Loxias | Loxias 33 « Qu’il parle maintenant ou se taise à jamais… »: Les effets du silence dans le processus de la création (2) | I. Mise en art du silence 

Virginie Prioux  : 

La voie/voix du silence dans les incipit de Germinal d’Émile Zola et de Claude Berri

Résumé

Les premières pages du roman de Zola sont marquées par un univers sonore très particulier : le silence entrecoupé de rafales de vent incessant et de quelques bruits de souffles inquiétants sortant du corps de la fosse. De là naît une atmosphère fantastique qui fait du décor un élément hostile et de la mine un monstre mangeur d’hommes. La transposition de cet incipit dans le film fait de la bande son une véritable interprétation de l’œuvre romanesque : tandis que la musique du générique remplace le vent, le héros s’avance peu à peu vers le Voreux qui se définit d’emblée par les roulements de chariots et les sons métalliques des machines, perdant ainsi son caractère inquiétant. Réalisateur et scénariste font alors le choix de modifier le silence romanesque, préférant le tableau réaliste de la mine à l’univers fantastique du roman.

Abstract

The first pages of Zola’s novel have a very particular sonorous world: a silent broken with the wind and the breathing of the mine. That creates an uncanny atmosphere which makes a very hostile setting and a man-eater mine. The film transposition changes the interpretation of the novel ; the music of the credit title takes the place of the wind, the hero is walking to Le Voreux, identified by the sound of small trucks and machines, losing its worrying appearance. The director and the scriptwriter have chosen to change the silent of the novel, preferring realism of the mine to the fantastic world of the novel.

Index

Mots-clés : bande son , fantastic, fantastique, Germinal, realism, réalisme, soundtrack

Plan

Texte intégral

Si l’on a l’oreille juste en cette matière, la première page donne le ton des autres pages, une tonalité harmonique s’établit, au-dessus de laquelle il n’est plus permis de s’élever, sans jeter la plus abominable des fausses notes. Émile Zola, Du Roman.1

1Le roman de Zola s’ouvre sur un étrange silence : une plaine rase du Nord que les rafales de vent incessantes couvrent d’une atmosphère inquiétante. Aucun mot n’est prononcé par le héros qui marche lentement sur le chemin de Montsou. Cette voie silencieuse qui le conduit vers la lumière d’un feu étrange au loin offre au lecteur un tableau fantastique. Seule rupture du silence dans le premier chapitre, le dialogue lapidaire qui s’instaure avec le personnage du vieux Bonnemort qui, entre deux quintes de toux, renseigne le jeune Lantier sur la mine.

2Le silence de l’univers littéraire pose un réel problème dans sa transposition cinématographique. Claude Berri, réalisateur, et Arlette Langmann, scénariste, font le choix d’ouvrir le générique sur un plan large de la mine se détachant par ses lumières de la nuit d’encre environnante. La musique de Jean-Louis Roques remplace alors le vent assourdissant qui tenait lieu de fond sonore au roman. Présenté dès l’ouverture au spectateur comme une fosse et non comme un monstre fait de feu et d’acier, le Voreux ne revêt plus son caractère fantastique. Par ailleurs, aux silences des réflexions du héros couvertes par le souffle du vent dans les premières pages du roman, le film préfère les plans resserrés sur le travail des mineurs dans un univers sonore fait de cris d’ouvriers et de bruits métalliques.

3 La transposition cinématographique d’une œuvre romanesque pose alors de nombreuses questions : comment retranscrire le silence ? Comment rompre ce silence ? Ne doit-on faire parler les personnages que lorsque le romancier utilise des dialogues ou doit-on prendre également en compte le récit ? Quel rôle joue la bande son ? Quel usage est fait de la musique ? En un mot, que deviennent les silences littéraires au cinéma ? Autant de choix subjectifs qui font de la transposition cinématographique une réelle interprétation de l’œuvre romanesque.

