Loxias | Loxias 32 « Qu’il parle maintenant ou se taise à jamais… »: Les effets du silence dans le processus de la création (1) | I. Le sceau rompu du silence 

Hélène Cassereau-Stoyanov  : 

Entre silence et voix, Le Silence des rives de Leïla Sebbar : roman volubile ?

Résumé

Leïla Sebbar met en scène, dans ses écrits protéiformes (essais, albums, récits, articles, romans, lettres), les difficultés langagières de ses personnages. Elle s’interroge, tout d’abord, sur la voix en tant qu’espace féminin. Les phénomènes de lecture, d’écriture et de prise de parole à l’œuvre dans Des femmes dans la maison et dans Fatima ou les Algériennes au square sont de véritables réseaux de voix féminines qui ont eu du mal à sortir avant de se mêler en un bourdonnement sonore. Shérazade, brune, frisée, les yeux verts et Les carnets de Shérazade,sorte de réécriture du mythe, présentent la puissance de la parole d’une jeune fille qui voyage sur les routes françaises. Ensuite, Leïla Sebbar s’interroge sur la voix en tant qu’espace masculin : c’est l’enfermement dans le mutisme d’un petit garçon pluriculturel dans Le chinois vert d’Afrique, thème repris dans Parle mon fils, parle à ta mère. La difficulté de faire entendre une voix, thématique centrale des récits de Leïla Sebbar, se double, on le voit, d’une conception originale du genre romanesque. C’est dans Le Silence des rives que ce thème comme l’expérimentation romanesque sont les plus significatifs.

Abstract

Leïla Sebbar shows in her works (essays, albums, narratives, articles, novels, letters), the linguistic difficulties of her characters. First of all, she wonders about the voice as feminine space. The phenomena of reading, writing and speaking in Des femmes dans la maison and Fatima ou les Algériennes au square are real networks of feminine voices which had difficulty in going out before getting involved in a sound humming. Rewriting the myth, Shérazade, brune, frisée, les yeux verts and Les carnets de Shérazade present the power of the word of a girl who travels on the French roads. Then, Leïla Sebbar wonders about the voice as male space: the confinement in the dumbness of a multicultural little boy in Le chinois vert d’Afrique and Parle mon fils, parle à ta mère. The difficulty of speaking is the central theme of Leïla Sebbar’s narratives based on an original conception of the novel which is most significant in Le Silence des Rives.

Index

Mots-clés : Leïla Sebbar , polyphonie, roman musical, structure romanesque

Keywords : Leïla Sebbar , musical novel, narrative structure, polyphony

Plan

Texte intégral

Écrire ne peut aller sans se taire ; écrire, c’est d’une certaine façon, se faire « silencieux comme un mort », devenir l’homme à qui est refusée la dernière réplique ; écrire, c’est offrir dès le premier moment cette dernière réplique à l’autre.[…]
Quiconque veut écrire avec exactitude doit donc se porter aux frontières du langage, c’est en cela qu’il écrit vraiment pour les autres. L’écriture est, en effet, à tous les niveaux, la parole de l’autre. […] Seule la forme permet d’échapper à la dérision des sentiments, parce qu’elle est la technique même qui a pour fin de comprendre et de dominer le théâtre du langage.

Roland Barthes, Essais Critiques1

1Leïla Sebbar évoque dans une lettre à Nancy Huston ce qui sous-tend son entrée en écriture, l’acte d’écrire lui-même et son écriture :

Je ne sais pas pourquoi, je me suis mise à penser à quel point j’écris depuis le début sur du manque, un manque fondamental, et je n’ai même pas inscrit sur bande magnétique la voix de mon père, en Français et en Arabe. J’écris sur du silence, une mémoire blanche, une histoire en miettes, une communauté dispersée, éclatée, divisée à jamais, j’écris sur du fragment, du vide, une terre pauvre, inculte, stérile où il faut creuser profond et loin pour mettre au jour ce qu’on aurait oublié pour toujours.2

2Cette affirmation conduit à s’interroger sur ce qu’on entend par « écrire sur du silence ». Notion récurrente, quasi obsédante, le silence semble être le motif d’écriture de Leïla Sebbar, dans les trois acceptions du terme : cause, thème, facture. Le silence est ainsi ce qui met l’écrivain en mouvement, sa raison d’agir, son mobile : la recherche d’une voix, que ce soit de la voix de son père, homme de silence, ou que ce soit la sienne propre, la voix de celle qui « a entendu parler d’elle » (par sa mère, par les autres, désormais par les journalistes), qui a écouté et qui s’est toujours tue. C’est également le sujet central des écrits de Leïla Sebbar, quelle que soit leur forme ; dans son œuvre, la voix difficile s’articule étroitement avec le silence dont l’effet est double : il est essentiel au jaillissement de la voix, tout autant qu’il la menace. Pensés en terme d’exil, silence et voix sont une thématique ancrée conjointement dans le temps et l’espace comme en témoignent les champs lexicaux utilisés dans le propos liminaire : « terre », « histoire »3. Mais c’est aussi un motif au sens musical du terme : un passage remarquable par son dessin mélodique et rythmique ; afin d’exprimer cette perception particulière du silence et de faire jaillir cette voix, l’écriture de Leïla Sebbar met en œuvre des moyens matériels, linguistiques et techniques particuliers, notamment dans Le Silence des Rives4 qui fait une grande part aux formes de discours rapporté, phénomène généralement considéré comme une marge dans le récit. « Le Silence des rives / Roman » : le titre et son sous-titre forment explicitement un seuil à deux faces ; l’une tournée vers la réalité extérieure, et l’autre vers l’univers de fiction qui commence ici à se délimiter, devant le lecteur. Lors de ce passage entre le non-texte et le texte, entre le silence et la parole écrite, ce qui semble proposé au lecteur est un roman silencieux, ou un roman sur le silence. Mais, le statut du texte est ambigu et incertain : la structure d’ensemble du récit gigogne interrompu par des pages presque blanches, qui figurent la marche vers le silence tout en permettant l’expression d’une voix forte, n’est pas celle d’un roman linéaire. De plus, le récit, brouillé par une multitude de voix, est en proie à l’expansion du noyau narratif initial nourri par d’autres noyaux narratifs en expansion. Toute la tension du Silence des Rives réside alors dans cette difficulté qui peut sembler un lieu commun : comment rendre le sonore par le visuel ? Bien plus, comment faire naître la voix, par nature temporelle et soumise aux aléas de l’interprétation, par l’écriture, état unique et définitif, spatial et statique ?

