui-même. La propagande nazie propose une approche simplifiée du Réel qui reposerait sur une forme de manichéisme avec d’un côté le Bien, incarné par l’Allemagne et de l’autre le Mal que représenteraient la Russie et les États-Unis. Dès 1928, Bernays en investissant le mot « propagande » de son sens moderne, la distinguait de l’éducation des masses :

It must be enlightened expert propaganda through the creation of circumstances, through the high-spotting of significant events, and the dramatization of important issues. The statesman of the future will thus be enabled to focus the public mind on crucial points of policy, and regiment a vast, heterogeneous mass of voters to clear understanding and intelligent action.

Cette Propagande experte et éclairée se donne consciemment comme instrument en braquant les projecteurs sur des événements significatifs et en mettant en scène les questions importantes. L’homme d’État de l’avenir sera ainsi à même de focaliser l’opinion publique sur des questions politiques cruciales, et d’unifier une masse importante et hétérogène d’électeurs dans une compréhension claire et une action intelligente19.

La propagande parvient à générer une certaine forme d’hétérogénéité, les individus en arrivant à penser de la même façon et ne parvenant pas souvent à adopter un certain recul critique.

Ein Reich

Parmi les méthodes permettant à la propagande d’agir sur la masse, Bernays évoque la radio mais aussi les réunions publiques. Ces dernières sont l’occasion sous le IIIe Reich d’offrir une image méliorative du Parti… Cette image méliorative tient au fait que le peuple allemand est heureux de la politique intérieure conduite par Hitler : le chômage a été réduit, des autoroutes ont été construites, des jeux olympiques organisés20... Le concept de « Reich » véhicule des données positives, il rassure les hommes ordinaires à qui du travail est désormais proposé. Oscar, héros du roman Le Tambour, a refusé de grandir dans ce monde qui ne lui convient guère. Narrateur du roman, il ironise sur le succès du régime :

Standen religiöse Frauen und frierende häßliche Mädchen, die fromme Hefte austeilten, Geld in Büchsen sammelten und zwischen zwei Stangen ein Transparent zeigten, dessen Aufschrift den ersten Korintherbrief, dreizehntes Kapitel, zitierte. „Glaube – Hoffnung – Liebe“ konnte Oskar lesen und mit den drei Wörtchen umgehen wie ein Jongleur mit Flaschen: Leichtgläubig, Hoffmannstrapfen, Liebersperlen, Gutehoffnunghütte, Liebfrauenmilch, Gläubigerversammlung. Glaubst du, daß es morgen regnen wird? Ein ganzes leichtgläubiges Volk glaubte an den Weihnachtsmann. Aber der Weihnachtsmann war in Wirklichkeit der Gasmann. Ich glaube, daß es nach Nüssen riecht und nach Mandeln. Aber es roch nach Gas. Jetzt haben wir bald, glaube ich, den ersten Advent, hieß es. Und der erste, zweite bis vierte Advent wurden aufgedreht, wie man Gashähne aufdreht, damit es glaubwürdig nach Nüssen und Mandeln roch, damit alle Nußknacker getrost glauben konnten

Des filles laides morfondues distribuaient des brochures pieuses, quêtant avec des tirelires, et montraient entre deux perches un calicot dont l’inscription citait la première Épître aux Corinthiens, chapitre treize : « Foi Espérance Amour », put lire Oscar. Et de jongler avec les trois petits mots comme avec des bouteilles : crédule, pilules Pink, dragées d’Hercule, usine de Bonne-Espérance, lait de la Vierge, syndicat des créanciers. Crois-tu qu’il pleuvra demain ? Tout un peuple crédule croyait au Père Noël. Mais le Père Noël était en réalité l’employé du gaz. Je crois que ça sent les noix et les amandes. Mais ça sentait le gaz. Nous aurons bientôt le premier avent, paraît-il. Et le premier, le deuxième avent étaient ouverts, jusqu’au quatrième, comme on ouvre des robinets à gaz, afin que tous les gobeurs de mouches, parce que ça sentait plausiblement les noix et les amandes, pussent croire sans peur21.

