Loxias | Loxias 35 Autour des programmes de concours 2012 (agrégation, CPGE) | I. Agrégation de Lettres modernes et classiques, Lettres en CPGE 

Guillaume Navaud  : 

L’Orestie ou les pièges de la symétrie

Résumé

La symétrie tient une place essentielle dans l’Orestie, tant du point de vue formel (effets de symétrie poétiques ou dramaturgiques) que du point de vue idéologique (la loi du Talion). Si cette symétrie semble gouverner les rapports qui unissent Agamemnon aux Choéphores, les Euménides posent problème dans la mesure où s’y joue une rupture de ces symétries, avant que le dénouement ne réinstaure, via la conversion des Érinyes en Bienveillantes, une symétrie non plus destructrice mais bienfaisante. L’hypothèse ici défendue est que les difficultés d’interprétation posées par cette rupture peuvent être surmontées si l’on prend en compte la mutation de registre, de la tragédie à la comédie, dont témoignent en particulier les Euménides : la subversion générique devient alors la clé de la conversion idéologique.

Index

Mots-clés : comédie , Eschyle, justice, Orestie, symétrie, tragédie, vengeance

Géographique : Grèce

Chronologique : Antiquité

Plan

Texte intégral

À Jean-Jacques Alrivie

1Aucun lecteur de L’Orestie ne peut manquer de remarquer qu’Eschyle a conçu sa trilogie sur la base d’une symétrie opposant Agamemnon aux Choéphores. Pour ne citer qu’un seul exemple, Pierre Vidal-Naquet décrit Les Choéphores comme « l’exacte contrepartie » de l’Agamemnon : « jusque dans le détail », ajoute-t-il, « les Choéphores sont, par rapport à l’Agamemnon, une véritable fugue-miroir1 ». Bien qu’ils soient particulièrement évidents ici, ces effets de symétrie sont sans doute inhérents à toute tragédie de la vengeance, et peut-être même à toute tragédie ; c’est ce que suggère Gisèle Venet lorsqu’elle étudie les « blocages de la symétrie » à l’œuvre dans la tragédie élisabéthaine de la vengeance, en citant notamment René Girard : « S’il fallait définir l’art tragique en une seule phrase, on ne pourrait mentionner qu’une seule donnée : l’opposition d’éléments symétriques2 ».

2Dans l’Athènes de Périclès comme dans l’Angleterre renaissante, la vengeance se pense donc sur le modèle de la symétrie. Celle-ci se manifeste par différents marqueurs : lexicaux, d’abord ; stylistiques, rhétoriques et poétiques, ensuite ; dramaturgiques, enfin. Elle connaît aussi, dans l’Orestie, des lacunes, en particulier dans les Euménides, qui apparaît comme une pièce en rupture : ruptureexterne, d’une part, avec les deux premiers volets et leur symétrie quasi parfaite ; rupture interne, d’autre part, entre le début et la fin de ce troisième volet, qui semble acter un bouleversement de registre entre la tragédie à grand spectacle du début (l’entrée des Érinyes) et l’irénisme du dénouement, en passant par ce procès d’Oreste face auxquels les plus perspicaces des commentateurs, tel Karl Reinhardt, avouent leur perplexité ou leur embarras3.

3On tâchera ici de réévaluer le rôle de ces symétries et asymétries dans la trilogie : ne constitueraient-elles pas l’une des clés susceptibles de nous aider à en mieux saisir les différents enjeux, et notamment les effets de « conversion » poétiques, dramaturgiques et idéologiques à l’œuvre dans les Euménides ?

I – L’idéologie de la symétrie et ses impasses

1 – L’adjectif symmetros : proportionnalité et symétrie

4Il n’est probablement pas anodin que, dans toute l’œuvre conservée d’Eschyle, les trois seules occurrences de l’adjectif symmetros (ou xymmetros) se rencontrent dans l’Orestie4. Dans les deux premières, qui se trouvent dans les Choéphores, l’adjectif symmetros signifie d’abord « commensurable », « proportionnel » ou « similaire » à propos de choses concrètes (les cheveux d’Oreste et d’Électre, ou le tison matérialisant la vie de Méléagre5). La troisième et dernière occurrence, dans les Euménides, semble présenter un jeu entre un sens abstrait (« mesuré ») et un sens formel renvoyant plus directement à ce que nous appelons aujourd’hui symétrie. Faisant l’éloge de la mesure contre la démesure (hybris, v. 534), le chœur des Érinyes s’exclame en effet (v. 531) : cu/mmetron d e1poj le/gw, dont la traduction « ces mots, je les règle sur elle [scil. la mesure] » ne rend qu’incomplètement le sens. Au sens abstrait de l’adjectif xymmetros (« je dis une parole ayant de la mesure ») se superpose ici un sens formel (« je dis une parole symétrique ») : juste avant, les célèbres vers 525-526, « Ni anarchie, ni despotisme », qui seront repris en écho par Athéna (v. 696), sont en effet construits autour d’une double négation parallèle dont l’effet de symétrie est renforcé par les homéotéleutes en –on (mh/t a)na/rxeton bi/on / mh/te despotou/menon) ; juste après, la séquence formée par les vers 534-537 est également structurée par l’antithèse entre la démesure, fille de l’impiété et la prospérité, fille de la raison.

5L’adjectif symmetros signifie donc d’abord et essentiellement « similaire », « commensurable » ou « proportionnel », dans tous les sens possibles. Or, cette « proportion » est un enjeu essentiel en particulier dans un contexte judiciaire, où il convient de déterminer une peine proportionnelle au crime. L’idée fondamentale du droit grec, c’est en effet que le crime est pensé, selon un modèle d’origine économique, comme une dette à payer6 : pour dire « expier », « être puni », le grec dit poinas didonai, « payer une rançon ». Le coupable doit ainsi « racheter » sa faute, selon une transaction où la justice consiste précisément à proportionner la « rançon » (ou la « peine ») au dommage causé ; en d’autres termes, la justice consiste à rétablir l’équilibre entre un préjudice subi par la victime et une compensation payée par le coupable, dans une « monnaie » qui peut en théorie être différente de celle du préjudice subi.

6Dans ce système, cependant, le crime de sang fait exception dans la mesure où il est communément admis qu’il ne peut être racheté dans une autre monnaie que le sang, comme le rappellent plusieurs passages de la trilogie7 ; c’est pourquoi sont vouées à l’échec les tentatives de Clytemnestre pour apaiser l’Érinye à prix d’argent ou de sacrifices propitiatoires8.

7C’est ainsi que la symétrie devient un enjeu à la fois idéologique et littéraire : toute l’esthétique de la symétrie va amplifier le piège de la réduplication à l’infini des dettes et des rachats où se débattent les personnages ; tous les marqueurs de symétrie dans la trilogie vont consonner avec les maximes qui martèlent l’exigence de symétrie dans la vengeance du crime de sang.