I. Le silence romanesque d’un tableau fantastique

4Comme le fait remarquer Paul Warren dans son ouvrage2, l’écriture de Zola se prête volontiers au vocabulaire cinématographique. En effet, dans L’incipit de Germinal on peut parler d’un travelling en focalisation interne sur la route rectiligne qui mène de Marchiennes à Montsou. Cette lente approche qui montre la mine en arrière-plan puis en premier plan crée un effet de zoom qui s’accentue au fur et à mesure de l’avancée du héros. L’image qui se dessine alors progressivement participe à la captatio benevolentiae auprès du lecteur, qui s’interroge sur ce que voit le protagoniste. Or, le silence qui règne « dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d’une obscurité et d’une épaisseur d’encre » engendre une atmosphère d’inquiétude et de peur qui met en relief l’impression fantastique qui se dégage des lieux. D’ailleurs, aucun mot n’est prononcé dans ce début de roman. Le personnage avance seul sur la route obscure vers un point de clarté. Même son identité ne nous est pas dévoilée, comme si le héros n’était plus qu’une ombre au milieu d’un silence angoissant. Dans la première phrase de l’œuvre, il est appelé « un homme », déterminant indéfini qui figure l’absence d’identité de celui qui sera en réalité au cœur du roman. Il n’est qu’une silhouette à peine dessinée dans ce grand désert nocturne.

Dans la plaine rase, sous une nuit sans étoiles, d’une obscurité d’encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix kilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves. Devant lui, il ne voyait même pas le sol noir, et il n’avait la sensation de l’immense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacées d’avoir balayé des lieues de marais et de terres nues. Aucune ombre d’arbre ne tachait le ciel, le pavé se déroulait avec la rectitude d’une jetée, au milieu de l’embrun aveuglant des ténèbres. (p. 1133.)3

5Plusieurs fois repris par le pronom « il », il deviendra « l’homme » dans le deuxième paragraphe. S’il n’a toujours pas de nom, il est néanmoins le personnage sur lequel se focalise toute l’attention du lecteur. Comme le héros malgré lui de cette histoire, il progresse lentement dans la nuit, le silence et le froid.

L’homme était parti de Marchiennes vers deux heures. Il marchait d’un pas allongé, grelottant sous le coton aminci de sa veste et de son pantalon de velours. Un petit paquet, noué dans le mouchoir à carreaux, le gênait beaucoup ; il le serrait contre ses flancs, tantôt d’un coude, tantôt de l’autre, pour glisser au fond de ses poches les deux mains à la fois, des mains gourdes que les lanières du vent d’est faisaient saigner. (p. 1133)

6À cette atmosphère pesante s’ajoute alors l’impression angoissante que provoquent les feux aperçus au loin. Se dessine alors un tableau silencieux en focalisation interne. Seules les pensées viennent, comme un passage de monologue intérieur, rompre la solitude et le silence qui règnent autour du héros. Cependant ces idées ne font qu’accentuer le malaise ressenti, la peur et l’appréhension qui naissent d’un tel tableau.

7Zola dessine dans ces premières pages une véritable hypotypose du paysage du Nord. Il souhaite réaliser une description des plus fidèles de la fosse. Pour ce faire, il a visité les mines d’Anzin en 1884 au moment des grandes grèves qui ont affecté l’industrie minière en France. Il rapporte alors de nombreuses notes et des croquis conservés dans ses Carnets d’enquêtes qui lui servent lors de la rédaction. Des critiques littéraires ont d’ailleurs fait remarquer quelques anachronismes dans les écrits de Zola qui transpose sous le Second Empire des éléments postérieurs d’une vingtaine d’années. Toutefois, comme l’ont souligné certains historiens, ces anachronismes ne sont que peu visibles dans la mesure où l’évolution des mines du Nord n’a pas été flagrante entre le règne de Napoléon III et la Troisième République. Zola aurait même tellement eu à cœur de rendre compte du passé qu’il aurait ajouté des éléments déjà obsolètes dans les années 1860. Par conséquent, parler d’anachronismes est toujours possible, mais, paradoxalement, ces quelques inexactitudes comportent autant de détails postérieurs qu’antérieurs au temps du récit. Quoi qu’il en soit, la volonté de réalisme pur qui anime Zola reste entière. C’est ce souci de perfection de la description que le lecteur retrouve dès la première page.