3Dans le cadre de la problématique des effets du silence dans le processus de la création, nous interrogerons donc tout particulièrement cette dernière acception du terme « motif ». Pour cela, face à la nature de l’expérimentation romanesque de Leïla Sebbar, nous serons parfois amenée, afin d’en rendre compte et d’en analyser les effets sur le lecteur, à utiliser des termes musicaux lorsqu’il n’existe pas de vocabulaire approprié en critique littéraire ; nous userons de cette métaphore avec la prudence de celui qui n’est pas musicologue5 afin d’interroger la facture de ce roman. En effet, Le Silence des rives est, paradoxalement, volubile parce qu’il est extrêmement bavard alors qu’il traite de l’impossible communication. Volubile également en cela qu’il renoue avec son sens étymologique : est volubile une plante qui a une facilité à tourner, à s’élever en s’enroulant autour d’un support. Ce tournoiement est le même que celui de la structure romanesque du Silence des rives6 car il passe d’une histoire à l’autre avec abondance et rapidité, telle une « œuvre concentrique qui progresse en se nourrissant de sa propre substance et en modulant ses variations autour d’un noyau inchangé »7.

Aucune voie de communication entre les rives

4Nous ne traiterons pas, nous l’avons annoncé, du silence comme thématique du roman, même si, dès le titre, il est manifeste que c’est le sujet central de ce roman. Nous nous contenterons donc de lister rapidement les silences dont il est question. Ainsi pourrait se résumer le roman : quelque part dans le sud de la France, un homme immigré, seul et enfermé dans le silence, remonte le cours d’un fleuve comme on remonte le cours de sa vie, dans l’imminence de la mort. Rien ne nous en est dit : il est exempt de nom, de description physique comme psychologique. Exilé, il n’a plus de lien communicationnel avec l’Algérie : « Mais il y a la mer entre les deux rives, l’eau n’est pas un obstacle ? » (S.R., p. 46). En France, il n’a personne à qui parler ; la pluralité linguistique est, en fait, une entrave à la communication et à l’échange : il ne peut pas parler sa langue avec les siens puisqu’il est exilé, il ne peut pas parler librement et efficacement l’autre langue puisqu’elle n’est pas sienne8. Le silence se fait également entre des rives métaphoriques, le silence entre hommes et femmes :

Dans cette salle de café, les femmes parlent trop fort, et les hommes, pas seulement les étrangers, entendent ce qu’elles se disent et que les hommes ne doivent pas savoir, ils ne veulent pas, eux, mais les hommes d’ici, même s’ils n’écoutent pas les femmes, ils les laissent parler devant les autres qu’elles ne connaissent pas. (S.R., p. 82)

5D’un point de vue général, hommes et femmes ne s’écoutent pas mais il en est de même dans l’intimité : « il n’en parle pas avec sa femme, elle ne lui demande rien, même lorsqu’il ne rentre pas pendant deux ou trois jours, elle ne dit rien. Ils ne se parlent pas ou si peu. ». (S.R., p. 95). Ce qu’il ressent, ce qu’il veut dire, « il ne le dit pas » (S.R., p. 118) car, en effet, « Qu’aurait-il dit ? Qui l’aurait écouté ? » (S.R., p. 119). « Il n’a pas pu lui parler » (S.R., p. 141). Ce refus systématique n’est pas un fait unique dans le roman. En effet, les prises de parole des femmes (pour répondre aux hommes) sont, à l’échelle de la phrase, presque toujours marquées par la modalité négative :

Mais lui, sa femme a dit non. Elle a refusé de traverser la mer pour vivre dans la grande maison […] Elle a dit non, chaque fois qu’il a parlé du village, de sa mère […] Et puis, elle n’a plus dit non parce qu’il n’était plus là pour l’entendre. (S.R., p. 111).

6Les personnages se tiennent donc constamment en retrait : l’information présupposée est mise en marge du discours et devient secret, la parole, trop douloureuse, s’anéantit dans le silence.

Interférences : locuteurs isolés, voix fusionnées

7Et pourtant, le tableau du café en témoigne, on parle dans ce roman. Le bruissement des voix entremêlées dont on ne capte pas le message est propice à la remémoration, entrée dans une pensée qui se fait voix et surgissement des voix du passé. L’un des hommes présents au café se rappelle, par exemple, l’annonce de la mort de son fils et la discussion conflictuelle avec son épouse. L’homme souffre dans son intériorité : « il se répète – pourquoi mon fils » (S.R., p. 91) ; cette phrase est répétée à cinq reprises, sans point d’interrogation. Lorsqu’il décide d’apporter la nouvelle à sa femme : « Il parle à sa femme, elle dit – Je ne veux pas… Je ne veux pas… Je sais ce qu’ils vont lui faire… C’est mon fils… Il est à moi. » (S.R., p. 93). L’échec de la discussion est figuré par les deux types de discours rapportés, direct (pour la femme) et indirect (pour l’homme), et par l’absence de ponctuation marquant normalement un dialogue : pas de guillemets ni de tiret qui auraient indiqué une prise de parole, pas de retrait ni de retour à la ligne ; le dialogue est nié jusque dans ses caractéristiques typographiques dans l’ensemble du roman. Car, pour figurer cette impossible communication, Leïla Sebbar met en scène des interactions langagières entre les personnages qui souffrent d’un « irrépressible besoin de communiquer : pulsion dialogale »9. En effet, le désir de parler, de dire, de faire entendre la voix se double de celui de questionner, de connaître. La voix s’élève pour la question, la question entraîne la réponse d’une autre voix, le dialogue naît :

Je ne dirai pas mon nom, ils n’auront rien de moi, tu ne seras pas avertie… Alors qu’est-ce que tu veux me proposer pour ma mort, toi ma femme qui n’as pas su me donner un peu de ta vie ici… Dis-moi – Dans le caveau de mon père, il y a encore deux places, une pour moi, une pour toi, si tu veux – Il éclate de rire à nouveau. Pourquoi tu ris comme ça ? – Tu me le demandes ? Toi et moi, unis dans la mort, après toutes ces années chacun avec son malheur, incapables d’en bouger, accrochés l’un à l’autre, pour quelle vie ? Soumis à un destin désastreux, séparés et soudés, tu veux que dans ma mort… (S.R., p. 120)

8Cet exemple illustre l’importance accordée à l’oralité et surtout à la « verbalité », au sens où l’entend Sylvie Durrer10, dans ce roman. Ici, Leïla Sebbar dépasse la dissociation du verbal et du vocal (qui se donnent et se perçoivent simultanément dans une conversation authentique) propre à la littérature, opération paradoxale qui cherche à donner de l’oral un reflet fidèle mais qui ne peut éviter de le figer et de le transformer en un objet matériel que le lecteur peut arpenter à souhait, alors que l’échange est par définition fugitif. Évitant l’« artefact »11 et la cristallisation du discours, Leïla Sebbar parvient à rendre compte de la dimension vocale en ne disposant pas le dialogue selon les conventions typographiques habituellement admises : la fusion des répliques des deux intervenants rend le rythme et l’enchaînement du dialogue. Le Silence des rives est donc une sorte de tentative de transcription par laquelle on cherche à conserver à l’écrit le maximum des traits de l’oral. Le dialogue est ici réellement di-alogue puisque les personnages sont en parfait désaccord : « à la nostalgie de fusion s’oppose l’ivresse de l’altérité »12. Les voix sont donc, dans ce roman, conjointement en voie de différenciation et de fusion.