2 – Les maximes de la vengeance symétrique

8Ces maximes, qui interviennent de façon récurrente tout au long de la trilogie, sont caractérisées par un recours intensif aux marqueurs de symétrie.

9Marqueurs lexicaux, d’abord, à travers l’emploi du mot anti (« contre » ou « à la place de ») employé soit comme préposition, soit en composition (préfixe ou préverbe) : c’est en effet anti qui exprime le mieux l’idée d’une compensation donnée en échange de quelque chose d’autre, idée qui apparaît omniprésente dans l’Orestie9 ; en particulier, on rencontre souvent anti comme préverbe indiquant la nécessité d’une compensation symétrique du crime, par exemple dans des verbes comme « tuer en retour » (a)ntapoktei/nw) ou « mourir en retour » (a)ntikataqnh|/skw)10.

10Marqueurs rhétoriques, ensuite, à travers l’usage des polyptotes et parallélismes. Le polyptote (défini au sens strict comme la répétition d’un même mot dans une même phrase à deux cas différents, ou au sens large comme la répétition d’une même racine sous deux formes différentes) est l’une des figures les plus constamment employées en grec pour exprimer l’idée de réciprocité et d’équivalence symétrique – par exemple dans le cinquième épisode d’Agamemnon, lorsque le chœur prédit à Clytemnestre (v. 1429-1430) : « déshonorée, privée d’amis, tu devras payer coup pour coup (tu/mma tu/mmati tei =sai)11 ». Cette maxime de la vengeance symétrique trouve son expression privilégiée dans deux passages d’Agamemnon et des Choéphores où se déploient tous les marqueurs déjà relevés de la symétrie et de la dette. Dans le cinquième épisode d’Agamemnon, le chœur semble un instant prononcer une sorte de « match nul » entre Agamemnon et Clytemnestre, mais ce n’est que pour mieux promettre à celle-ci son propre châtiment (v. 1560-1564) :

L’outrage répond à l’outrage (o1neidoj h3kei to/d a)nt o)nei/douj), lutte difficile à trancher. Qui prend est pris (fe/rei fe/ront’), qui tue paye sa dette. Cette loi restera ferme aussi longtemps que Zeus restera sur son trône : “souffre selon ton acte” (paqei =n to_n e1rcanta)12. Tel est l’arrêt fixé.

11La symétrie débouche ici sur la réversibilité : le justicier devient justicié. Cette maxime est reprise dans Les Choéphores, au début du kommos, sous une forme qui porte à son comble l’effet de symétrie, lorsque le chœur encourage Oreste et Electre à assouvir leur vengeance (v. 309-314) :

Qu’un mot de haine soit payé d’un mot de haine (a)nti_ me_n e)xqra =j glw/sshj e)xqra / glw =ssa telei/sqw) : voilà ce que proclame la Justice, qui exige ce qu’on lui doit. Qu’un coup mortel acquitte le coup mortel (a)nti_ de_ plhgh =j foni/aj foni/an / plhgh_n tine/tw) ; “souffre selon ton acte”(dra/santi paqei =n) : trois fois vieille est la sentence qui l’affirme13.

12On rencontre des passages similaires dans d’autres tragédies, par exemple dans l’Œdipe Roi de Sophocle14 ; mais c’est dans les Lois de Platon, à l’occasion de l’exposé de la législation sur les crimes de sang commis entre parents, que ce principe est formulé de la façon la plus détaillée, avec pour finir un polyptote en chiasme qui crée un extraordinaire effet de miroir (Lois, IX, 872e et 873a) :

Le mythe, ou l’histoire, ou quelque autre nom qu’il faille lui donner, nous dit clairement, par la bouche des prêtres du temps jadis, que la Justice veille, vengeresse du sang familial, et […] a décrété que l’auteur de pareils forfaits subirait inévitablement les mêmes violences qu’il aurait infligées (dra/santi/ ti toiou =ton paqei =n tau)ta a)nagkai/wj a3per e1drasen). […] Car ce sang commun à lui et à sa victime, une fois souillé, ne peut être purifié autrement, et la souillure ne peut être lavée avant que l’âme qui a commis le meurtre ne l’ait payé par un meurtre pareil (fo/non fo/nw| o(moi/w| o3moion)15.

3 – Le sang et la race

13Dans le cas d’un crime de sang commis entre parents consanguins, le sang et la génération se mêlent ainsi de façon indissoluble, comme si le sang répandu sur la terre enfantait à son tour le meurtre qui le vengera. L’idée est ancienne, et directement liée à la naissance des Érinyes telle que la raconte Hésiode : lorsque Kronos trancha le membre de son père Ouranos (le Ciel),

toutes les gouttes sanglantes
qui s’éparpillèrent partout, Terre les reçut. À mesure
qu’allaient et venaient les années,
en naquirent les Érinyes […]16.

14Certes, dans l’Orestie les Érinyes se proclament plus volontiers « filles de la Nuit17 » ; il n’en demeure pas moins qu’un grand nombre d’allusions sont faites à cette génération quasi spontanée de la vengeance qu’occasionne le sang familial versé sur la terre.

15L’un des exemples les plus significatifs à cet égard est peut-être celui qui se lit à la fin du premier stasimon des Choéphores (v. 647-652, je traduis) :

Le soubassement de la Justice reste ferme, le Destin forgeur de lames a forgé sa lame par avance. Et l’enfant des sangs d’autrefois, elle le conduit jusqu’au palais pour venger enfin la souillure – elle, la glorieuse, l’insondable Érinye.

16La première phrase reprend une très belle métaphore déjà présente dans Agamemnon18, tandis que la seconde repose sur une ambiguïté. « L’enfant des sangs d’autrefois » peut désigner, au moyen d’une personnification, le meurtre à venir qu’enfante tout sang répandu ; mais dans le cas présent, « l’enfant » désigne aussi Oreste qui se voit reconduit au palais par la volonté des dieux, et fait d’ailleurs son entrée immédiatement après ces mots.

17Cette personnification des « enfants » du sang se rencontre en deux autres passages de la trilogie, mais dans un contexte un peu différent, car il est alors question de savoir comment briser cette génération des vengeances à l’infini. Dans le deuxième stasimon des Choéphores, le chœur s’écrit (v. 803-805) :

Le sang des forfaits anciens, effacez-le par une justice toute fraîche (prosfa/toij di/kaij) : que le vieux meurtre (fo/noj) n’enfante plus dans le palais.

18La seconde partie de la phrase reprend la personnification en l’enrichissant : le meurtre antécédent devient un vieillard, dont le rejeton, on le comprend, sera la vengeance. Mais n’est-il pas illusoire de souhaiter que s’arrête ici la généalogie des meurtres enfantés dans le sang ? La même question était d’ailleurs posée par le chœur dès la fin d’Agamemnon (v. 1565-1566) :

La semence (gona/n) d’imprécation, qui l’extirpera du palais dont la race (ge/noj) est soudée à la ruine ? 