Un chemin creux s’enfonçait. Tout disparut. L’homme avait à droite une palissade, quelque mur de grosses planches fermant une voie ferrée ; tandis qu’un talus d’herbe s’élevait à gauche, surmonté de pignons confus, d’une vision de village aux toitures basses et uniformes. Il fit environ deux cents pas. Brusquement à un coude du chemin, les feux reparurent près de lui, sans qu’il comprit davantage comment ils brûlaient si haut dans le ciel mort, pareils à des lunes fumeuses. Mais au ras du sol, un autre spectacle venait de l’arrêter. C’était une masse lourde, un tas écrasé de constructions, d’où se dressait la silhouette d’une cheminée d’usine. (p. 1133)

8La description s’agence alors comme un tableau, raison pour laquelle on peut parler ici d’hypotypose. Son agencement de droite à gauche puis un développement du ciel vers le sol organisé à partir des points lumineux captent l’œil du spectateur. Le traitement de la lumière n’est pas sans rappeler la technique du clair-obscur utilisée en peinture : l’importance de ce champ lexical crée une luminosité qui attire le regard. À ce moment précis, les autres sens n’ont plus d’intérêt ; aucun bruit, aucun goût, aucune odeur, seule la vue est sollicitée par les « feux, les lueurs, et les lanternes » qui rompent, dans le tableau, la noirceur de la nuit. L’attention que porte Zola à son paysage n’est pas sans rappeler son attirance pour le nouveau mouvement qu’est l’impressionnisme. Défenseur de Manet, ami de Cézanne, admirateur de Monet, il est convaincu du principe novateur de la nouvelle peinture qui prône un usage révolutionnaire de la lumière et de la couleur. Peindre par touches revient à accorder toute l’importance non à ce qui existe vraiment, mais à ce que voit réellement le spectateur, aux impressions qu’il ressent devant un paysage. Cette technique est ici reprise par Zola. Les images vaporeuses se juxtaposent pour ne créer qu’une impression aux yeux du héros : les feux de cheminées deviennent des « lunes fumeuses », la cheminée de l’usine n’est plus qu’une « silhouette » sans consistance, les charpentes ne sont perçues que comme « des profils de tréteaux gigantesques ». L’obscurité et la fumée se conjuguent pour rendre la vision du paysage floue et pour accentuer l’angoisse qui se dégage du tableau.

9Le deuxième élément qui concourt à la peur ressentie par le héros est l’omniprésence du vent de la plaine. Seul bruit qui vient rompre le silence ambiant, il balaye le paysage d’une façon entêtante. « Les souffles du mois de mars », « les rafales larges comme sur une mer », « les lanières du vent d’est » et « la bise glaciale » rappellent de manière obsessionnelle le froid environnant. Seul véritable son de cet incipit, la rengaine du vent est plus angoissante encore qu’un silence profond. Contribuant à la description réaliste des plaines du Nord en hiver, cet élément sonore exclusif occupe les deux premières pages du roman. Il permet au lecteur de concentrer son attention sur le paysage et sur les réflexions du héros dans de courts passages de monologue intérieur, par définition silencieux. Des remarques sur ses pensées, telle la phrase « une seule idée occupait sa tête vide d’ouvrier sans travail et sans gîte, l’espoir que le froid serait moins vif après le lever du jour », ou l’usage du discours indirect libre – « à quoi bon ? il n’y aurait pas de travail » – inclus dans la progression du héros vers la fosse, rompent artificiellement le silence pour le personnage plongé dans ses réflexions.

