Loxias | Loxias 37. Arts et Littératures des Mascareignes | I. Arts et littératures des Mascareignes
Samuel Thévoz et Lorenzo Bonoli :
L’ailleurs du texte. Le voyage dans Indian Tango d’Ananda Devi
Résumé
De façon unique dans l’œuvre d’Ananda Devi, le roman Indian Tango (2007) mobilise le voyage comme un outil heuristique pour repenser la littérature, par-delà les frontières de la fiction et de l’autobiographie, mais aussi afin d’aménager un espace interculturel propre. Si la mention « roman » sur la couverture du livre établit un pacte de lecture fictionnel, le dispositif narratif tend à perturber les catégories génériques établies. L’écriture elle-même s’avère donc pratique d’un voyage aux franges des canons de la littérature occidentale. Toutefois, le voyage qui est ici proposé demande à être saisi dans sa spécificité. En effet, les figures du voyage que nous soulignons ne sont présentes dans Indian Tango qu’à titre indiciel, comme en sous-main. Ce sont les traces, dans le texte, de l’expérience viatique que nous voudrions mettre en lumière, afin de mener une réflexion sur la question de ce que signifie la prise en charge, en français et dans un espace littéraire francophone, d’une expérience qui transgresse les frontières culturelles. Ces traces sont autant de phénomènes d’invention langagière que le lecteur est amené à interpréter. Ce faisant, le lecteur reconstitue un amont du roman – le voyage à travers plusieurs cultures, mauricienne, indienne et française –, d’où émerge le sens du texte.
Abstract
The novel Indian Tango (2007), written by Ananda Devi, uses the figure of travel in an unexpected way. It is here a heuristic tool which opens up possibilities of rethinking literature beyond the boundaries of fiction and autobiography. It also appears as a means of creating an unprecedented intercultural writing. But here travel appears only indirectly; the reader is led to rebuild the signs of an experience of travel which is not explicitly narrated. We would like to demonstrate that the deciphering of this hidden background of the text is nevertheless necessary for the understanding of the novel. Indeed, linguistic elaboration phenomena located in the text take significant effects and call for an experience of reading which is intercultural in itself.
Index
Mots-clés : Devi (Ananada) , écriture interculturelle, figures du voyage, innovation langagière, littérature francophone, transgénéricité
Géographique : Mascareignes
Chronologique : Période contemporaine
Plan
- Voyage
- Un roman complexe et labyrinthique
- Un récit de voyage ?
- Les trois dimensions viatiques du roman
- Un voyage intérieur
- Un voyage « en amont » : le présupposé du texte
- Un voyage « en aval » : l’effet du texte
- « Un chemin ouvert au creux du monde » : l’interculturalité d’Indian Tango
Texte intégral
Un chemin ouvert au creux du monde, où chaque pas tremblant la mène un peu plus loin des lieux convenus qu’elle ne cesse d’arpenter.
Ananda Devi, Indian Tango
Voyage
Pour l’analyse littéraire, le voyage peut apparaître sous diverses formes dans un texte. Il peut en être un thème, dont la réciproque est la confrontation avec une altérité culturelle. Il peut, plus fondamentalement, en constituer la structure spatio-temporelle et la matrice logique. Ainsi le voyage apparaît-il sur un mode explicite dans un récit d’exploration, par exemple, ou, autre exemple, dans un texte ethnographique. Il est ici comme le trait définitoire du genre littéraire auquel tel ou tel texte appartient. Mais il peut également émerger, plus sourdement, comme trace ou comme vestige dans une écriture, fictionnelle ou factuelle, qui s’aventure aux frontières de son système culturel pour en approcher un autre.
Le roman Indian Tango d’Ananda Devi répond de ce dernier ordre de manifestation, plus difficile à discerner, où le voyage n’est pas donné comme thème ou comme matrice explicite de l’œuvre. Ici, le voyage et la rencontre avec l’altérité émergent dans le projet même de raconter en français et pour un lectorat francophone une histoire qui se déroule dans une ville – Delhi – qui relève d’une culture qui, peu ou prou, dans le prisme de l’œuvre, demeure farouchement étrangère à l’auteur, au narrateur, au lecteur.
Indian Tango se présente dès les premières lignes du texte comme une œuvre intrigante, complexe, qui exige la relecture, tant le roman se laisse lire sur plusieurs niveaux. Le lecteur plonge abruptement dans le chaos d’une ville étrangère, étrange ; cette étrangeté initiale, loin de se résorber, est au contraire comme accrue par l’écriture romanesque, portée à son paroxysme par la tension que crée l’écart creusé entre une voix narrative francophone et l’univers indien. De surcroît – et c’est l’enjeu majeur qui nous retiendra, dans la perspective qui est la nôtre –, il est remarquable que le voyage émerge au cœur de cette construction littéraire d’une étrangeté irréductible. Toutefois, il apparaît ici non comme une clé de lecture livrée explicitement, mais dans le processus même de la lecture. Ses manifestations relèvent de trois modalités indirectes : d’abord, le voyage émerge à la conscience du lecteur sous une modalité métaphorique ; ensuite, il apparaît en tant que présupposé du texte (son « amont ») ; et enfin – et surtout –, il se signale comme effet esthétique produit par le texte lui-même (son « aval »). Ce sont ce que nous appellerons ici les trois dimensions viatiques du roman.
Un roman complexe et labyrinthique
Indian Tango raconte l’histoire de deux femmes qui se rencontrent et se découvrent dans leur féminité, sur l’arrière fond d’une ville – Delhi – et d’un contexte culturel particulier – l’Inde contemporaine.
Comme nous le soulignions d’entrée de jeu, le livre est écrit en français. L’auteur, Ananda Devi, est un écrivain mauricien de langue française1, descendante d’émigrés indiens qui se sont établis sur l’île Maurice du temps de son appartenance à l’Empire britannique2. Devi a en outre une formation d’anthropologue3 et elle est aussi traductrice4.
Le roman est constitué de deux récits alternés qui se caractérisent par deux focalisations différentes : d’une part, une focalisation sur une femme indienne, Subhadra, et, d’autre part, une focalisation sur un narrateur intradiagétique (qui parle en « je » dans le texte), qui n’est pas indien, mais qui vit à Delhi depuis quelque temps seulement. Un narrateur en outre qui, par quelques informations parsemées dans le texte, conduit le lecteur à l’identification, du moins en partie, avec Ananda Devi elle-même, conférant ainsi au roman une portée autobiographique.
Le roman, par le savant chassé-croisé des deux récits parallèles met en scène la rencontre d’abord accidentelle puis désirée des deux femmes, en soulignant en particulier les aspirations et les pulsions, mais aussi les conditionnements culturels, les résistances et les peurs des deux protagonistes. En arrière-fond de cette rencontre – et c’est surtout sur cet aspect que portera notre réflexion –, le lecteur suit la narratrice dans sa découverte lente et hésitante de Delhi et de l’Inde.
Un récit de voyage ?