19Autrement dit : comment purger le sang maudit de la corruption qui le détruit de l’intérieur, de génération en génération ? Le polyptote gona (semence, rejeton, racine) / genos (race) dit avec vigueur que la racinemaudite est indissociable de la race des Atrides en laquelle elle s’incarne par excellence : le crime enfante le crime comme la mère enfante le fils, comme Clytemnestre enfante Oreste. Y a-t-il alors une échappatoire à la terrible loi de la réduplication symétrique ? Comment Eschyle parvient-il à renverser la symétrie pour dénouer les impasses de la tragédie ? Un premier élément de réponse peut être fourni par la dramaturgie, en particulier par la confrontation des dénouements apparemment symétriques de l’Agamemnon et des Choéphores.

4 – La dramaturgie de la symétrie 

20D’un point de vue formel, la symétrie peut se manifester de plusieurs manières dans une tragédie : d’abord par des procédés rhétoriques (notamment, on vient de le voir, l’usage des polyptotes et des parallélismes) ; ensuite par des procédés plus spécifiquement poétiques comme la versification et les symétries structurelles (dans l’Orestie, l’exemple le plus flagrant de ces symétries poétiques est constitué par le kommos du premier épisode des Choéphores19). Mais l’effet de symétrie le plus immédiatement sensible au spectateur, encore aujourd’hui, est proprement dramaturgique : c’est celui qui fait que le dénouement des Choéphores (exodos, v. 972-1075), où Oreste surgit au dessus des cadavres d’Égisthe et Clytemnestre, apparaît comme une sorte de réduplication de celui de l’Agamemnon (cinquième épisode, v. 1372-1576), lorsque Clytemnestre fait son entrée au dessus des cadavres d’Agamemnon et de Cassandre.

21Dans les deux scènes, l’eccyclème permet d’exhiber aux yeux des spectateurs le résultat d’un meurtre perpétré dans le secret de la coulisse. Dans les deux scènes, l’assassin brandit fièrement l’arme de son crime. Dans les deux scènes, la révélation initiale du tableau sanglant marque le début d’une culmination du pathétique dont le point d’orgue sera, dans Agamemnon, le kommos opposant Clytemnestre au chœur, et dans Les Choéphores, la scène des fureurs d’Oreste. Dans les deux scènes, enfin, l’assassin entreprend de justifier son action devant le chœur, en dressant le réquisitoire de ses victimes (en particulier, d’Agamemnon pour Clytemnestre, et de Clytemnestre pour Oreste) et en présentant son geste comme une vengeance légitime (d’Iphigénie pour Clytemnestre, d’Agamemnon pour Oreste). Le fait que les deux meurtriers revendiquent de façon similaire d’avoir agi en justicier20 souligne le renversement des rôles : de justicière dans la première pièce, Clytemnestre devient justiciée dans la seconde ; la symétrie est parfaite, et promet a priori à Oreste de subir le même sort que Clytemnestre dans le troisième volet.

22Si les effets de masse sont les mêmes, l’examen détaillé des deux scènes révèle cependant l’existence de différences qui introduisent de l’asymétrie dans la symétrie. En particulier, Oreste n’a pas seulement à la main l’arme de son crime et la preuve du précédent : il porte aussi un rameau et des bandelettes de suppliant, avec lesquels il annonce qu’il se rendra à Delphes pour être purifié de son crime, et qui ne le quitteront pas dans Les Euménides. Ce rameau est en fait le symbole de tout ce qui sépare Oreste de sa mère.

23En effet, si les deux justiciers prétendus présentent leur crime comme un sacrifice de purification d’une souillure21, Clytemnestre n’admet pas que la vengeance constitue elle-même une souillure qui la frappe désormais, tandis qu’Oreste a au contraire parfaitement conscience d’être lui-même désormais souillé (v. 1014-1017) : « j’ai mal pour ce qui a été commis, pour ce qui a été subi, et pour toute ma race, moi qui, de cette victoire, ne retire rien d’enviable : juste la souillure des meurtres ». En outre, Clytemnestre se présente comme le simple instrument de la volonté des dieux, et donc comme pénalement irresponsable : cet acte, proclame-t-elle, n’est pas le sien ; elle n’est pas la femme d’Agamemnon, mais l’apparence revêtue par le fléau vengeur, l’Érinye attachée à la race d’Atrée (Agamemnon, v. 1497-1503)22. Elle récuse également la compétence du chœur des citoyens d’Argos à la juger : en tant que nouvelle souveraine de fait, elle a pour prérogative de dire la loi, et au besoin de soumettre les réfractaires par la force (v. 1421-1425). À l’inverse, même s’il rappelle que c’est l’oracle d’Apollon qui lui a ordonné de venger son père sur la personne de sa mère (Les Choéphores, v. 1029-1033), Oreste ne se défausse pas entièrement de son geste sur Apollon et donc sur la volonté des dieux. Il ne récuse pas non plus la compétence de ses interlocuteurs à le juger : il ne se place pas en deçà ou au dessus de la justice, mais fournit précisément les chefs d’accusation reprochés à ses victimes (v. 972-980), puis les preuves ou pièces à conviction (tekmèria) qui confirment l’accusation (en l’occurrence, le drap souillé du sang d’Agamemnon), et prend enfin le soleil à témoin de ses actes (v. 984-990), donnant ainsi l’impression de préparer méthodiquement son procès.

24Bref, si Clytemnestre cherche à sortir du cycle de la vengeance, elle le fait en tentant de museler la justice des hommes au moyen du pouvoir temporel qu’elle a usurpé, et en privant la justice des dieux des moyens de s’exercer : c’est pour cette raison qu’elle a mutilé le cadavre d’Agamemnon23 et exilé Oreste loin d’Argos. Au contraire, Oreste cherche à mettre un terme au cycle de la vengeance par l’action de la justice : loin de la fuir, il se livre à elle comme à la seule institution capable de le sauver. La symétrie des tableaux mis en scène par Eschyle et de certains des arguments employés par les personnages met ainsi encore plus nettement en relief la dissymétrie des attitudes : s’opposent d’un côté une criminelle qui recherche l’impunité, et de l’autre un homme qui n’ignore pas que seul celui qui a accepté de se mettre en position de justiciable peut s’ériger en justicier.

25En conséquence, peut-on encore parler de symétrie entre les deux scènes et les deux personnages ? ou bien faudrait-il plutôt parler d’antithèse ? Le terme d’antithèse est sans doute trop fort, si l’on considère la similitude des tableaux et des mécanismes dramatiques. En revanche, il est certain qu’Eschyle introduit dans la symétrie des éléments de dissymétrie : le meurtre d’Oreste n’est pas la simple réduplication de celui de Clytemnestre, c’est pourquoi s’ouvre peut-être une issue qui permettra, dans Les Euménides, de sortir de l’impasse de la répétition à l’infini de la vengeance.