10Deux événements viennent néanmoins créer un univers sonore : le travail des mineurs et la rencontre de Bonnemort.

Maintenant, il entendait les moulineurs pousser les trains sur les tréteaux, il distinguait des ombres vivantes culbutant les berlines près de chaque feu :
– Bonjour, dit-il en s’approchant d’une des corbeilles. (p. 1134)

11Le premier bruit semble à peine réel, les ouvriers ne paraissent pas revêtir une quelconque apparence humaine. Ils ne sont que des ombres vivantes s’agitant près de la fosse. De même, le gros cheval jaune de Bonnemort qui « attendait dans une immobilité de pierre », semble réifié, figé dans une position qui lui ôte toute forme de vie. Les premiers êtres vivants qui pourraient montrer un aspect rassurant ont perdu toute épaisseur. Ils semblent happés dans un décor qui les a engloutis. Seul le personnage de Bonnemort très rapidement qualifié de « vieillard vêtu d’un tricot de laine violette, coiffé d’une casquette en poil de lapin » prend vie dans ce paysage angoissant. Toutefois, même durant leur échange verbal, le silence se fait ressentir. Paradoxalement, le temps paraît dilaté pendant le dialogue, le retour au récit entre les six premières répliques lapidaires des deux hommes crée un effet d’attente et rend compte des pauses de la conversation.

– Bonjour, répondit le vieux.
Un silence se fit. L’homme, qui se sentait regardé d’un œil méfiant, dit son nom tout de suite.
– Je me nomme Étienne Lantier, je suis machineur… Il n’y a pas de travail ici ? (p. 1134)

12Le rythme même des phrases, courtes et concises, fait écho à ce temps ralenti. Cette fois, le silence est rompu par deux bruits concomitants : le vent et les quintes de toux du vieil ouvrier, la menace glaciale des intempéries du Nord et les conséquences d’une vie de mineur aux poumons encombrés de poussières de charbon.

Une rafale leur coupa la parole. Puis Étienne demanda, en montrant le tas sombre des constructions, au pied du terri :
– C’est une fosse, n’est-ce pas ?
Le vieux, cette fois, ne put répondre. Un violent accès de toux l’étranglait. Enfin, il cracha, et son crachat, sur le sol empourpré laissa une tache noire.
– Oui, une fosse, le Voreux… (p. 1135)

13D’emblée sous le signe de la peur, du froid et de la maladie, ces premières pages paraissent tourner au cauchemar pour le héros. Cette vision semble issue d’un univers fantastique. Non seulement les êtres et les animaux perdent vie, réduits à l’état d’objet dans un décor fait de feu et de vent, mais le paysage industriel créé par Zola devient un véritable monstre qui s’anime à l’approche d’Étienne. La première voix qu’entend le machineur n’est autre que le souffle haletant de la mine : » et, de cette apparition fantastique, noyée de nuit et de fumée, une seule voix montait, la respiration grosse et longue d’un échappement de vapeur, qu’on ne voyait point. » (p. 1134.)

14Le silence ne se brise alors que pour laisser échapper le râle bestial de la fosse. Telle une créature fantastique, la mine s’animalise sous la plume de Zola.

Oui, c’était bien une fosse, les rares lanternes éclairaient le carreau, une porte brusquement ouverte lui avait permis d’entrevoir les foyers des générateurs, dans une clarté vive. Il s’expliquait jusqu’à l’échappement de la pompe, cette respiration grosse et longue, soufflant sans relâche, qui était comme l’haleine engorgée du monstre. (p. 1136)

15L’onomastique même du Voreux révèle cette gigantesque machine qui dévore les hommes, les avale pour parfois ne jamais les recracher vivants4. Le romancier est en cela des plus explicites dans le premier chapitre présentant clairement l’image qu’il donne de la fosse.