Les représentantes des organismes religieux sont omniprésentes en ville, demandant de l’argent pour les pauvres. Leur slogan, au vu des événements du pays, semble dérisoire : « Glaube – Hoffnung – Liebe ». Oscar va presque en venir à manipuler ces termes comme de véritables antiphrases. Il associe ainsi la foi – « Glaube » – à la crédulité, la naïveté, le fait de croire en n’importe quoi – la propagande. Les deux autres termes sont quant à eux assimilés à des médicaments ayant pour fonction de masquer la réalité et c’est là précisément le but de la propagande, masquer le Réel, en offrir une vision tronquée, magnifiée. Le pronom personnel « ich » semble avoir pour référent un passant quelconque, l’Allemand ordinaire qui se promène dans la rue et se laisse aller à penser au temps et aux odeurs, ne voyant pas que la situation est grave. Grass utilise là le discours direct libre, propre à créer un flou énonciatif, de telle sorte que l’on ne sait pas si Oscar adhère ou non au discours de la propagande qui laisse croire que tout va pour le mieux : se confond-il avec les passants ou son nanisme lui confère-t-il le don de voir autrement ? Certes, il joue avec les mots mais serait-ce le fait du hasard ? Est-ce un jeu du narrateur homodiégétique adulte ? Un jeu de l’enfant déjà capable de prendre ses distances avec la LTI ?

Le rouleau compresseur de la Propagande est parvenu à dissimuler la réalité : celui que le peuple prend pour le père Noël n’est autre que l’employé du gaz22, écrit le narrateur grassien faisant alors ironiquement allusion aux chambres à gaz dans lesquelles meurent alors 6 millions de Juifs et 5 millions d’autres victimes. Ces deux figures antithétiques que constituent le père Noël et l’employé du gaz permettent au narrateur adulte de dénoncer la naïveté des Allemands qui croient aux miracles hitlériens et de souligner le fait que le peuple – qualifié de « crédule » – s’est refusé à voir ce que dissimulait cette période prospère. L’allégorie du préposé au gaz renvoie à la fois aux camps de concentration mais aussi et surtout – cette phrase étant extraite du chapitre consacré à la nuit de Cristal – aux incendies qui ont ravagé les commerces juifs pendant la nuit de Cristal. Comment croire au père Noël alors qu’un peuple – le peuple juif – souffre ? Les habitants du Reich font figure de « Nußknacker », « casse-noix », image que le traducteur français préfère rendre par celle de « gobeurs de mouches » qui, en français, connote bien la naïveté tout comme le fait la métaphore du « casse-noix » en allemand. La transposition est ici nécessaire à une bonne compréhension des intentions de Grass ; le champ lexical de la cuisine – si propre à l’esthétique de Grass – se perd du fait de cette transposition : l’odeur d’amande et de noix qui masque celle des fours crématoires ou des boutiques qui brûlent débouchait naturellement sur l’utilisation d’un « casse-noix » permettant aux Allemands de savourer les noix, autrement dit leur permettant de conserver l’illusion selon laquelle tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles – comme le laisse penser le conte : « Es war einmal… ». L’ensemble de ce chapitre intitulé « Foi espérance amour »23 (Glaube Hoffnung Liebe), reprend en effet le genre du conte, ironisant ainsi sur l’illusion du meilleur des mondes que cherche à construire la propagande. Le narrateur adulte dénonce le rêve, l’illusion provoqués par la Propagande : lui ne croit plus au « Weihnachtsmann » – père Noël.

Le jeune Günter avait conscience de faire partie d’un Volk, malgré les origines cachoubes de sa grand-mère maternelle. Né à Dantzig, ville libre après la première guerre mondiale mais qui, fortement nationaliste, souhaite son rattachement à l’Allemagne, Grass grandit dans une atmosphère nazie : dès 1935, Dantzig porte démocratiquement les nazis au pouvoir...Le jeune Grass, en s’engageant auprès des Jeunesses hitlériennes puis auprès de la Waffen SS inscrit sa ligne d’action dans la continuité de celle de Dantzig. Après la seconde guerre mondiale, prenant conscience des crimes nazis, Grass devient romancier et se pose en conscience morale de l’Allemagne. Il ne cesse, nous l’avons vu, de refléter dans son œuvre la pensée du Volk. Dans Toute une histoire, il veut même remotiver ce terme, lui ôter le réseau de connotations racistes qui l’entoure. Aussi le personnage de Hoftaller à propos de la réunification allemande s’exclame-t-il : « Nous nous sommes arrangés pour qu’à Leipzig et ailleurs ce braillement puéril, « Nous sommes le peuple ! » (Wir sind das Volk !), à la faveur du changement d’un petit mot, soit un peu plus poivré : « Nous sommes UN peuple » (Wir sind ein Volk !)24 » Telle est la mission que s’est fixée l’écrivain : redéfinir une langue qui a été pervertie par le national-socialisme…