II – De la symétrie à la conversion

26Les Euménides se présentent comme une double étiologie – celle de deux institutions qui voisinent à Athènes sur la colline de l’Aréopage, un tribunal et un sanctuaire – qui coïncide avec un double dénouement – celui de la malédiction familiale des Atrides (à travers l’acquittement d’Oreste) et celui de l’emprise de la justice archaïque (à travers ce que Reinhardt nomme le « miracle de la métamorphose des Érinyes en Euménides24 », c’est-à-dire la conversion des incarnations du « meurtre fils du meurtre » en divinités protectrices d’Athènes). Dans ce système, le dénouement de l’intrigue dramatique et familiale se confond avec l’étiologie politique de l’Aréopage (c’est le sujet de la séquence centrale des Euménides, le procès d’Oreste), tandis que le dénouement de la crise religieuse se confond avec l’étiologie du culte des Bienveillantes (c’est le sujet de la séquence finale des Euménides).

27Ce double dénouement s’opère à la faveur d’un certain nombre de ruptures et d’évolutions. Le déplacement de la scène d’Argos à Athènes (via Delphes) s’accompagne en effet d’un glissement vers le présent de la représentation, à travers les allusions à l’actualité politique athénienne25, ainsi que d’une inflexion de la dramaturgie vers toujours plus de visibilité des divinités et des allégories (en particulier des Érinyes), toujours plus de formalisation des procédures judiciaires, toujours plus de prosaïsme (pensons par exemple au personnage de la Nourrice au deuxième épisode des Choéphores).

28Cette évolution a semblé particulièrement perturbante à certains commentateurs : comment comprendre que, à partir de la tragédie la plus noire, on puisse en arriver à ce cortège de réjouissance qui fait du dénouement des Euménides une issue digne des comédies d’Aristophane ? La conversion dramaturgique semble en fait redoubler la conversion politique et religieuse : tous les cas, il s’agit bien de convertir la négativité (la vengeance inexpiable, les Érinyes, la tragédie) en positivité (la justice qui brise le cycle des malédictions, les Bienveillantes, la comédie). On observe alors un renversement du sens du mot anti ; il n’exprime plus la nécessité de rendre coup pour coup, de soigner le mal par le mal, mais bien celle de transmuter le mal et bien, le chant de deuil en chant de victoire, comme y appelait déjà le coryphée dans le grand kommos des Choéphores (v. 340-344) :

Mais ces malheurs, pour peu qu’un dieu le veuille, une clameur de bon augure peut les suivre. Au lieu d’un thrène (a)nti_ de_ qrh/nwn) sur la tombe, qu’un péan victorieux dans le palais royal accueille le cratère du vin nouveau.

29Mais pour passer de la réduplication symétrique à la conversion, il faut préalablement briser la symétrie initiale, en instillant de force de l’asymétrie dans la symétrie : c’est précisément ce que font les Olympiens dans Les Euménides, tant d’un point de vue formel (à travers le protocole judiciaire mis en place) que d’un point de vue doctrinal (à travers les arguments employés dans le procès d’Oreste) ; c’est aussi ce que fait Eschyle en quittant progressivement le registre de la tragédie pour celui de la comédie.

1 – Instiller l’asymétrie dans la symétrie

30Dès l’Antiquité, la balance symbolise l’impartialité de la Justice (avant la pesée, la balance est à l’équilibre)26 ; mais pour que justice soit rendue, il est nécessaire de discriminer entre les parties : la balance doit finir par pencher d’un côté ou d’un autre, l’équilibre initial (ou symétrie) doit être rompu pour déboucher sur un déséquilibre (ou asymétrie). C’est précisément pour éviter le risque d’une justice qui ne ferait que valider l’impasse de la symétrie qu’Athéna va introduire dans les statuts de l’Aréopage une disposition à l’importance capitale : « En cas d’égalité des votes, Oreste l’emporte », déclare la déesse juste avant le vote du tribunal de l’Aréopage qu’elle vient d’instituer27. Ce point est tout à fait déterminant puisqu’il permet, tout en préservant la symétrie (et donc l’équilibre et l’équité) de la procédure pour les deux parties, d’éviter tout risque de symétrie dans la décision. Une fois ceci acquis, les polémiques savantes pour savoir si les jurés du tribunal d’Athéna sont en nombre pair (12) ou impair (11) deviennent secondaires : l’essentiel réside dans la convention de procédure qui décide arbitrairement qu’une symétrie de voix vaudra asymétrie en faveur du défendeur. C’est d’ailleurs, bien entendu, ce qui se passe lors de l’énoncé du verdict par Athéna (v. 752-753) : « Cet homme a échappé à la justice du sang : les deux parties ont obtenu autant de voix ».

31Si l’asymétrie du verdict est garantie formellement par les procédures instituées par Athéna, l’asymétrie des sexes constitue l’enjeu central de la plaidoirie que le « témoin » Apollon prononce pour le compte d’Oreste dans la scène du procès. La stratégie du dieu consiste à exciter la misogynie naturelle du jury, qui est évidemment composé uniquement d’hommes, d’abord en rappelant les circonstances ignominieuses de la mort d’Agamemnon (v. 625-639), ensuite et surtout en développant un raisonnement qui peut paraître curieux, voire spécieux (v. 657-666) : l’enfant serait le fils de son seul père, qui fournit la semence, et non de sa mère, qui ne fait que la « nourrir ». Athéna, née comme chacun sait toute armée de la tête de Zeus, en serait selon Apollon le « témoin » indiscutable. Quelles que soient les éventuelles résonances de cet argument avec des théories médicales contemporaines d’Eschyle28, et plus largement avec l’idéologie propre aux cosmogonies grecques29, il est manifestement contestable d’un point de vue juridique30. La version que donne Hésiode de la naissance d’Athéna est d’ailleurs quelque peu différente de celle que livre Apollon31. Malgré cela, l’Athéna d’Eschyle valide sans réserve la version d’Apollon (v. 736), justifiant du même coup son choix de voter pour Oreste (v. 737-740) : « Toujours et de tout cœur, […] j’approuve le camp masculin ». Si Athéna vote pour Oreste et Agamemnon contre Clytemnestre, pour Apollon contre les Érinyes, c’est donc bien par misogynie, et en particulier parce qu’elle reconnaît dans le processus de génération une asymétrie naturelle entre l’homme et la femme.

2 – La conversion idéologique et religieuse

32Le point commun entre ces deux asymétries, l’une formelle, l’autre doctrinale, c’est qu’elles relèvent d’un certain arbitraire assumé par les dieux, notamment par Athéna. Mais le fait que l’acquittement se fasse au bénéfice d’une convention de procédure plus que « sur le fond » est important, car cela sera le premier argument utilisé par Athéna pour persuader les Érinyes qu’elles n’ont pas perdu la face dans le procès, et ainsi tenter de convertir leur malédiction en bénédiction (v. 794-807).