9De même, il existe différentes voix dues à différents degrés de conscience du personnage qui revient sur ses propos comme le montre cette interruption soudaine : « Non… ce que je dis là est faux » (S.R., p. 120). Leïla Sebbar institue ainsi un parallélisme, sinon une correspondance, entre le temps mythique et non historique de la création et le processus au cours duquel chaque individu passe, dans son expérience du langage, de l’un au multiple. Il faut faire surgir la voix intérieure qui demeure occulte, par une sorte de retournement de la matière romanesque qui ferait que l’intérieur – l’occulte – se trouve révélé au grand jour, à l’extérieur, en toute lumière. L’élément important est alors le timbre (forme littéraire due aux harmoniques) qui permet qu’une voix soit exprimée en même temps que plusieurs voix accessoires. Aussi la construction thématique du roman s’organise-t-elle comme autant de variations autour d’un nombre limité d’éléments : le roman est une vaste entreprise de surgissement, une architecture vide qui ne tient debout que par la mélodie de sa forme ; la liberté de la romancière « ne réside que dans l’infinie complexité des combinaisons possibles »13.

Polyphonie énonciative et forme parlante de récit

10Il y a alors dans le roman, une palette quasiment infinie de gradations de discours qui permettent le jeu de la polyphonie et du dialogisme, sans démarcation bien nette entre la voix du narrateur et celle(s) des personnages. Parfois, la voix du narrateur se fait directement entendre. Mais, le très fréquent emploi de la métalepse14, qui révèle l’instabilité fondamentale de la voix du narrateur et ses intrusions, met en évidence l’importance de la frontière qu’elle transgresse, « frontière mouvante mais sacrée entre deux mondes : celui où l’on raconte, celui que l’on raconte »15, entre le discours citant et le discours cité, entre ce qui est dit et ce qui est pensé. Le phénomène de narration dans le récit n’est parfois apparemment pris en charge ni par le narrateur au statut ambigu ni par les personnages, grâce à un recours à l’indéfini qui émaille le roman : « on raconte que » (S.R., p. 23), « on dit que […] et c’est faux » (S.R., p. 24), « on dit que » (S.R., p. 105), « on se demande » (S.R., p. 45). Il s’agit d’une sorte de prise de parole en marge des personnages comme de l’instance narratoriale, en marge du récit comme du discours. Bien que le narrateur soit finalement réduit à une fonction négligeable (uniquement mettre le point final) tant les voix surgissent, la polyphonie prend des allures de grand orchestre. Ce qui donne un aspect d’énigme à la voix qui parle dans le roman est en partie le glissement d’une voix à une autre, d’un personnage à un autre permise par le jeu avec la ponctuation normée : l’éviction de la ponctuation forte génère une continuité ininterrompue du flux verbal. Dans le passage suivant, on passe ainsi du style direct au style indirect puis au style indirect libre et enfin au récit :

Pourtant, aller au fil de l’eau, sous les fenêtres de la maison éclairée où chante une si jeune fille, ou bien il faudrait vivre ici, l’entendre, elle seule, qu’elle reste à demeure […] pour qu’elle chante jusqu’à sa mort, qu’elle ne s’arrête pas aussitôt, qu’il l’entende encore avant que le corps soit tout à fait froid et raide. Après… Qu’importe. Les hommes l’écoutent médusés. (S.R., p. 132)

11Ce phénomène d’expression multiple s’appuie sur une « focalisation variable »16 qui permet, par exemple, de passer d’un point de vue masculin à un point de vue féminin en créant des effets de polyphonie ; les changements de points de vue s’accompagnent de changements imperceptibles et fusionnés de « voix »17 pas toujours identifiables.

Tour de Babel, labyrinthe et fil d’Ariane

12Le rapport entre voix du narrateur, voix fusionnées des différents personnages et voix plurielles du personnage est donc intégré dans un double mouvement de polyphonie verticale et de polyphonie horizontale : écriture du texte multiple, à plusieurs entrées. Cette matérialisation de l’invisible, de l’inaudible, d’une voix, en échos multiples débouche sur la promotion de plusieurs voix, détails proliférants comme parties du tout, comme détails importants. Le détail implique le recours systématique à une problématique de la similitude, de la différence et de l’ambiguïté, comme s’il s’agissait de surmonter l’éclatement issu de l’épisode de Babel en restaurant l’un à l’intérieur du multiple sans nier la pluralité linguistique. Dans Le Silence des rives, le dialogue se dissout dans le récit englobant :

[…] les femmes se sont réveillées, la belle-mère la première. Elles écoutent, debout autour de la fontaine où gît la femme qui pleure - c’est mon fils – disent les mères – c’est mon mari… c’est mon frère… c’est mon père…(S.R., p. 51).