À l’issue de ce bref résumé, rien ne nous incite à considérer Indian Tango comme un récit de voyage à proprement parler, tout au moins si l’on s’en tient à une définition a minima comme celle qu’a proposée Claude Reichler :
1. la narration (ou relation)
2. d’un déplacement effectué
3. par le narrateur voyageur
4. et adressée à un lecteur5 .
Ces quatre « instances », complète l’auteur, sont « nécessaires pour accomplir les fonctions du récit de voyage : testimoniale, épistémique, esthétique »6.
Ce n’est, à un premier examen, que de manière partielle et restreinte, pour ne pas dire forcée, qu’Indian Tango peut répondre à cette définition. En particulier, le roman de Devi ne nous offre pas – aspect évidemment crucial – un récit d’un « déplacement effectué ». En outre, la narration met l’accent sur la dimension intimiste et psychologique de la rencontre saphique.
Cependant, par la présence du narrateur non-indien et l’usage d’une langue qui n’est pas la langue du lieu où se passe la rencontre (ici le français, langue plus « étrangère » à l’Inde que ne l’est l’anglais, langue dans laquelle se passent les interactions du roman), nous retrouvons à l’arrière-plan de cette narration intimiste des formes et des motifs qui sont propres aux récits de voyage et aux textes ethnographiques. Plus précisément la dimension viatique et ethnographique est présupposée et suscitée par le texte : elle est présupposée non seulement parce que, logiquement, quelqu’un qui se trouve en Inde et qui n’est pas indien doit avoir voyagé pour arriver là, mais encore parce que le roman lui-même reprend une série de stratégies textuelles propres aux récits de voyage ou aux récits ethnographiques qui lui permettent de thématiser la confrontation avec une altérité culturelle.
En particulier, et c’est l’aspect qui nous paraît le plus intéressant, le texte de Devi porte les traces de l’expérience viatique dans la langue employée elle-même ou, mieux, dans le travail d’élaboration linguistique effectué, un travail nécessaire pour faire en sorte que la langue française, charriant son bagage de conventions et d’images reçues, puisse être en mesure de prendre en charge une expérience vécue dans un ailleurs linguistique et culturel, laquelle transgresse par là les frontières des représentations et des formulations familières.
De ce fait, le thème du voyage implique un enjeu linguistique : le déplacement d’une langue et de son bagage culturel – le français –, dans un contexte culturel autre – Delhi –, et son adaptation à d’autres réalités, à d’autres objets, à d’autres gestes ; en d’autres termes, à d’autres choses à dire.
C’est à ce niveau que le texte de Devi se donne à lire d’une part comme un lieu de confrontation entre des horizons linguistiques et culturels différents et, d’autre part, comme un lieu d’exploration des limites de la langue et de la littérature françaises, en vue d’élaborer un langage nouveau qui suscite chez le lecteur ce que nous appellerons un effet de différence7.
Les trois dimensions viatiques du roman
Afin de comprendre quel bénéfice il y a, en second examen, à lire Indian Tango à l’aune du récit de voyage, il convient d’analyser en détail les trois dimensions viatiques énumérées en introduction.
Un voyage intérieur
Tout d’abord, il faut évoquer une dimension métaphorique, laquelle est en relation directe avec le thème intimiste du roman8. Dans cette perspective, le voyage est avant tout le voyage intérieur des deux protagonistes, qui, sur le mode bien connu des voyageurs romantiques mais aussi selon une modalité moderniste de l’expérience viatique, implique une épiphanie, une conversion, l’accès à une nouvelle conscience de soi :
Il y a des métamorphoses irréversibles. Des voyages hors de soi dont on ne revient pas. (Indian Tango, p. 169)
Il convient sans aucun doute de rappeler ici combien l’Inde constitue une terre mythique et rêvée dans la tradition du voyage occidental en Orient, où le voyage se fait souvent intérieur et confine à l’onirisme. « L’Inde, la part d’inconnu en soi, pays sans nom véritable » (p. 55), « pays fictionnel » (p. 192), déclare le narrateur d’Indian Tango.
Cette dimension métaphorique du voyage nous ouvre ainsi une perspective réflexive où ce qui est en jeu est un mouvement de découverte de soi et de l’autre, qui s’opère à tâtons, de manière progressive, selon un processus qu’il faut rapporter au récit d’exploration :
Je cherche, sans cesse, je les cherche, elles [les femmes], et moi en même temps. […] Je tente de naviguer vers leur mystère et ainsi vers moi-même. Je sais que ce voyage passe par là. C’est un monde totalement inconnu et sans doute dangereux, mais je n’y perçois qu’une douceur effleurée, involontairement voluptueuse. Et si je me trompe, et si je risque de m’y égarer, qu’importe ? Il est des fourvoiements moins attrayants. (p. 84-85)
Il est à remarquer que la présence de cette métaphore introduit dans le texte un langage viatique – avec sa terminologie : « voyage », « recherche », « inconnu », « découverte », « errance », « désorientation », « surprise », « changement », etc. Ce lexique oriente la lecture et invite le lecteur à adopter une posture interprétative particulière : une posture d’ouverture épistémique, marquée par la curiosité et le désir de la découverte d’un monde nouveau. Caractéristique du récit d’exploration, cette posture se rapporte à la structure d’horizon par laquelle le pays « réel » et le pays « rêvé » se voient articulés à une phénoménologie de l’expérience vécue10. Attentes et projections imaginaires sont ainsi constamment mises à l’épreuve de l’expérience effective. Pareille posture conserve profondément toutes ses vertus heuristiques dans la lecture du roman de Devi.
Le thème métaphorique du voyage nous permet en outre d’évoquer la dimension autobiographique du texte à laquelle nous avons fait rapidement allusion auparavant et qui nous amène à identifier le narrateur avec Ananda Devi elle-même.
Il est frappant d’observer à ce propos combien le roman, dès les premières lignes, se livre au lecteur comme une sorte de « jeu de piste » énigmatique (l’expression est de l’auteur, p. 52) : « j’ai si bien effacé mes traces qu’il serait impossible de me retrouver » (p. 56). À cet égard, en effet, le roman fonctionne sur un mode indiciel : l’identité du narrateur est moins refusée au lecteur qu’elle ne lui est dissimulée selon de subtils choix lexicaux et de prudentes tournures syntaxiques. Ainsi sont progressivement dévoilées la qualité d’écrivain du narrateur (p. 29), son origine mauricienne – par la mention de l’appellation indienne de l’île : « Mirich Desh » (p. 55) – et, enfin, sa féminité même11. Ces révélations successives invitent ainsi le lecteur à revenir à plusieurs reprises sur les premières pages du récit, en réinterprétant notamment au féminin le début du roman, et en attribuant à la découverte de la culture indienne de la part du narrateur une tonalité de « retour aux sources ».
Ce dispositif textuel incite le lecteur à prêter une attention accrue à des indices linguistiques ténus et le place dans une posture que l’on comparera avec profit à celle d’un explorateur s’engageant, sans guide, dans l’inconnu. Il nous semble qu’il y a là plus qu’une métaphore commode et convenue. En effet, le modèle du récit de voyage ou, à plus proprement parler, sa variante spécifique qu’est le récit d’exploration, est ici mobilisé comme un « architexte », selon la terminologie de Gérard Genette12, ou encore, plus adéquatement, comme un procédé, un outil heuristique, qui permet de placer sous un même horizon de découverte le narrateur et le lecteur.