33Une fois Oreste acquitté, tout l’enjeu pour Athéna est en effet d’éviter que les Érinyes ne retournent leur fureur contre Athènes, dont les magistrats ont de facto débouté les Érinyes : c’est ce à quoi va s’attacher la déesse dans la dernière séquence de la pièce. Sans entrer dans les détails du débat, remarquons qu’il est l’occasion de la dernière grande manifestation de symétrie poétique dans la trilogie : de part et d’autre des interventions iambiques d’Athéna, les Érinyes ne font en effet que répéter mot pour mot, à deux reprises, la strophe en antistrophe (v. 778-793 = v. 808-823 ; v. 837-846 = v. 870-880), comme si elles s’arc-boutaient sur une symétrie purement formelle qui est désormais tout ce qui subsiste de leur idéologie.

34La persuasion d’Athéna finit néanmoins par faire son œuvre : en promettant aux Érinyes un culte fondé sur leurs nouvelles prérogatives de protectrices de la famille et de la prospérité, Athéna réussit à convertir les menaces de stérilité lancées par les Érinyes en bénédictions qui seront une source de fécondité, au point que les Érinyes renoncent formellement à incarner la vengeance symétrique réclamée par le sang versé (v. 980-984) :

que la poussière abreuvée du sang noir des citoyens n’exige pas, dans sa colère, le prix, meurtre pour meurtre (poina_j a)ntifo/nouj), d’une ruine qui renverserait la cité, mais qu’à la joie la joie réponde (xa/rmata d a)ntididoi =en).

35La symétrie n’est pas définitivement congédiée, puisqu’on voit reparaître ici l’arsenal rhétorique qui la caractérise, à travers notamment l’usage de anti ; mais au cycle de la destruction et des représailles succède le cycle des réjouissances et des bienfaits32.

36Faut-il s’étonner de cette volte-face ? Sans doute pas, si du moins l’on se souvient, comme Jean-Louis Backès dans la très belle page qu’il a consacrée à la conversion des Érinyes, que le monde souterrain est à la fois celui des morts et celui ou s’opère le mystère de la germination de la vie33. On s’en étonnera moins encore si l’on se souvient, dans le deuxième stasimon de l’Agamemnon (v. 717-749), de la fable du lionceau comparé à Hélène : de même que le tendre lionceau, une fois adulte, révèle sa vraie nature et se métamorphose en « prêtre de Ruine » (v. 735-736), de même l’amoureuse Hélène, une fois amenée à Troie, a manifesté qui elle était vraiment, elle qui incarne désormais pour la race de Priam, tout comme sa sœur Clytemnestre pour Agamemnon, l’allégorie de « l’Érinye, fiancée des pleurs » (v. 749). Or, si Hélène peut se révéler une Érinye dissimulée sous le masque de la jeune épousée, qu’est-ce qui empêche les Érinyes de se révéler, sous leurs masques de vieilles mégères, des parangons de bienveillance ? Ce qui est en jeu dans les deux cas, c’est l’ambiguïté et la réversibilité du signifiant, auquel peuvent s’attacher successivement des significations opposées, l’une négative, l’autre positive. Cette ambiguïté du signifiant s’incarne par excellence dans l’Orestie sous la forme de l’ololugmos, ce cri rituel qui accompagne aussi bien les sacrifices propitiatoires que les vengeances les plus sanglantes34. Oscillant dans la trilogie entre un sens franchement négatif35 et un sens ambigu36, il faut attendre l’extrême fin des Euménides pour l’entendre résonner dans un sens purement positif, lorsqu’il sert de refrain conclusif au dernier chant de la pièce (v. 1043 et 1047) : le hululement des Érinyes a dès lors changé de signification pour devenir la manifestation sonore de la réjouissance de la cité.

37La fin de la trilogie prend ainsi la forme d’une célébration rituelle à laquelle est évidemment associé le public de la représentation ; l’exodos accomplit cette fusion harmonieuse du corps politique qu’Athéna appelait de ses vœux, et la tragédie se termine en une procession de célébration. Or, ce cortège de réjouissance semble renvoyer à la comédie plus qu’à la tragédie : si l’on cherche dans le théâtre grec un dénouement qui se rapproche de celui des Euménides par le caractère spectaculaire et lyrique de la communion civique qu’il met en scène (au point d’y inclure aussi le public), il faut se tourner par exemple vers La Paix d’Aristophane (créée en 421 avant notre ère). Cette anomalie invite à s’interroger une dernière fois sur les renversements à l’œuvre dans Les Euménides : la conversion de la tragédie en comédie ne serait-elle pas la clé permettant de dépasser les apories interprétatives les plus flagrantes des Euménides ?

3 – La conversion générique : de la tragédie à la comédie

38Si l’Orestie est incontestablement une trilogie tragique, on peut cependant identifier trois moments ou composantes qui renvoient au monde de la comédie37.

39Le premier moment se situe vers la fin des Choéphores : il s’agit de la scène de la nourrice qui intervient à la fin du deuxième épisode. Cet épisode est manifestement construit en diptyque : à la douleur feinte de Clytemnestre apprenant la mort de son fils répond le chagrin sincère de la nourrice d’Oreste, qui déplore l’hypocrisie de sa maîtresse (v. 737-740) ; Clytemnestre apparaît ainsi comme une mère dénaturée, face à laquelle la nourrice apporte un contrepoint positif. Mais la rupture est aussi une rupture de registre : à la mère de sang qui appartient à l’univers tragique s’oppose une mère de lait que son nom d’esclave (Kilissa, « la Cilicienne ») inscrit plutôt dans l’univers comique38. Cette rupture est d’ailleurs comparée par Wilamowitz et Reinhardt à la scène du portier dans Macbeth39 : même si Reinhardt, à la différence de Wilamowitz, refuse d’analyser la scène en termes de contraste de registre, il reconnaît cependant que « le contraste est de même nature que celui qui opposera les Érinyes aux Euménides, les esprits de la vengeance aux bienfaisantes Déesses-Mères qui protègeront Athènes40 ».