Cette fosse, tassée au fond d’un creux, avec ses constructions trapues de briques, dressant sa cheminée comme une corne menaçante, lui semblait avoir un air mauvais de bête goulue, accroupie là pour manger le monde. (p. 1135)

16Paradoxalement, ce roman naturaliste s’ouvre sur un univers fantastique. La mine s’anime, brûle et respire comme une bête affamée et cruelle, créant à la fois peur et fascination pour qui la découvre. Le silence qui l’entoure ne fait qu’accentuer cette atmosphère inquiétante annonciatrice du danger. Seuls les rafales de vent, les quintes de Bonnemort et la respiration lente de la fosse viennent rompre ce silence. À l’instar du vent qui avait pris de l’ampleur au fur et à mesure des paragraphes du début du chapitre, la toux du vieux charretier en ponctue la fin de manière de plus en plus oppressante. Les propos des deux hommes sur le manque de travail et d’argent en sont une nouvelle fois ralentis, le souffle du vent se mêlant sans cesse à la conversation.

Le vieux cracha noir, puis répondit dans le vent […]. Alors en phrases courtes, l’haleine coupée, tous les deux continuèrent à se plaindre […]. Leurs voix se perdaient dans des bourrasques, emportaient les mots dans un hurlement mélancolique […]. Une crise de toux l’interrompit encore […]. Mais Bonnemort resta un instant suffoqué par une nouvelle crise, d’une telle violence, qu’il ne pouvait reprendre haleine. Enfin, quand il eut craché et essuyé l’écume noire de ses lèvres, il dit, dans le vent qui redoublait : – Hein ? À qui tout ça ? (pp. 1136-1141)

17Tout concourt au silence : même l’activité minière s’arrête momentanément pour accentuer l’atmosphère angoissante des lieux.

Un accident arrivé à la cage d’extraction, un écrou cassé, allait arrêter le travail pendant un gros quart d’heure. En bas du terri, un silence s’était fait, les moulineurs n’ébranlaient plus les tréteaux d’un roulement prolongé. On entendait seulement sortir de la fosse le bruit lointain d’un marteau, tapant sur la tôle. (p. 1138)

18Le vent et le marteau de la mine : deux bruits réguliers qui rythment la conversation entre Bonnemort et Étienne, deux bruits qui soulignent pourtant le silence omniprésent5.

Il y eut un silence, le marteau lointain battait à coups réguliers dans la fosse, le vent passait avec sa plainte comme un cri de faim et de lassitude venu des profondeurs de la nuit. Devant les flammes qui s’effaraient, le vieux continuait plus bas, remâchant ses souvenirs. (p. 1140)

19Ce silence qui semble le mieux qualifier l’univers minier est également ce qui définit les ouvriers de la fosse. Les quelques paroles échangées sont suffisamment inhabituelles pour que le fait soit souligné6.

Le manœuvre, après avoir vidé les berlines, s’était assis par terre, heureux de l’accident ; et il gardait sa sauvagerie muette, il avait simplement levé de gros yeux éteints sur le charretier, comme gêné par tant de paroles. (p. 1138)

20Finalement, l’ouverture du roman s’achève sur l’angoisse provoquée par ce monde silencieux où seuls le vent et la respiration du monstre se font entendre. L’univers fantastique et inquiétant d’une terre hostile et dangereuse clôt le chapitre par ces quelques sons angoissants.

Cependant, une hésitation le troublait, une peur du Voreux, au milieu de cette plaine rase, noyée sous une nuit si épaisse. À chaque bourrasque, le vent paraissait grandir, comme s’il eût soufflé d’un horizon sans cesse élargi. Aucune aube ne blanchissait dans le ciel mort, les hauts fourneaux seuls flambaient, ainsi que les fours à coke, ensanglantant les ténèbres, sans en éclairer l’inconnu. Et la bête méchante, s’écrasait davantage, respirait d’une haleine grosse et plus longue, l’air gêné par la digestion pénible de chair humaine. (p. 1142)

21Du silence de L’incipit le lecteur ne retient alors que trois souffles : celui des rafales de vent si fortes et si froides qui obsèdent le héros, celui des quintes de toux du vieux Bonnemort qui a donné sa vie à la mine, portant à jamais en lui les stigmates des jours entiers passés dans la poussière de charbon et celui de la respiration de la fosse qui, tel un monstre à valeur d’homme, inquiète et fascine quiconque croise sa route.