13L’éclatement de la tour de Babel explique que le roman semble au premier abord morcelé : il ne suit pas un cheminement linéaire, n’a pas de schémas narratif ni actanciel mais se sépare en trois parties entre lesquelles s’intercalent trois pages quasi blanches où s’exprime un « je ». Ce qu’on entend est brouillé par le bourdonnement et la multiplicité des voix : le labyrinthe des discours et des voix autour du personnage s’exprimant dans les pages qui introduisent les trois parties du roman.Ce roman se compose donc de segments autonomes, sortes de tableaux mêlant indistinctement récit et discours. Le Silence des rives s’inscrit ainsi dans une durée dilatée et labyrinthique réunissant des époques relativement lointaines et éloignées auxquelles il est fait référence par des retours en arrière impromptus grâce à l’irruption répétée des pensées des personnages. Car, la répétition est un thème récurrent du roman: « sa mère répète » (S.R., p. 11), « sa mère lui a raconté, si souvent » (S.R., p. 13), « chaque jour de lessive, pourquoi ce jour-là ? il entendait les imprécations de sa mère » (S.R., p. 26), « les filles répétaient ces gestes secrets » (S.R., p. 85), « il avait déjà entendu prononcer ces mots » (S.R., p. 87), par exemple. De même, de nombreuses phrases reviennent comme une litanie tel que l’emblématique retour de la question « Qui me dira » et l’émotion profonde, la vérité sans âge dont témoignent les lignes qui ouvrent chacune des trois séquences du roman. Ces segments n’ont de réalité que dans le mouvement narratif, c’est-à-dire dans le contact avec ce qui les suit ou les précède : la juxtaposition du temps de chaque segment avec le temps des autres segments. Quand le temps de certains mots revient quelques pages après leur énonciation, nous comprenons que ces mots ne sont pas séparés par le temps mais qu’ils sont instantanés, uniquement instantanés ; il ne s’est rien passé entre les deux. Ou plutôt : tout ce qui s’est passé et tout ce qui est dit, s’est passé et est dit, dans la simultanéité ; c’est-à-dire, dans l’éternel présent du mythe et de la musique, du chant, si l’on accepte l’hypothèse de Lévi-Strauss d’après laquelle musique et roman seraient l’héritage du mythe18. En souhaitant que les temps soient des temps simultanés, la romancière a entrepris, dans le roman, d’accumuler et de juxtaposer, rétroactivement, les instants et la parole contigus que le lecteur découvre. Le roman est alors un espace de voyage, une traversée de la répétition, un continuel devenir qui reproduit inlassablement les mêmes événements, les mêmes actions humaines, les mêmes angoisses, dans un processus cyclique de reproduction et de destruction. Cette conception trouve sa représentation symbolique dans la structure narrative répétitiveetcirculaire : les voix sont les éléments fusionnés à partir desquels se font l’explosion de la matière romanesque, son expansion et sa gravitation en spirale. Il existe bien un fil romanesque, véritable fil d’Ariane guidant le lecteur, qui est comme enroulé ; l’œuvre finit par se nourrir d’elle-même. Il s’agit ici d’une écriture qui ne se referme pas sur soi, qui n’est ni un accomplissement ni une contemplation, mais qui est mouvement, action. En effet, le fil d’Ariane qu’est l’écoute19 guide l’errance dans le labyrinthe20 qu’est le roman, épopée musicale. L’omniprésence, en partie topique, de la symétrie et de séquences parallèles entraîne, à l’intérieur du roman, l’apparition d’un chant de célébration, clé du rythme lyrique.

Flux musical

14Le chant est une thématique récurrente du Silence des rives : l’homme se rend fréquemment au « café chantant »21, où il écoute une « musique aigre » (S.R., p. 125) puis finit par entendre une voix : « une femme chante, il ne l’a pas regardée, la femme est une jeune fille. Loin du sofa, elle chante, dans la langue de sa mère, une complainte d’amour et de mort. Il la voit mal » (S.R., p. 131). L’homme apprécie ce chant : « Elle chante encore, qu’elle chante jusqu’au lever du soleil, et qu’elle quitte aussitôt le cabaret, qu’il n’ait pas le temps de lui dire qui il est […] Elle chante à nouveau » (S.R., p. 133). Dans Le Silence des rives, les femmes font office de médiatrices, de mémorialistes, de chroniqueuses, de récitantes, de chanteuses et de musiciennes22. La parole féminine et le chant sont non différenciés : « qu’elle récite les poèmes appris dans les livres, et les versets les plus beaux, qu’elle les dise comme si elle chantait » (S.R., p. 11-12). Le chant résout le problème du plurilinguisme dans le cadre d’une harmonie eschatologique. L’homme souhaite alors ne plus cesser d’entendre le chant :

Et comment vivre sans la voix de la grande maison, car il entend une voix de l’enfance, des collines et de la mer. Revenir avec la voix, et qu’elle l’accompagne, même si une femme ne doit pas suivre le cortège funèbre ni pénétrer dans le cimetière, en même temps que les hommes et ceux qui récitent les prières, qu’elle ne le quitte pas, la voix tendre et claire, que celle qui chante ne couvre pas ses cheveux. (S.R., p. 134)

15Il faut que la jeune femme retire le voile qui couvre ses cheveux comme le voile qui couvre sa voix car « ses cheveux sont dorés comme sa voix » (S.R., p. 133). C’est le chant doré, presque sacré, qui doit jaillir, se faire entendre, et malgré les obstacles, accompagner l’homme dans la tombe :

Qu’il entende dans la tombe, qu’il voie pour la dernière fois, sur la terre, avant d’être enfoui au plus profond, une femme, une jeune fille qui chante, le visage mouillé par l’embrun dans le cimetière marin, où elle se tient contre le mur du sanctuaire à la coupole blanche, là où sa mère réclame depuis de si nombreuses années d’être enterrée après que sa petite fille, purifiée, l’aura veillée et parfumée, enfermée dans le linceul qu’elle aura seule le droit de toucher, et qu’elle la garde contre les sœurs puisque le fils, celui qui marche le long du fleuve, n’a pas tenu sa promesse. La jeune fille qui chante a-t-elle obéi à la vieille femme, trois jours et trois nuits seule avec elle […] Peut-être, à son chant, la fontaine a-t-elle coulé pendant trois jours et trois nuits ? (S.R., p. 135)

16Dans le roman, il faut chercher, nous l’avons énoncé, l’expression graphique et vocale de la totalité, de la simultanéité. L’idée d’itinéraire conjointe au roman, fait ainsi évoluer les personnages et le lecteur de causes à effets vers une fin: derrière les événements il faut découvrir l’ordre qui préexiste. Cette fin est le « retour » des hommes à la « grande maison » « attirés par la voix et le chant jeune, éclatant, le chant des Ancêtres » :

Il sera présent ce soir-là et les suivants avec les femmes et les enfants de la grande maison, les hommes seront de retour, attirés eux aussi par la voix et le chant jeune, éclatant, le chant des Ancêtres du village et des terres de l’autre côté du rivage, chacun pensera qu’à cet instant même, la mort peut les prendre, et les sœurs, debout contre les cyprès du sanctuaire romain, écouteront la jeune fille qui chante, les enfants ne s’enfuiront pas, les femmes ne cacheront pas leur visage, les hommes se tairont, ils caresseront les cheveux des petits contre leurs jambes, sa mère elle-même ne sera plus hostile aux trois sœurs. (S.R., p. 138)

17Ce retour est celui de la réconciliation générale et de l’apaisement, de la totalité retrouvée. La langue tient alors lieu de terre à qui la choisit : elle est garante d’universalité et non prétexte d’exclusion. Le texte dans son ensemble est ainsi pourvoyeur d’identité. Ainsi, pour que le roman soit l’œuvre complète tant postulée, une expression de l’art total, un opéra, il lui faut passer de la récitation musicale au chant. C’est-à-dire qu’il lui faut retrouver la grande absente : la voix sous le texte, la voix sous le rythme.