40Le second élément susceptible de rappeler la comédie réside dans la nature du conflit opposant Apollon et les Euménides, qu’Eschyle présente de manière constante, dans les Euménides, comme un conflit de générations – conflit qui fournit à la comédie grecque l’un de ses ressorts les plus constants. Le motif apparaît dès la parodos des Érinyes41 : en prenant le parti d’Oreste, Apollon a outrepassé le partage juridictionnel qui réserve de toute antiquité aux Érinyes, issues de la première génération de dieux, le soin des meurtriers qui ont fait couler leur propre sang. Ce motif est ensuite constamment répété par les Érinyes, notamment dans l’epiparodos42, et encore dans l’ultime altercation qui les oppose à Apollon lors du vote du tribunal43. Ce conflit de générations ne suffirait sans doute pas à lui seul à rappeler la comédie, s’il n’amenait les deux parties antagonistes, et tout particulièrement Apollon, à faire preuve d’une surprenante outrance verbale. C’est déjà le cas dans le premier épisode des Euménides, lorsqu’il entend faire déguerpir sans ménagement les Érinyes de son sanctuaire pour les renvoyer dans l’ignoble chambre de torture qui convient à leur laideur repoussante (v. 186-197). Dans cette invective d’une rare violence, Apollon va jusqu’à dire aux Érinyes l’exécration qu’elles suscitent chez les dieux : « vous que les dieux vomissent » (v. 191). Il les apostrophera encore, dans la scène du procès, de façon parfaitement insultante : « Abominables monstres haïs des dieux » (v. 644) ; « Dieux nouveaux, dieux anciens, nul ne t’honore » (v. 721-722). Ce qui frappe surtout ici, c’est ce que Sommerstein appelle, dans son commentaire des Euménides, la « vulgarité […] sans équivalent » de la réaction d’Apollon : « un tel langage », précise-t-il, « relève du drame satyrique ou de la comédie44 ». Les insultes proférées par Apollon au vers 644 interviennent d’ailleurs au moment du procès où la proximité avec la comédie apparaît le plus clairement. Les Érinyes cherchent à confronter Apollon aux contradictions de son argumentaire et de ses références à la volonté de Zeus (v. 640-642) :

D’après toi, Zeus donne le pas au sort du père. Mais lui-même entrava son père, le vieux Kronos. Cela ne contredit-il pas ton argument ?

41Comme le remarque bien Sommerstein, l’argument des Érinyes ne peut manquer d’évoquer l’agôn des Nuées d’Aristophane, où s’opposent deux allégories, le Raisonnement Juste et le Raisonnement Injuste ; ce dernier prétend prouver qu’il n’existe aucune justice chez les dieux (v. 904-906) :

Comment donc, s’il existe une justice, Zeus n’a-t-il pas péri pour avoir entravé son père ?

42Cet argument provoque alors chez le Raisonnement Juste une réaction de dégoût très similaire à celle d’Apollon, puisqu’il demande une cuvette pour vomir. On peut donc considérer le débat des Euménides comme un hypotexte de l’agôn des Nuées (créées en 423) ; peut-être Aristophane ne fait-il même que souligner un effet comique déjà présent dans le texte d’Eschyle. Dans ce cas, les problèmes soulevés par l’argumentation d’Apollon (incohérences apparentes, arguments arbitraires ou relevant quasiment du chantage) devraient peut-être ne pas être pris trop au sérieux, ou trop au tragique : elles seraient au contraire des indices montrant que la pièce est en train de changer de registre, ce coup de force générique étant alors le corollaire nécessaire de l’établissement d’un nouveau paradigme judiciaire.

43Ces incursions dans l’univers comique permettent de préparer la conversion finale des Érinyes et d’atténuer un peu l’incongruité qu’il y a à voir une trilogie engagée sur des bases si tragiques se terminer par un cortège final marquant un basculement manifeste dans la comédie. L’effet de surprise produit par la conversion des Érinyes semble d’ailleurs être souligné par Athéna elle-même, lorsqu’elle est amenée à endosser pour ainsi dire le rôle de chef de chœur (chorodidaskalos) chargé d’apprendre aux Érinyes leur nouvelle partition. Celles-ci ignorent en effet les chants de bénédictions qu’on attend désormais d’elles, et doivent demander les conseils d’Athéna (v. 902) : « Quel hymne veux-tu que je chante sur ton pays ? » La déesse leur montre alors l’exemple, sur lequel les Érinyes pacifiées surenchérissent avec un certain talent, au point de susciter chez Athéna une admiration qui n’est peut-être pas dénuée d’un brin d’humour (v. 988-991) :

Leur pensée sait donc trouver le chemin des paroles propices ! De ces masques (prosw/pwn) redoutables, je vois surgir pour mes citoyens un grand profit.

44Ce que souligne ici à plaisir Athéna, c’est le paradoxe qu’il y a à voir ces divinités à l’apparence monstrueuse, et qui ont conservé leur masque repoussant, prononcer les paroles favorables qu’elles ont désormais appris à chanter : les vieilles sorcières qui suscitaient tant d’effroi lors de leur apparition au début de la pièce semblent désormais converties à un registre tout à fait opposé45. Et n’est-il pas en effet comique au plus haut point de voir « ces vierges abominables, ces vieilles enfants du passé » que raillait Apollon (v. 68-69), devenir soudainement les protectrices des jeunes épousées (v. 959-960) ? On le sait, toute bonne comédie se termine par un mariage ; ici, le dénouement pourrait bien célébrer une sorte de mariage symbolique et improbable : celui qui unit à la terre d’Athènes une troupe monstrueuse de vieilles filles endurcies et sans enfants46.

45Peut-on conclure que, dans l’Orestie, la conversion idéologique et religieuse, produite par l’irruption d’éléments asymétriques qui permettent de renverser la symétrie négative en symétrie positive, s’exprime par une subversion de la tragédie en comédie ? L’idée correspond, je crois, à ce qu’a voulu faire Eschyle. On pourrait lui opposer un certain nombre d’objections : en particulier, que cette fin heureuse de la vengeance d’Oreste était une donnée du mythe dont le dramaturge ne pouvait s’affranchir. Pour bien évaluer l’originalité d’Eschyle, on peut alors comparer Les Euménides avec leur équivalent chez Euripide, la tragédie d’Oreste (créée en 408). Tragédie, ou plutôt tragi-comédie : reprenant le même sujet que les Euménides, mais en le traitant – y compris du point de vue de l’intrigue – de façon très différente, Euripide conserve (en l’accentuant encore) le passage abrupt de la tragédie la plus sombre au vaudeville achevé : « Et voici que le drame le plus noir tourne brusquement à l’opéra-bouffe » pour s’achever sur un « dénouement moliéresque », écrit Victor-Henri Debidour dans l’introduction à sa traduction d’Oreste47. Le « comique » d’Euripide a certes bien peu à voir avec celui d’Eschyle : Euripide annonce déjà les intrigues complexes de la comédie nouvelle de Ménandre, tandis qu’Eschyle n’évoque pour nous que la comédie ancienne telle que nous la connaissons par Aristophane. Il n’en demeure pas moins que le dénouement heureux de la tragédie d’Oreste semble amener les deux dramaturges à se confronter à une sorte d’hétérogénéité générique : de même qu’Aristophane pratique volontiers la para-tragédie (ou parodie de tragédie), on serait presque tenté de dire que les deux tragédiens offrent ici une sorte de « para-comédie ». Certains commentateurs ont suggéré que cette évolution in extremis de la tragédie vers la comédie servait peut-être à amorcer la transition vers la tonalité plus légère de la quatrième pièce traditionnellement représentée à la suite de toute trilogie tragique, à savoir le drame satyrique (en l’occurrence, l’Orestie était suivie d’un Protée dont nous ne savons pas grand chose). Certaines reconstructions de la trilogie de Prométhée supposent également que cette trilogie d’Eschyle suivait un mouvement assez similaire, du blocage initial jusqu’à l’institution finale de la cérémonie de la lampadédromie (ou course aux flambeaux) qui se tenait lors du festival athénien en l’honneur de Prométhée48. Mais de ces œuvres perdues, nous pouvons tout imaginer sans pourtant rien prouver. Reste qu’il est certain que c’est Eschyle qui a choisi de donner à la purification d’Oreste une valeur étiologique religieuse et politique qui demeure totalement absente de la pièce d’Euripide, et que c’est aussi lui qui a décidé de lier de façon indissoluble la conversion idéologique à la subversion du registre dramatique, subversion qui apparaît absolument nécessaire pour dénouer les impasses de l’idéologie de la vengeance symétrique.