Mais une telle reconstruction ne peut se faire sans une prise en compte de l’Histoire : une forme d’interaction entre l’Histoire et l’écrivain tend à se mettre en place. L’œuvre de Grass reflète l’Histoire et plus particulièrement la façon dont les Alliés ont voulu en finir avec le Reich : en divisant géographiquement le Reich en quatre puis en deux parties dont le symbole sera à partir de 1961 le mur de Berlin, les Alliés et les Russes ont anéanti la notion de Reich et divisé un peuple, lui faisant vivre deux histoires parallèles et antithétiques, l’une tournée vers l’ouest et son capitalisme, l’autre vers l’est et son communisme. Deux histoires pour diviser un Volk, l’éloigner de la pensée völkisch que l’annihilation du régime hitlérien n’avait pas pour autant détruite…Grass, quant à lui, reste en Allemagne de l’ouest. Il s’engage politiquement dans les années 60 auprès des sociaux-démocrates allemands.

La quête identitaire : la reconstruction du Volk

Détruire le Reich passe, historiquement, nous l’avons dit, par la mise en place de nouvelles frontières à l’extérieur comme à l’intérieur du territoire allemand. Ces nouvelles frontières sont symbolisées matériellement par la création du mur de Berlin. Ce mur constitue pour Grass la négation de toute civilisation25. Il s’agit bien de nier la civilisation allemande et son nationalisme.

Dans Mein Jahründert, Grass témoigne de cette division de l’Allemagne en deux. Le narrateur choisi est un prisonnier qui obtient le droit de regarder à la télévision, en 1974, un match opposant l’Allemagne de l’Est à l’Allemagne de l’ouest :

Wie ist das, wenn man sich vor der Glotze doppelt erlebt? [...] es geschah, als Deutschland gegen Deutschland spielte. Für wen war man? Für wen war ich oder ich? Für welche Seite durfte man jubeln? Welches Deutschland siegte? Was, Welch innerer Konflikt brach in mir aus, welche Kraftfleder haben an mir gezerrt, als Sparwasser das Tor schoβ?
Für uns? Gegen uns? […] Doch eigentlich waren es keine Zerreiβproben, vielmehr ein der deutschen Zweistaatlichkeit zugeordnetes Verhalten, dem nachzugehen doppelte Pflicht war.”

Que se passe-t-il, quand on se voit double sur le petit écran ? […] c’est arrivé quand l’Allemagne a joué contre l’Allemagne. Pour qui était-on ? Pour qui étions-nous, moi ou moi ? Pour quelle équipe pousser des cris ? Quelle Allemagne était-elle victorieuse ? Quel conflit intérieur a éclaté en moi, quels champs magnétiques tiraient chacun de son côté quand Sparwasser a marqué le but ?
Pour nous ? Contre nous ? […] En fait, ce n’était pas un écartèlement, mais un comportement adapté à la division de l’Allemagne en deux États, et que l’on avait le double devoir de suivre26.

La multiplication des questions souligne le conflit intérieur qui se saisit du locuteur face au dédoublement subi par son pays qu’illustre le match de football. Il n’y a plus une Allemagne mais deux. Aussi pourrait-on conclure qu’il existe deux peuples et non plus un, mais tel n’est pas le cas : malgré le dédoublement de l’Allemagne, les Allemands sont un peuple, comme le laisse entendre l’utilisation des pronoms personnels « uns » et « ich ». Le « Moi » du locuteur est écartelé entre la RDA et la RFA, son identité devient instable.