18La musique est travaillée dans le roman par la recherche de l’éclat métaphorique ou par le désir de mimer par l’écriture la dynamique du flux musical : tout y est rituel et incantation. L’expression vocale est décrite, dans le roman, lors des rituels pour lesquels sont décrits les cadres participatifs : l’expression vocale devient véritablement représentation dramaturgique. Canal vocal et canal gestuel se conjuguent : paroles, gestes et regards accompagnateurs sont minutieusement décrits ainsi que l’attention rituelle qui les accompagne. Au moment de la mort de l’un des personnages, l’une des sœurs accomplit le rituel : « elle a pris sa main et a récité la prière des morts à son oreille, en se balançant comme une vieille femme folle » (S.R., p. 92). Les rituels alliant parole et gestes en un chant presque sacré sont écoutés avec attention et respect : « attentif à la voix, il ne la regarde pas » (S.R., p. 132).

19La romancière, affranchissant le roman des cadres des genres traditionnellement établis, utilise toutefois des cadres et des châssis : les lettres, les mots peuvent trouver leur emploi dans les clôtures diverses que s’est forgé le chant (thème, phrase musicale, variations, rythme, contrepoint, harmonie) et dans les bordures dans lesquelles elles se déploient (prières, incantations, murmures, chant véritable). Les mots, les phrases, le roman se ferment et s’ouvrent suivant le rythme du chant. Ainsi, une phrase simple est susceptible d’être « développée, répétée, prolongée, harmonisée, transposée sur une ou plusieurs voix de registres différents, jusqu’à obtenir une construction lettrique monumentale »23. Gigantesque jeu d’échos polyphoniques, le roman crée l’unité et l’harmonie. Suivant les lignes, toutes les voix convergent vers quelque chose d’inaccessible, extérieur au livre mais reflété dans la profondeur de chaque mot24. C’est-à-dire que les voix s’organisent comme sur une portée musicale25, suivant une mélodie. Écrire Le Silence des Rives, c’est couler des mots à l’intérieur de cette grande catégorie du continu qu’est le récit. Le récit est alors fluence26 de parole au service d’un homme ou d’une voix qui va son chemin vers son dénouement ou sa conclusion : le chant. Le temps du roman, en apparence problématique, est simplement celui de la récitation. Le roman Le silence des rives est alors un chant, le simple retour au monolinguisme originel : restauration de l’harmonie linguistique conçue comme restitution à l’homme de la langue même de Dieu, du père, par l’intermédiaire de la mère, du chant : « une voix lui parvient. Jeune et claire, dorée comme la lumière du soleil sur le fleuve », « la voix de la grande maison et du cimetière marin » (S.R., p. 144). Cette langue du chant n’est pas seulement une, elle est aussi parfaite ; l’unicité étant composante de sa perfection.

Métaphore et mise en abyme du roman

20Il est intéressant de constater l’analogie entre la structure apparente du roman et la création poétique de l’homme :

L’homme sur le sofa écrit, les autres lui tournent le dos. Le soleil va se lever, il se dépêche. Il écrit aussi longtemps que chante la jeune fille. Les feuilles à la main, il se lève […] Il déchire les poèmes en petits carrés réguliers qu’il jette dans le trou, jusqu’au dernier, soigneusement. (S.R., p. 135)

21En effet, la similitude est frappante entre les poèmes volontairement réduits à des fragments épars et le roman apparemment éclaté. Les morceaux déchirés, avec leur histoire chaotique, la pression qu’ils subissent, figurent les différents noyaux du récit dont ils sont un miroir d’identité. Fragment amorphe, pétrifié comme le poème, le roman offre à l’interprétation sa propre ambivalence incontournable : la multiplicité des formes et l’éclat sont-ils un obstacle à l’expression ? Le lien entre la poésie et la crise du langage, le lien entre la poésie orale prononcée et la poésie écrite puis déchirée, le lien entre la poésie éclatée et le roman sont clairement évoqués dans le roman même. L’homme décide de jeter ses poèmes déchirés à la mer ; ils retrouvent ainsi le silence paradoxal de la mer :

Dans la poche intérieure de sa veste, il prend le paquet de feuilles écrites, des lettres fines et régulières serrées sur chacune des pages, sans marge, pas un blanc sur le côté, en haut ni en bas, lisibles par lui seul. Qui ferait l’effort de déchiffrer un telle écriture, des pages si pleines, le texte d’un homme inconnu, qui écrit des poèmes et des histoires que personne ne lira parce qu’il garde le secret de ses nuits inspirées ? Il mouille l’index de sa main droite, tire les feuilles, une à une, rassemble les chiffres impairs, range les pairs dans sa poche, et déchire avec soin en morceaux légers comme des confettis, les pages qu’il a gardées. Qui pourrait reconstituer le mot le plus petit ? il tient les pages en miettes dans ses mains, s’avance à la croisée des eaux qui tourbillonnent, et les jette, avec les gestes amples et solennels des Anciens qui ont dû jeter les cendres d’êtres chers, sur les rivages de la mer fermée par des terres qui se sont fait si longtemps la guerre, et ce n’est pas fini, mais la guerre c’est aussi la rencontre, le tourbillon des eaux où les papiers disparaissent, c’est l’échange turbulent du fleuve avec la mer. (S.R., pp. 116-117)