Notes de bas de page numériques

1  Pierre Vidal-Naquet, « Chasse et sacrifice dans l’Orestie d’Eschyle » [1969], dans J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne I, Paris, Maspero, 1972 (rééd. La Découverte, 2001), p. 133-158, en particulier p. 150.

2  René Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972 (rééd. Hachette, 1983), p. 71 ; cité par Gisèle Venet, Temps et vision tragique. Shakespeare et ses contemporains, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1985 (rééd. 2002), p. 75.

3  Karl Reinhardt, « Eschyle. Dramaturgie et théologie » [1948], dans Eschyle. Euripide, trad. E. Martineau, Paris, Minuit, 1972 (rééd. Gallimard, 1991), en particulier p. 158-166.

4  Le texte grec est cité d’après l’édition de Paul Mazon : Eschyle, Tragédies, t. II, Paris, Belles Lettres, 1925 (rééd. 2009). La traduction citée est en général celle de Daniel Loayza : Eschyle, L’Orestie, Paris, GF, 2001 (parfois avec quelques modifications).

5  Voir Les Choéphores, v. 229 et v. 611-612.  

6  Sur le modèle économique appliqué à la justice, voir Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 1132a10-14 et 1132b11-20.

7  Voir Agamemnon, v. 1019-1021, et  Les Choéphores, v. 48, v. 67-68 et v. 72-74.

8  Voir Agamemnon, v. 1573-1576, et Les Choéphores, v. 518-521 (Oreste) : « Je ne sais comment comprendre ces présents, trop maigres pour son crime. Car on peut bien verser tout ce qu’on a pour racheter un seul sang (a)nq ai3matoj e(no/j), on perd sa peine. C’est ainsi. »

9  Voir Suzanne Saïd, « La tragédie de la vengeance », dans G. Courtois (dir.), La Vengeance dans la pensée occidentale, Paris, Cujas, 1984, p. 47-90, en part. p. 53-54.

10  Voir Les Choéphores, v. 121 : le chœur suggère à Électre de prier pour que survienne « celui qui tuera à leur tour (a)ntapoktenei=) » les meurtriers de son père ; v. 142-144 (Électre) : « Et pour nos ennemis, mon père, que paraisse ton vengeur, que sa justice mette à mort tes meurtriers (tou_j ktano/ntaj a)ntikatqanei=n di/kh|) » ; et v. 274 : Oreste a fait son apparition, et déclare à sa sœur que c’est l’oracle d’Apollon qui lui commande de « rendre meurtre pour meurtre (a)ntapoktei=nai) ». Pour d’autres occurrences de verbes préfixés par anti, voir par exemple Agamemnon, v. 1263, et Les Choéphores, v. 94, v. 123 et v. 498-499.

11  Voir aussi par exemple Les Choéphores, v. 398, où Électre réclame « Justice contre l’injustice (di/kan e)c a)di/kwn) ». La même figure de rhétorique sert aux dramaturges élisabéthains de la vengeance à créer des effets de symétrie très forts : voir Gisèle Venet, Temps et vision tragique, p. 75, citant John Marston, Antonio’s Revenge, III, 1, v. 215 : « Blood cries for blood, and murder murder craves » (« Le sang appelle le sang, et le meurtre réclame le meurtre »).

12  Littéralement : « que celui qui a agi subisse », « que le perpétrateur devienne la victime ».

13  Voir aussi Les Choéphores, v. 400-404 (le coryphée) : « Mais l’averse meurtrière qui imprègne le sol réclame un autre sang. Telle est la loi. La destruction appelle l’Érinye afin qu’au nom des premiers morts elle ajoute à la ruine une autre ruine ».

14  Sophocle, Œdipe Roi, v. 100-101. L’oracle de Delphes propose deux solutions pour purifier Thèbes de l’épidémie qui la frappe : il faut punir le meurtrier de Laïos, le « bannir, ou bien faire payer en retour meurtre pour meurtre (fo/nw| fo/non pa/lin lu/ontaj), puisque c’est ce sang qui trouble la cité ».

15  Voir aussi Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 1132b27, citant Hésiode à propos de la définition de la justice comme « réciprocité » dans l’action subie (to_ a)ntipeponqo/j) : « Que l’on souffre ce qu’on a fait (ei1 ke pa/qoi ta/ t e1rece), ce sera bonne justice ».

16  Hésiode, Théogonie, v. 183-185, trad. J.-L. Backès. 

17  Voir Les Euménides, v. 321, 745, 792-793 et 1033, ainsi que l’étude de Clémence Ramnoux, La nuit et les enfants de la nuit dans la tradition grecque, Paris, Flammarion, 1959.

18  Agamemnon, v. 1535-1536.

19  À Oreste (strophes 1, 3, 4 et 6) répond Électre (antistrophes 1, 3, 4 et 6) de part et d’autre des interventions du chœur (strophe 2 et antistrophe 2, strophe 5 et antistrophe 5). À partir du vers 423, la versification change, ainsi que le schéma strophique : si l’on suit celui que retient Paul Mazon, les vers 423-455 s’organisent de façon parfaitement symétrique ; autour d’un axe situé entre les vers 438 et 439 s’ordonnent deux séquences en miroir (strophe 1 et strophe 2 / antistrophe 2 et strophe 1). Si l’ordre des prises de parole se fait moins rigide dans cette séquence, il tend malgré tout à l’établissement d’un chant amébée entre Oreste et Électre, autour de répliques de plus en plus brèves (jusqu’aux stichomythies des vers 456-457 et 461-462). À partir du premier distique en stichomythie (v. 461-462), justement, le schéma strophique change une dernière fois, pour retrouver l’alternance entre strophes et antistrophes (v. 456-475) : l’un contre l’autre, le frère et la sœur fusionnent dans leur désir de vengeance, rejoints par le chœur qui partage leurs sentiments.