Une telle posture, à l’épreuve du temps, ne peut tenir : quand bien même la génération des Allemands qui ont perdu la guerre ne saurait se faire à cette scission, celle-ci est assimilée par les générations suivantes et un fossé indépassable semble se mettre en place entre les deux Volk, ce dont témoigne Grass dans son roman Toute une histoire.

L’indépassable altérité

Malgré la réunification, l’Allemagne demeure divisée. Tel est du moins le point de vue de Grass dans Toute une histoire, point de vue qui, lors de la publication de ce roman en 1995, a fait scandale. Une scène de l’œuvre se veut symptomatique de cette histoire de l’Allemagne car c’est bien à « toute une histoire » « ein weites Feld » que nous confronte Grass lorsqu’il fait dialoguer RDA/ RFA, nous montrant à quel point ces deux Allemagnes en sont venues à refléter la guerre froide. Sur un pont, symbole de l’effacement des frontières RDA/ RFA, Fonty et Talhover, jouent à se croiser, mimant ce qu’Est et Ouest peuvent perdre en entrant en contact l’une avec l’autre :

Mal war es Fonty, der als östliches Pbjekt gegen das westliche Faustpfand ausgetauscht wurde, dann wieder kam der Tagundnachtschatten aus dem Osten Schritt vor Schritt näher, während Fonty den Westen hinter sich lieβ, bis beide gleichauf waren, nunmehr einen Augenblick lang zum Standphoto erstarrten, blicklos, wortlos, um sich sogleich wieder Schritt dem einen, dem anderen System, den Weltmächten, Todfeinden und Sicherheitsgaranten, dem Klassenfeind und der Roten Gefahr zu nähern und sich dem jeweils eigenen Lager zu überlassen.

C’était tantôt Fonty qui, cible orientale, était échangé contre le gage occidental, tantôt l’ombre diurne et nocturne qui, venant de l’est, approchait pas à pas tandis que Fonty laissait l’ouest derrière lui, jusqu’au moment où ils étaient au même niveau et se figeaient alors l’espace d’un instant pour la photographie, sans un regard, sans un mot, avant de repartir pas à pas vers chaque système, puissance mondiale, ennemi mortel et garant de la sécurité, l’ennemi de classe et le péril rouge, afin de rentrer dans le giron de son propre camp27.

L’argumentation de Grass passe par l’image, le symbole, les personnages perdent leur identité propre pour symboliser les deux Allemagnes. La RDA est présentée comme une « cible orientale » – dans un essai, Grass en 1989 parle de « proie RDA » –, tandis que la RFA figure le « gage occidental », les garanties qu’en contrepartie à un renoncement d’une partie de l’histoire de la RDA, la RFA est prête à lui apporter. La RDA figure alors bien une « cible » puisqu’il s’agit pour la RFA de détruire le communisme stalinien tel qu’il a pu structurer les mentalités. La guerre froide qui a opposé USA et URSS est bien présente ici, l’URSS étant désignée avec la périphrase « le péril rouge » et les USA avec « l’ennemi de classe » : la scission RDA/ RFA, Est/ Ouest, URSS/ USA semble si bien installée que nous pouvons nous demander si le Volk allemand peut véritablement se reconstruire positivement, en évacuant son propre passé nazi et le passé de l’espace-monde.

Pourtant, même si la réunification ne plaît pas au personnage, Fonty, celui-ci se rend compte que la Deutschland lui permet de voyager hors de ses frontières, contrairement à ce qu’autorisait la RDA. Une nouvelle Allemagne, ouverte sur l’Europe se met en place. L’argumentation de Grass pour une Allemagne européenne se fait entendre dans ses romans comme dans ses discours : seule une Allemagne tournée vers l’autre serait à même d’oblitérer définitivement le Reich et les dangers qu’il véhicule, dangers tangibles le jour de la réunification et lors de chaque passage à la nouvelle année, lorsque les rassemblements populaires redonnent une force dangereuse à la nation allemande :