Il faut en outre souligner que la possibilité d’établir une identité entre l’auteur, le narrateur et le personnage, même si elle reste incertaine et finalement non nécessaire (il s’agit, après tout, d’un « roman »), ouvre la voie à une lecture proprement viatique et ethnographique du texte de Devi. Une telle identité, renvoyant à l’expérience directe de l’auteur, est un élément incontournable pour assurer une portée épistémique ou scientifique aux récits de voyage ou aux textes ethnographiques. Elle joue ici également un rôle important pour assurer au texte de Devi une lecture qui puisse lui attribuer une portée non seulement littéraire, mais aussi ethnographique13.
Un voyage « en amont » : le présupposé du texte
La seconde dimension viatique émerge en outre en tant qu’« amont du texte », en tant que présupposé qui laisse des traces sensibles dans le texte lui-même. La découverte de la ville de Delhi nous introduit en effet dans une dimension viatique, dans la mesure où le narrateur, que nous pouvons désormais désigner comme la narratrice, découvre petit à petit cette culture et cette ville. L’expérience urbaine devient ainsi une expérience à caractère épistémique, un moment de découverte et d’acquisition d’un savoir relatif à une autre culture.
En cela, le texte renvoie tout d’abord au voyage qui a amené la narratrice à Delhi et il introduit également dans la narration la dimension processuelle de la construction des savoirs qui est propre au récit de voyage14. En effet, le déplacement est souligné constamment dans le cours du récit par des termes indexicaux d’ordre spatial qui renvoient à un « ici » – Delhi, l’Inde –, qui s’oppose à un « là-bas » qui renvoie, lui, non seulement aux origines mauriciennes, mais surtout à la France :
… j’ai pris l’avion de France […] Je ne suis plus là-bas. Je suis ici. Autre espace-temps. (p. 55)
Aux déictiques spatiaux s’ajoutent des indexicaux temporels, qui soulignent un « avant » et un « maintenant ». L’accent mis sur l’« ici et maintenant » permet de souligner la situation transitoire de la narratrice, qui se livre à l’exploration du labyrinthe urbain de Delhi.
Cette situation nouvelle engendre une désorientation qui se marque par la perte des repères usuels et le déclenchement d’un processus d’apprentissage vis-à-vis du nouveau contexte culturel. Le roman est en effet parsemé d’expressions qui renvoient directement à l’acquisition de connaissances nouvelles, à des expériences vécues et élaborées in situ, présentées comme différents moments critiques successifs, qu’il faut dépasser par un apprentissage souligné concrètement dans le texte par des expressions comme : « j’ai appris » (p. 25), « je ne savais pas en venant ici » (p. 21), « je n’attends pas comme avant » (p. 23), ou comme ici :
Je n’ai plus peur de la rue ni des regards. Mais tout le monde fait comme moi et, bientôt, la rue est encombrée de scooters et de marchands ambulants et de porteurs tenant en équilibre sur leur tête des balles de riz de cinquante kilos, ou, sur le vélo qu’ils poussent, des empilements de planches de plusieurs mètres de long, des armoires, des matelas. Ma promenade vers le petit parc non loin devient un parcours d’obstacle. Je m’y habitue. Je me faufile. (p. 57-58, nous soulignons)
On perçoit par cet exemple, choisi parmi de nombreux autres passages du roman, combien l’expérience vécue amène la narratrice à se heurter à un contexte culturel étranger qui exige un effort de domestication avant de permettre le développement d’un nouvel habitus, lequel viendra remplacer la « peur » ou la désorientation initiale.
Il faut en outre relever à quel point les descriptions se concentrent sur des caractéristiques de Delhi qui, plus que d’autres, contrastent avec les villes occidentales : le chaos, les bruits, la circulation impossible, les gens de la rue, les mendiants, les salissures et les déchets :
Cette brume quasi crépusculaire, marque d’une pollution qui, malgré tous les décrets gouvernementaux, continue d’empoisonner l’air de Delhi et ses habitants, elle [Subhadra] la remarque à peine. Une part d’elle s’est détachée et refuse de renouer avec la réalité, même si ses yeux notent avec distance l’état de déréliction avancée de tout ce qui l’entoure. Les autobus et les camions éructent une fumée qui s’arrime à tout ce qu’elle touche avec une moiteur animale. Les mobylettes et les motocyclettes encombrent la rue et le trottoir et s’engouffrent, suicidaires, dans le moindre espace libre. Elles zèbrent l’espace de leur mort sans cesse annoncée et qui ne vient jamais, car il y a un dieu pour les motocyclistes, les camions, les taxis. (p. 10)
La pollution, la saleté, la confusion… Dans les descriptions de Delhi présentes dans le livre, on ressent le regard de quelqu’un qui est frappé, impressionné par une ville différente des villes occidentales, une ville de contrastes, une ville difficile à appréhender, une ville qu’il faut amadouer :
D’ailleurs, à Delhi comme dans le monde clos d’un livre, tout le monde est étranger. Tous viennent d’ailleurs. Chacun se croit obligé de citer une longue généalogie géographique pour prouver qu’il existe. En fin de compte, ils ne sont jamais d’ici. Le mouvement incessant parle d’une population toujours en partance, jamais arrivée. (p. 54-55)
Au fond, c’est un œil extérieur, occidental, qui est frappé par ces éléments, un œil qui tout en disant « je n’ai plus peur » ou « je m’y habitue », marque avant toute chose la difficulté du processus d’acclimatation. C’est encore un œil occidental qui est surpris de remarquer des choses que les Indiens eux-mêmes ne remarquent pas – comme Subhadra elle-même remarque à peine la brume crépusculaire de Delhi.
Dès lors, le roman ne prend-il pas l’allure d’un récit ethnographique ? En se déplaçant sans relâche à travers la ville, scrutant la ville à la recherche de Subhadra, le personnage-narrateur se donne bel et bien comme un programme heuristique (« je cherche… », « je découvre… », « j’apprends… ») dont il faut, dans notre perspective, souligner les effets latéraux. En visant à percer les apparences, le regard de la narratrice se dégage de la seule quête de Subhadra pour s’ouvrir à une ethnographie urbaine : « Je commence seulement à comprendre combien de niveaux cachés il y a dans ces regards apparemment placides que je croise au quotidien » (p. 126). La tournure inchoative de notre dernière citation prend tout son sens dans la perspective de notre étude. Elle souligne l’horizon commun sous lequel sont placés narrateur et lecteur et rappelle combien ce dernier est impliqué, par l’acte de lecture même, dans la découverte, combien il participe, activement, aux explorations répétées et méthodiques que mène la narratrice de la complexité du milieu urbain de Delhi15, de l’hétérogénéité du bâti16, des croyances et pratiques religieuses17, des enjeux politiques actuel18, ou encore des fractures sociales19 et des violences interethniques, religieuses, conjugales ou familiales20.