II. La transposition cinématographique du silence

22Le film s’ouvre sur une image lointaine de la fosse dans l’obscurité de la nuit sur laquelle défile le générique. Le cliché qui paraît figé au premier abord s’anime imperceptiblement lorsqu’on regarde attentivement les feux des brasiers et les quelques points lumineux, probablement les chariots éclairés sur rail, qui donnent vie à la mine. Dès les premières secondes du film, Claude Berri choisit de montrer la mine du point de vue lointain d’Étienne sans toutefois réaliser une prise de vue en mouvement. L’image fixe est également privilégiée afin de rendre plus lisibles les noms figurant au générique.

23Le choix de la musique permet d’ailleurs de passer sans aucune rupture du générique au début du film. Le rythme lent de la composition de Jean-Louis Roques, exacerbant le son calme des cordes, permet non seulement la présentation du générique mais accompagne les premiers pas de Renaud (Étienne Lantier) dans le film, servant de fond sonore à l’échange de salutations avec Jean Carmet (Bonnemort) jusqu’à s’estomper complètement lorsque commence le dialogue.

24Cette entrée en matière filmique présente un enjeu de lecture non négligeable. Dans les trente premières secondes, le spectateur qui a lu le roman de Zola constate que l’interprétation est d’emblée modifiée. Présenter la fosse comme première image, support visuel du générique, révèle immédiatement ce qui n’était dans l’univers romanesque qu’une apparition lointaine et floue. Toute dimension fantastique disparaît alors au profit d’une présentation des plus réalistes. Claude Berri dans les documents annexes du film montre d’ailleurs sa volonté de réalisme total lorsqu’il choisit les lieux de tournage. Une vieille usine du Cambrésis à l’abandon depuis les années 1900, réaménagée pendant des mois par les décorateurs du film, sert de cadre. Même le choix du personnage principal a été motivé par une volonté de réalisme. Lorsque le projet de Germinal prend forme, cela fait déjà deux ans que Claude Berri harcèle Renaud – pour reprendre les propos du chanteur – pour qu’il joue dans son long métrage. Or ce dernier, peu convaincu par ses talents d’acteur, refuse tout d’abord. Rattrapé par son histoire familiale (une mère qui a toujours vécu à Valenciennes, un grand-père mineur à Lens) et encouragé par le réalisateur très attaché au projet, Renaud finit par accepter le rôle d’Étienne. Ainsi pour Claude Berri le réalisme prime sur le fantastique, toutes les marques de peur, d’angoisse face au monstre mangeur d’hommes sur lesquelles Zola insistait sont totalement absentes de l’incipit du film. Il est en cela significatif qu’Arlette Langmann, scénariste, ait inversé les premières répliques des deux hommes pour révéler dès les premières secondes ce qu’était l’image d’ouverture. Tandis que dans le roman Étienne se présentait et demandait du travail avant d’interroger Bonnemort sur ce qu’il voyait, dans le film, les premières salutations échangées, Renaud demande immédiatement s’il s’agit d’une fosse, ce qui ne laisse plus aucune place pour le doute. Ce choix n’est pas anodin. On peut remarquer que le scénario reste très fidèle au dialogue écrit par Zola ; inverser les premières répliques des deux hommes tend à effacer la dimension fantastique du roman pour ne garder que le réalisme des lieux et de la situation du personnage.