Und jetzt erst löste sich aus dem Gebrüll einzelner Worte vielstimmiger Gesang. Schunkellieder zuerst – „So ein Tag, so wunderschön wie heute“–, dann aber des armen Fallersleben gutgemeintes, spatter zur Nationalhymne gesteigertes Lied. Ansteckend, mitreiβend folgte es anfangs noch der zugelassenen dritten Strophe : „Einigkeit und Recht und Freiheit…“, dann aber muβte es die verdammte erste, seit letztem Krieg verfemte Strophe „Deutschland, Deutschland über alles…“ sein, die dem Volk den Weg ins neue Jahr zu weisen hatte. Da war von Einigkeit und Recht und Freiheit nur noch wenig zu hören; dünnstimmig gingen sie verloren

Et alors seulement se détacha de ce brouhaha de mots isolés un chant à plusieurs voix. D’abord de ces chansons qu’on reprend en chœur dans les brasseries en se balançant, mais ensuite le chant de ce pauvre Fallersleben, qui n’avait pas pensé à mal ni soupçonné qu’on hisserait plus tard son œuvre au rang d’hymne national. Ce fut d’abord, entraînante et contagieuse, seulement la troisième strophe, celle qui était permise : « Unité, droit et liberté… », mais bientôt suivit inévitablement cette sinistre première strophe depuis la dernière guerre : « Deutschland, Deutschland, über alles… » L’Allemagne au-dessus de tout, qui devait montrer au peuple le chemin de la nouvelle année. L’unité, le droit et la liberté ne s’entendaient plus guère : leur filet de voix se perdait dans la masse28.

La pensée völkisch ne semble pas loin, prête à surgir et à faire replonger l’Allemagne dans sa sombre Histoire. Le contrepoint de la politique raciale hitlérienne constitue une politique d’intégration : tous les immigrés doivent se fondre dans le peuple allemand, afin de revivifier ce peuple, lui permettre de dépasser un double problème, à savoir les tensions Est/ Ouest et le souvenir du Reich. Ainsi, dans « Was rede ich. Wer hört noch zu. », discours du 11 mai 1990, Grass insiste sur l’intérêt de l’immigration qui permet un élargissement de la « Kultur » allemande et une redéfinition de la « Nationales Bewußtsein ». Le peuple allemand, en intégrant d’autres peuples qui, sous le IIIe Reich, étaient perçus comme des sous-races, s’ouvre à l’Europe et peut chercher une nouvelle définition identitaire.

Conclusion

L’œuvre romanesque et autobiographique de Grass ne se contente pas de refléter la LTI et la façon dont la propagande a sculpté les consciences des hommes ordinaires : la superposition permanente de deux instances, l’une fascinée par le discours nazi qui scande les mots « Reich, Volk und Führer », l’autre effrayée par ce que ce discours a créé des hommes prêts à donner leur vie pour la pensée völkisch insufflée par Hitler, complexifie le discours grassien. Cette superposition permet du même coup une autre superposition, celle de la rhétorique fallacieuse nazie et celle du discours éthique qui dénonce les « vérités enjolivées » véhiculées par les organes médiatiques nazis. L’Histoire de l’Allemagne est reflétée dans l’œuvre de Grass : nous assistons à la chute de l’Allemagne nazie, à la division de l’Allemagne en deux, à sa réunification ainsi qu’à son aspiration à se fondre dans l’espace monde. Cette ambition totalisante, pour ne pas dire rabelaisienne, de Grass se mesure dans Mein Jährhundert. Dès lors, la visée du romancier n’est pas seulement éthique, elle se veut avant tout socio-historique, les bouleversements de l’Allemagne étant reflétés. Grass a toujours nié être la conscience morale de l’Allemagne : il se veut allemand ordinaire capable de prendre du recul par rapport à l’Histoire et à son histoire personnelle – d’où le dédoublement ich / er.