22La question qui se pose alors pour les poèmes de l’homme comme pour le roman dont les pages sont numérotées comme les poèmes est de savoir si « ces corps seraient le prix des croisements impossibles ? Des poèmes jamais lus par d’autres yeux, d’autres voix ? Qui saura s’ils sont beaux ? L’éternité des bouts de papier réduits à des grains de cendre par les eaux mêlées » (S.R., p. 117). En effet, « qui prendra la peine de ramasser de si minuscules papiers, pour reconstruire les poèmes jetés à la mer ? » (S.R., p. 124). C’est là que résident la limite et la fonction du langage poétique, constitué par la montée, en forme de spirale, d’unités inférieures minimales vers des unités supérieures qui complètent l’unité antérieure. L’unité de la fonction poétique, mythique et romanesque, est merveilleusement illustrée dans le roman par cette rencontre avec la naissance du chant, avec le surgissement de la voix, avec le silence qui crée la poésie dans le but de rendre la vie, de lutter contre la mort. Cependant la fraternité du discours poétique du roman avec ses procédés linguistiques et mythiques ne serait pas complète sans l’unité fondamentale de ces derniers avec une autre réalité, celle de la poésie dans son intention de rompre la succession linéaire, la simple causalité, en situant l’auditeur au centre d’un réseau inépuisable de rapports sonores et d’échos. Le lecteur-auditeur apparaît alors comme le constructeur d’un nouveau monde multidirectionnel d’éléments sonores libérés, où toutes les perspectives sont également valables. La mise en place du silence romanesque, d’une structure lacunaire oblige le lecteur à recomposer l’unité des fragments. De cette hypothétique recomposition par un hypothétique lecteur naît une nouvelle question : « ses poèmes en morceaux dans les eaux croisées parviendront-ils intacts sur la rive opposée ? » (S.R., p. 124). Cette rive opposée, celle du lecteur, se situe de l’autre côté de la langue, une sorte d’outre-langue dont l’existence n’est pas assurée : la tâche nécessite un haut degré d’interprétation dû à l’enchevêtrement de l’infinie tentation des variétés sonores et de l’immense silence des rives, de l’océan. Les poèmes déchirés de l’homme voguent jusqu’à « la croisée des eaux », jusqu’au « tourbillon des eaux », jusqu'à « l’échange turbulent du fleuve et de la mer » (S.R., pp. 116-117). Ces « eaux croisées » (S.R., p. 124) figurent le métissage des langues et des voix présentes dans le roman, la rencontre entre nos éléments fondateurs (l’épopée, le mythe et l’utopie) et les manifestations modernes du roman. Ils y parviennent par un entrecroisement constant du mouvement et de ses fonctions : donner un nom et une voix ; se rappeler et désirer27. Par l’écriture, les contraires se rencontrent donc et s’annulent sans hiérarchie unitaire : le réel y prolifère en ses détails, la voix en ses silences, dissonances exubérantes, sans que la forme même puisse le contenir ni le dominer. Dans le poème et le roman, la bigarrure plastique et linguistique nous est proposée comme métaphore unitaire. La diversité se confond avec l’unité, elle la contient et la détermine : on obtient « une parfaite synthèse de l’expression plastique et musicale »28 du silence. Voyageant à rebours, vers les rythmes de la Genèse, les personnages s’arrêtent au bord du fleuve, au bord de l’intemporalité et c’est là qu’ils trouvent l’utopie : un temps où tous les temps coexistent, où toutes les voix coexistent dans un souffle et un roman poétique. Ainsi, les fonctionnements du roman et la poésie semblent proches ; ils nécessitent, du moins, tous deux l’errance, le voyage, la pérégrination au sein de l’espace du roman. On avance alors par accélération-décélération. L’écriture dort, repart, s’arrête à nouveau, toujours par des mouvements saccadés et discontinus. Et, le moyen de réactiver le roman semble être le recours à l’harmonie, lieu de poésie : dans la forme primitive, sans voix, qu’est le roman, Le Silence des rives, ce n’est pas l’harmonie qui utilise le langage mais le langage qui devient harmonie.

23C’est de la tension entre le texte et l’absence que naît la « voix qui parle ». Il suffit donc d’entendre la voix musicale qui parle pour comprendre, entendre, l’écriture de Leïla Sebbar, si complexe soit-elle. C’est que le roman réclame une présence ; il n’est pas simplement une relation écrite : il ne s’agit plus de trouver une voix presque inutile qui dise des choses mais d’une voix essentielle qui parle. La nécessaire présence et la recherche de « la voix qui parle » sont justifiées par Roland Barthes29 qui appelle la « voix qui parle » la « voix de l’autre ». En effet, nous nous sommes jusqu’ici demandé de qui vient le mot, de qui vient le chant, de qui vient la voix dans le roman ; cette question est indispensable. Mais il est également indispensable de savoir à qui ils s’adressent : à qui s’adresse la voix qui parle et qui est la voix qui parle. « Parler » vient, rappelons-le, du latin ecclésiastique parabolare, dérivé de parabola, « comparaison ». Le roman s’adresse ainsi à celui qui peut, celui qui a le pouvoir de comparer, de parler : l’autre, le lecteur. Territoire occupé par qui parle et qui écoute, par qui écrit et qui lit, le mot, la voix, le roman sont toujours partage. Il s’agit d’une entreprise dynamique et perpétuellement inachevée, qui consiste à créer le monde en créant l’Histoire, la société, la littérature. Dans cette dynamique, seule la voix de l’autre peut octroyer la voix romanesque. Et c’est cette relation à la voix de l’autre, sa façon de l’entendre, qui font comprendre que la voix n’est pas encore, que la voix est en train d’être. Il en est de même pour le roman. Le lecteur, proche de l’archilecteur de Riffaterre, est également un déchiffreur d’énigme, un voyageur infatigable pris dans le labyrinthe textuel, prêt à accomplir son office de collaborateur lorsqu’il lui sera demandé de participer activement à l’élaboration du roman. Michel Butor affirme ainsi que l’auteur a un besoin absolu du lecteur pour que l’œuvre s’agrandisse et se densifie par sa contribution : « il nécessite infiniment le complément d’un autrui et même d’un autrui inconnu. […] Pour que ma voix puisse durer, il lui est absolument nécessaire d’être soutenue par son propre écho »30. Rompant avec l’idée que le roman ou le personnage de roman sont des miroirs, c’est le lecteur qui devient un miroir, une chambre d’écho. Le roman devient alors pléthorique, non au sens de surabondant et de surchargé mais au sens étymologique du terme : pléthôré, plénitude. Car ce n’est pas le roman qui crée une voix, c’est la voix, préexistante, qui est prétexte à l’écriture d’un roman dont la forme est nouvelle et essentielle.