On reconnaît là un ensemble de catégories propres à une monographie ethnographique. Mais beaucoup plus que dans un travail d’ethnographe, le texte de Devi thématise la difficulté de la rencontre avec l’altérité culturelle et, en dernière instance, en thématise l’échec. La citation précédente disait « commencer à comprendre » alors même que nous sommes au mitan exact du roman. C’est au fond là les traits ambivalents d’un personnage qui, revenant dans le pays de ses ancêtres, y découvre moins un monde familier qu’elle ne réalise son absolue étrangeté. Car au-delà d’un corpus de savoirs constitués in situ, les formulations inchoatives qui scandaient le début de l’expérience indienne cèdent progressivement le pas à un apprentissage difficile et destiné à rester incomplet. En effet :
Ce n’est pas un monde auquel on s’habitue, mais il est facile d’en accepter l’étrangeté. (p. 128)
Le défi de l’intégration, propre à tout voyage ethnographique se réclamant peu ou prou de l’observation participante, est clairement affiché, mais échoue en définitive :
Je me mets à la fenêtre pour écouter le babillage lointain de la ville. Klaxons, moteurs, cris d’oiseaux, cris humains, cris divins, la voix de la grande ville et sa musique cendreuse ne sont jamais loin. J’ai cru pendant un temps que je m’y intégrerais sans effort, mais ce n’était qu’une illusion. Ses reins maussades ne sont pas faits pour me recevoir. (p. 34)
Le roman exploite ainsi la structure d’horizon à la manière d’un récit d’exploration et la résistance de l’altérité est maintenue intacte en même temps qu’elle devient l’objet du discours. Le voyage comme « amont » du texte autorise de reporter à l’infini son propre « au-delà » : il ne prendra jamais véritablement terme.
Un voyage « en aval » : l’effet du texte
Réciproquement, l’« aval » du texte nous paraît être l’aspect qui doit retenir le plus l’analyse littéraire, car il se rapporte au travail linguistique accompli par l’auteur. En effet, si le deuxième aspect que l’on vient d’évoquer intéresse uniquement le parcours du narrateur dans sa découverte de Delhi, cette troisième dimension viatique est bien présente tout au long du texte sur les deux niveaux diégétiques.
La langue employée dans Indian Tango est une langue extrêmement travaillée, une langue – comme il est déjà apparu dans les passages cités jusqu’ici – qui s’emploie à alterner des moments marqués par une syntaxe complexe et un registre élevé, volontiers lyrique, soutenus par des images hautement poétiques, avec des moments où la grammaire du français vacille, où les images se font dures, violentes, voire répugnantes.
À ce niveau, la dimension viatique ressort, pour reprendre la terminologie de Wolfgang Iser, en tant qu’effet esthétique du texte21. Elle devient une hypothèse interprétative que le lecteur est amené à formuler pour tenter de rendre compte de l’étrangeté de la langue utilisée. On pourrait affirmer, toujours avec Iser, que le travail linguistique accompli par Ananda Devi a ici la fonction de nous permettre, en tant que lecteurs, de « transcender ce dans quoi nous sommes étroitement impliqués : notre vie au sein du monde réel… » (p. 394). Il nous ouvre ainsi à un horizon culturel différent, à un horizon qui se construit dans la distance entre un emploi familier et stéréotypé de la langue et le travail d’innovation linguistique proposé par l’auteur. En définitive, c’est dans l’expérience de l’étrangeté au niveau linguistique que le lecteur retrouve le signe du voyage et la confrontation avec une culture autre.
Autrement dit, si l’on se réfère à nouveau à la définition de Claude Reichler citée en début d’analyse, après avoir porté au jour les traces d’un « déplacement effectué par le narrateur voyageur » et en avoir souligné les fonctions testimoniales et épistémiques, il s’agit maintenant de considérer le voyage en tant que « narration… adressée à un lecteur » et donc de penser la possibilité d’une lecture sensible à l’effet esthétique du texte, une lecture qui puisse faire ressortir la rencontre avec l’altérité vécue par l’auteur-voyageur lui-même. La difficulté de l’exercice est bien connue par les ethnographes : elle revient à pouvoir décrire dans une langue familière – ici, le français – une expérience vécue dans un contexte culturel et linguistique autre – là-bas, Delhi. Clifford Geertz, faisant référence à Michel Leiris, résume bien ce problème en se demandant : « Peut-on chanter l’amour éthiopien en France22 ? ».
Bien sûr, le langage familier est en mesure de décrire directement les différences culturelles, mais jusqu’à un certain point seulement. Au-delà de ce point, les frontières du langage familier opposent leur résistance et l’altérité culturelle ne peut émerger qu’indirectement, qu’en termes de contraste et de transgression, d’abord du lexique habituel, ensuite de la grammaire établie et enfin des modèles descriptifs propres. C’est justement sur ces trois niveaux que le texte d’Ananda Devi s’offre comme une tentative remarquable de dire l’altérité culturelle dans un langage familier23.
Devi elle-même semble souligner cet enjeu linguistique, lorsque, au début du roman, elle annonce par la voix de sa narratrice :
Je ne savais pas, en venant ici, que je perdrais le sens des mots. (p. 21)
Le heurt ici se situe bien entre une langue, sa culture, et le contexte indien du roman, à l’origine de cette perte du sens des mots… À un premier niveau, le plus évident et le plus facile à cerner, le texte de Devi montre un travail linguistique au niveau lexical par l’insertion dans le texte en français de nombreux mots ou expressions étrangers, en particulier en hindi et en anglais, comme dans la citation suivante, où l’italique permet de repérer aisément ce phénomène :
Je me confondais en excuses, joignant les mains en un namasté des plus humbles […]. Plus loin c’était un vieillard qui dormait sur un charpoy dans la cour intérieure. Une autre fois c’était un groupe d’hommes barbus qui partageaient un hookah. Sous leur regard fixe et voilé, j’ai eu très peur. […] Au bout d’une rue particulièrement sombre et malodorante, je parviens à un carrefour où un vendeur de pain m’indique le ciel. Je lève la tête. D’épaisses poutres de bois sont fixées au sommet des murailles encadrant cette place. Je les regarde un instant sans comprendre, jusqu’à ce qu’il m’explique : People hanging here. Punished and hanging. Men, women, children. Des centaines de pendus. (p. 130)
L’intégration de mots d’origine étrangère souligne les limites du lexique familier, qui n’est pas en mesure de nommer ou de décrire de façon économique un objet ou un événement se produisant dans l’autre culture. En même temps, une telle intégration marque un travail d’élargissement du lexique de référence, que le lecteur est appelé à acquérir au fur et à mesure que le texte progresse et que de nouveaux mots apparaissent.