Guy Astic, dans La Tambour-Littérature, Günter Grass romancier, rattache l’œuvre de Grass à ce que Deleuze et Guattari nomment dans Kafka. Pour une littérature mineure, la littérature mineure, à savoir une littérature « écrite par une minorité dans une langue majeure. » Deleuze et Guattari détachent de cette littérature trois caractères : la déterritorialisation de la langue, le branchement de l’individuel sur l’immédiat-politique, l’agencement collectif d’énonciation, caractères qui se prêtent particulièrement à l’entreprise grassienne : la dédiabolisation de la langue recherchée par le romancier passe en effet par une déterritorialisation – il s’agit de sortir la langue de son territoire, de l’enrichir en faisant pénétrer dans la langue allemande, par exemple, des mots issus d’autres langues européennes – tandis que le sujet énonciatif se disloque non plus en deux mais en plusieurs instances, comme dans Mein Jahrhundert, afin de regagner une certaine légitimité. Donner la parole à des sujets énonciatifs plus divers les uns que les autres permet à Grass de dénoncer la LTI tout en jonglant avec les réseaux lexicaux et les métaphores qui l’ont le plus caractérisée.

Notes de bas de page numériques

1  Voir Victor Klemperer, LTI, La langue du IIIe Reich, 1947, traduit de l’allemand par Élizabeth Guillot,Paris, Albin Michel, rééd. « Agora Pocket », 2010.

2  Témoigne de ce rejet de la langue allemande Vladimir Jankélévitch pour qui les crimes nazis relèvent de l’imprescriptible. Jankélévitch a rompu avec la philosophie, la musique, la littérature allemande…Voir aussi ce que dit Milo Dor, écrivain autrichien d’origine serbe, dans Écritures croisées, parcours raisonné dans les littératures du monde, Pertuis, Rouge profond, 2011, chapitre 1, « Constellations », p. 42 : « Bien que je susse l’allemand, je me refusais d’abord à user de cette langue qu’avait souillée Hitler et consorts. »

3  Gabriel Marcel, Les Hommes contre l’humain, Paris, éditions Universitaires, 1991, collection « philosophie européenne », p. 91.

4  Voir sur ce sujet, Écritures croisées, parcours raisonné dans les littératures du monde, Pertuis, Rouge profond, 2011, chapitre 1, « Constellation », p. 22, Grass dit que le national-socialisme a «  mis à mal l’intégrité des mots. » Nous pouvons rapprocher sa tentative de « dédiabolisation » de la langue de celle de Paul Celan à propos de qui Yves Bonnefoy dit, dans Écritures croisées…, p. 45 : « Il y a dans ses poèmes une violence contre la langue allemande, parce qu’il a entendu cette langue dans laquelle il a pris conscience du monde et de son sens dans la bouche de ceux qui ont massacré sa famille – ceux-là même qui l’ont dégradée par la propagande et le vocabulaire totalitaire. Il a en quelque sorte opéré la langue du mal qui y avait été déposé. »

5  Guy Astic, La Tambour-Littérature, Paris, éditions Krimé, 2004, p. 234.

6  Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Le mythe nazi, Paris, éditions de l’aube, 1991, p. 59.

7  Johann Chapoutot, Le national-socialisme et l’Antiquité, Paris, PUF, 2008, p. 8.

8  Voir Jean-Pierre Faye, Le langage meurtrier, Paris, Hermann, 1996.

9  Hitler, Mon combat, Bibliothèque électronique du Québec,

10  Jean-Pierre Faye, Le langage meurtrier, Paris, Hermann, 1996, p. 54-55.

11  Victor Klemperer, LTI, la langue du troisième Reich, Paris, Agora pocket, 2010, p. 40.

12  Günter Grass, Die Blechstrommel, Berlin, Hermann Luchterhand, 1968, p. 332. Günter Grass, Le Tambour, traduit de l'allemand par Jean Amsler et Claude Porcell, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p. 374 : « Le sergent Fritz Truczinski était tombé sans se relever pour trois raisons : le Führer, le Peuple et la Patrie. »

13  Johann Chapoutot, Le national-socialisme et l’Antiquité, Paris, PUF, 2008,p. 329.

14  Günter Grass, Beim Häuten die Zwiebel, Göttingen, Steidl Verlag, 2006, p. 104-105. Pelures d’oignon, Paris, Éditions du Seuil, 2007, p. 89.

15  Günter Grass, Beim Häuten der Zwiebel, Göttingen, Steidl Verlag, 2006, p. 106. Pelures d’oignon, Paris, Éditions du Seuil, 2007, pp. 90-91.