20  Voir Agamemnon, v. 1406, et Les Choéphores, v. 1027.

21  Voir Agamemnon, v. 1386-1387, et Les Choéphores, v. 1028.

22  Sur l’opposition entre responsabilité humaine et fatalité divine dans la tragédie grecque, voir l’excellente analyse de Jean-Pierre Vernant, « Ébauches de la volonté dans la tragédie grecque » [1972], in J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, I, Paris, Maspéro, 1972 (rééd. La Découverte, 2001), p. 41-74 (voir en particulier sur l’Orestie p. 61-74).

23  Voir Les Choéphores, v. 439-443, et la note 89 de la traduction de D. Loayza.

24  K. Reinhardt, Eschyle. Euripide, p. 157.

25  En 462 avant notre ère (soit quatre ans avant la création de l’Orestie), les réformes d’Éphialte avaient restreint les compétences de l’Aréopage, suscitant une crise politique dont témoigne l’assassinat du réformateur en 461.  

26  Selon certains témoignages, Eschyle avait utilisé de gigantesques balances dans ses mises en scènes des Phrygiens et de la Psychostasie : voir K. Reinhardt, Eschyle. Euripide,p. 36-37.

27  Les Euménides, v. 741. Il s’agit d’une allusion à la coutume judiciaire athénienne ; voir Aristote, Constitution d’Athènes, 69, 1 : « Celle des deux parties qui a le plus de voix l’emporte ; en cas d’égalité, c’est le défendeur qui l’emporte ».

28  Par exemple celles d’Anaxagore : voir la note 135 aux Euménides dans la traduction de D. Loayza,.

29  Le socle sous-jacent à cette idéologie est une métaphore agricole : la semence du père est l’équivalent de la graine qui produit la plante, quand la mère est l’équivalent de la terre qui la fait grandir. Cette métaphore s’enracine dans les cosmogonies grecques, où la première reproduction sexuée intervient lors de l’union d’Ouranos (le Ciel, représentant l’esprit) et de Gaïa (la Terre, représentant la matière).

30  La question fera, peu de temps après l’Orestie, l’objet d’une législation à Athènes : en 451, alors qu’il suffisait auparavant pour être citoyen d’Athènes de justifier d’un père athénien, Périclès restreignit l’accès à la citoyenneté aux enfants de père et de mère athéniens.

31  Selon Hésiode, Athéna est fille de Zeus et de Mètis, cette dernière ayant été avalée par Zeus avant de pouvoir mettre sa fille au monde : voir Théogonie, v. 886-900 et v. 924-926.

32  Voir aussi les polyptotes v. 991-992 : « Bienveillance pour bienveillance » (eu1fronaj eu1fronej) ; et v. 1000 : « qui rend amour pour amour » (fi/laj fi/loi).

33  Voir Jean-Louis Backès, Oreste, Paris, Bayard, 2005, p. 136-137. 

34  Sur l’ololugmos, voir la note 80 aux Choéphores dans la traduction de D. Loayza.

35  Voir Agamemnon,v. 1118 : l’ololugmos des Érinyes.

36  Voir Agamemnon, v. 1236 : l’apparent cri de joie poussé par Clytemnestre à l’annonce du retour d’Agamemnon dissimulait en réalité un cri de vengeance. Voir aussi Les Choéphores, v. 386 et v. 942 : ce que le chœur considère comme un cri de joie poussé face à l’accomplissement de la vengeance d’Oreste annonce en fait le retour des Érinyes.

37  Sur la question de la présence de la comédie chez Eschyle, et en particulier dans les Euménides, voir C. J. Herrington, « The Influence of Old Comedy on Aeschylus’ Later Trilogies », in Transactions and Proceedings of the American Philological Association, 94, 1963, p. 113-125.

38  Les scholies anciennes précisent que c’est Eschyle qui a donné ce nom typique d’esclave à la nourrice : Pindare l’appelait Arsinoé, et Stésichore, Laodamie. Sur le caractère comique de la scène de la nourrice, voir par exemple Jacques Jouanna, « Le sourire des tragiques grecs », in M. Trédé et Ph. Hoffmann (dir.), Le Rire des Anciens, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1998, p. 161-176, en particulier p. 170-171.

39  Au début de l’acte II, scène 3.

40  K. Reinhardt, Eschyle. Euripide,p. 148.

41  Les Euménides, v. 150, v. 162-163 et v. 171-172.

42  Les Euménides, v. 334-340, 349-350, et 360-365.

43  Les Euménides, v. 715-716,  727-728 et 731.

44  Alan H. Sommerstein (éd.), Aeschylus. Eumenides, Cambridge, Cambridge U. P., 1989, p. 204, ad v. 644 (cité dans la traduction de D. Loayza, note 130 aux Euménides). Pour une étude plus complète de la présence de la langue comique dans l’Orestie, voir, du même auteur, « Comic elements in tragic language : the case of Aeschylus’ Oresteia », dans A. Willi (dir.), The Language of Greek Comedy, Oxford, Oxford U. P., 2002, p. 151-168.

45  Ce point était déjà mis en lumière par K. Reinhardt, Eschyle. Euripide,p. 169 : « Sans doute ce rôle nouveau leur est malaisé à tenir, et ce n’est point spontanément que des paroles bienfaisantes s’échappent de leur gorge : Athéna est obligée d’abord de les leur apprendre, en leur dictant. […] La métamorphose ne peut être représentée que dramatiquement et chorégraphiquement. » Le terme « métamorphose » est peut-être cependant un peu trompeur : les Érinyes ne sortent pas de scène, et ne changent donc pas de masque et de costume – sauf à supposer que les « robes de pourpre » du vers 1028 sont destinées aux Érinyes elles-mêmes, mais le texte est ici incertain : sur cette question, voir Oliver Taplin, The Stagecraft of Aeschylus, Oxford, Oxford U. P., 1977, p. 413. En tout état de cause, avant le vers 1028, les Érinyes conservent l’apparence qu’elles avaient lorsqu’elles ont fait irruption sur la scène, mais elles ont changé de registre ; c’est pourquoi il semble préférable de parler de conversion plutôt que de métamorphose.

46  Comme le rappelle le cortège, au vers 1033, en s’adressant aux Érinyes : « vous, de la Nuit les filles sans enfants ».

47  V.-H. Debidour (trad.), Les Tragiques grecs. Théâtre complet, Paris, Livre de Poche / La Pochothèque, 1999, p. 1525 et 1526.

48  Voir K. Reinhardt, Eschyle. Euripide,p. 83.

Notes de la rédaction

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Pour citer cet article

Guillaume Navaud, « L’Orestie ou les pièges de la symétrie », paru dans Loxias, Loxias 35, mis en ligne le 14 décembre 2011, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=6942.


Auteurs

Guillaume Navaud

Guillaume Navaud est docteur en littérature comparée et enseigne les lettres en CPGE au lycée Janson-de-Sailly (Paris). Il est l’auteur de Persona. La théâtre comme métaphore théorique de Socrate à Shakespeare (Genève, Droz, 2011).