25La bande son joue en cela un rôle important : le silence était omniprésent dans le roman, or, dans le film plus aucun silence ne se fait sentir, plus aucune angoisse non plus. Au bruit du vent des premières pages se substitue la musique du générique prolongée jusqu’au dialogue. La toux du vieux charretier se superpose au thème musical dans un premier temps puis le remplace dans le dialogue pour rythmer ses propos. Plus de silence, plus de vent, plus de respiration lente de la machine. Toute la peur du jeune homme devant la créature monstrueuse n’est plus perceptible. D’ailleurs la focalisation interne romanesque n’existe plus. La première image du personnage principal est un gros plan sur ses pieds qui avancent le long de la route. Puis une ellipse nous fait comprendre le chemin parcouru par le héros pour arriver devant la mine. Au plan large du générique, se substitue alors le gros plan sans qu’il y ait eu la progression lente et silencieuse de l’incipit romanesque.

26Une fois que les deux hommes se sont salués, la musique perdure encore une minute, temps nécessaire au réalisateur pour faire découvrir l’ensemble de la fosse au spectateur. La caméra se fixe alors sur Jean Carmet et son cheval qui font le tour de la mine, présentant ainsi les différents postes de travail, les diverses machines et les nombreux bâtiments environnants dans une prise de vue en mouvement. Contrairement au roman, le cheval n’est pas immobile, les ouvriers prennent vie dans leur tâche quotidienne, la mine montre toute la pénibilité du labeur sans toutefois susciter chez le spectateur une quelconque forme d’angoisse. Lorsque le silence se fait, les bruits métalliques des chariots, des berlines et des marteaux créent un univers sonore derrière le dialogue des deux hommes. Des gros plans de chacun des protagonistes sont réalisés pour mettre en avant d’une part le froid et la faim d’Étienne et d’autre part la toux noire de Bonnemort.

27La prise de vue privilégie un premier plan serré tandis que l’arrière-plan n’est plus qu’un décor flou, de simples lueurs de feux imprécises. Ainsi, l’attention du spectateur ne se concentre que sur le contenu des informations données par les deux personnages. Le silence entre leur propos met en relief la toux déchirante de Bonnemort, seul bruit qui vient rompre la quiétude de leur conversation. Cette fois encore, on sent une prise de position du réalisateur qui use du silence, non plus pour créer un univers quasi fantastique qui inquiète le héros mais pour dénoncer des conditions de travail inhumaines. L’engagement idéologique est alors immédiatement perceptible. Le silence, c’est le malaise devant cet homme qui paye de sa vie les jours passés dans la fosse. C’est ce qui provoque à la fois dégoût et pitié chez le spectateur et qui devient le symbole de la classe exploitée. Ainsi, grâce à la musique qui occupe les premières minutes du film, le silence est réduit à son minimum. Des trois souffles inquiétants du roman, Claude Berri n’en conserve qu’un : la toux de Bonnemort. La dimension fantastique s’efface alors totalement dans le film pour faire place à une vision réaliste de la mine, à une mise en relief des conditions de vie des ouvriers. La fosse n’inquiète plus par son aspect monstrueux mais par son enjeu social.

28Finalement, le silence à la fois fantastique, angoissant et effrayant de l’incipit de Germinal, annonciateur des catastrophes sociales et humaines qui s’ensuivront, est le pendant de « la rumeur [dont] la campagne était grosse » qui clôt le roman. Le chemin silencieux de Marchiennes à Montsou, uniquement ponctué de rafales de vent, du bruit des fourneaux ou de la toux du vieil ouvrier n’est que le signe avant-coureur de l’ensemble des explosions de l’œuvre, explosions sociales, humaines et matérielles. Ce silence porteur de toute l’angoisse du personnage, exacerbant quelques bruits terrifiants annonciateurs du danger, s’efface au fil du roman au profit de bruits très sonores. Cris d’ouvriers durant la grève, manifestations, coups de feu des soldats, toute la suite de l’œuvre ne sera que grondements et éclats de voix. Le silence des premières pages de Zola et la douce musique de Jean-Louis Roques dans le film ne sont que le point de départ du déchaînement sonore des éléments, le calme avant la tempête.