24Donc dans Le Silence des Rives, les personnages de Leïla Sebbar cherchent à conjurer l’exil comme le silence en même temps qu’ils les chérissent. L’exil et silence sont également le point de départ, l’objet de la quête et l’hypothétique point d’arrivée de la romancière. Aussi, nous sommes- nous proposé, dans notre étude, de suivre l’itinéraire que nous présente Le Silence des rives pour une lecture en quelque sorte mimétique à son objet : une lecture construite comme un itinéraire, un voyage. Tout d’abord, l’absence de voix se caractérise par la cruelle séparation de la langue des femmes et de la langue des hommes, l’exil dans le mutisme qui en résulte, ainsi que la mise en péril de la vie, de la santé, du langage et du roman qui en sont la conséquence. La salvation semble venir, ensuite, de la parole féminine qui est simultanément temps, lieu et langue mythiques : cette apparition de la voix féminine permet la libération des voix. Enfin, le passage d’une certaine polyphonie au jaillissement d’une voix, de la voix retrouvée, de la véritable voix sous le texte qui retourne vers le silence, montre la nécessité de se taire et la plénitude du silence. En outre, la construction thématique du roman s’organise comme autant de variations autour d’un nombre limité d’éléments : le roman est une vaste entreprise de surgissement. L’élément important est alors le timbre (forme littéraire due aux harmoniques) qui permet qu’une voix soit exprimée en même temps que plusieurs voix accessoires. Récit protéiforme, Le Silence des rives est alors le lieu d’un voyage, de la découverte d’un espace et d’un temps précédant l’origine (la voix et le silence sous le texte), le retour au rythme de la terre. C’est la fusion des arts, des genres (chronique, roman), des langages, des tons, du récit et du discours, des temps très éloignés, qui, secondée par la singulière autonomie des diverses voix, fait de ce roman inclassable une sorte de gigantesque polyphonie où les échos se transmettent. L’architecture du récit masque donc sous la profusion de lignes le squelette fortement charpenté du roman. Il s’en drape comme d’un voile et laisse peu à peu deviner ce qu’il recèle. Les fils sont à renouer par delà plusieurs pages. Ce roman n’est jamais clos, ses histoires n’ont pas de fin. Seul l’espace du livre limite l’écriture du roman.

Notes de bas de page numériques

1  Roland Barthes, Essais Critiques , « Préface », Seuil, « Tel Quel », 1964, p. 9-13.

2  Leïla Sebbar et Nancy Huston, Lettres parisiennes, Autopsie de l’exil, Barrault, 1986, Lettre XXIII, p. 150.

3  Pour ce qui est de l’étude du silence comme thématique liée à l’exil dans ce roman, voir l’article de Marie-Françoise Chitour, « Ecrire sur du silence, du vide et de l’absence. L’émigration dans Le Silence des Rives de Leïla Sebbar », Die Kinder der Immigration, dir. RUHE Ernst Peter, Königshausen & Neumann, 1999, pp. 187-204.

4  Les numéros de pages indiqués sont celles de l’édition Stock, 1993.

5  « En ces belles discussions, qui occupent noblement le temps du repos, on pourra prendre comme un avertissement l’idée qui circule en tous ces chapitres, à savoir que les arts, dans leur perfection, se distinguent et même s’opposent, par ces analogies profondes qui rendent toute comparaison impossible. », Alain, Système des Beaux-arts [1926], Gallimard, 1999, p. 127.

6  Les références au Silence des rives sont celles de l’édition Stock, 1993.

7  Alain Schaffner, Le Goût de l’absolu, Honoré Champion, 1999, p. 320, à propos de Belle du Seigneur d’Albert Cohen.

8  Phénomène autrement explicité par Nancy Huston : « C’était le seul aspect pénible du séjour, cette sensation de flottement entre l’anglais et le français, sans véritable ancrage dans l’un ou l’autre – de sorte que, au bout de dix années de vie à l’étranger, loin d’être devenue « parfaitement bilingue », je me sens doublement mi-lingue, ce qui n’est pas très loin d’analphabète… », Lettres parisiennes, Autopsie de l’exil, Barrault, 1986, lettre XII, Nancy à Leïla, p. 74.

9  Selon une expression que nous empruntons à Claude Hagège dans Le Souffle de la langue, Odile Jacob, « Opus », 1992, p. 41.

10  « Tout énoncé oral comporte une dimension vocale et une dimension verbale. La verbalité renvoie exclusivement à la dimension textuelle des énoncés. La vocalité regroupe tout ce qui relève de la dimension phonique (prononciation, accent, etc) et prosodique (intonation, ton, pauses, etc.). La vocalité joue un rôle très important dans la construction de la signification et elle est souvent évoquée dans les dialogues », Sylvie Durrer, Le Dialogue dans le roman, Nathan Université, coll. 128, 1999, p. 13.

11  Sylvie Durrer, Le Dialogue dans le roman, Nathan Université, coll. 128, 1999, p. 25.

12  Sylvie Durrer, Le Dialogue dans le roman, Nathan Université, coll. 128, 1999, p. 25.

13  Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Minuit, 1985, p. 220.

14  « Variété de métonymie avec manipulation sur le jeu avant-après, antécédent-conséquent, préalable-résultat », Gérard Molinié, Discours de rhétorique, p. 212. Terme également employé par Gérard Genette.

15  Gérard Genette, Figures III, Seuil, 1972, p. 245.

16  Gérard Genette, Figures III, Seuil, 1972, p. 207.

17  Au sens où l’entend Mikhaïl Bakhtine qui fait du roman « un dialogue de langages », Esthétique et théorie du roman, Gallimard, 1978, p. 212.

18  « En devenant moderne avec Frescobaldi puis Bach, la musique a recueilli sa forme, tandis que le roman, né à peu près en même temps, s’emparait des résidus déformalisés du mythe, et, désormais émancipé des servitudes de la symétrie, trouvait le moyen de se produire comme récit libre. On comprendrait mieux ainsi les caractères complémentaires de la musique et de la littérature romanesque depuis le XVIIème ou le XVIIIème siècle jusqu’à nos jours : l’une faite de constructions formelles toujours en mal de sens, l’autre faite d’un sens tendant vers la pluralité, mais se désagrégeant lui-même par le dedans à mesure qu’il prolifère au dehors, en raison du manque de plus en plus évident d’une charpente interne à quoi le nouveau roman tente de remédier par un étaiement extérieur mais qui n’a plus rien à supporter. », Claude Lévi-Strauss, L’Homme nu, « Finale », Plon, 1971, pp. 583-584.

19  Le roman est alors un trajet d’écoute, un « cheminement vers une délivrance ou plutôt vers un possible – ou peut-être fantasmé – apaisement par la parole », Dalila Morsly, « Femmes : entre silence et voix », Féminin/masculin : lectures et représentations, CRTH Université de Cergy Pontoise, 2000, p. 95-109, ici p. 97.