16  Günter Grass, Beim Häuten der Zwiebel, Göttingen, Steidl Verlag, 2006, p. 108. Pelures d’oignon, Paris, Éditions du Seuil, 2007, p. 118.

17  Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, coll. « folio histoire », 2007, p. 123.

18 Günter Grass, Beim Häuten der Zweibel, Göttingen, Steidl, 2006, pp. 81-82. Pelures d’oignon, Paris, Éditions du Seuil, 2007, p. 70.

19  Edward Bernays, Propaganda, http://www.whale.to/b/bernays.pdf , p. 114. (Nous traduisons).

20  Voir Günter Grass, Beim Häuten der Zweibel, Göttingen, Steidl, 2006, pp. 26-27.

21  Günter Grass, Die Blechtrommel, Berlin, Hermann Luchterhand, 1968 ; Le Tambour, p. 190.

22  Guy Astic dans La Tambour-Littérature, Paris, Krimé, 2004,commente ainsi ce passage du Tambour : « L’auteur du Tambour exorcise dans ces lignes la faute de tout un peuple, et la sienne propre : « La croyance au Père Noël se fut révélée croyance au gazier. » Son iconoclasme est à la mesure de l’immense confusion, à la fois disséquée, digérée et transmuée en texte-palimpseste : il dé-couvre, senchante, convertit…Au final, comme le disent les ultimes phrases d’Anesthésie locale : “Rien n’y fait, les douleurs récidivent toujours.” », p. 61-62.

23  Voir sur ce chapitre Sylvie Ballestra-Puech, « L'art des titres ou le mélange des genres dans Le Tambour de Günter Grass », paru dans Loxias, Loxias 7, mis en ligne le 15 décembre 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=90 . Sylvie Ballestra-Puech insiste sur les liens qui unissent l’écriture de Grass à la peinture religieuse, notamment dans ce chapitre où « Les trois vertus théologales, si présentes dans la peinture allégorique, servent de titre à l’évocation de la nuit de Cristal vécue par l’enfant Oscar comme plongée dans l’abjection. »

24  Günter Grass, Ein Weites Feld, Mündchen, Deutscher Taschenbuch Verlag, 2004. Toute une histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 119.

25  Günter Grass, Propos d’un sans patrie, Paris, Éditions du Seuil, 1990, p. 104.

26  Günter Grass, Mein Jahrhundert, Göttingen, Steidl, 1999. Mon siècle, traduit de l'allemand par Bernard Lortholary Paris, Éditions du Seuil, 2001, p. 261.

27  Günter Grass, Ein Weites Feld,Mündchen, Deutscher Taschenbuch Verlag, 2004, p. 491. Toute une histoire, Paris, Éditions du Seuil, 2007, p. 455.

28  Günter Grass, Ein Weites feld, Mündchen, Deutscher Taschenbuch Verlag, 2004, p. 64. Toute une histoire, Paris, Éditions du Seuil, 2007, pp. 61-62.

Bibliographie

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BALLESTRA-PUECH Sylvie, « L’art des titres ou le mélange des genres dans Le Tambour de Günter Grass », paru dans Loxias, Loxias 7, mis en ligne le 15 décembre 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html ?id =90 .

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Pour citer cet article

Aurélie Renault, « Ein Volk, ein Reich, ein Führer : reflet et démantèlement du discours völkisch dans l’œuvre grassienne », paru dans Loxias, Loxias 38., mis en ligne le 31 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=7145.

Auteurs

Aurélie Renault

Aurélie Renault est docteur de l’Université de Provence. Elle a soutenu sa thèse sur « Les Paradoxes du Mal » en juin 2010 sous la direction de Mme Oseki-Dépré et a obtenu les félicitations du jury. Elle est professeur dans le secondaire. Rattachée au laboratoire de recherches CIELAM (Université de Provence), elle écrit des articles et participe à des colloques en lien avec le thème du Mal. Elle a notamment travaillé sur Jonathan Littell, Günter Grass, Milton et Chateaubriand et publié dans des revues comme Intercambio, Qaterni di studi indo-Mediterranei, Anadiss… Elle vient de coorganiser un colloque international interdisciplinaire sur « La question du Mal : littérature, éthique, politique, religion comparée » dont les actes seront publiés chez Garnier.