Ce travail linguistique se prolonge également au niveau des agencements de mots – au niveau grammatical, au sens le plus vaste du terme – où Devi joue sur les limites de la langue française, tant au niveau syntaxique que sémantique, en introduisant des constructions et des agencements originaux, voire même agrammaticaux :
Je marche dans les rues de Delhi et le monde éclate de ce soleil qui jute de la crevasse des nuages et gicle sa moquerie sur la face des pauvres. Delhi est un soleil éclaté : il fait sang de toutes parts. Ce que je cherche, dorénavant, c’est ce goût sur les lèvres. Rien d’autre ne pourrait m’assouvir. (p. 22)
L’albinos manqué de la page blanche noircie par mon encre inhumée, que je veux capturer dans mon piège charnel, envelopper d’un chant de séduction sinueux comme un sari orange étalé sur un lit et assassiner de trop d’attente afin de ne jamais faire face à sa trahison. (p. 78)
Et ainsi, je dors tout près du froissement de celle que j’ai décidé d’appeler Bimala […] Je l’ombre de mes nuits de rupture, Je l’habille de la crépusculaire attente d’aimer et de mourir. Et je m’arme de patience. (p. 53-54, nous soulignons)
Ces passages montrent bien le jeu entre une langue familière et l’exploration des limites de celle-ci, entre des formulations stéréotypées (« je m’arme de patience », pour s’en tenir à la dernière citation) et des constructions originales : « je l’ombre de mes nuits ».
Ce contraste entre formes stéréotypées et formes originales souligne en creux les limites du langage familier et la nécessité de se doter d’un « langage nouveau » – au niveau lexical et grammatical – visant à rendre compte des expériences vécues dans un contexte culturel autre.
Mais si l’on passe au niveau des images et des représentations convoquées dans le texte, on s’aperçoit du travail extrêmement complexe sur les topiques et les systèmes de références convoqués dans le but de décrire l’expérience de la diversité culturelle.
S’adressant, de facto, à un lecteur de langue française, Indian Tango se présente en soi comme un espace littéraire interculturel où sont mises en jeu plusieurs « formes symboliques » culturellement hétérogènes. Identifions dans un premier temps quelques « formes » propres à la littérature de langue française ; c’est de Baudelaire, nous semble-t-il, qu’il faut rapprocher la dimension poétique de la langue du roman. Ainsi certaines expressions – dont certaines sont apparues dans les citations déjà mentionnées – rappellent-elles des formules et des thèmes propres au poète. Le thème de la « boue humaine » (p. 29, 151), par exemple, ainsi que dans l’esthétique baudelairienne, est la matière vile sublimée par l’« encre d’or » de l’écrivain à la droite duquel se tient l’« ange noir » de l’imagination (p. 26, p. 32-33, p. 252-253)24. Par ce thème s’exprime une cruauté digne des poèmes les plus outrés des Fleurs du Mal. La référence intertextuelle n’est-elle pas saisissante dans l’« intime pourriture » (p. 12), les « remous d’air puant » ou encore les « reflux boueux d’humanité » (p. 14) auxquels se confronte la narratrice ? En effet, certaines formules de Devi rappellent sans équivoque les épaves du recueil de Baudelaire, ou plus précisément encore, dans la section Spleen et idéal, le poème « Une charogne »25.
Ailleurs, en décrivant l’horreur des bas quartiers de Delhi et l’air fétide de la ville (p. 11, 94), la narratrice répond en quelque sorte à un alexandrin du poème « Danse macabre »26 de la section des Tableaux parisiens des Fleurs du Mal :
Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange (p. 96)
La ville est alors perçue, à l’image des Tableaux parisiens ou du Spleen de Paris, comme un monde de « ruines » (Indian Tango, p. 219) et comme une « morgue » (p. 223). Encore, la narratrice ne recule pas devant l’évocation des histoires sanguinaires et des cadavres sur lesquels la ville s’est érigée (p. 131)… De fait, la référence à Baudelaire fait système en cela qu’Indian Tango vibre de la tension entre spleen et idéal, oscille entre ces deux pôles comme dans un voyage erratique. La narratrice relate en effet son « errance entre les êtres ailés et les objets de plomb » (p. 29) et déclare à son personnage : « Tu es le transitoire dans ton monde fou et sans repères. Je suis pétrie d’éternité. Rien ne pourra m’ébranler » (p. 224).
Dans cette même veine, certains passages font plus particulièrement penser au roman zolien. Notamment, la thématisation à travers le roman de la ville comme un être organique et vivant, comme un sujet agissant, ou encore la figuration des personnages sur le mode de la relation entre un bourreau et sa victime, contribuent à identifier Delhi au Paris de La Curée et les personnages de Devi aux protagonistes de Zola, Aristide Saccard et Renée. N’entrevoit-on d’ailleurs pas clairement une transposition quasi explicite des célèbres scènes du roman de Zola dans les lignes d’Indian Tango ?27
Si j’étais un prédateur, je la pousserais dans ses retranchements. Je l’entraînerais vers une impasse. Je l’acculerais à un mur. Puis, avec une grande délibération, au beau milieu de cette ruelle remplie d’ordures, je mènerais à bien ma curée, dents exposés, langue chercheuse, dévorant tout ce qui attend d’être dévoré, révélant tout ce qui attend d’être révélé. Les sens aux aguets, j’entendrais les soupirs dissimulés sous ses sanglots et sentirais la réponse ténébreuse et sanglante de son corps. Elle ne verrait plus les souillures qui l’entourent. Elle n’entendrait plus la course des rats longeant le mur ni les chiens léchant les restes décomposés. Son corps se vautrerait dans toute cette crasse avec délectation et elle ne serait plus consciente que de moi. (p. 104-105)
Comme dans d’autres de ses romans, l’auteur alterne ces allusions (références implicites) avec des références (d’ordre explicite) à d’autres auteurs qui forment comme un système de référence privilégié pour inscrire la poétique anandienne dans une histoire littéraire globalisée. Il s’agit notamment de T. S. Eliot (p. 52), Virginia Woolf (p. 60), Kafka (p. 81), Borgès (p. 107), Aragon (p. 161), mais aussi de poètes sufi ou d’une chanteuse pakistanaise comme Abida Parveen (p. 174).
Cependant, comme nous le signalions plus haut, cette intertextualité littéraire prestigieuse se confronte et entre en contraste dans les pages du roman avec une série de descriptions originales qui semblent être suscitées directement par des expériences « de terrain » et qui par là échappent aux modèles descriptifs familiers. C’est le cas notamment de nombreuses descriptions de Delhi, de sa confusion et de sa saleté comme par exemple dans la citation suivante que nous avons déjà lue :
Les mobylettes et les motocyclettes encombrent la rue et le trottoir et s’engouffrent, suicidaires, dans le moindre espace libre. Elles zèbrent l’espace de leur mort sans cesse annoncée et qui ne vient jamais, car il y a un dieu pour les motocyclistes, les camions, les taxis. (p. 10)
Ou encore, dans un registre plus intimiste…
J’aime les convexités maternelles, la mollesse de ces corps qui ont traversé la vie en se pliant à ses exigences : même leur résistance est faite de placidité. Mais c’est une placidité sous laquelle se devinent des remous remplis de cristaux et de rats. (p. 62)
Dans cette même perspective, on relèvera encore que, loin de se contenter de s’inscrire dans une tradition littéraire, le roman s’ingénie à subvertir culturellement les topoï européens par l’insertion en sous-main de modèles, picturaux ou religieux, hérités de la tradition indienne. Dans une scène marquante où Subhadra, le personnage du roman, se rappelle un des rares moments heureux de son enfance, une leçon de sitar, la narratrice évoque les traits d’un hortus conclusus propre au topos médiéval du locus amoenus, familier au lecteur francophone :
La leçon avait lieu sous le vieux peepal au fond de la cour, qui avait survécu, disait-on, à plus de cent moussons. Dès que le maître de musique jouait les premières notes, les douzaines de moineaux qui vivaient dans l’arbre se taisaient comme muselées par un son qui pouvait se révéler plus harmonieux que le leur. […] Que les oiseaux s’interrompent, que les nuages, ventrus de pluie, se suspendent et que le monde s’absente pour donner le temps à la musique de vivre. Le silence ainsi annoncé par les oiseaux et les nuages et le monde creusait un trou dans sa paume lisse.