20  Notons, du reste, qu’une partie de l’oreille se nomme le labyrinthe.

21  Deux occurrences à la p. 125, par exemple.

22  Ce sont des termes du vocabulaire musical.

23  Albert Richard, « Introduction à la musique lettrique », La Revue Musicale, n°282-283, p. 20.

24  « Le déchiffrement du discours se fait à partir du son, musicalement, et de la vérité de l’écho. L’écoute discrète (par exemple, déchiffrement du discours à partir du son, musicalement, vérité d’écho) permet de détecter radialement la présence du « noyau pathogène » (ou du signifiant élidé) et sa proximité ; la métaphore de cette détection, d’origine freudienne « évoque les portées où le sujet déroule « longitudinalement », pour employer le terme de Freud, les chaînes du discours selon une partition dont le « noyau pathogène » est le leitmotiv. Dans la lecture de cette partition, la résistance se manifeste « radialement », terme opposé au précédent, et avec une croissance proportionnelle à la proximité où vient la ligne en cours de déchiffrage de celle qui livre en l’achevant la mélodie centrale », Jacques Lacan, Ecrits, Seuil, « Le champs freudien », 1986, pp. 371-372.

25  Malek Alloula, utilise une métaphore proche dans son récit « Mes enfances exotiques », Une Enfance algérienne. Les voix sont « péniblement retranscrites en pleins et déliés violets sur des portées autres que musicales mais, comme elles, plaines de soupirs et de silence », p. 11.

26  Au même titre que le flux du fleuve que longe inlassablement l’homme.

27  Nous nous permettons de citer ici des propos de Carlos Fuentes qui peuvent servir à définir Le Silence des rives comme roman qui est « une rencontre avec le véritable élément re-liant (re-ligieux, dans son sens premier) et permettant l’émergence de l’ensemble des réalités de l’esprit humain : sa mémoire, son imagination, son désir. Cette re-lation est la re-ligion des mots : le langage. Voyage dans le temps, voyage dans l’espace, le premier menace d’annuler le second et seul le langage s’y oppose. D’où la construction verbale du roman, selon trois mouvements qui sont trois couples verbaux : Chercher et Trouver ; Trouver et Fonder ; Rester et Revenir. », Le Sourire d’Erasme : épopée, utopie et mythe dans le roman hispano-américain, pp. 160-161.

28  Terminologie de Hegel (trad. C. Benard) à propos de la définition de la poésie dans Esthétique, P.U.F., 1954, p. 113.

29  « Ecrire ne peut aller sans se taire ; écrire, c’est d’une certaine façon, se faire « silencieux comme un mort », devenir l’homme à qui est refusée la dernière réplique ; écrire, c’est offrir dès le premier moment cette dernière réplique à l’autre.[…]Quiconque veut écrire avec exactitude doit donc se porter aux frontières du langage, c’est en cela qu’il écrit vraiment pour les autres. L’écriture est, en effet, à tous les niveaux, la parole de l’autre. […] Seule la forme permet d’échapper à la dérision des sentiments, parce qu’elle est la technique même qui a pour fin de comprendre et de dominer le théâtre du langage. », Roland Barthes, Essais Critiques, « Préface », Seuil, « Tel Quel », 1964, pp. 9-13.

30  Michel Butor, Essais sur le roman, Gallimard, 1960, pp. 17-18.

Bibliographie

 Corpus

SEBBAR Leïla, Le Silence des rives, Stock, 1993

 Autres textes

ALLOULA Malek, « Mes enfances exotiques », Une enfance algérienne, Gallimard, 1997

HUSTON Nancy et SEBBAR Leïla, Lettres parisiennes, Autopsie de l’exil, Barrault, 1986

ROBBE-GRILLET Alain, Le Miroir qui revient, Minuit, 1985

SEBBAR Leïla, Des femmes dans la maison Album, Nathan, 1981

SEBBAR Leïla, Fatima ou les Algériennes au square, Récit, Stock, 1981

SEBBAR Leïla, Shérazade, brune, frisée, les yeux verts, Récit, Stock, 1982

SEBBAR Leïla, Les carnets de Shérazade, Roman, Stock, 1985

SEBBAR Leïla, Le chinois vert d’Afrique, Roman, Stock, 1984

SEBBAR Leïla, Parle mon fils, parle à ta mère, Récit, Stock, 1984

 Ouvrages théoriques

ALAIN, Système des Beaux-arts, [1926], Gallimard, 1999

BARTHES Roland, Le Plaisir du texte, Seuil, 1973

BUTOR Michel, Essais sur le roman, Gallimard, 1960

CHITOUR Marie-Françoise, « Écrire sur du silence, du vide et de l’absence. L’émigration dans Le Silence des Rives de Leïla Sebbar », in RUHE Ernst Peter (dir.), Die Kinder der Immigration, Königshausen & Neumann, 1999, pp. 187-204.

COHN Dorrit, La Transparence intérieure, Seuil, 1981

BAKHTINE Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, 1978

DURRER Sylvie, Le Dialogue dans le roman, Nathan Université, coll. 128, 1999

FUENTES Carlos, Le Sourire d’Erasme : épopée, utopie et mythe dans le roman hispano-américain, Gallimard, 1992

GENETTE Gérard, Figures III, Seuil, 1972

HAGÈGE Claude, Le Souffle de la langue, Odile Jacob, « Opus », 1992

HEGEL, Esthétique [1835], trad. C. Benard, PUF, 1954

LACAN Jacques, Écrits, Seuil, « Le champs freudien », 1966

LÉVI-STRAUSS Claude, L’Homme nu, « Finale », Plon, 1971

MORSLY Dalila, « Femmes : entre silence et voix », Féminin/masculin : lectures et représentations, CRTH Université de Cergy Pontoise, 2000, p. 95-109

RICHARD Albert, « Introduction à la musique lettrique » in La Revue Musicale, n° 282-283,  7-26

SCHAFFNER Alain, Le Goût de l’absolu, Honoré Champion, 1999

TRAVERSO, L’Analyse des conversations, Nathan Université, 1999

Pour citer cet article

Hélène Cassereau-Stoyanov, « Entre silence et voix, Le Silence des rives de Leïla Sebbar : roman volubile ? », paru dans Loxias, Loxias 32, mis en ligne le 02 mars 2011, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=6599.


Auteurs

Hélène Cassereau-Stoyanov

Depuis 2006, Hélène Cassereau-Stoyanov enseigne la langue française et la littérature aux jeunes enseignants à l’Université de Nantes. Actuellement, doctorante en Littérature Comparée, elle travaille sous la direction de Madame Anne-Rachel Hermetet au sein du Centre d’Études et de Recherche sur Imaginaire, Écritures et Cultures de l’Université d’Angers (CERIEC UPRES EA 922).