Notes de bas de page numériques

1  Émile Zola, Du Roman. Sur Stendhal, Flaubert et les Goncourt, Bruxelles, Éditions Complexe, 1989, p. 134.

2  Paul Warren, Zola et le Cinéma, Laval, Presses de l’université de Laval, 1995.

3  Les références sont celles de la Pléiade : Émile Zola, Les Rougon-Macquart (1871-1893), volume III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964.

4  Dans son ouvrage, La Chair de l’idée, Éléonore Reverzy parle d’un « ogre » dont la métaphore filée sert de synecdoque du monstre Capital, Genèves, Droz, pp. 139-140.

5  Marie Thérèse Jacquet souligne dans son ouvrage Le Bruit du roman, que « le bruit-obsession de ce roman de Zola [Germinal] demeurera "taper"», Fasano di Brindisi (Italie), Schena-Nizet, 1995, p. 91.

6  Le langage du peuple est le plus souvent caractérisé par des phrases comptées, courtes et concises ; lire à ce propos F.W.J. Hemmings, « De Jack à Germinal : le prolétariat vu par A. Daudet et É. Zola », Les Cahiers naturalistes, n° 50, 1976.

Bibliographie

ZOLA Émile, Les Rougon-Macquart (1871-1893), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,1964

ZOLA Émile, Carnets d’enquêtes, Paris, Plon, 1987

 Bibliographie critique

BECKER Colette, Lire le Réalisme et le Naturalisme, Paris, Dunod, « Lettres supérieures », 1998

HEMMINGS F.W.J., « De Jack à Germinal : le prolétariat vu par A. Daudet et E. Zola », Les Cahiers naturalistes, n° 50, 1976

JACQUET Marie-Thérèse, Le Bruit du roman (Le Père Goriot, Madame Bovary, Germinal), Fasano di Brindisi (Italie), Schena-Nizet, 1995

JOUVE Vincent et PAGES Alain, Lieux du réalisme, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle/Édition de l’Improviste, septembre 2005

MITTERAND Henri, Zola et le naturalisme, Paris, Presses universitaires de France, « Que sais-je ? » 1986

MITTERAND Henri, « Au cœur de Germinal : les mineurs d’Anzin », Le Roman social, littérature, histoire et mouvement ouvrier, Paris, Les éditions de l’Atelier, 2002

REVERZY Éléonore, La Chair de l’idée. Poétique de l’allégorie dans les Rougon-Macquart, Genève, Droz, 2007

WARREN Paul, Zola et le Cinéma, Laval, Presses de l’université de Laval, 1995

Pour citer cet article

Virginie Prioux, « La voie/voix du silence dans les incipit de Germinal d’Émile Zola et de Claude Berri », paru dans Loxias, Loxias 33, mis en ligne le 06 juin 2011, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=6679.


Auteurs

Virginie Prioux

Université de ToursVirginie Prioux, docteur ès lettres, agrégée de lettres modernes, enseigne la littérature appliquée à l’Histoire de l’art à l’Université François Rabelais de Tours (France). Spécialiste de littérature comparée, notamment de l’influence des romans français du XIXe siècle en Espagne, elle contribue aux Cahiers naturalistes, a récemment publié « En français dans le texte. Les mots français dans l’œuvre de Clarín » dans Logosphère, n° 4, Voies et Voix méditerranéennes, Université de Grenade, 2008 ; « Nana : Satin ou Satan ? L’image romanesque des faits de déviance féminins : un pari osé pour Zola », Revue ¿Interrogations ?, Formes, figures et représentations de faits de déviance féminins, juin 2009 ; « Enfance volée : le personnage de l’enfant dans les romans naturalistes français et espagnols » Thélème n° 25, Revista Complutense de estudios franceses, Université de Madrid, 2010.