La fille du jardinier se cachait dans les buissons pour écouter les improvisations du maître. On apercevait quelquefois ses grands yeux noirs, comme ceux d’un animal immobile parmi les feuillages. (p. 111-112)
Toutefois, à bien y regarder, plus qu’à une poétique occidentale, la scène se conforme à l’esthétique des rasa, la conception des arts à laquelle répondent la tradition picturale de la rāgamālā évoquée ici, mais aussi les traditions littéraire et musicale, car il n’y a selon cette conception aucune solution de continuité entre les arts que la tradition occidentale conçoit indépendamment les uns des autres28. En atteste ici la mention du « thème » musical joué par le maître, un rāga malkauns, en harmonie avec l’atmosphère générale de la scène : la saison, le moment du jour, les composantes du « tableau ». L’inscription dans le roman de pareille conception artistique poursuit un effet esthétique évident et porte en soi les marques de la dimension viatique qui nous intéresse ici, instaurant un jeu entre les images familières et une étrangeté irréductible : « Cette musique défait et contredit tous les codes », souligne la narratrice (p. 107)29.
Ces exemples, parmi d’autres modalités propres au roman, signalent comment s’opère moins une réactualisation du modèle générique du récit de voyage qu’une mise en œuvre de ses potentialités heuristiques et poétiques, qui laisse « vibrer », à l’image d’un mode musical, des imaginaires culturels pour la rencontre desquels l’Inde constitue singulièrement et incidemment un terrain d’accueil.
Le travail linguistique ainsi que le jeu de contrastes entre différentes références culturelles contribuent à faire de l’écriture d’Indian Tango un texte entièrement tendu vers l’élaboration d’un nouveau langage littéraire en mesure de dépasser les difficultés soulevées par la rencontre d’autres formes culturelles.
Mais il faut préciser qu’il ne s’agit pas de dire que, par son travail sur la langue, le texte d’Ananda Devi arrive à mieux décrire directement la réalité indienne, mais plutôt d’affirmer que, par le travail sur la langue et sur les images, Devi produit chez son lecteur un effet de différence qui ouvre la possibilité au lecteur de se construire interprétativement une représentation de l’altérité culturelle.
À bien y regarder, le travail linguistique de Devi met en évidence des défaillances dans le pouvoir descriptif de la langue familière et produit en même temps un effet de négation vis-à-vis des formes descriptives usuelles, laissant la voie ouverte à des formes descriptives alternatives. Wolfgang Iser, parlant du pouvoir de négation de la fiction, relève au fond le même mécanisme lorsqu’il souligne que :
Si la forme d’organisation du savoir est ébranlée, celui-ci se transforme en matériel susceptible d’éclairer des faits qui jusqu’alors avaient échappé au regard. (p. 389)
Ce « matériel cognitif » doit être travaillé par le lecteur en vue de « construire un objet imaginaire qui transcende les positions données et présente dès lors ce que le texte n’a pas explicité » (p. 369).
C’est en définitive dans le fait de transcender les « positions données » que nous retrouvons une dimension productive de l’effet de différence provoqué par le roman d’Ananda Devi : un texte qui nous offre à la fois la possibilité d’une expérience de l’altérité et une invitation à se la représenter.
« Un chemin ouvert au creux du monde » : l’interculturalité d’Indian Tango
Quel autre genre que le récit de voyage se prête mieux au projet d’Ananda Devi ? Nous avons cherché à le montrer, Indian Tango n’emprunte que ponctuellement les formes propres du récit de voyage. Celles-ci s’y trouvent reléguées au rang de matrice ; n’en demeurent que les fonctions initiales. En d’autres termes, l’écriture elle-même, par un jeu intertextuel devenu intrinsèquement interculturel, s’avère pratique d’un voyage aux franges des canons de la littérature occidentale. À ce titre, l’épigraphe de notre article (page 114 du roman) souligne bien l’enjeu sous-jacent, ce jeu entre la positivité de l’écriture et du langage et leur négativité, d’où naît une voix nouvelle. Autant qu’à mettre en mots l’indicible, l’écrivain cherche à visibiliser et à donner droit à « cette face cachée que personne ne soupçonne » (p. 51).
C’est ainsi que le voyage et la rencontre avec l’altérité culturelle émergent non seulement des descriptions directes que le texte offre, mais aussi et surtout comme un non-dit du texte de Devi, comme un présupposé et un effet. De ce point de vue, l’altérité culturelle se donne comme le résultat d’un travail interprétatif qui doit être pensé, pour reprendre encore Iser, dans les termes d’une « réponse productive à une différence vécue » (p. 373), où « différence vécue » renvoie à l’expérience d’étrangeté vécue par le lecteur confronté au travail linguistique de Devi et où « réponse productive » renvoie à l’effort d’interprétation du lecteur qui doit pouvoir surmonter cette différence vécue.
Envisagé sous cet angle, le voyage apparaît dans la stratégie d’écriture d’Ananda Devi comme un outil heuristique permettant de repenser la littérature, par-delà les frontières de la fiction et de l’autobiographie, mais aussi d’aménager un espace interculturel singulier. Ainsi, comme en écho au principe de la découverte régissant le récit de voyage, l’écriture d’Indian Tango est-elle tout entière tendue vers l’élaboration d’un langage littéraire propre. Si les frontières entre écriture romanesque, autofiction, autobiographie et récit de voyage sont ici reconfigurées, s’aménage en retour, sous la plume de notre auteur francophone, un espace littéraire où dialoguent et se confrontent tour à tour les « formes symboliques » européennes et indiennes.
Notes de bas de page numériques
1 Citons ici quelques-uns des romans les plus connus de l’auteur : Rue La Poudrière, Abidjan, Nouvelles Éditions africaines, 1989, Le Voile de Draupadi, Paris, L’Harmattan, 1993, Moi, l’interdite, Paris, Dapper, 2000, Pagli, Paris, Gallimard, coll. « Continents noirs », 2001, La Vie de Joséphin le fou, Paris, Gallimard, coll. « Continents noirs », 2003, Ève de ses décombres, Paris, Gallimard, 2006, Le Sari vert, Paris, Gallimard, 2009.
2 Après le blocus des Britanniques en 1810, la France perd par contrecoup ses colonies en Inde et l’île-de-France. L’île reprend le nom que lui avaient donné les premiers colons hollandais au milieu du xviie siècle, d’après le nom de Maurice de Nassau, « stathouder » des Pays-Bas. Après serment d’allégeance, bon nombre de colons français restent à « Mauritius », ce qui explique que le français et le créole soient demeurés les langues dominantes parlées sur l’île. C’est une conséquence de cette passation de pouvoir colonial que l’arrivée des travailleurs « engagés » indiens dans le premier tiers du xixe siècle, mouvement d’immigration intensifié par abolition de l’esclavage, non sans conflit avec les propriétaires coloniaux. De 1835 à 1902, 450’000 « engagés » indiens font ce voyage à sens unique. La population indo-mauricienne passe de 30% à 80% et, par la généralisation du métayage, s’impose sur l’île comme une nouvelle classe de petits propriétaires terriens. À Maurice, le français demeure aujourd’hui, avec le créole, la langue véhiculaire prépondérante et la langue littéraire d’élection.
3 Voir sa thèse, présentée à la School of African and Oriental Studies (University of London), The Primordial Link. Telugu Ethnic Identity in Mauritius, Moka (Mauritius), Mahatma Gandhi Institute, 1990.
4 Elle a traduit notamment le roman The Counting House (Terres maudites) de l’écrivain guyanais de langue anglaise David Dabydeen (Paris, Dapper, 2000), et également l’un de ses propres romans, Pagli, du français en anglais.
5 Claude Reichler, « Pourquoi les pigeons voyagent. Remarques sur les fonctions du récit de voyage », Versants, n° 50, 2005, p. 13.
6 Claude Reichler, « Pourquoi les pigeons voyagent. Remarques sur les fonctions du récit de voyage », Versants, n° 50, 2005, p. 13.
7 Voir en parallèle notre article « L’effet de différence. La confrontation avec l’altérité culturelle dans Indian Tango d’Ananda Devi » (à paraître).
8 C’est à ce titre que le pèlerinage de Kashi, au sein de la crise vécue par le personnage Subhadra, représente une figure du voyage en même temps littérale (cela implique un déplacement dans la géographie de l’Inde) et symbolique (le renoncement à une vie sexuée). Cette destination représente précisément l’horizon redouté – un horizon interne en quelque sorte – qui amènera le personnage à chercher une autre voie, ouverte par la rencontre avec la narratrice et dégageant un horizon externe à l’expérience conditionnée de Subhadra. C’est donc cette dernière rencontre qui retiendra notre attention, car c’est elle qui revêt les potentialités d’un « ailleurs » dans le texte.
9 Nous nous référons ici à l’édition de poche : Ananda Devi, Indian Tango [2007], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2009.
10 Nous reprenons le concept husserlien à la glose pénétrante qu’en propose Michel Collot dans La Poésie moderne et la structure d’horizon [1989], Paris, PUF, coll. « Écriture », 2005. On comparera avec profit les lignes d’Ananda Devi qui précédent à celles d’un explorateur du début du xxe siècle : « Qu’importe si je vais à une déception, pourvu que l’illusion qui y mène soit belle. M’assurât-on que je verrai Népémakö et n’en reviendrai pas, je partirais encore. Et puis, sans espérer y atteindre, rien que suivre la trace de ces hommes qui sont partis, sur la foi de poèmes, vers leur Terre promise, n’est-ce pas un pèlerinage ? » (Jacques Bacot, Le Tibet révolté. Vers Népémakö, la Terre promise des Tibétains, Paris, Hachette, 1912, p. 151).
11 Celle-ci est déductible à partir de la p. 76, mais véritablement révélée par un marquage linguistique qui invite le lecteur à faire se correspondre les deux niveaux diégétiques à la p. 207 seulement (sur les 254 pages du livre !).
12 Cf. Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1982.
13 Le dernier livre d’Ananda Devi paru lui aussi dans la collection blanche de Gallimard, se présente comme un récit autobiographique. Si on n’en limite pas la portée à l’orbe dessiné par le titre (les relations de l’auteur à son entourage masculin), la lecture en est instructive pour notre propos : lu comme le pendant autobiographique de notre roman largement autofictionnel, Les Hommes qui me parlent (2011) invite notamment le lecteur dans l’atelier d’écriture de l’auteur, lui ouvre les yeux sur les différents processus et étapes de la rédaction de ses romans, offre des variations sur la relation de l’écrivain à la fiction et à ses personnages, à l’aune du « je » auctorial pleinement pris en charge. Ce faisant, loin de dessiner une séparation entre les deux genres, Devi insiste sur leur porosité et souligne ce qui lui apparaît comme la dimension fondamentalement exploratoire de l’écriture.
14 Cf. Samuel Thévoz, Un horizon infini. Explorateurs et voyageurs français au Tibet (1846-1912), Paris, PUPS, coll. « Imago mundi », 2010.
15 Cf. pages 10-13, 22, 58, 100-101, 228-230, etc.
16 Cf. pages 48, 126-132, 216-219, 235-245.
17 Cf. pages 16, 42, 66-68, 72, 89, 92, 122, 218, 239.
18 Cf. pages 46, 145-148, 227, 235-236.
19 Notamment les questions des genres (p. 76), des disparités culturelles, des castes, du modèle familial indien, des gestes quotidiens, des savoir-faire, des habitudes (p. 55-56, 72, 79, 82, 108, 133, 159, 166-168, 183), des pratiques culinaires (p. 41, 64, 93-96,140-141, 195) ; toutes ces questions sont canalisées par une perspective critique : « des siècles de conditionnement » (p. 36).
20 Cf. pages 44-45, 47, 100-101, 227-234.
21 Wolfgang Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique [1976], Bruxelles, Margada, 1985.
22 Cf.Clifford Geertz, Works and Life, The Anthropologist as Author, Stanford, University Press, 1988, p. 135, notre traduction.
23 Des signes analogues du travail d’élaboration linguistique se retrouvent également dans les textes ethnographiques : cf. à ce propos Lorenzo Bonoli, Lire les cultures. La connaissance de l’altérité culturelle à travers les textes, Paris, Kimé, 2008.
24 Il semble à première vue que l’on quitte ici la question de l’exploration de la ville ; mais, au même titre que chez Baudelaire, la ville tend à s’anthropomorphiser et l’espace et le corps échangent leurs qualités. Jeeveeta Soobarah Agnihotri (« Indian Tango ou la danse de la sens-ualité dans la trans(e)gression », La Plume francophone, http://la-plume-francophone.over-blog.com/article-18479486.html ) souligne ainsi que, dans Indian Tango, à l’exploration de la ville correspond l’exploration du corps, suggérant que la topographie urbaine révèle avant tout une topographie corporelle. La narratrice ne déclare-t-elle pas : « Je marche dans Delhi, nageant dans son jus, dans ses salives, dans ses humeurs : un corps, une chair, un flair, des sens et puis plus rien. Ici je comprends à quel point les exigences du corps sont souveraines » ? Mais, dans ce jeu entre macrocosme et microcosme, à l’intertexte baudelairien se substitue explicitement dans le roman une autre référence d’origine indienne : le roman La Maison et le monde de Rabindranath Tagore (Ghare Baire, 1916) et le film qu’en a tiré Satyajit Ray dans sa dernière période, en 1984.
25 Charles Baudelaire, Œuvres complètes, vol. I, « Spleen et idéal » [1857], Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 31. Au risque de démembrer le poème, rappelons pour mémoire quelques fragments significatifs : « Le soleil rayonnait sur cette pourriture » au « ventre plein d’exhalaisons » et dont « la puanteur était si forte »…
26 Le « tango » prend explicitement cette forme dans l’une de ses métamorphoses au cours du roman (p. 61).
27 Voir Zola, La Curée [1871], Paris, Le Livre de poche, 1996, p. 72 et 162 en particulier. Saccard est comparé lui aussi à un prédateur : « Les fumets légers qui lui arrivaient lui disaient qu’il était sur la bonne piste, que le gibier courait devant lui, que la grande chasse impériale, la chasse aux aventures, aux femmes, aux millions, commençait enfin. Ses narines battaient, son instinct de bête affamée saisissait merveilleusement au passage les moindres indices de la curée chaude dont la ville allait être le théâtre. » Et : « C’était l’heure où la curée ardente emplit un coin de forêt de l’aboiement des chiens, du claquement des fouets, du flamboiement des torches. Les appétits lâchés se contentaient enfin, dans l’impudence du triomphe […] La ville n’était plus qu’une grande débauche de millions et de femmes. Le vice, venu de haut, coulait dans les ruisseaux […] Et il semblait la nuit, lorsqu’on passait les ponts, que la Seine charriât, au milieu de la ville endormie, les ordures de la cité, miettes tombées de la table, […] tout ce que la brutalité du désir et le contentement immédiat de l’instinct jettent dans la rue, après l’avoir brisé et souillé. »
28 Cf. Maya Burger, « écouter des couleurs, peindre des sons », dans Ragamala : Gitai, Mury, Jacot, Ascari (catalogue d’exposition), Martigny, Manoir de la ville de Martigny, p. 1-7.
29 De surcroît, le nom de l’arbre n’est pas anodin pour notre réflexion, vu que le terme indien peepal désigne traditionnellement l’arbre de l’éveil du Buddha, autre référence subreptice du roman suite à cette scène de réminiscence (p. 122). Notons encore que cette scène à l’imparfait propose dans la logique narrative du roman une « analepse » à caractère inaugural, un souvenir inattendu (un « flashback » en termes cinématographiques) dont la narratrice dote son personnage afin de lui fournir sa « scène primitive » propre et d’amorcer sa prise de conscience. Le jeu entre présent et imparfait est bien plus fréquent dans le récit de la narratrice que dans celui de Subhadra : néanmoins, comme nous l’avons souligné, la narratrice dissémine les traces qui la relie à son passé, dessinant un mouvement inverse de celui qu’elle accorde à son personnage.
Bibliographie
Œuvres d’Ananda Devi
DEVI Ananda, Rue La Poudrière, Abidjan, Nouvelles Éditions africaines, 1989
DEVI Ananda, Le Voile de Draupadi, Paris, L’Harmattan, 1993
DEVI Ananda, Moi, l’interdite, Paris, Dapper, 2000
DEVI Ananda, Pagli, Paris, Gallimard, coll. « Continents noirs », 2001
DEVI Ananda, La Vie de Joséphin le fou, Paris, Gallimard, coll. « Continents noirs », 2003
DEVI Ananda, Ève de ses décombres, Paris, Gallimard, 2006
Devi Ananda, Indian Tango [2007], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2009
DEVI Ananda, Le Sari vert, Paris, Gallimard, 2009
Devi Ananda, Les Hommes qui me parlent, Paris, Gallimard, 2011
Autres textes et critiques
Agnihotri Jeeveeta Soobarah, « Indian Tango ou la danse de la sens-ualité dans la trans(e)gression », La Plume francophone, http://la-plume-francophone.over-blog.com/article-18479486.html
Bacot Jacques, Le Tibet révolté. Vers Népémakö, la Terre promise des Tibétains, Paris, Hachette, 1912
Baudelaire Charles, Œuvres complètes, vol. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975
Bonoli Lorenzo, Lire les cultures. La connaissance de l’altérité culturelle à travers les textes, Paris, Kimé, 2008
BONOLI Lorenzo, Thévoz Samuel, « L’effet de différence. La confrontation avec l’altérité culturelle dans Indian Tango d’Ananda Devi » (à paraître)
Burger Maya, « écouter des couleurs, peindre des sons », dans Ragamala : Gitai, Mury, Jacot, Ascari (catalogue d’exposition), Martigny, Manoir de la ville de Martigny, p. 1-7
Collot Michel dans La Poésie moderne et la structure d’horizon [1989], Paris, PUF, coll. « Écriture », 2005
Dabydeen David, Terres maudites [The Counting House], trad. fr. Ananda Devi, Paris, Dapper, 2000
Geertz Clifford, Works and Life, The Anthropologist as Author, Stanford, University Press, 1988
Genette Gérard, Palimpsestes, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1982
Iser Wolfgang, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique [1976], Bruxelles, Margada, 1985
NIRSIMLOO-ANENDEN Ananda Devi, The Primordial Link. Telugu Ethnic Identity in Mauritius, Moka (Mauritius), Mahatma Gandhi Institute, 1990
Reichler Claude, « Pourquoi les pigeons voyagent. Remarques sur les fonctions du récit de voyage », Versants, n° 50, 2005, p. 11-36
Tagore Rabindranath La Maison et le monde [Ghare Baire, 1916], trad. fr. F. Roger-Cornaz, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèques Payot », 2002
Thévoz Samuel, Un horizon infini. Explorateurs et voyageurs français au Tibet (1846-1912), Paris, PUPS, coll. « Imago mundi », 2010
Zola émile, La Curée [1871], Paris, Le Livre de poche, 1996
Pour citer cet article
Samuel Thévoz et Lorenzo Bonoli , « L’ailleurs du texte. Le voyage dans Indian Tango d’Ananda Devi », paru dans Loxias, Loxias 37., mis en ligne le 22 juin 2012, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=7095.
Auteurs
Samuel Thévoz est docteur ès Lettres de l’université de Lausanne, où il enseigne actuellement les littératures de langue française, en tant que maître-assistant. Ses recherches portent essentiellement sur le récit de voyage au Tibet, sur le paysage et sur les phénomènes d’interculture dans le roman et le théâtre francophones. Il est l’auteur d’Un horizon infini. Explorateurs et voyageurs français au Tibet (1846-1912), paru aux PUPS en 2010 dans la collection « Imago mundi », et d’une vingtaine d’articles dans des revues de littérature et de sciences humaines.
Lorenzo Bonoli est docteur ès Lettres de l’université de Lausanne avec une thèse en Philosophie. Il s’intéresse principalement aux questions épistémologiques concernant le langage et le texte dans le domaine des sciences humaines. Il est l’auteur de Lire les cultures. La connaissance de l’altérité culturelle à travers les textes,paru chez Kimé en 2008. Il travaille actuellement comme maître de recherche à l’Institut fédéral des hautes études en formation professionnelle à Lausanne.